Un homme d’honneur

Imprimerie P. H. Dalaire (p. 57-83).



UN HOMME D’HONNEUR




Paul Bienville venait de plaider avec succès ; mais lorsque ses amis s’étaient avancés pour le féliciter, brusquement il les avait repoussés.

— Vous êtes des imbéciles, leur avait-il dit, et moi un butor.

Puis, sans toucher à une seule de ces dix mains tendues vers lui pour serrer la sienne, il traversa, d’un pas nerveux, le long corridor précédant la cour de justice, où il venait de faire entendre son premier plaidoyer : laissant interdit ce groupe de jeunes gens, confrères d’étude, qui s’étaient réunis pour lui exprimer leur satisfaction de ses brillants débuts au barreau.

Sans leur jeter un second regard il quitta, dans une surexcitation fiévreuse, le palais de justice, où une phrase prononcée par un adolescent d’une quinzaine d’années, avec un accent d’indicible angoisse, venait de lui faire entrevoir l’injustice de la cause qu’il avait gagnée.

Cette phrase bourdonnait à son oreille comme le son d’une cloche funèbre. Il avait dit, cet enfant :

— Ah ! ma pauvre mère malade, que va-t-elle devenir ? Comment peut-on nommer justice une loi qui en décide ainsi ?

Et pâle d’émotion, lui aussi avait quitté cette salle, où un arrêt fatal pour sa famille venait d’être prononcé.

Paul Bienville le suivait de loin en répétant par moment :

— Butor, je suis un butor. J’aurais dû me méfier de Martineau et ne pas accepter cette affaire ; certaines remarques entendues aujourd’hui me font croire qu’il n’est pas aussi innocent qu’il le prétend. Mais j’en aurai le cœur net.

Si le respect humain n’eut retenu l’avocat, dans un élan de générosité qui était le fond de son caractère, il eut de suite rejoint le jeune homme et lui eut dit :

— Pardon, mon ami, pardon, je me suis trompé.

Mais cette chose qui nous domine trop souvent, l’amour propre, le retenait encore et dans son mécontentement, mécontentement de lui-même, mécontentement des autres, il laissa disparaître dans le lointain l’enfant au visage pâle, illuminé de deux grands yeux noirs, exprimant si bien, dans ce front déjà soucieux, combien la vie pour lui agissait en marâtre.

De mauvaise humeur, Paul atteignit son logis, pénétra dans une pièce où un pêle-mêle d’objets de luxe, de bouquins d’étude, se retrouvait dans tous les coins. Se laissant tomber dans un confortable fauteuil, sa main rencontra par hasard le Code de lois civiles, qui reposait sur une table voisine ; un éclair de colère jaillit de ses yeux bleus, d’expression si pacifique d’ordinaire.

— Ah ! le code, le code, dit-il, oui, j’étais en règle avec lui ; mais que le diable emporte le code.

Saisissant le livre, il le lança avec violence à l’autre extrémité de la chambre.

Le malheureux volume tournoya dans l’air et dans sa course vertigineuse atteignit au menton une Vénus de Milo, qui surprise de cette brusque caresse, trembla d’émotion sur sa base, prit un plongeon dans le vide et s’affaissa avec fracas sur le parquet, après avoir, sur son passage, écorché le nez d’un toutou. L’animal, poussant un cri de douleur, vint en se serrant la queue entre les deux jambes, demander raison à son maître de cette brutalité, à laquelle son titre de chien favori ne l’avait pas encore habitué.

