Un humoriste en Orient – Eothen

Un humoriste en Orient – Eothen

UN


HUMORISTE EN ORIENT.




EOTHEN.[1]




M. de Forbin s’étonnait, en 1827, de rencontrer au pied des pyramides l’ombrelle rose d’une dame anglaise. Depuis cette époque, le phénomène est devenu vulgaire ; les touristes anglais en Orient se sont si prodigieusement multipliés, qu’on ferait de leurs volumes une autre pyramide de Giseh. Grace à eux, il n’y a plus rien à dire sur l’Orient ; le mystère manque au pays du mystère. Le sphinx est sans énigme, le temple de Denderah ne possède plus de secrets, les tombes des rois ont été fouillées, les images des prêtres expliquées, la source du Nil est connue, et la statue de Memnon elle-même s’est dépouillée de son prestige. Qui ne sait sur le bout du doigt la colonne de Pompée, le Delta, les chameaux du désert, Karnak et Medinet-Abou ? L’obélisque de Louqsôr est notre proche voisin, et l’un des touristes dont je parle raconte qu’un colosse de granit, à demi enseveli sous les sables, n’appartient ni à Ibrahim-Pacha, ni à Méhémet-Ali, mais au « musée britannique, » lequel n’a pas eu le temps de le faire enlever. Si cette invasion continue, l’Orient n’offrira plus à l’album des Anglaises un seul pilastre digne d’elles, un coin dont elles puissent dire : « It is highly satisfactory ! — c’est bien satisfaisant ! » - le dernier terme de l’enthousiasme chez la touriste anglaise.

Nous n’avons pas la prétention de passer en revue les trois ou quatre cents volumes anglais dont l’Orient a été le prétexte depuis une dizaine d’années, et que certes nous n’avons pas lus et ne nous promettons pas de lire. Le courage nous manquerait pour soulever seulement la gerbe de l’année dernière. Toute une mission de voyageurs s’est mise à l’œuvre ; nos voisins ont couvert l’Égypte, l’Arabie, la Palestine, la Turquie, la Grèce et la Mésopotamie. Seigneurs, commis, étudians, capitaines, marchands, ecclésiastiques, des dames, des demoiselles, et, ce qui atteste une fièvre orientale bien singulière, des personnes qui, n’ayant jamais quitté Londres, leur home et leur coin du feu, veulent voyager au moins en imagination dans le pays de leurs rêves, publient résolument, comme miss Plimley, le récit d’un voyage qu’elles ont fait ou désireraient faire[2]. Parmi les plus sérieux de ces voyageurs, certains visitent l’Orient pour leur libraire, et d’autres pour leur église. M. Dawson Borrer[3] calcule exactement les mètres et les toises de colonnades et de statues ; M. White[4] fait l’inventaire des boutiques de Stamboul et de ce qu’elles contiennent ; M. Cameron[5] entonne les louanges de sa majesté l’empereur Nicolas, et M. Hill[6], animé d’une indignation véhémente contre le pape, auquel il préfère hautement le chef des mollahs, n’a d’autre but que de démontrer la supériorité de l’islamisme sur la foi catholique ; lord Nugent, au contraire, visite les lieux saints[7] pour s’assurer de l’emplacement exact et des localités précises de Bethléem et du Golgotha ; enfin M. Urquhart, homme très spirituel et quelquefois éloquent, mais fort passionné, ne perd jamais de vue sa vieille rancune contre lord Palmerston ; il se la rappelle en face de Misitra ou lorsque, vêtu d’une robe de chambre perse, il prend son thé dans un bocage sur les bords de l’Ilyssus.

On voit bien que l’excentricité anglaise ne fait faute à pas un de ces voyageurs. Chacun a son parti pris et son idée fixe, quelquefois assez triste, comme chez M. Hill, que poursuit en tous lieux le fantôme du papisme, et qui se ferait plutôt renégat et circoncis que chrétien catholique. Ni M. Hill, ni lord Nugent, ne nous ont captivé, tout respectables qu’ils soient. Nous nous sommes laissé attirer et séduire par des originalités plus capricieuses et plus douces. Nous avons lu M. Cameron par exemple, le chevalier errant de l’empereur de Russie ; M. White, l’observateur infatigable des rues de Constantinople ; enfin l’auteur anonyme d’Eothen, railleur sans pitié des splendeurs et des ruines orientales. Ceux-là, nous les avons suivis, nous les avons étudiés, nous les aimons, l’auteur d'Eothen surtout, qui est un humoriste pur, et qui appartient à une famille d’esprits libres, penseurs que rien ne discipline, poètes que rien n’entrave, obéissant à leurs impressions vraies. Montaigne n’était pas d’une autre race, et c’est un des plus aimables chefs de cette famille que nous estimons tant.

Plus les affaires, le business, comme disent énergiquement les Anglais, pèsent d’une lourde masse sur leurs intelligences et envahissent les heures du premier ministre comme de l’ouvrier, plus c’est chose piquante de voir leurs humoristes en voyage se livrer à toute leur verve d’indépendance. Leur caprice déchaîné ne respecte rien. Ils s’expatrient avec délices, s’amusent comme de grands écoliers, hument l’air libre à pleine poitrine, et rient au nez de tous. Dès l’époque d’Élisabeth, un certain Thomas Coryate ou Tom Coryatt, comme l’appelaient ses contemporains, courut l’Europe et l’Asie, et consigna ses mélancoliques facéties dans un petit volume plein de naïvetés grotesques, publié sous le titre allitératif et gothique de Crudités de Coryatt.

Au XVIIIe siècle, Sterne, bien plus savant qu’on ne le pense, et qui puisait, comme Rabelais, une partie de ses inventions dans de vieux bouquins oubliés, mit à profit ce prédécesseur sentimental et burlesque, Coryatt. Sterne connaissait son siècle, il comprit que les grossières plaisanteries de Coryatt n’étaient plus de mise ; il flatta les voluptés sentimentales de ses contemporains, et fit accepter ses lubies sous cette étiquette raffinée et menteuse. Voyez à quel point les hommes sont dupes des mots ! c’est un éternel sujet d’étonnement : le Sentimental Journey de ce malin Sterne a toujours passé pour un « voyage de sentiment. » Qu’y voit-on, je vous prie, de sentimental, si ce n’est le caprice ironique, sensuel et même cynique d’un voyageur qui s’amuse, se repose, rêve, flâne, se moque de lui-même et de vous aussi ?

Depuis quelques années, les voyageurs humoristes les plus gracieux et les plus piquans qui aient suivi la piste de Sterne sont Halliburton, juge de la Nouvelle-Écosse, qui, sous le nom de Sam Slick, marchand de pendules de bois[8], a vivement parodié le patois et décrit les mœurs de certains cantons reculés de l’Amérique septentrionale ; Charles Dickens, dont les spirituelles Notes sur les États-Unis ont eu un grand succès de gaieté[9] ; enfin l’auteur anonyme des Bubbles front Nassau (Brunnen von Nassau), que l’on croit être Samuel Taylor Coleridge. Chez Halliburton, la plaisanterie est plus sèche et plus originale ; Dickens est plus pittoresque et plus vif ; les mœurs et les ridicules des petites villes d’eaux allemandes n’ont pas de meilleur peintre que l’auteur des Brunnen von Nassau, homme du monde, leste, pimpant et de bon ton. Tout à côté d’eux, un peu plus incorrect, mais aussi plus brillant, se place l’auteur anonyme d'Eothen.

Le seul pédantisme du livre est sur la couverture : Eothen, cela veut dire « des pays de l’aurore. » - Un beau jour, l’auteur s’est dit à lui-même que l’Occident lui déplaisait, que la civilisation le fatiguait, que ces femmes pâles, ces hommes noirs, cette régulière activité de l’Europe, le faisaient périr d’ennui. « O vieille Europe ! s’est-il écrié, j’en ai bien assez de toi ! O notre pauvre chère vieille pédante ! laborieuse et fastidieuse ménagère, excellente fabricante et boutiquière adorable, tes vices sont plus insupportables que tes vertus ! Je vais chercher un pays qui possède encore quelque chose d’imprévu, un pays barbare, sans cafés et sans tribunaux, sans passeports et sans aldermen, d’où la gendarmerie soit absente, comme les chemins de fer et les journaux. Si l’on m’y pend ou que l’on m’y empale, ce ne sera pas comme atteint et convaincu de vagabondage, mais pour me punir de ne pas suivre la coutume générale et les lois du pays, de ne pas être un bandit, et de ne pas aller tout nu. Je trouverai du nouveau, je me sentirai vivre ; mon sang circulera plus vite, et je secouerai la torpeur européenne, l’oscillation monotone d’un pendule aux mouvemens réguliers ! » Il dit, et il part. Comment il arrive jusqu’à Semlin, sur les bords de la Save, il ne nous le dit pas. Une fois arrivé là, il se met en tête de pousser jusqu’en Palestine par la Grèce, l’Égypte et le désert. Jeune et gai, rien ne lui importe ou ne l’arrête ; il n’a point de but politique, il se laisse aller à toute impression nouvelle. Il ne cherche pas de médailles, s’inquiète peu de monumens, ne tient pas grand compte des souvenirs classiques ; la bonne humeur et la santé sont les meilleures parties de son bagage.

