Un hiver à Majorque/Chapitre 07

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VII.

Nous étions depuis trois semaines à Establiments lorsque les pluies commencèrent. Jusque-là nous avions eu un temps adorable ; les citronniers et les myrtes étaient encore en fleurs, et, dans les premiers jours de décembre, je restai en plein air sur une terrasse jusqu’à cinq heures du matin, livré au bien-être d’une température délicieuse. On peut s’en rapporter à moi, car je ne connais personne au monde qui soit plus frileux, et l’enthousiasme de la belle nature n’est pas capable de me rendre insensible au moindre froid. D’ailleurs, malgré le charme du paysage éclairé par la lune et le parfum des fleurs qui montait jusqu’à moi, ma veillée n’était pas fort émouvante. J’étais là, non comme eût fait un poëte cherchant l’inspiration, mais comme un oisif qui contemple et qui écoute. J’étais fort occupé, je m’en souviens, à recueillir les bruits de la nuit et à m’en rendre compte.

Il est bien certain, et chacun le sait, que chaque pays a ses harmonies, ses plaintes, ses cris, ses chuchotements mystérieux, et cette langue matérielle des choses n’est pas un des moindres signes caractéristiques dont le voyageur est frappé. Le clapotement mystérieux de l’eau sur les froides parois des marbres, le pas pesant et mesuré des sbires sur le quai, le cri aigu et presque enfantin des mulots, qui se poursuivent et se querellent sur les dalles limoneuses, enfin tous les bruits furtifs et singuliers qui troublent faiblement le morne silence des nuits de Venise, ne ressemblent en rien au bruit monotone de la mer, au quien vive des sentinelles et au chant mélancolique des serenos de Barcelone. Le lac Majeur a des harmonies différentes de celles du lac de Genève. Le perpétuel craquement des pommes de pin dans les forêts de la Suisse ne ressemble en rien non plus aux craquements qui se font entendre sur les glaciers.

À Majorque, le silence est plus profond que partout ailleurs. Les ânesses et les mules qui passent la nuit au pâturage l’interrompent parfois en secouant leurs clochettes, dont le son est moins grave et plus mélodique que celles des vaches suisses. Le boléro y résonne dans les lieux les plus déserts et dans les plus sombres nuits. Il n’est pas un paysan qui n’ait sa guitare et qui ne marche avec elle à toute heure. De ma terrasse, j’entendais aussi la mer, mais si lointaine et si faible que la poésie étrangement fantastique et saisissante des Djins me revenait en mémoire.

J’écoute.
Tout fuit.
On doute,
La nuit,
Tout passe ;
L’espace
Efface
Le bruit.

Dans la ferme voisine, j’entendais le vagissement d’un petit enfant, et j’entendais aussi la mère, qui, pour l’endormir, lui chantait un joli air du pays, bien monotone, bien triste, bien arabe. Mais d’autres voix moins poétiques vinrent me rappeler la partie grotesque de Majorque.

Les cochons s’éveillèrent et se plaignirent sur un mode que je ne saurais point définir. Alors le pagès, père de famille, s’éveilla à la voix de ses porcs chéris comme la mère s’était éveillée aux pleurs de son nourrisson. Je l’entendis mettre la tête à la fenêtre et gourmander les hôtes de l’étable voisine d’une voix magistrale. Les cochons l’entendirent fort bien, car ils se turent. Puis le pagès, pour se rendormir apparemment se mit à réciter son rosaire d’une voix lugubre, qui, à mesure que le sommeil venait et se dissipait, s’éteignait ou se ranimait comme le murmure lointain des vagues. De temps en temps encore les cochons laissaient échapper un cri sauvage ; le pagès élevait alors la voix sans interrompre sa prière, et les dociles animaux, calmé par un Ora pro nobis ou un Ave Maria prononcé d’une certaine façon, se taisaient aussitôt. Quant à l’enfant, il écoutait sans doute, les yeux ouverts, livré à l’espèce de stupeur où les bruits incompris plongent cette pensée naissante de l’homme au berceau, qui fait un si mystérieux travail sur elle-même avant de se manifester.

Mais tout à coup, après des nuits si sereines, le déluge commença. Un matin, après que le vent nous eut bercés toute la nuit de ses longs gémissements, tandis que la pluie battait nos vitres, nous entendîmes, à notre réveil, le bruit du torrent qui commençait à se frayer une route parmi les pierres de son lit. Le lendemain, il parlait plus haut ; le surlendemain, il roulait les roches qui gênaient sa course. Toutes les fleurs des arbres étaient tombées, et la pluie ruisselait dans nos chambres mal closes.