— Ah ! mon pauvre Jupiter, dit Paul, en le flattant sur la tête, ce n’est pas à toi que j’en voulais, mais aux hommes, qui, comme l’a écrit Guy de Maupassant, sont bien plus féroces que les plus féroces animaux. Toi, mon chien fidèle, je n’ai rien à te reprocher, tu as toujours été mon ami, franc, loyal, sans hypocrisie, tu ne me feras jamais commettre une injustice, et je suis à me demander si tu n’as pas une âme plus noble que la nôtre, nous qui prétendons être la perfection des créations de Dieu. Nous nous octroyons des droits que vous autres, pauvres animaux, n’oseriez jamais vous donner ; nous, nous nommons justice le pouvoir d’enlever au faible la part qui lui revient, parce que la raison du plus fort est toujours la meilleure. On a avec le ciel des accommodements, on accepte pour un vil métal de faire triompher son client, lors même que ce client est un scélérat, et la conscience est en règle. Notre barbarie va plus loin, on égorge son frère sur le champ de bataille, pour une raison puérile, l’univers entier célèbre nos gloires ; l’on ne voit rien là d’inhumain, de féroce et l’on exalte bien haut le Dieu des armées. Y a-t-il un tel Dieu ? N’est-il pas né plutôt dans le cerveau en feu des nations ! Viendra-t-il un temps où, enfin assagi, l’homme comprenant toute sa cruauté, regardera avec raison comme un duel national la guerre, véritable homicide, tranchant les vies par milliers, tandis que le duel condamné de nos jours, n’atteint que deux victimes ? Si dans les siècles futurs on flétrit nos guerres meurtrières comme un manque de civilisation, alors seulement le fils d’Adam aura le droit de se trouver supérieur à toi, mon brave Jupiter. Ah ! tu me regardes, tu me comprends. Je suis sûr qu’il y a une infinité de théories beaucoup plus sages que les nôtres dans ta fine tête de chien. D’où viens-tu ? As-tu évolué du protoplasme, substance si minime dont le perfectionnement ascentionnel a produit ton être, à l’instinct plus parfait, plus sensible que celui du roi de la nature ; car tu retrouves, toi, à la piste, celui que tu cherches, tandis que nous, avec toute notre science, nous poursuivons vainement celui qui nous échappe. Ton flair est le fil d’Ariane te faisant parcourir le labyrinthe, te conduisant au but ; tu arrives où l’homme échoue. Oui, tu dois avoir une âme. Peut-être as-tu vécu jadis dans une de ces innombrables planètes, perdues depuis longtemps dans la voûte étoilée, où tu as appris une infinité de choses fort intéressantes. Si tu pouvais seulement me faire comprendre tout ce que tu sais ! Que se passe-t-il dans ces mondes que nous ignorons ? Devons-nous un jour les connaître ? D’où venons-nous ? Qu’est-ce donc que notre existence ? Le passage de la vie à la mort doit-il assimiler l’essence intellectuelle de notre être, à l’oxygène concentré en vapeurs nuageuses qui nous entoure ? cette substance étherée, que l’on nomme âme, qui nous fait sentir, souffrir, mouvoir, agir, s’en retourne-t-elle dans les soupirs de l’air pour s’infiltrer de nouveau dans une enveloppe supérieure et par une dernière évolution arriver à la béatitude éternelle qui est sa fin dernière ?

Paul devint rêveur.

Ce jeune homme d’une haute moralité, droit, sincère dans ses amitiés, au caractère aimable, au cœur généreux, enthousiaste, à l’intelligence cultivée par une érudition profonde, se plongeait souvent dans des méditations sérieuses où son penchant vers l’agnosticisme complet l’entraînait. Bien des fois en suivant la marche ondulée des nuages se pelotonnant à l’horizon il s’était dit :

— Où allez-vous, flocons vaporeux ? là-bas, là-bas, au-dessus de Mars, de Saturne, d’Uranus, plus haut que les milliers d’imperceptibles étoiles que la science humaine n’a pas encore découvertes, y a-t-il un au-delà ?

Né d’une mère très pieuse, d’un père libre-penseur, Paul tenait de la première ce respect profond des choses religieuses, cette admiration de la piété vraie qui fait accomplir de si belles actions. Du second il avait hérité de ce doute cruel où tant de philosophes, tant de célébrités, tant d’érudits se sont débattus, cherchant à approfondir le grand mystère de l’existence.

Paul Bienville ne croyait pas tout en se disant : Heureux celui qui croit.

Au moment de choisir une carrière ses goûts l’entraînaient vers les lettres ; mais son père, magistrat renommé, désirait qu’il embrassât la profession qu’il avait exercée. Sans beaucoup d’aptitudes pour les débats de Thémis, le jeune homme acquiesça aux désirs paternels et passa de brillants examens.

Le jour où il recevait ses diplômes, une quinzaine d’amis lui offraient un banquet, au milieu de cette fête un des convives lui dit :

— Bienville, voulez-vous plaider pour moi ? Si vous prenez ma cause, je suis sûr du succès. On m’accuse injustement d’avoir mal administré un petit héritage, appartenant à madame Daulac, que j’avais confié au financier Dubois. Cet individu, n’ayant pu faire face à ses engagements, a pris le large. Aujourd’hui l’on me poursuit pour le remboursement de la somme que la fatalité seule m’a fait perdre. Vous savez, on fait pour le mieux en ce bas monde et toujours il se trouve des mécontents.