Le premier personnage qu’il rencontre sur son chemin, c’est la peste, ou plutôt le fantôme de la peste. Il ne recule pas devant cette grande terreur de l’Orient, et plus tard, la rencontrant au Caire et à Constantinople, il joue avec elle, la brave, la défie, et finit par la nier totalement. Une douzaine de bandits enturbannés l’accueillent, il s’engage dans le labyrinthe obscur de la première rue musulmane, et foule aux pieds, sans le moindre respect, les ruines friables de ce vieux sol formé de débris ; partout silence, immobilité, ennui, misère, une misère drapée, il est vrai, dans ses haillons, et qui voudrait passer pour mystérieuse. Le voyageur nouveau ne s’y laisse pas prendre. Le premier pacha qu’il salue ne lui impose pas ; il voit ce que M. Urquhart a si bien fait observer, le peu de rapports qui se trouvent entre l’Orient et l’Europe, le vide et l’inanité de ces rapports, et la singulière mystification subie par les voyageurs et le public. Avez-vous lu, dans le voyage de quelque honnête gentleman, après sa tournée d’Orient, le pompeux récit de l’entrevue qu’un pacha lui a courtoisement accordée ? Y avez-vous trouvé le panégyrique de ce Turc parfaitement au courant des choses de l’Europe, et qui n’ignore rien des relations des états européens entre eux, ni des progrès admirables de notre industrie ? Cette entrevue, prise au grand sérieux, orne presque tous les voyages modernes. L’auteur d'Eothen en fait bon marché, et, réduisant à la réalité vulgaire cette magnifique entrevue, il l’abaisse aux proportions d’une facétie, et la fait même descendre jusqu’à la farce.

Voici l’Anglais, escorté de son drogman, qui se présente et pénètre chez le pacha, siégeant avec sa pipe dans une salle blanche meublée de cinq tapis et de douze esclaves. — « L’Anglais, dit gravement le pacha, est le bienvenu ; bénie entre toutes les heures est l’heure d son arrivée ! » Le drogman, qui se retourne, dit au voyageur ; « Le pacha vous salue. — Saluez-le de ma part, interrompt l’Anglais, et répondez que je suis enchanté de l’honneur de le voir. » Le drogman prend alors une attitude diplomatique, et, les bras croisés sur sa poitrine, entame le grand discours suivant, qui se reproduit avec des variantes à l’occasion de tous les voyageurs : « Sa seigneurie, cet Anglais, seigneur de Londres, vainqueur de la France, suppresseur de l’Irlande, a quitté ses gouvernemens, et permis à ses ennemis de respirer un moment ; franchissant les vastes mers sous un incognito sévère, escorté de quelques serviteurs, en petit nombre, mais éternellement fidèles, il est venu arrêter ses regards sur la figure éclatante du plus magnifique des pachas, le maître de l’admirable et miraculeux pachalik de Karagokougoldour ! » Cette tirade syrienne, arabe ou persane, selon la circonstance, ayant paru interminable au voyageur, celui-ci craint que son interprète n’ait commis quelque sottise, et se retourne vivement : « — Que diable dites-vous au pacha ! je crois que vous lui parlez de Londres. Il va me prendre pour un cockney. Je vous ai toujours recommandé de répéter que je suis gentilhomme de l’Yorkshire, appartenant à l’une des branches de la famille Bowklackwow, propriétaire du parc et du château du même nom ; j’ai eu l’intention de devenir juge de paix de mon comté, et le pair d’Angleterre lord Greatprose m’avait assuré de son patronage auprès des ministres relativement à une belle sinécure, mais il a manqué de parole ; enfin j’ai figuré comme candidat aux élections de Goldborough, et mon élection aurait certainement eu beaucoup de succès, si mon rival n’avait pas acheté mon comté tout entier. Entendez-vous ? quand vous parlez de moi, ne dites jamais que la vérité stricte ! » Le drogman se tait, et le pacha, reprenant la parole : « Que dit notre ami, le soleil levant de Londres ? Y a-t-il quelque chose que je puisse lui accorder dans le pachalik de Karagokougoldour ? » Le drogman très mécontent : « Cet Anglais, venu du parc de Bowklackwow, membre de la susdite famille, et qui aurait été quelque chose dans son pays s’il avait pu, vient d’énumérer ses titres et ses exploits. — La fin de ses honneurs est plus éloignée que les limites de la terre, s’écrie le pacha en caressant sa barbe, et le catalogue de ses qualités est plus nombreux que celui des étoiles du firmament. — Que dit le pacha ? — Le pacha vous félicite. — De quoi ? de n’être pas membre des communes ? Moi, ce que je désire connaître, ce sont les vues et les intentions du pacha relativement à l’Europe, ses observations personnelles sur l’empire ottoman. Dites-lui que nos chambres ont été convoquées, et que le discours du trône renferme la promesse solennelle de maintenir l’intégrité des domaines du sultan. — Hautesse, dit le drogman, cet Anglais, qui aurait été quelque chose dans son pays s’il avait pu, avertit votre hautesse que les chambres parlantes et la chaise de velours de l’Angleterre ont juré de maintenir l’immortalité du trône du sultan. -Merveilleuse chaise de velours ! s’écrie le pacha ; merveilleuses chambres ! (Imitant la machine à vapeur) : Toujours de la fumée ! Ouizz ! ouizz ! Toujours des roues qui tournent ! Brr ! brr ! Tout se fait comme cela en Angleterre. Merveilleux peuple ! machines merveilleuses ! — Ah çà ! dit le voyageur anglais au drogman, qu’est-ce qu’a donc le pacha, qu’il fait des gestes et répète : Ouizz ! Ouizz ! brr ! Brr ? Croit-il que notre gouvernement veut être infidèle à ses promesses ? — Non, excellence ; le pacha dit qu’il n’y a chez vous que des roues et de la fumée. — C’est exagéré, reprend gravement le voyageur, qui est un homme positif. La vérité est que nous avons poussé très loin l’industrie des machines, dites-le bien au pacha, et que, par le moyen de la vapeur, nous faisons voyager des armées avec la rapidité de l’éclair. — Le drogman, qui aime les choses merveilleuses, se retrouvant dans son élément, élève de nouveau la voix : — Le seigneur anglais dit à votre hautesse que, du premier moment où un mot désagréable pour l’Angleterre est prononcé dans quelque lieu du monde que ce soit, il ne s’agit que de jeter dans un grand trou, pratiqué au milieu de Londres, d’innombrables armées qui reparaissent en une minute avec armes et bagages à l’autre extrémité du globe. — Je sais tout cela, dit le pacha sans s’étonner. Les locomotives me sont parfaitement connues. Je sais que les armées anglaises voyagent sur des charbons ardens. C’est merveilleux ! Ouizz ! ouizz ! brr ! brr ! des roues et de la fumée ! Oui, les Anglais couvrent le monde d’un océan de calicot et d’une moisson de coutellerie. Toujours des roues ! toujours de la fumée ! — Le pacha, dit le drogman, fait ses complimens aux couteliers anglais et à vos fabricans de calicot. — A la bonne heure, réplique l’Anglais. Dites bien au pacha que je le remercie de son hospitalité, et qu’il faut que je parte. — Alors le pacha se lève gravement s’il croit son hôte d’un rang égal au sien, et lui dit : — Orgueilleux sont les étalons et fières les jumens qui ont mis au monde les chevaux qui vont porter votre excellence et la conduire au terme de son heureux voyage. Puisse la selle sur laquelle il va s’asseoir, lui être douce comme la barque du prophète sur la troisième rivière du paradis ! Puisse-t-il dormir du sommeil d’un enfant, entouré de ses amis ! et puissent, quand ses ennemis se présenteront, ses prunelle flamboyer dans l’obscurité comme les prunelles de quarante tigres en fureur ! — Ce que le drogman traduit par ces simples paroles : — Le pacha vous souhaite le bonjour. »