On ne comprend pas le peu de précautions que prennent les Majorquins contre ces fléaux du vent et de la pluie. Leur illusion ou leur fanfaronnade est si grande à cet égard, qu’ils nient absolument ces inclémences accidentelles, mais sérieuses, de leur climat. Jusqu’à la fin des deux mois de déluge que nous eûmes à essuyer, ils nous soutinrent qu’il ne pleuvait jamais à Majorque. Si nous avions mieux observé la position des pics de montagne et la direction habituelle des vents, nous nous serions convaincus d’avance des souffrances inévitables qui nous attendaient.

Mais une autre déception nous était réservée : c’est celle que j’ai indiquée plus haut, lorsque j’ai commencé à raconter mon voyage par la fin. Un d’entre nous tomba malade. D’une complexion fort délicate, étant sujet à une forte irritation du larynx, il ressentit bientôt les atteintes de l’humidité. La Maison du Vent (Son-Vent en patois), c’est le nom de la villa que le señor Gomez nous avait louée, devint inhabitable. Les murs en étaient si minces, que la chaux dont nos chambres étaient crépies se gonflait comme une éponge. Jamais, pour mon compte, je n’ai tant souffert du froid, quoiqu’il ne fît pas très-froid en réalité : mais pour nous, qui sommes habitués à nous chauffer en hiver, cette maison sans cheminée était sur nos épaules comme un manteau de glace, et je me sentais paralysé.

Nous ne pouvions nous habituer à l’odeur asphyxiante des braseros, et notre malade commença à souffrir et à tousser.

De ce moment nous devînmes un objet d’horreur et d’épouvante pour la population. Nous fûmes atteints et convaincus de phtisie pulmonaire, ce qui équivaut à la peste dans les préjugés contagionistes de la médecine espagnole. Un riche médecin, qui, pour la modique rétribution de 45 francs, daigna venir nous faire une visite, déclara pourtant que ce n’était rien, et n’ordonna rien. Nous l’avions surnommé Malvavisco, à cause de sa prescription unique.

Un autre médecin vint obligeamment à notre secours ; mais la pharmacie de Palma était dans un tel dénûment que nous ne pûmes nous procurer que des drogues détestables. D’ailleurs, la maladie devait être aggravée par des causes qu’aucune science et aucun dévouement ne pouvaient combattre efficacement.

Un matin, que nous étions livrés à des craintes sérieuses sur la durée de ces pluies et de ces souffrances qui étaient liées les unes aux autres, nous reçûmes une lettre du farouche Gomez, qui nous déclarait, dans le style espagnol, que nous tenions une personne, laquelle tenait une maladie qui portait la contagion dans ses foyers, et menaçait par anticipation les jours de sa famille ; en vertu de quoi il nous priait de déguerpir de son palais dans le plus bref délai possible.

Ce n’était pas un grand regret pour nous, car nous ne pouvions plus rester là sans crainte d’être noyés dans nos chambres ; mais notre malade n’était pas en état d’être transporté sans danger, surtout avec les moyens de transport qu’on a à Majorque, et le temps qu’il faisait. Et puis la difficulté était de savoir où nous irions ; car le bruit de notre phtisie s’était répandu instantanément, et nous ne devions plus espérer de trouver un gîte nulle part, fût-ce à prix d’or, fût-ce pour une nuit. Nous savions bien que les personnes obligeantes qui nous en feraient l’offre n’étaient pas elles mêmes à l’abri du préjugé, et que d’ailleurs nous attirerions sur elles, en les approchant, la réprobation qui pesait sur nous. Sans l’hospitalité du consul de France, qui fit des miracles pour nous recueillir tous sous son toit, nous étions menacés de camper dans quelque caverne comme des Bohémiens véritables.

Un autre miracle se fit, et nous trouvâmes un asile pour l’hiver. Il y avait à la chartreuse de Valdemosa un Espagnol réfugié qui s’était caché là pour je ne sais quel motif politique. En allant visiter la chartreuse, nous avions été frappés de la distinction de ses manières, de la beauté mélancolique de sa femme, et de l’ameublement rustique et pourtant confortable de leur cellule. La poésie de cette chartreuse m’avait tourné la tête. Il se trouva que le couple mystérieux voulut quitter précipitamment le pays, et qu’il fut aussi charmé de nous céder son mobilier et sa cellule que nous l’étions d’en faire l’acquisition. Pour la modique somme de mille francs, nous eûmes donc un ménage complet, mais tel que nous eussions pu nous le procurer en France pour cent écus, tant les objets de première nécessité sont rares, coûteux, et difficiles à rassembler à Majorque.

Comme nous passâmes alors quatre jours à Palma, quoique j’y aie peu quitté cette fois la cheminée que le consul avait le bonheur de posséder (le déluge continuant toujours), je ferai ici une lacune à mon récit pour décrire un peu la capitale de Majorque. M. Laurens, qui vint l’explorer et en dessiner les plus beaux aspects l’année suivante, sera le cicérone que je présenterai maintenant au lecteur, comme plus compétent que moi sur l’archéologie.