Celui qui parlait ainsi était un petit homme maigre, sec, à la figure hirsute, sur la physionomie duquel régnait une expression d’amertume, traduite par son regard et son sourire acidulés. Ce notaire, parti du bas peuple, s’était juré de devenir riche, son ambition s’était réalisée. À peine âgé de trente-cinq ans, il se trouvait à la tête d’une jolie fortune. À quoi attribuer ce succès ? à la chance, à la ruse ? on l’ignorait. Ce tabellion, d’une sobriété de paroles excessive, n’initiait personne à ses affaires ; il prospérait, le monde n’en demandait pas davantage, le favori du sort a toujours raison, qu’importe les moyens, pourvu que l’on arrive au but ! Le métal précieux est si brillant qu’il prosterne à genoux devant lui tous ces adorateurs du veau d’or, secte d’idolâtres si nombreuses que le christianisme n’a pu encore enrayer de la terre. Donc, Martineau comptait bien des amis, ou plutôt beaucoup de connaissances. On l’entourait, non pas qu’il payât souvent de sa bourse, mais cette bourse il la possédait et l’on recherchait sa société dans l’espérance qu’un jour elle se délierait en faveur des attentifs.

Avez-vous parfois remarqué dans le monde de ces individus que l’on retrouve à toutes les réceptions, à tous les dîners, à toutes les fêtes ? Ils sont sur tous les programmes, et si un jour un être intelligent ose dire :

— Mais pourquoi cet éternel M. X. ? Il ne rend, ce me semble, aucune politesse, cependant il prime partout. Quel prestige possède-t-il donc ?

Ah ! comme on le trouve naïf ce monsieur ! Faire une semblable question ! Les fashionables lui tournent le dos sans répondre, les dames à la mode, les belles du jour haussent les épaules avec un imperceptible sourire, qui signifie :

— Comme vous êtes jeune ! Ne savez-vous pas que ce monsieur c’est l’espérance de toute notre société ? Ne vous mettez pas sur son passage, car ce sera vous que l’on mettra de côté.

Le monsieur intelligent, convaincu de la bêtise humaine, se retire souvent de lui-même de ces cercles mondains, afin de pouvoir, plus tard, rire à son aise de bien des mécomptes, que parfois le temps apporte à ces admirateurs dont l’engouement n’est fondé que sur la cupidité.

— J’accepte votre cause, avait répondu Paul Bienville, sans enthousiasme, mais croyant néanmoins à la bonne foi de Martineau.

Tout se passa comme ce dernier l’avait espéré ; aucunes preuves ne purent être apportées à l’appui de la réclamation de la demanderesse. Dubois ayant passé les lignes, rien ne prouvait que les transactions entre lui et Martineau n’eussent été parfaitement en règle. On donna gain de cause au notaire, quoique cette décision mît trois personnes sur le pavé.

En entendant l’exclamation douloureuse échappée des lèvres du jeune Marcel Daulac, Paul avait regretté d’avoir fait triompher son client ; un sentiment de tristesse s’empara de lui, soudain il eut voulu être capable de changer la décision du juge. Il se demandait s’il n’avait pas été trop prompt en acceptant cette cause, si, malgré les apparences, Martineau n’était pas un coquin. Il résolut de faire de nouvelles recherches, de réparer ses torts, si involontairement il en avait eu.

Il sonna. Son valet parut aussitôt sur le seuil de la chambre.

— Jasmin, préparez ma malle. Je pars ce soir pour New-York, je vous amène avec moi.

— Pour longtemps, monsieur ?

— Je ne sais. Tout dépend du succès de mon entreprise. Vous êtes un garçon intelligent, vous me serez utile là-bas. Il s’agit d’une affaire ténébreuse qu’il faut à tout prix débrouiller. À partir de ce jour je double vos gages.


Six heures étaient passées. Une bouffée parfumée était lancée dans l’espace, avec la rapidité des sylphes, l’air sur ses ailes, la transportait jusqu’à la fenêtre du second étage d’une jolie maison blanche, où, accoudée tristement sur la croisée, une jeune femme demeurait pensive. Elle tressaillit soudain, un tremblement nerveux agita tout son être. Cachant sa tête dans ses deux mains elle fondit en larmes.

Le fumeur, inconscient de l’émotion que venait de causer l’odeur de son Londrès, s’éloigna à pas lents, ne tardant pas à disparaître au milieu de la foule d’allants et de venants. Au bas de la fenêtre une troupe de joyeux Italiens le remplacèrent, des enfants se groupèrent autour d’eux pour entendre la musique, les sons de la harpe, de la flûte, du violon montèrent aussi jusqu’à la femme en pleurs, accompagnés des cris, des rires des bambins. En bas c’était la joie bruyante, franche, le bonheur inconscient de vivre, en haut le désespoir d’un cœur brisé.