Telle est, s’il faut en croire notre voyageur, l’influence ordinaire du drogman oriental sur la conversation. Interprète qui n’interprète rien, intermédiaire infidèle, il ne sert qu’à jeter entre la civilisation de l’Europe et la barbarie asiatique les nuages de ses périodes sonores. Bien déterminé à n’être dupe de rien, pas même de son drogman, Eothen, nous le nommerons ainsi, puisqu’il a choisi ce nom grec comme étiquette de son livre, se met en route avec ses drogmans et ses Tatars, traverse la Servie et la Bulgarie, atteint Andrinople, puis Stamboul ou Constantinople, et réduit au même taux vulgaire la splendeur et la magnificence de tout voyage oriental. On monte à cheval, parce que les autres moyens de locomotion manquent ; on emporte ses provisions, faute d’hôtelleries ; on marche en troupe bien armée pour faire peur aux bandits ; on s’accoutume à l’air froid du matin, à la selle turque, qui vous perche sur un trône périlleux, à dormir à la belle étoile, et à ne faire grand cas ni de sa propre vie ni de la vie des autres. Ce sont là, selon lui, les résultats les plus clairs d’un voyage asiatique.

Victor Jacquemont, notre compatriote, avait porté dans l’Inde un peu de cette propension au dédain, de ce sarcasme facile et froid, de ce nil admirari qui rend Eothen si amusant ; celui-ci a plus de gaieté, moins de science, plus de jeunesse, moins de raison, plus de laisser-aller, moins de vigueur et de pensée. Arrivé à Constantinople, ce n’est plus du drogman qu’il se moque, mais encore de la peste ; il ne veut pas croire à la contagion ; sous le rapport du costume et de la couleur locale, son avis est que la peste ne va pas mal à cette ruine de la grandeur, à cette ombre de la puissance qu’on nomme l’empire ottoman, et il serait, je crois, fâché que l’on privât l’Asie de cet accessoire funèbre et splendide, qu’il regarde comme souverainement oriental. Il raille de tout son cœur les terreurs européennes ; il méprise ces Francs, qui s’enveloppent de vastes draperies, s’y tapissent, s’y ensevelissent, glissent inaperçus dans les rues, et rampent timidement sous le dôme de plomb d’un ciel pestiféré, tandis que le vrai croyant, la tête haute, le front serein, marche dans les places publiques, accueillant d’un grave sourire la vie ou la mort, l’arrêt de la destinée ! La première fois qu’il se trouve face à face avec une beauté orientale, la peste règne ; quant à lui, l’humoriste, il ne se dépouille pas de son rôle d’observateur ; il prend même fort bien la plaisanterie funèbre dont la promeneuse imagine de l’épouvanter. Il raconté à la troisième personne, avec une tranquillité parfaite, comme s’il ne s’agissait pas de lui-même, cette bonne fortune :

« Vous êtes engagé, dit-il, dans une étroite allée tortueuse, sombre, encaissée entre deux grandes murailles blanches, et tout à coup vous rencontrez une de ces masses de mousseline et de cachemire qui représentent une dame à la promenade. A ses trousses marchent les esclaves de son service, et vous la voyez se dépêtrer de son mieux, se traîner gauchement, rouler, avancer, sous le fardeau des draperies incommodes qui la surchargent. Avec ses grosses bottes et ses deux paires de pantoufles, elle se traîne, plus semblable à un cercueil qu’à une sultane. La femme se trahit cependant ; une certaine conscience de pouvoir et de beauté se fait jour sous sa lourde et ridicule armure ; vous n’apercevez que deux bouts de doigts roses et deux trous lumineux et noirs qui vous éblouissent. Elle regarde, se retourne, regarde encore, observe, cherche s’il y a là quelque musulman qui l’épie ; puis tout à coup, soulevant ce jupon solide qu’elle porte sur la figure, le yachmak, elle apparaît dans sa splendeur, dans l’éclatant orgueil de ses deux lèvres serrées et de ses sourcils arqués et fins comme le premier arc de la lune naissante. Vous êtes frappé, étonné, vous devenez pâle, c’est la grande marque de l’émotion. Elle le voit, et elle sourit ; ses doigts roses s’avancent vers vous ; ils vous touchent, vous vous sentez troublé jusqu’au fond de l’ame ; bientôt ses lèvres majestueuses s’entr’ouvrent, et elle s’écrie : « Youmourdjak ! — Chrétien, j’ai la peste ! et je te la donne ! » Cela dit, elle disparaît en riant, son grand œil noir attaché sur vous, qui restez immobile et éperdu. Pourvu que vous soyez poltron ou seulement timide, vous êtes perdu. Vous restez sous le coup de cette fascination épouvantable ; la fièvre vous gagne, la fièvre vous saisit, vous vous enfermez dans votre cabinet le plus caché, vous ne voulez voir personne ; le médecin vous apporte ses drogues, le crieur des morts fait retentir dans la rue votre glas funèbre, et huit jours après vous expirez, l’œil noir de la musulmane toujours fixé sur vous. C’est comme cela qu’elle entend la plaisanterie. Quant à moi, qui ne prétendais pas mourir encore, je me mis à éclater de rire, ce qui déconcerta un peu la dame ; elle releva son yackmak d’un air de colère, et continua majestueusement le tangage et le roulis de sa démarche. Ses femmes, qui d’abord avaient ri de la facétieuse idée de leur maîtresse, retombèrent dans un triste silence ; elles étaient toutes s désolées de n’avoir pu mystifier un chrétien. »

Il paraît qu’avec ce fonds de bonne humeur on n’a jamais la peste. En vain les chars funèbres circulent dans les ruelles obscures de Péra, en vain la « corne d’or » vomit des cercueils de toutes les dimensions, en vain banquiers européens et interprètes arméniens tombent malgré leurs précautions de tout genre, comme les mouches en automne - Eothen voit les morts s’entasser autour de lui, sans que le fléau l’atteigne et sans qu’il le redoute ; il observe la grave éloquence des marchands, le mouvement des rues, la terreur des Francs, la résignation des Turcs ; puis, saisi d’une fantaisie classique, il va se rafraîchir en Ionie et : en Grèce, et saluer tour à tour les vieux tombeaux.d’Hector, d’Achille, d’Homère et de Miltiade. Au milieu de cette atmosphère pure de la beauté hellénique, l’humoriste ne se laisse pas plus entraîner aux séductions du génie grec qu’il ne s’est laissé accabler par l’effroi de la contagion de Stamboul. Il conserve dans sa primitive bizarrerie et dans sa verve « gothique » son esprit d’analyse, de détail et de fantaisie plein de petits détours curieux. Loin de jouer au classique et à l’homérique, il ébauche en passant les moines latins, les marins grecs, les voyageurs irlandais, et sculpte en deux coups leurs caricatures. Quant aux faunes et aux bacchantes, quant aux citations de Théocrite et de Pindare, il n’en a cure, et vraiment il a raison, puisque sa fantaisie l’appelle ailleurs ; j’aime mieux un Charlet naïf qu’un Michel-Ange manqué. La Troade, Homère et le sépulcre de Patrocle le conduisent bien vite à Djiaour-Izmir ou Smyrne l’infidèle ; où il ne s’occupe ni de Smyrne ni des infidèles, mais d’un profil de femme et de son ami l’irlandais Carrigaholt.