Madame Daulac, depuis le matin de la terrible nouvelle de sa ruine, s’était montrée calme d’apparence, afin de ne pas attrister ses deux enfants ; mais à cet instant cruel où, accablée de son malheur, l’odeur de ce cigare la reportait aux moments heureux où elle avait encore son mari pour la protéger, elle sentit le découragement l’envahir, sans forces elle s’abandonna à son désespoir. Des sanglots convulsifs secouèrent ce corps nerveux, flexible, au fond de son âme se chantait le miserere de toutes ses joies, de toutes ses espérances.

Déjà brisée par la fin prématurée du père de ses enfants, la jeune femme s’était cependant rattachée à la vie afin de se consacrer toute entière à ces deux êtres qui lui venaient de lui. En un jour elle avait vu se déchirer le manteau de félicité dans lequel on l’avait tendrement enveloppée ; ce manteau, qu’elle avait cru si durable, s’était soudain éparpillé en lambeaux telles que ces étoffes perforées dont on ignore avant de les secouer la destruction complète. Elle était restée seule dans un monde égoïste, avec un très mince revenu, juste assez pour ne pas souffrir de la misère.

Possédant ces qualités essentielles de la femme d’intérieur faisant beaucoup de presque rien, elle était parvenue jusqu’alors à procurer à ses enfants le bien-être, même l’apparence du luxe auquel ils étaient habitués du vivant de leur père. Avec ses doigts de fée, ses goûts d’artiste, elle savait toujours les parer de manière à ce qu’ils fussent les plus élégants partout où ils se trouvaient. Il en était de même de sa demeure où tout était utilisé, placé avec art ; on sentait en entrant que la maîtresse de céans procédant à l’arrangement de cet intérieur, n’avait qu’un but, le bonheur de ceux qu’elle chérissait. Son esprit était sans cesse occupé de ce qui pouvait leur plaire, leur causer le plus de satisfaction. Dieu l’avait bénie dans ses enfants, en lui donnant un fils et une fille au cœur généreux, la comprenant et l’aimant comme elle le méritait.

Ce jour-là ils avaient bien souffert aussi, ces pauvres orphelins ; mais, comme leur mère, ils avaient caché leur douleur, afin de ne pas augmenter la sienne. Le soir, lorsque, contre son habitude, elle s’était éloignée d’eux pour pleurer à l’écart, ils avaient respecté sa solitude, l’attendant avant de se retirer pour se mettre au lit ; mais n’osant aller la retrouver, ni même l’appeler.

Les heures s’étaient succédé sans qu’elle revînt, les deux enfants, après s’être longtemps entretenus des moyens à prendre afin d’aider le plus possible leur mère, avaient fini par s’endormir. Gabrielle, la tête appuyée sur les genoux de son frère, le visage à demi caché par les boucles soyeuses de sa chevelure blonde, reposait dans un abandon charmant, gracieux ; on sentait en la regardant ainsi, que l’enfant, dans son sommeil, avait oublié les soucis de la vie ; mais sur les traits de Marcel se lisait encore l’anxiété qui l’avait agité tout le jour. Il revoyait en rêve les débats de la cour, il entendait, de nouveau, l’arrêt fatal les dépouillant ; un pli profond se creusait sur son front, tandis que son bras, entourant la taille de sa jeune sœur, s’agitait d’un tremblement nerveux et sa main l’attirait plus près de lui, comme s’il voulait la protéger.

Au-dessus d’eux, dans un grand cadre, se penchait à la muraille, représenté de grandeur naturelle, un homme dans la trentaine, au visage grave et doux. C’était le père. On eut dit, en les apercevant ainsi tous les trois, que le dormeur du sommeil éternel était le veilleur, tandis que les deux autres reposaient ; les pâles rayons de la lune éclairant seuls la chambre où la nuit était entrée, donnaient au mort l’illusion de la vie, cette pièce semblait à cette heure réunir trois êtres bien vivants. Lorsque Madame Daulac, après avoir longtemps pleuré, y pénétra, que ses regards angoissés tombèrent sur le père et les enfants, sans pouvoir avancer, elle revécut dans un instant les ans de son bonheur, puis, revenant à l’heure présente, où seule maintenant pour protéger ses deux enfants, elle voyait se dresser devant elle le fantôme de la misère, avec cet instinct d’altruisme qu’elle possédait à un si haut degré, elle se sentit faiblir, à la pensée des privations qu’ils auraient à souffrir, et succombant sous le poids de sa douleur, elle vint rouler sans sentiment aux pieds de ceux qu’elle aimait.