C’est l’Irlandais par excellence : il ne marche pas, il bondit ; il ne parle pas, il chante ; il ne chante pas, il éclate. Tous ses goûts sont des passions ; il en change incessamment, et passe d’une fureur pour les tulipes à une fièvre pour les instrumens à vent. Eothen venait d’arriver à Smyrne quand une espèce de cri particulier à Carrigaholt, pénétrant jusqu’au voyageur et traversant trois salles et six portes, lui annonça la présence de l’Irlandais, qui bientôt lui apparut dans sa gloire. La nouvelle fantaisie de Carrigaholt était matrimoniale, et, plein de confiance dans son aptitude au bonheur conjugal, il était venu tenir à Smyrne son quartier-général, vers lequel affluaient et les marchands d’esclaves, et les juifs vendeurs de bijoux, et les pauvres consuls, possesseurs d’une chaumière, de trois poules qui les aidaient à vivre, et de deux filles à marier, qui pesaient fort à leur cœur paternel. Au lever de cet Européen, si ardent à chercher une fiancée à travers le monde, et venu de l’île verte, green Erin, pour faire battre tous les cœurs féminins de la mer d’Ionie, se trouvaient les marchands de pantoufles dorées, les brodeurs de voiles nuptiaux, les graveurs de cassolettes orientales, les fabricans de narghilés, tous ceux, en un mot, qui pouvaient concourir aux desseins conjugaux de Carrigaholt, à l’éclat de son costume, et à la séduction de sa magnificence. Un vieux papas à la barbe blanche lui apprenait à prononcer pour ionien les paroles d’amour : Philé moû, sas agapô ! et un petit Italien bossu plaçait sur les cordes de la mandoline les doigts rebelles de l’écolier. Dans un coin, sous des voiles mystérieux et ne se révélant aux regards de Carrigaholt qu’à la fin de l’audience, la marieuse juive se tenait debout ; quand elle se trouvait seule avec lui, tous les marchands ayant quitté la place, c’était son tour de charmer cette imagination avide de songes, et d’offrir au rêveur éveillé, dans le nuage des descriptions les plus ravissantes, un harem oriental d’une perspective infinie et d’une variété sans bornes. Carrigaholt et ses rêves, toujours légitimés par l’espoir du mariage, font pendant plus d’une semaine le bonheur d’Eothen, qui, de compagnie avec lui, se met à étudier les Smyrniotes, leur profil, leurs traits, leurs lèvres, les lignes de leur front, les souplesses de leur taille, et qui arrive à des conclusions assez précises. « Rien n’est plus complètement classique, dit-il, que ces filles de la race antique, qui portent leur dot mêlée à leurs cheveux, et mettent ainsi leurs adorateurs à même de savoir exactement ce qu’elles valent. Je les tiens toutes pour impératrices nées. Il n’y a pas une Smyrniote, si pauvre qu’elle soit, qui, sous la croisée rustique de sa cabane, ne soit une vraie Junon ; reine de l’Ionie, la Smyrniote trône pendant les beaux jours à toutes les fenêtres de l’île, portant, entrelacées dans l’ébène de sa chevelure, ses richesses, médailles, piastres, ducats. Ce visage antique, ces lignes droites et sévères, ce front large, massif et menaçant, ces yeux profondément enfoncés dans leurs larges orbites, tout cet ensemble imposant et calme annonce une existence sûre de sa force, qui n’attend rien de personne et se fie dans son énergie individuelle. La narine est dilatée, fine et altière ; la lèvre mince, aux lignes délicates et voluptueuses ; le col et les épaules annoncent la passion et la puissance. La coquetterie d’un pinceau barbare a rougi la commissure de ces grands yeux redoutables, et réuni le double arc de ces sourcils impérieux. Une immobilité royale et sauvage respire dans cette statue animée, qui ne bouge pas, qui vous regarde fixement, qui vous suit comme une menace, pendant que votre cheval vous porte d’un bout à l’autre de la rue. Ô majestueuse Smyrniote, je crois vous voir encore assise à votre fenêtre ! Que vous ressemblez peu aux pâles fleurs de l’Angleterre ! À quoi pensez-vous donc ? À quoi vous servent les contours féminins de ces lèvres pourpres comme la grenade et si délicatement accusées ? Seriez-vous, par hasard, non pas une femme, mais l’immortelle Perséphone, souveraine des royaumes sombres ? Il faudra donc, non pas vous aimer, mais vous obéir et trembler ! »

Carrigaholt n’épouse point Perséphone, sa monomanie de recherche conjugale cède la place à une ardente passion pour les yachts, les yoles et les chaloupes. Eothen, qui se remet en mer avec lui, fait voile sur l’Amphitrite, brigantin grec, à équipage grec, où saint Nicolas est fort en honneur, et où l’image du saint, pendue comme un baromètre, devient tour à tour, sous sa vitre protectrice, l’objet des prières, des fureurs et des remerciemens des matelots. Ils sont conteurs, orateurs, poètes, turbulens, en définitive les moins disciplinés du monde et les moins capables de diriger un navire et de tenir la mer. On rase les côtes, on donne à peu près sur tous les bancs de sable et tous les rochers ; on crie, on chante, on boit, et l’on invoque le patron ; puis le ciel se couvre, et l’émeute, qui s’empare du navire, éveille le vieux démos d’Aristophane, qui veut jeter le capitaine à l’eau ; enfin Eothen, que cette scène, digne de l’Agora d’Athènes, intéresse fort, débarque, toujours riant, à Limesol, dans l’île de Chypre. Là il est accueilli par un pauvre diable de vice-consul qui massacre ses poulets pour lui donner à dîner, et le fait asseoir entre Socrate ou Zocrâtie, Aspasie ou Azpâhzie, et Alcibiade ou Alkibiades, ses trois enfans ; puis la conversation s’engage sur la terrasse de sa maison, le salon ordinaire des Orientaux, à l’effet de savoir « pourquoi M. de Rothschild n’est pas roi d’Angleterre ? »

Eothen, après avoir rendu sa visite à Paphos, qu’on appelle Baffo, continue ses études féminines, et déclare que le prix de la grace appartient, entre toutes les femmes de la Grèce, à la Cypriote. « Elle a le je ne sais quoi des Parisiennes, ce charme que les Hellènes, dans la souplesse de leur idiome fécond, essaient en vain d’exprimer ; ils les nomment « les plus politiques des femmes, politikôtatai, reines des sourires et des fantaisies. » Le balancement d’une taille svelte, les lignes onduleuses d’un col finement attaché, l’invention élégante d’un costume moitié classique, moitié ottoman, la liberté d’une chevelure qui baigne de ses flots leurs épaules blanches, troublaient ou captivaient encore l’imagination de notre humoriste, lorsque la ville de Larnecca disparut à ses yeux, et son vaisseau l’emporta vers Beyrouth, devenu si célèbre dans ces derniers temps.

Il était destiné à rencontrer là, ou tout à côté, une humeur plus sauvage et une originalité plus dominante que les siennes propres. Lady Stanhope, dont il avait connu la famille, l’accueillit bien, et déploya pour lui plaire ou le subjuguer tous ses frais de magnificence en détresse et de magie orientale ; elle lui fit ses plus beaux récits, lui montra l’avenir, le berça de ses songes, et le laissa tout-à-fait sous le charme, comme le prouve ce long chapitre (le plus grave et le plus mauvais du récit), où il est question de la sorcière, et où, déposant sa marotte et sa grace naturelle, l’auteur devient sérieux pour son malheur et pour le nôtre. Passons vite. C’est à Beyrouth qu’il fait connaissance de Démétri, son nouvel interprète, une des bonnes silhouettes du livre, et qui vaut mieux encore que Carrigaholt.

Il était de Zante, fort laid de sa nature, pourvu d’un visage plus accidenté que tous les Tatares et les Kosacks du Don et du Dniéper, orné de pommettes pointues plutôt que saillantes, d’un nez se projetant du fond d’une sorte de gouffre, où disparaissaient, perdus, ses petits yeux, et d’une crinière hérissée à la fois et rare comme les poils d’un jeune sanglier. À cette tournure hétéroclite et démoniaque venaient se joindre les habitudes d’un costume étrange. Démétri s’affublait de provisions sans nombre et de paquets de toutes dimensions, dont il chargeait ses épaules, sa taille, sa ceinture, et qui l’embarrassaient fort quand sa mule, musulmane indocile, s’arrêtait en route, et, pliant gravement les jambes, prenait ses ébats dans la poussière.