Teuf, teuf, teuf, teuf, hiche… hiche… e… e, hiche… ish… On arrive. Les voyageurs attendent à la gare avec impatience. Le convoi s’arrête. Un seul passager descend. Les touristes montent en foule dans les wagons, puis la locomotive mugit, s’agite de nouveau pour reprendre sa course vertigineuse, tandis que les voix se perdent dans la distance.

— N’oubliez pas.

— Vous verrez le député.

— Que la bonne fasse attention.

— Qu’il signe, après nous verrons.

— Bonjour, maman.

— Je serai là demain.

Et le vent emporte avec la poussière le bruit des rails, se répétant dans le lointain, interrompant seul le morne calme de cette nature accablée par une chaleur torride. Toute la végétation a une apparence de fatigue, d’épuisement ; les fleurs, jeunes encore, ont le ride de la vieillesse, tant l’atmosphère est oppressante. Les rares passants qui osent affronter les ardeurs de ce soleil de juillet, semblent avoir des visages de cire, où les gouttes de sueur donnent l’illusion de la matière fondante. On a beau s’essuyer de son mieux avec son mouchoir, on est toujours destiné à ressembler à ces poupées dégénérées ayant perdu leur primitive beauté ; l’épiderme, malgré tous les efforts, demeure d’un luisant obstiné. Ce n’est vraiment pas le jour pour les belles, les coquettes, de faire des conquêtes, tous les cosmétiques, blancs, roses, rouges, noirs, sont impuissants à les rendre jolies, car ils se mêlent impitoyablement, sans égards aux peines, aux soins, pris pour donner l’illusion du printemps, lorsque depuis longtemps l’été est passé. Donc ce n’est pas le jour d’être au dehors. Les femmes l’ont bien compris, pas une n’est sur la route.

Seul l’étranger qui a quitté le wagon parcourt d’un pas lent le sentier conduisant de la gare à l’hôtel du village ; en quelques minutes il a franchi la distance, pénètre dans la salle d’entrée où plusieurs buveurs sont attablés.

Un gros homme, au teint d’éponge mouillée, à la tenue négligée, au visage rude, mais à la physionomie franche, honnête, absorbe en ce moment l’attention des consommateurs ; debout près du comptoir, il parle avec animation, les signes de tête approbateurs de ceux qui l’écoutent attestent que tous partagent son opinion.

— Je m’en étais toujours douté, disait-il, c’était un fieffé coquin, qui avait, par ses roueries, entortillé une infinité de veuves, d’orphelins. Enfin il a été arrêté à New-York. On lui a promis l’indulgence de la cour s’il avouait ses complices.

Figurez-vous que ce Dubois avait des agents dans toutes les villes de la province, Martineau était de ce nombre, il avait déjà reçu une grande partie des bénéfices de la société, aux dépens de ses clients qu’il conduisait à son associé sous prétexte de placer avantageusement leurs biens. À un moment donné ce grand capitaliste disparaissait, emportant avec lui tout l’argent versé dans la caisse, l’on divisait ensuite. L’agent criait à tout venant qu’il avait été joué, qu’il était de bonne foi en confiant à Dubois les sommes placées chez lui, qu’on ne pouvait lui faire un crime de s’être trompé. Si les dupes s’avisaient de plaider, c’était pour perdre davantage, le filou ayant filé sans laisser de traces, aucune preuve suffisante ne pouvait être apportée contre le rusé renard qui le premier avait crié au voleur. Dubois s’établissait dans une autre partie du continent, puis, sous un nouveau nom, continuait ses opérations frauduleuses.

Vous rappelez-vous de la poursuite de Madame Daulac contre Martineau ? Il paraît que le jeune avocat qui plaidait pour ce dernier était un honnête homme, il a eu des remords d’avoir gagné cette cause, et s’était juré que si l’on avait surpris sa bonne foi il ferait remettre à la famille dépouillée ce qui lui appartenait.

— Ah ! ah ! ah ! Il n’y en a pas beaucoup de son espèce. C’est la première fois que nous entendons dire qu’un avocat regrette d’avoir gagné une cause, bonne ou mauvaise.

— Eh bien ! je vous le répète, c’est un honnête homme ce Paul Bienville. Il ne s’est donné aucune paix, aucun repos avant d’avoir mis le grappin sur les drôles qui s’étaient moqués de lui. Il s’était dit qu’une profession n’est noble, belle, que du moment où elle a pour but le triomphe du bon droit. Pour lui, gagner une cause injuste était une injustice. Aujourd’hui les journaux américains font un éloge mérité de sa conduite désintéressée, car il n’a pas hésité à mettre tout amour-propre de côté pour réparer son erreur involontaire. De suite, à New-York, on lui a offert une place élevée au barreau ; mais il a refusé ; son début l’a complètement dégoûté du métier d’avocat. Il a jeté le code au feu et revient s’établir à Montréal comme journaliste.

— C’est dommage qu’il n’ait pas accepté la situation offerte. Avec un tel homme l’intérêt du pauvre, du faible eut été intègrement défendu, le nombre des malheureux diminué.

— Que voulez-vous. Il faut qu’en ce monde le mal existe, que les honnêtes gens paient pour les coupables. Dickens, par ses écrits, a fait opérer de grandes réformes dans les lois en Angleterre ; espérons que chez nous aussi les écrivains, les journalistes, en s’élevant contre les abus que l’on tolère encore de nos jours, parviendront à les faire disparaître, et que la raison du plus fort ne triomphera pas toujours. En attendant, messieurs, emplissons nos verres, buvons à la santé de notre jeune compatriote, qui nous a fait honneur là-bas.

Des hourrahs retentirent, le vin coula à flots, le nom de Paul Bienville se répéta de bouche en bouche avec éloge, enthousiasme. Un éclair joyeux avait illuminé le regard de l’étranger, assis à l’écart, suivant silencieusement cette scène ; et lorsque les buveurs se furent retirés l’un après l’autre, qu’il ne resta plus dans la salle que le gros homme obèse et le médecin du village, Paul Bienville, car c’était lui, s’approcha de celui qui venait de faire son éloge et lui dit :

— Monsieur, vous venez de parler de la famille Daulac, pourriez-vous m’enseigner où cette famille demeure ? On m’a désigné ce village, mais je ne sais, en vérité, de quel côté me diriger. Je suis porteur de nouvelles importantes pour Madame Daulac, vous êtes déjà, vous, monsieur, au courant de ce qui s’est passé, mais elle, la plus intéressée, ignore encore qu’un nouveau procès a été plaidé et gagné en sa faveur. Je veux être le premier à lui apprendre que ses biens vont lui être restitués.

— Je regrette, monsieur, de ne pouvoir vous obliger ; mais peut-être que le docteur Beaulieu, que voici, pourra vous renseigner mieux que moi.

Le médecin salua.

— Si vous êtes messager de bonnes nouvelles, je serai heureux de vous conduire près de ma patiente, madame Daulac, j’y vais présentement, vous monterez dans mon coupé. Ah ! monsieur, il est bien temps que l’on vienne à l’aide de cette famille. Il y a à peine un mois, tous les objets de valeur appartenant à Madame Daulac ont été vendus par autorité de justice. Jusqu’alors ayant eu son piano, elle recevait chez elle quelques élèves et parvenait ainsi à gagner, plus ou moins bien, l’existence de ses enfants, le jeune homme aidant du peu qu’il recevait chez le notaire. La petite fille, âgée de quatorze ans seulement, avait aussi voulu prendre une situation comme copiste, ce qui lui donnait, je crois, une couple de dollars par semaine. Au bout de quelque temps, l’enfant, peu habituée à un travail aussi assidu, tomba gravement malade. Ce fut un surcroît de dépenses, on n’épargna rien pour la sauver, mais les dettes montèrent, il s’en suivit ce qui arrive inévitablement dans un pays comme le nôtre. Les personnes honnêtes que la fatalité a fait tomber dans le malheur, qui ne peuvent gagner leur vie à frotter les planchers, se voient, pour un retard de quelques jours dans le payement d’une somme banale, enlever par la justice le seul moyen de subsister qui leur reste. On crie à l’honnêteté, on se pose en noble chevalier défenseur de la vertu, et si une honnête femme nous supplie de ne pas la mettre sur le pavé, on rit, on la regarde avec mépris, parce qu’elle est pauvre ; pas de merci pour elle, la loi est là ; mais, si par hasard c’est une drôlesse qui implore, c’est bien différent, celle-là a droit à des égards : c’est toujours la même comédie, le Tartuffe de Molière vivra éternellement. Moi qui vous parle, j’ai vu si souvent se dérouler de ces drames navrants. C’est au chevet d’une mourante que je l’apprends d’ordinaire, alors que la mort la réclame, la moribonde ose faire des confidences, elle raconte ses luttes, ses douleurs, ses angoisses, que dis-je, c’est toujours la même fin : si elle reste honnête, elle meurt de misère, et si, par notre barbarie, le désespoir la fait tomber, elle meurt de honte. Mais partons. Cependant, monsieur, vous m’assurez que vous n’avez rien de fâcheux à apprendre à la famille Daulac à laquelle je m’intéresse. Un nouveau malheur tuerait ma patiente, tandis que, si l’on parvenait à rendre l’espérance à ce cœur brisé, on pourrait encore prolonger la vie de quelques années. Vous voyez que j’ai le droit d’exiger de la prudence.