C’était un chrétien enthousiaste. Passé maître dans le savoir-vivre oriental, ne parlant à ses hôtes que d’Ibrahim-Pacha qui va leur couper la tête, de bourreaux et de vengeance, et comprenant aussi bien que lady Esther Stanhope le respect passionné des Asiatiques pour le pal, le lacet, le gibet, et tout au moins le bâton dont on les assomme, cet honnête Dthémétri (c’est l’orthographe des uns) ou Thdémétri (ainsi l’appellent les autres), que nous pourrions appeler Démétrius sans inconvénient, nous plaît on ne peut davantage. Avec ses deux petites moustaches dures et dressées comme les poils qui ornent la lèvre supérieure d’un chat, avec sa vigilance d’épagneul et son système d’intimidation, toujours au guet pour son maître, devinant le vol qu’on prépare, flairant d’une lieue le mensonge juif ou arabe, il établit autour de l’Anglais un rempart perpétuel et une défense triomphale. Tailleur dans sa jeunesse, saint de profession, Démétri avait erré trente ans dans les domaines de la Turquie, et savait le fort et le faible de ces petites principautés oppressives et indigentes. Notre homme avait conçu la plus active haine pour le nom turc et la foi de Mahomet. Comme il avait appris à lire dans les vies des saints, leurs grandes actions et leurs courageux dévouemens lui avaient porté à la tête ; il ne cherchait que les moyens d’imiter, de venger ses héros et de faire triompher ses idées ; — enfin l’Orient possède encore un véritable don Quichotte chrétien, monté sur une maigre mule, et le plus cruel ennemi de l’islam. C’est son bonheur de terrifier les Arabes, sa joie de voir les cheikhs se soumettre, son orgueil d’insulter les pachas. De violence en violence, de menace en menace, il promenait triomphalement son Anglais, lequel, étonné et presque honteux de ce qu’on disait et faisait en son nom, essayait en vain de faire baisser le ton de son guide, et trouvait que sa marche à travers les populations ressemblait trop à celle d’Alexandre, que c’était pousser trop loin l’orientalisme, et que l’on faisait de lui un trop haut et trop puissant seigneur.

Démétri ne se laissait point vaincre par les intercessions de son maître ; il jetait la terreur sur le passage de la caravane, que l’on adorait à cause de cela même, et dont on prévenait les moindres désirs. Bientôt on pénètre en Galilée et l’on visite les couvens latins, Bethléem, Cana, le Jourdain, sans que l’élasticité de pensée et la verve de caprice dont l’auteur est doué puissent céder à l’impression de respect produite par de si vénérables lieux ; il essaie quelquefois de devenir grave, et n’y parvient guère. Entre Tibériade et Jérusalem, une nouvelle fureur contre la civilisation s’empare de lui, et il se trouve si bien dans le désert, au milieu de ces roches rouges et calcinées, éclairé des feux de son bivouac et entouré de ses bandits, dont Salvator Rosa aurait copié les haillons, qu’il entonne un nouvel hymne contre la ville de Londres et la discipline de la vie ordinaire. Il a un peu froid et un peu faim ; mais qu’importe ? Démétri l’avertit de prendre garde ; on délibère là-bas, et l’on se demande s’il ne serait pas convenable de voler et d’assassiner le voyageur. L’avis de Démétri, avis que notre Anglais ne veut pas suivre, serait de prendre les devans et de couper le ton au guide, qui, par parenthèse, a égaré son maître. Ces inconvéniens de la vie nomade n’empêchent pas l’Anglais de la trouver charmante ; fidèle à son originalité, il continue à maudire les salons, les affaires, la vie publique, la vie privée d’Europe, et ce monde policé où l’on a le malheur de dormir en sécurité ou à peu près. « Pardonnez-moi, s’écrie-t-il, ô hommes honorables et civilisés ! Qui de vous n’a pas ses caprices et ses petits goûts particuliers ? Quelque bien taillés et proprement polis par l’Europe et la civilisation que vous soyez, vous retrouverez toujours, dans un coin mystérieux de votre être, quelque veine sauvage. Quel est celui d’entre vous que n’ont pas sollicité et aiguillonné cet amour de l’indépendance, cette soif du repos et du désert ? Précisément les plus sérieux et les plus occupés éprouvent ardemment le dédain et l’ennui des places publiques et des grandes villes, des bals et des orchestres, des palais et des boutiques resplendissantes sous les flots du gaz. Il ne faut pas être homme de génie pour ressentir ces émotions byronniennes. Jusqu’aux plus honorables chancery-men de Londres et avoués de Paris, jusqu’aux graves conseillers auliques de Vienne se trouvent, pendant leurs vacances, dévorés, comme moi, d’une ardeur de liberté furieuse, s’élancent à cheval, s’embarquent en canot, vont gravement jusqu’au Hartz ou à Bade, jusqu’à Rouen ou aux Verrières suisses, et secouent leurs chaînes ! »

Ainsi disant, il poursuit sa route, cuit sa farine de maïs entre deux fragmens de roche, atteint la mer Morte où il se baigne, en ressort tout incrusté de sel blanc, en fin traverse le Jourdain, soutenu par des outres gonflées d’air, radeau singulier, qu’une tribu arabe improvise pour lui sous l’inspection du fidèle Démétri, et que ces hommes dirigent en nageant autour de l’embarcation. C’est ainsi qu’il arrive jusqu’à la Terre-Sainte, écarté de temps à autre de sa route par Démétri, qui a plus d’un saint à prier, plus d’une relique’ à baiser, et qui n’épargne pas les pieux mensonges pour aller trouver les objets de sa dévotion. Enfin il entre à Jérusalem, et ce qui l’étonne le plus, c’est que la ville s’est déplacée. « Je demandai le Calvaire, on me répondit : Montez au premier. En effet, le Calvaire était au premier étage. » Le mont sacré étant devenu le point central de Jérusalem, la ville a marché, a grandi, elle s’est concentrée autour de la montagne sainte. En définitive, c’est au premier étage de la grande église que se trouvent les traces du martyre et les trous d’or dans lesquels s’enfoncèrent jadis les clous du divin supplice.

Personne n’a mieux reproduit qu’Eothen la physionomie réelle de Jérusalem, ville chrétienne et juive, arabe et musulmane, les querelles et les combats des races ennemies qui l’habitent, la diversité des costumes et l’affluence bariolée des étrangers qui la visitent. L’auteur d'Eolhen ne se permet pas ces impiétés passées de mode dont le moindre défaut est d’être de mauvais goût ; mais il est naïf et ne se perd pas, comme lord Nugent, dans des dissertations infinies et stériles sur le véritable emplacement de la crèche et les faits et gestes de la princesse Hélène. Il oublie son protestantisme pour dire du bien des franciscains catholiques, de leur bienfaisance et de leurs aumônes, et esquisse en passant la singulière figure que fait aujourd’hui en Judée l’évêque protestant anglais, qui est venu l’habiter avec sa jeune femme, ses nourrices anglaises, ses petits enfans roses, et tout le comfortabie gourmé de la nursery britannique.

A Bethléem, il devient plus joyeux que de coutume, grace à une rencontre inattendue. Long-temps la gravité des femmes orientales, « qui marchent comme des cercueils enveloppés de mousseline, » et dont on ne voit que « les prunelles dévorantes, » l’extrême disgrace des « Bédouines du désert, » peu fidèles, dit-il, « au premier devoir de leur sexe, qui est de plaire, » l’avaient impatienté. Le voici à Bethléem ; quels sont ces cris ? Des femmes rient ! des femmes chantent ! — Les Bethléémites mahométans avaient provoqué la colère d’Ibrahim-Pacha ; son sabre vengeur massacra la population musulmane de la ville. Aussitôt disparurent la sombre décence et la moralité sévère que les mahométans imposent à leurs femmes ; ce fut une révolution. Après des années de silence, les filles chrétiennes de Bethléem eurent enfin le droit d’être gaies. Elles en profitèrent à merveille, et le premier éclat de cette émancipation féminine accueillit notre voyageur. Pour lui, qui venait de parcourir ces villes sans femmes, dont un décorum rigoureux fait autant de déserts et de prisons, mille petites voix gazouillantes venant chatouiller son oreille furent un miracle. D’abord un bruit confus les annonce à distance, puis se rapproche, grandit, s’élève, grossit, et, en deux minutes, la troupe rieuse et timide l’environne ; vingt de ces petites Bethléémites, brunes, vives et sveltes, fixent sur lui de grands yeux noirs, si graves et si brûlans, qu’ils pénétraient, dit-il, « au fond de son cerveau. »