— Monsieur, je suis Paul Bienville. Je veux annoncer moi-même à madame Daulac que ses biens vont lui être rendus et être le premier à lui apprendre qu’elle ne doit plus s’inquiéter. Puisque j’ai eu le malheur de gagner contre elle une cause injuste, il me tarde de lui demander pardon de mes torts, involontaires, il est vrai, mais dont elle a eu tant à souffrir.

— Alors, mon jeune ami, partons de suite, dit le médecin en lui serrant la main, le rétablissement de Madame Daulac dépend de la promptitude que l’on apportera à la rassurer. En voiture, nous avons deux heures de distance avant d’atteindre la maison.

Paul monta dans le coupé du docteur. Ils roulèrent rapidement sur la grande route. Bienville était ému, les dernières paroles du docteur l’inquiétaient. Allait-il arriver trop tard, toutes les peines qu’il s’était données allaient-elles être infructueuses ? En proie à ces impressions pénibles il demeurait silencieux.

Le soir venait, sur le perron des maisons se groupaient des gens, heureux de pouvoir enfin respirer une brise tardive, après avoir été enfermés tout le jour. C’était l’heure des confidences, des commérages, des potins du village, où les robustes commères saluaient leurs voisines, joyeuses de se rapporter entre elles toutes les nouvelles, de rire, de médire de leur prochain, de manquer un peu à la charité, tandis que les enfants, à demi vêtus, barbouillés jusqu’aux oreilles, se roulaient sur l’herbe grise de poussière, pour se rafraîchir, eux, à leur manière. Au loin défilaient sans nombre les peupliers, les vastes champs fleuris débordant des moissons, les allées ombragées où l’on voyait parfois disparaître dans l’ombre deux amoureux fuyant la grande route encore ensoleillée. Des bouffées odorantes, des parfums de fleurs, de fougère montaient du sol s’engouffrant dans les poumons, faisant éprouver une douce sensation de soulagement après l’accablement intense causé par la chaleur du jour qui s’éteignait : tout semblait respirer la joie, le bonheur de vivre. Paul se disait tristement :

— Mais, eux, sont-ils heureux ? Est-ce au chevet d’une mourante que me conduit ce docteur ?

Enfin, on fit halte devant une maisonnette basse dont les deux fenêtres et la porte d’entrée demeuraient grandes ouvertes. Il faisait si beau au dehors et en plongeant les regards dans cet extérieur, on eût dit qu’il pleuvait, tant le dénûment de la pièce avait quelque chose d’angoissant, le soleil semblait s’arrêter au seuil de la demeure : le charme de cette belle saison finissait aux dernières marches du perron.

Dans cette chambre sans tapis dont le mobilier se composait d’une simple table, d’un lit, de deux chaises, se trouvaient réunies trois personnes. Sur cette couche, une femme d’une maigreur diaphane, au teint cadavérique, reposait d’un sommeil nerveux, agité ; près d’elle une fillette de quatorze ans et un jeune homme de dix-sept causaient à voix basse en jetant de temps en temps des regards d’angoisse sur leur mère.

— Oh ! disait la petite fille en se serrant plus étroitement sur son frère, elle ne va pas mieux, j’ai peur, j’ai peur, Marcel, qu’elle ne meure.

Cachant sa tête sur l’épaule de l’adolescent elle étouffe ses sanglots ; lui, la soutenant, lui murmure bien bas :

— Ne pleure pas, je t’en prie, elle sera mieux demain. Le docteur nous l’a dit, si elle pouvait ne pas tant s’inquiéter elle reviendrait plus vite à la santé. Je lui dirai, lorsqu’elle s’éveillera, que le notaire a augmenté mon salaire aujourd’hui, cette nouvelle lui fera du bien.

— Tu crois ?

Les grands yeux de la jeune fille l’interrogent. Lui baisse son regard. Il veut lui donner un espoir qu’il n’a pas ; mais, il le sent bien, cette vie de privations, d’angoisse, de misère, tue sa mère : c’est pour eux qu’elle s’effraie et elle mourra avant qu’il puisse parvenir à lui rendre le bien-être nécessaire pour ranimer les forces chez cet être brisé.