Au premier geste, au premier mouvement de l’étranger, avant même qu’il eût pensé à mal, l’essaim tout entier s’était enfui. Comme cependant il savait se donner un air assez raisonnable pour n’effrayer personne, et qu’il était « assez vicieux, dit-il, pour ne pas paraître trop innocent, » cet heureux mélange rassura les curieuses, qui, revenant à petits pas et par degrés, se groupèrent autour de lui, et finirent par se trouver tout près, mais tout près de cet animal nouveau, venu des régions lointaines. Alors la plus brave, riant du danger et assez hardie pour l’affronter, s’empare de la basque de l’habit qu’elle considère avec attention, et, rassurées par une témérité si décisive, les autres resserrent leur cercle, enlèvent à l’Anglais tout moyen de s’échapper, et entament une controverse aussi aiguë que brillante sur la conformation merveilleuse de ce que nous appelons « chapeau, » et sur le tissu extraordinaire de cette triste enveloppe que nous appelons « habit. » Bientôt de ces matières elles passent à de plus profondes et non moins philosophiques ; comment un homme peut-il avoir cinq pieds six pouces, des cheveux châtains, bouclés, soyeux comme ceux d’une femme, et des joues roses sous lesquelles circule l’ardente fraîcheur du sang saxon ? Puis, apercevant des mains non gantées, un nouveau miracle ! des mains si blanches, si européennes, aux ongles roses, qui, comparées aux mains des Syriennes et même à leur visage brûlés du soleil, paraissent inexplicables, elles se perdent en cris d’admiration ; la pensée d’un nouveau crime s’éveille chez la plus hardie, qui, tremblante et étonnée, s’empare de la main anglaise, la place entre ses deux mains, la palpe et la retourne comme nous faisons de la patte d’un gros chien pacifique que nous rencontrerions. Chacune en étudie curieusement la couleur et la structure, comme si c’était de la soie de Damas ou un tissu de Kachemire. Quant à l’Anglais, à qui ce manège ne déplaît pas, il demeure fort paisible, sage et immobile, si bien qu’elles deviennent infiniment plus vives et plus bruyantes, et l’une explique à l’autre, avec des cris et des rires prolongés, que c’est bien sûrement quelque animal apprivoisé qui ne fait de mal à personne, un sanglier sans défenses, un être dont on ne doit rien craindre, un lion sans griffes.

Chacune à son tour prétend examiner cette main passive, la tenir, la palper et en expliquer les détails ; mais, derrière ce groupe bruyant, deux yeux étincellent et se cachent, et ce sont les plus noirs, les plus beaux, les plus doux de toute la bande. La plus timide et la plus jolie ne veut pas être aperçue ; elle se fait un voile des longues manches de mousseline de ses sœurs ; ces dernières ne veulent pas souffrir cette timidité et cette honte ; on la tire, on l’entraîne, on veut une complice ; il faut qu’elle partage les dangers des autres, et ce petit poignet délicat et rose que la plus violente de ses compagnes a étreint, et ces longs cils noirs qui s’abaissent comme pour cacher sa terreur, ne peuvent rien pour sa défense. Tout agitée et rougissante, elle cède ; on place la petite main brune et effilée dans la main anglaise, objet d’une étude si soutenue. Le mariage est conclu, la voilà fiancée du voyageur ; le sang bat plus rapide au cœur de la Bethléémite et du Saxon. Un moment ces grands yeux noirs s’arrêtent sur l’étrange conquête, puis ils retombent et demeurent cachés sous la longue frange de leurs paupières brunes, et toutes les chrétiennes se taisent, comme effrayées de leur audace. Alors l’essaim reprend sa volée, revient encore, s’éparpille de nouveau, comme une troupe d’oiseaux sauvages qui ne demanderaient pas mieux que de s’apprivoiser. L’auteur d'Eothen excelle dans ces aquarelles qu’il ébauche avec une légèreté gracieuse et une ironie d’heureux effet.

A peiné échappé aux Bethléémites, il se lance dans le désert, et là se trouve dans sa gloire. On le suit dans ses campemens, perché sur la citadelle de son dromadaire, éclairé des feux de son bivouac nocturne, avec ses bagages jetés sur le sable, une hyène assez pacifique montrant le bout de son museau par les fentes de la tente, et ses Bédouins confabulant au dehors sur les meilleurs moyens de le dépouiller. Vous comprenez, après l’avoir lu, l’énorme différence qui sépare la vie asiatique de la nôtre ; seulement, il ne faut pas demander à cet agréable successeur de Sterne de savant itinéraire, rien sur l’archéologie, la philologie ou la géographie ; il faut se contenter des caprices et des reflets qu’il fait ondoyer devant nous. Le soleil le cuit, le sable l’aveugle, et tout est pour le mieux, selon lui, dans le meilleur des mondes. Son rôle d’humoriste et d’Anglais dandy ou exclusive ne l’abandonne pas, et sa rencontre avec l’un de ses compatriotes au milieu du désert en est une preuve curieuse.

Cet autre Anglais, venu à peu près en droite ligne de Calcutta en Palestine, traversait les mêmes plaines de sable pour se rendre à Jérusalem ; vers le milieu de la solitude, les voyageurs se rencontrent, montés sur leurs chameaux respectifs. Allemands, Français, Italiens, se fussent dirigés l’un vers l’autre, empressés de lier connaissance et de parler de leurs aventures ; le souvenir de la patrie, la communauté du langage, ce long espace de temps passé parmi les tribus sauvages ou les nations étrangères, tout les eût portés à fraterniser dans le désert. Ceux-ci, Anglais et gens de la fashion, se regardent, se toisent, s’examinent et passent leur chemin. Dans le désert même, ils ne pensent qu’à sauver les intérêts de leur petit orgueil, à se couper, comme on dit là-bas, ou, comme on dit en France, « à se brûler la politesse. » « Je pensais bien à lui parler, s’il m’accostait ; mais que lui aurais-je dit après tout ? Je trouvais ridicule de lier conversation sur le sable d’Arabie, comme si l’on était dans Picadilly en visite du matin. Je me trouvais dans mes humeurs indolentes. Je continuai donc ma route, grimpé sur mon chameau, sans aucun signe de reconnaissance envers mon co-voyageur, si ce n’est un léger salut qu’il me rendit, — comme quand on se rencontre dans le parc. » L’autre salua aussi et passa : mais les domestiques, moins bien élevés que leurs maîtres et séduits par le plaisir d’une petite causerie dans le désert, laissèrent les gentilshommes tout seuls et en avant. Il se trouva que les deux chameaux des deux maîtres, ne se voyant pas suivis, s’arrêtèrent. Ces animaux, plus sociables que ceux qu’ils portaient, forcèrent les voyageurs isolés à revenir sur leurs pas. L’Anglais qui venait de l’Inde prit la parole, et dit à son compatriote : « Vous êtes curieux sans doute de savoir comment la peste se comporte au Caire ? » La glace ainsi brisée par une ingénieuse entrée en matière, la conversation prit son essor à la satisfaction de tous les deux.

En Égypte, où il arrive, Eothen trouve la peste, les pyramides et les célèbres sorciers du Caire. Les derniers lui font grand plaisir, et il est tenté d’embrasser leur vénérable barbe ; quant à la peste, il soutient encore que c’est une fiction pure, bien qu’il voie mourir successivement son banquier, son médecin, son chirurgien et tous ses domestiques, à l’exception de Démétri ; « tous sont morts de peur, » dit-il. Les pyramides sont « d’énormes triangles de pierre, » que personne ne regarderait s’ils n’étaient « si gros et si vieux. » Après avoir ainsi diminué des trois quarts les admirations convenues, Eothen remonte sur son dromadaire, se dirige vers Suez, juge que Démétri marche trop lentement, le quitte, s’égare et se trouve seul au milieu des sables, sans eau, sans pain, sans provisions et sans guide. La situation est romanesque assurément ; Eothen la trouve assez agréable. Il aperçoit deux Bédouins sur des chameaux, va droit à eux, descend, saisit une gourde gigantesque pendue au cou de l’un des animaux, la porte à ses lèvres, se désaltère sans mot dire, remonte sur sa bête et laisse les Bédouins stupéfaits ; c’est un des exploits qu’il raconte avec la plus vive satisfaction.

Le soleil contre lequel il a tant crié lui sert de guide, et après avoir sauté, malgré lui, par-dessus la tête de sa monture mécontente et harassée, il arrive épuisé de fatigue à Suez, où il se refait un peu, et où il retrouve son monde ; puis il se dirige vers Gaza et Naplouze, sans que son amour du désert se soit amorti. A Naplouze, grand foyer de l’orthodoxie musulmane, il espère se reposer quelque temps : espérance vaine ; bientôt une députation solennelle des chrétiens de la ville vient déranger sa quiétude, et le force de prendre part aux agitations et aux intrigues dont elle est le théâtre, et qui eut pour centre et pour objet une belle personne, Mariam, veuve et fiancée, chrétienne et musulmane, dont l’histoire ne manque pas d’intérêt, et caractérise assez bien les mœurs de ces pays peu connus et de ces populations mêlées.