Au fond de son âme s’élève un sourd grondement de haine, de colère. Jusqu’alors il n’a pas compris la joie de la vengeance ; mais à cet instant d’amère souffrance un désir immense le saisit de punir ses oppresseurs. Il voudrait le voir là, cet avocat cruel. Il voudrait le frapper, le terrasser sous lui, lui crier : Rends-moi ma mère, ou je te tue sans merci. Il comprend à cette heure que les malheureux, exaspérés par la tyrannie des puissants, se portent à des excès de violence terrible, inévitable conséquence du martyr enduré par les faibles, que les sommités du pouvoir ont trop souvent regardé d’un œil indifférent. Quel avantage la société a-t-elle retiré de la vente de leur mobilier ? l’avocat seul en a bénéficié, celui qui avait droit de réclamer quelque chose n’a rien reçu, les frais montant bien au-delà de ce qu’a rapporté la criée de ces meubles, que l’on aimait tant, dont la présence adoucissait l’amertume de leur vie. Oui, c’est l’avocat, plus cruel, plus méchant que l’être sauvage, non civilisé, qui n’a eu égard à rien et avec un cynisme barbare a traîné sa mère aux portes du tombeau en disant : Que m’importe, pourvu que je sois payé, moi.

Ô humanité ! pauvre humanité, tu te vantes d’être civilisée et chaque jour, comme Caïn, tu tues ton frère ! Le jeune homme serre les poings de rage, en jetant sur sa mère un regard de douleur, en tenant plus étroitement sur sa poitrine sa petite sœur en larmes, qu’il sent trembler sur son sein. Pourquoi est-il impuissant à rendre à celles qui lui sont si chères la vie, le sourire ? Il n’a rien. Il regarde avec égarement cette chambre nue, où leurs vêtements, faute de meubles pour les contenir, demeurent appendus sur les portes. Le portrait de leur père, dont le riche encadrement contraste avec la pauvreté du lieu, orne seul la muraille. Celui-là on n’a pu l’enlever, c’était un des membres de la famille, il devait rester lui aussi, pour être témoin du désastre et rappeler par son luxe les jours meilleurs. Un coussin de satin peint a été aussi respecté, ouvrage de Madame Daulac, on ne pouvait le prendre, sans quoi ces deux objets, seuls vestiges de l’aisance d’autrefois, auraient aussi disparu.

Comme il était beau, cet adolescent, dans sa rage impuissante ; son regard sombre illuminant ses traits pâles, délicats, et les formes bien prises de sa noble stature formant un contraste charmant avec la gracilité de sa sœur, dont la blonde chevelure inondait son épaule. Ce fut à cet instant que le docteur et Paul pénétrèrent dans la pièce. Marcel en apercevant Bienville poussa un cri :

— Arrière ! s’écria-t-il en s’élançant vers lui, ne pénétrez pas plus avant. Il n’y a rien à prendre ici.

Son bras se leva pour s’abattre sur l’avocat. Le docteur retint son élan.

— Non, mon pauvre ami, ce n’est pas le malheur que j’amène avec moi. Calmez-vous. Ce jeune homme vous apporte la nouvelle de la fin de vos maux.

— Que dites-vous ? fit madame Daulac, que l’entrée des deux visiteurs avait éveillée.

— Madame, répondit le docteur, voici le médecin capable de vous guérir complètement. Monsieur Bienville, apprenez à ma patiente ce que vous avez fait pour elle.

— Peu de chose, madame. Comme vous j’avais été trompé. J’ai voulu réparer mon erreur en venant vous demander pardon, aujourd’hui, de tous les chagrins que je vous ai causés involontairement, vous dire que ceux qui vous avaient volée ont été confondus, les sommes que vous aviez versées chez Martineau vont vous être rendues avec intérêt.

La malade s’était soulevée sur son séant, l’émotion, la joie transfiguraient ses traits ; on eut dit qu’elle ne souffrait plus.

Gabrielle qui la contemplait saisit, dans un élan de reconnaissance, la main de Paul, la pressant dans la sienne.

— Oh ! monsieur, vous l’avez sauvée.

Tombant à genoux :

— Mon Dieu, je vous remercie, murmura-t-elle.

La chambre s’ensoleilla du dernier rayon de l’astre qui disparaissait dans un nuage d’or. Soudain Paul Bienville, ce grand incroyant, sentit une force irrésistible l’entraîner à s’agenouiller à côté de cette jeune fille qui tenait sa main et il répéta avec elle :

— Mon Dieu, moi aussi je vous remercie.