Elle avait quinze ans et demi, la beauté la plus délicate et la plus parfaite, et pour mari un chrétien de la ville, qui la traitait bien. Pendant les fêtes du mariage, qui réunissent et confondent les populations de croyances diverses, un cheikh arabe, fort riche et considéré dans le pays, vit la fiancée, et s’éprit d’une passion tellement vive, qu’il résolut de tout hasarder pour devenir maître de la proie qu’il convoitait. Sa moralité mahométane ne lui permettait pas d’espérer l’accommodement adultère dont les habitudes européennes se font un jeu ; en Orient, on ne se résigne pas au partage des voluptés. Notre cheikh était d’ailleurs un homme pratique. Il reconnut qu’une seule voie de succès lui était ouverte, que, s’il faisait de la chrétienne une mahométane, le mariage chrétien serait nul, et qu’il fallait attaquer ce cœur du côté de la théologie. Il ouvrit donc ses batteries résolument, et se servit pour cela de l’intermédiaire accoutumé que l’auteur espagnol de la Célestine a minutieusement décrit, et qui, dans tous les pays du monde, sert au même emploi, d’une vieille femme. Ce fut elle que l’on chargea de la conversion. Aucun iman ne fut député à la jeune fille, pour lui faire comprendre la magnifique beauté du chapitre de la Table et les éternelles vérités contenues dans celui de la Vache. Des syllogismes convaincans remplissaient plusieurs corbeilles sous forme d’écharpes de soie, de châles de cachemire et d’aigrettes de chamans tout-à-fait persuasifs ; le cheikh avait bien deviné, et la conversion s’opéra sans peine. Mariam découvrit dans un miroir incrusté de nacre les vérités de l’islamisme, et ne put rester sourde à l’éloquence des topazes montées en boucles d’oreilles par les orfèvres de Damas ; les plis moelleux de ses nouveaux cachemires l’enveloppèrent, la foi mahométane fut son asile, et elle déclara qu’elle cessait d’être chrétienne. Mais, comme toute propagande religieuse est prohibée par la loi du pays, il fallut que de nouveaux présens pour les juges aplanissent les autres difficultés. Au lieu de la remettre aux bras de son amant, à, qui elle coûtait déjà cher, on déposa Mariam dans une mosquée, où elle devait recevoir les instructions religieuses du Coran. Sa famille et ses amis criaient au scandale, répétaient à qui mieux mieux que cette conversion n’était pas sincère, qu’ils en appelleraient aux autorités supérieures, et qu’ils auraient raison de la violence exercée par les mahométans sur une chrétienne. Pour mettre fin à ces réclamations, un rendez-vous fut fixé ; au milieu des deux familles convoquées et réunies dans la mosquée, l11ariam, prenant la parole, prononça la formule consacrée de l’islamisme : Dieu est Dieu, et Mahomet est le prophète de Dieu, et toi, ma mère, tu es un chien infidèle du sexe fëminin ! Le mari ne se tenait pas pour battu. Malgré une déclaration si clairement énoncée, la fiancée, devenue musulmane, restait en dépôt dans sa mosquée, pendant que les chrétiens de la ville dépêchaient au gouverneur de Jérusalem leur prêtre grec, chargé de réclamer la restitution de l’épouse ; ce gouverneur était célèbre par ses artifices, qui lui ont valu le surnom arabe d’Abou-Goush (père des mensonges). Ulysse de la Palestine, il justifiait ce titre d’honneur.

Les choses en étaient là, et les curiosités, excitées par le départ du prêtre, attendaient impatiemment le dénouement, lorsque notre Anglais et son cicerone Démétri arrivèrent à Naplouze, et trouvèrent la ville en rumeur et l’Hélène chrétienne dans sa mosquée. Ménélas se tenait tranquille, et paraissait d’avis qu’une femme qui avait abandonné si lestement lui et la foi chrétienne ne valait pas la peine d’être reconquise ; il laissait agir les parens, qui se hâtèrent de députer à Eothen une solennelle ambassade. Ils lui représentèrent l’atrocité du fait, l’indignité qu’il y aurait à céder aux passions brutales du cheikh, surtout le devoir d’un chrétien. Ému d’indignation, il fut tenté de faire un peu de chevalerie en faveur du christianisme outragé et de l’époux privé de sa compagne. Son guide Démétri, fanatique comme au temps de la première croisade, l’y excitait vivement. Par malheur, les envoyés chrétiens chargés de solliciter son intervention laissèrent échapper une parole imprudente. « Si nous la tenons une fois, s’écria le plus furieux, nous la rosserons d’importance ! » L’auteur d'Eothen perdit toute envie de solliciter pour un mari indifférent et des parens furieux.

Quant à Démétri, il voulait absolument que l’honneur chrétien fût vengé, et il agissait dans ce sens avec un zèle extrême. Lorsque Abou-Goush, « le père des mensonges, » qui avait été persuadé par les ducats et les piastres du cheikh, eut opposé aux parens chrétiens des fins de non-recevoir, ceux-ci dépêchèrent à l’Anglais une seconde députation plus pressante que la première. Celui qui prit la parole se montra encore plus courroucé que le premier orateur de la réclamation. L’Anglais répondit qu’il avait bien. réfléchi à cette affaire et qu’il lui était impossible de penser comme eux, que cette jeune fille si prompte à quitter sa famille et sa religion pour quelques bijoux ne lui semblait ni catholique ni mahométane, et qu’il ne fallait pas attacher d’importance aux caprices d’une enfant trop avide de beaux atours ; que, si l’on envisageait la question sous le point de vue temporel, les intérêts de Mariam seraient plus efficacement protégés par son époux musulman que par son époux chrétien ; que le premier des deux était mieux placé dans le monde, plus riche, plus considéré que son rival. Enfin, à la grande horreur de ceux qui l’écoutaient, le voyageur déclara que, selon lui, le cheikh amoureux ferait un très bon mari.

Ce qu’il ignorait, c’est que Démétri avait détruit d’avance tous ses efforts ; notre drogman s’était rendu chez le gouverneur, qu’il avait menacé de la colère de l’Angleterre, de celle de la France et de la Russie combinées. Il lui avait montré l’Europe entière prenant fait et cause pour la chrétienne ; à force de menaces, d’invectives et de mensonges, il avait arraché la promesse de la restitution conjugale, et son maître, qui s’y était si fort opposé, n’en fut averti que long-temps après le départ de Naplouze. Pauvre Mariam ! quels traitemens ont dû l’accueillir à son retour chez son mari chrétien ! à quels chagrins a dû l’exposer l’amour trop vif des topazes montées en boucles d’oreilles et des colliers d’émeraudes !

Démétri, on le voit, commençait à l’emporter sur son maître ; la foi vive triomphe toujours de l’indifférence. Entre Naplouze, Damas et Balbek, il nous semble même que le facétieux Eothen s’est définitivement converti aux doctrines de son interprète, et que sa philanthropie européenne s’est accoutumée à ce système de terreur universelle que Démétri n’a pas cessé de lui prêcher. Vers la fin du voyage, Eothen rançonne assez lestement les paysans, parle haut, fait le fier, et joue son rôle de tyran asiatique avec une grace et une aisance dont il n’a plus l’air de s’apercevoir. Enfin, quand il a passé le Liban et qu’il fait voile pour Smyrne avec un général russe boiteux et fanfaron, dont il a soin de taire le nom et les titres, il semble parfaitement aguerri aux manières conquérantes ; il a des airs de pourfendeur, et se promène en maître dans le pays. Un jour, il veut débarquer à Satalieh ; le pacha lui envoie son généralissime pour lui intimer la défense de mettre pied à terre avant d’avoir accompli la quarantaine. Le général russe et lui ne font pas la moindre attention à ces ordres suprêmes. On débarque, le drapeau russe à la main, en face d’une trentaine de gardes-côtes. rangés en ligne sur la grève, et l’on prend d’assaut la maison du pacha de Satalieh ; le canon du brigantin épouvante la population ottomane, met en fuite toute la ligne de fantassins en tarbouch, et nos conquérans pénètrent, enseignes déployées, jusque dans le palais du despote asiatique. La scène est excellente, j’en conviens, et ce pacha qui commence par s’entourer d’une trentaine de janissaires, dont l’œil lance la menace et la mort, puis qui finit par demander aux Européens excuse et pardon de l’insulte qu’ils lui ont faite, qui leur donne un bon repas et des chevaux, et se persuade à lui-même qu’il a eu très grand tort et qu’il est l’offenseur, me semble un personnage assez comique ; mais enfin qu’est devenue la modération habituelle de l’auteur ? La pureté de ses sentimens ne semble pas avoir résisté à son contact avec le vieux pays du despotisme.

Après la surprise de Satalieh, qui est son coup de maître, Eothen, qui nous est apparu sur les bords de la Save sans que nous eussions la moindre idée de ses antécédens de voyage, disparaît dans les défilés du mont Taurus, et ne dit adieu à personne ; il s’évanouit comme on se glisse hors d’un salon, sans faire de bruit et sans rien dire. On regrette un peu ce facétieux voyageur, qui a du sens malgré son accent nonchalant et bizarre, et qui laisse apercevoir dans ses légères causeries la vraie situation des populations orientales : la misère et l’avilissement des Juifs, la promptitude avec laquelle, à la voix du premier prophète, on les pille et on les massacre ; l’ascendant progressif du nom chrétien ; l’étrange sentiment de décadence qui a pénétré les plus obscurs pays de l’islam ; enfin l’estime que l’on a pour l’esprit et la ruse des Grecs, sans que cette estime s’étende plus loin ; — mais surtout la grande ombre que projette sur l’Orient le nom gigantesque du tzar. A lui seul se rapportent toutes les communions grecques du christianisme asiatique ; les Ottomans ont senti le poids de son épée ; il suffit de l’uniforme ou de l’aigle russe pour faire trembler les pachas.

Au seul froncement de sourcil d’un voyageur russe sans caractère et sans suite, cheikhs, Bédouins, et toutes les magnifiques altesses, et tous les barbares du désert, rentrent dans le néant. Il n’y a pas de pauvre fellah tout nu sous le soleil d’Égypte, pas de chef arabe enveloppé de son bournous, qui ne comprenne vaguement que là-bas, dans quelque cabinet de Vienne ou de Paris, de Saint-Pétersbourg ou de Londres, deux ou trois hommes pâles et presque sans voix, assis au bout d’une table verte, vont, avec un chiffon de papier et un peu d’encre, bouleverser la Grèce et la Palestine, renverser les trônes, et changer la face de l’Asie. Cet horrible « chapeau, » si justement dédaigné des Asiatiques, n’a qu’à se montrer, les fronts s’abaissent, et l’opprimé lui demande protection contre le turban. On l’a souvent dit, la prophétie est évidente et certaine : l’avenir prochain verra une grande guerre, celle de la Russie et de l’Angleterre à propos de l’Orient.

Aussi est-ce un personnage très bizarre que celui de M. Cameron, Anglais qui se déclare pour l’empereur de Russie contre l’Angleterre, et qui raconte avec assez de feu et de verve ses voyages aventureux en Circassie ; il invite résolument le monde oriental à venir au-devant du joug moscovite. Il ne voit pas une tache dans la conduite et la personne de l’autocrate : pour la beauté, c’est Apollon ; pour la force, Hercule ; pour le génie, César. Quant à la Russie, c’est le plus beau de tous les pays, et surtout le plus libre. Selon ce point de vue original, il n’y a aucune estime à faire de la Circassie et de la Géorgie, qui opposent aujourd’hui même une résistance héroïque à leurs envahisseurs. On ne sait pas trop comment concilier avec ces panégyriques perpétuels de tristes anecdotes que M. Cameron rapporte, et qui en disent plus long que tous les discours, celle de Bogdan, par exemple, qui offre un roman plein d’intérêt. Ce petit propriétaire de la Crimée, homme charitable et d’un cœur sympathique, avait éveillé l’envie du suzerain par ses qualités même, l’usage qu’il en faisait et l’espèce d’autorité qu’elles lui donnaient dans le pays. On lui suscita je ne sais quelle chicane, on brûla son domaine, on outragea ses filles, on le battit de verges. Il se réfugia dans les steppes, arma des paysans, joua le Spartacus, pendant quinze années brûla les châteaux des seigneurs, vécut de pillage, et mourut en les maudissant.

À cette passion moscovite de M. Cameron, l’on peut opposer l’enthousiasme que M. Urquhart, écrivain très remarquable, a conçu pour la Turquie, et la persuasion où il est resté que l’Europe a beaucoup à apprendre de ce côté. L’étude passionnée et circonstanciée à laquelle M. White a soumis la métropole de l’islamisme n’est pas moins bizarre dans sa consciencieuse rigueur. Nos voisins appellent d’un mot singulier cette sorte de plaisanterie, qui n’en est pas une, et qui réussit surtout en Angleterre ; ils disent que c’est de la plaisanterie sèche, dry humour. M. White, l’auteur des Mœurs domestiques de Constantinople, ne se doute guère de l’attrait comique attaché à ses chapitres de « la pipe, » de « la bougie, » des « épiciers de Stamboul, » des « vendeurs de lait, » des « balais et des balayeurs, » des « lanternes » et des « sorbets. » Il n’y a pas d’algébriste, pas de statisticien, pas de monographe qui le vaillent pour la description des plus menus détails. Il a compté les allées de Stamboul, il a mesuré les murailles du harem, il sait combien de tombeaux élèvent à Scutari leurs têtes blanches, il sait la police de la ville mieux que l’effendi qui en est chargé.

Pour nous autres voyageurs casaniers, gens du coin du feu, modestement assis près de nos pénates, ces récits, qui font vagabonder l’esprit et l’emportent aux rives lointaines, sont choses tout-à-fait charmantes. Dans le nombre de ces livres, ceux que nous préférons sont les plus simples comme E’othen. ; nous sommes las de choses et d’hommes sublimes. « J’ai du regret, dit quelque part l’auteur d'Eothen de n’être pas plus sublime, plus enthousiaste, plus vertueux et plus lyrique. Je ne peux atteindre ces hautes régions, et c’est un chagrin pour moi. » Nous l’aimons tel qu’il est : la vertu éclora sans doute en lui quelque jour ; l’enthousiasme viendra quand il pourra. Puisse son exemple nous délivrer enfin des faux enthousiasmes et des faux sublimes, qui sont aux enthousiasmes réels ce que la galanterie est à l’amour !

La mode vient de le couronner à Londres de cinq éditions successives. Nous serions assez de l’avis de la mode, tant la vérité nous plaît, tant nous préférons aux solennelles draperies dont la gravité enveloppe souvent la sottise un peu de naïveté familière, d’agréable humeur et de simplicité moqueuse. Ces gens de bon caractère, dont le sourire console, dont la présence égaie, qui ne songent ni à nous endoctriner ni à nous éclipser, se font pardonner beaucoup ; on n’a pas le courage de critiquer un compagnon de route tel qu’Eothen, et de demander compte ou du but de son voyage ou de la fin de ses phrases à ce dernier rejeton d’une race qui se perd en Europe et même en Angleterre ; -infatigable causeur qui babille sur ce qu’il a vu ou imaginé en Syrie et en Palestine, et qui, ne visant ni à la rêverie ni à l’érudition, nous fait des contes à dormir debout, se moque des pachas, nie les pyramides, et respecte médiocrement le soleil. Il arrive au bout de son livre, sans que ce livre ait eu de commencement, et sans trop savoir s’il a une fin. Lui demanderons-nous une théorie, un système, une philosophie ? Il n’achève pas toujours ses périodes. Exigerons-nous qu’il parle des pyramides comme Napoléon, de la Grèce comme Byron, de la Judée comme Châteaubriand, lui qui entre en Palestine et contemple Jérusalem sans pousser de dithyrambe, campe chez les Bédouins sans fanfaronnades, et passe le Jourdain sans explosion lyrique ? Par le temps de fausses imitations qui court, on doit un doux accueil et de la reconnaissance à cet écrivain naturel ; il a l’extrême complaisance de ne pas être poétique. C’est un mortel tout uni et tout simple, qui veut bien n’être pas demi-dieu, tant il a de bonté pour nous.


F. DE LAGENEVAIS.

  1. Eothen, un vol. In-8° ; Londres, 1845.
  2. Days and Nights in the East, 2 volumes, 1845.
  3. A Journey from Naples to Jerusalem, by Dawson Borrer ; 1 vol., 1844.
  4. Three years in Constantinople, or Domestic Manners of the Turks in 1844, by C. White ; 3 vol., 1845.
  5. Personal Adventures and Excursions…, by G. P. Cameron ; 2 vol., 1845.
  6. The Tiara and the Turban, by W. Hill ; 2 vol., 1845.
  7. Visits to sacred Lands, by lord Nugent ; 2 vol., 1845.
  8. Voyez, dans la Revue du 15 avril 1841, l’article de M. Chasles sur cet écrivain.
  9. Voyez, dans la livraison du 1er février 1843, les Américains en Europe et les Européens en Amérique.