Un hiver à Majorque/Chapitre 03

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III.

Ne sachant ni engraisser les bœufs, ni utiliser la laine, ni traire les vaches (le Majorquin déteste le lait et le beurre autant qu’il méprise l’industrie) ; ne sachant pas faire pousser assez de froment pour oser en manger ; ne daignant guère cultiver le mûrier et recueillir la soie ; ayant perdu l’art de la menuiserie autrefois très-florissant chez lui et aujourd’hui complétement oublié ; n’ayant pas de chevaux (l’Espagne s’empare maternellement de tous les poulains de Majorque pour ses armées, d’où il résulte que le pacifique Majorquin n’est pas si sot que de travailler pour alimenter la cavalerie du royaume) ; ne jugeant pas nécessaire d’avoir une seule route, un seul sentier praticable dans toute son île, puisque le droit d’exportation est livré au caprice d’un gouvernement qui n’a pas le temps de s’occuper de si peu de chose, le Majorquin végétait et n’avait plus rien à faire qu’à dire son chapelet et rapiécer ses chausses, plus malades que celles de don Quichotte, son patron en misère et en fierté, lorsque le cochon est venu tout sauver. L’exportation de ce quadrupède a été permise, et l’ère nouvelle, l’ère du salut, a commencé.

Les Majorquins nommeront ce siècle, dans les siècles futurs, l’âge du cochon, comme les musulmans comptent dans leur histoire l’âge de l’éléphant.

Maintenant l’olive et la caroube ne jonchent plus le sol, la figue du cactus ne sert plus de jouet aux enfants, et les mères de famille apprennent à économiser la fève et la patate. Le cochon ne permet plus de rien gaspiller, car le cochon ne laisse rien perdre ; et il est le plus bel exemple de voracité généreuse, jointe à la simplicité des goûts et des mœurs, qu’on puisse offrir aux nations. Aussi jouit-il à Majorque des droits et des prérogatives qu’on n’avait point songé jusque là à offrir aux hommes. Les habitations ont été élargies, aérées ; les fruits qui pourrissaient sur la terre ont été ramassés, triés et conservés, et la navigation à la vapeur, qu’on avait jugée superflue et déraisonnable, a été établie de l’île au continent.

C’est donc grâce au cochon que j’ai visité l’île de Majorque ; car si j’avais eu la pensée d’y aller il y a trois ans, le voyage, long et périlleux sur les caboteurs m’y eût fait renoncer. Mais, à dater de l’exportation du cochon, la civilisation a commencé à pénétrer. On a acheté en Angleterre un joli petit steamer, qui n’est point de taille à lutter contre les vents du nord, si terribles dans ces parages ; mais qui, lorsque le temps est serein, transporte une fois par semaine deux cents cochons et quelques passagers par-dessus le marché, à Barcelone.

Il est beau de voir avec quels égards et quelle tendresse ces messieurs (je ne parle point des passagers) sont traités à bord, et avec quel amour on les dépose à terre. Le capitaine du steamer est un fort aimable homme, qui, à force de vivre et de causer avec ces nobles bêtes, a pris tout à fait leur cri et même un peu de leur désinvolture. Si un passager se plaint du bruit qu’ils font, le capitaine répond que c’est le son de l’or monnayé roulant sur le comptoir. Si quelque femme est assez bégueule pour remarquer l’infection répandue dans le navire, son mari est là pour lui répondre que l’argent ne sent point mauvais, et que sans le cochon il n’y aurait pour elle ni robe de soie, ni chapeau de France, ni mantille de Barcelone. Si quelqu’un a le mal de mer, qu’il n’essaie pas de réclamer le moindre soin des gens de l’équipage ; car les cochons aussi ont le mal de mer, et cette indisposition est chez eux accompagnée d’une langueur spleenétique et d’un dégoût de la vie qu’il faut combattre à tout prix. Alors, abjurant toute compassion et toute sympathie pour conserver l’existence à ses chers clients, le capitaine en personne, armé d’un fouet, se précipite au milieu d’eux, et derrière lui les matelots et les mousses, chacun saisissant ce qui lui tombe sous la main, qui une barre de fer, qui un bout de corde, en un instant toute la bande muette et couchée sur le flanc est fustigée d’une façon paternelle, obligée de se lever, de s’agiter, et de combattre par cette émotion violente l’influence funeste du roulis.

Lorsque nous revînmes de Majorque à Barcelone, au mois de mars, il faisait une chaleur étouffante ; cependant il ne nous fut point possible de mettre le pied sur le pont. Quand même nous eussions bravé le danger d’avoir les jambes avalées par quelque pourceau de mauvaise humeur, le capitaine ne nous eût point permis, sans doute, de les contrarier par notre présence. Ils se tinrent fort tranquilles pendant les premières heures ; mais, au milieu de la nuit, le pilote remarqua qu’ils avaient un sommeil bien morne, et qu’ils semblaient en proie à une noire mélancolie. Alors on leur administra le fouet, et régulièrement, à chaque quart d’heure, nous fûmes réveillés par des cris et des clameurs si épouvantables, d’une part la douleur et la rage des cochons fustigés, de l’autre les encouragements du capitaine à ses gens et les jurements que l’émulation inspirait à ceux-ci, que plusieurs fois nous crûmes que le troupeau dévorait l’équipage.

Quand nous eûmes jeté l’ancre, nous aspirions certainement à nous séparer d’une société aussi étrange, et j’avoue que celle des insulaires commençait à me peser presque autant que l’autre ; mais il ne nous fut permis de prendre l’air qu’après le débarquement des cochons. Nous eussions pu mourir asphyxiés dans nos chambres que personne ne s’en fût soucié, tant qu’il y avait un cochon à mettre à terre et à délivrer du roulis.

Je ne crains point la mer, mais quelqu’un de ma famille était dangereusement malade. La traversée, la mauvaise odeur et l’absence de sommeil n’avaient pas contribué à diminuer ses souffrances. Le capitaine n’avait eu d’autre attention pour nous que de nous prier de ne pas faire coucher notre malade dans le meilleur lit de la cabine, parce que, selon le préjugé espagnol, toute maladie est contagieuse ; et comme notre homme pensait déjà à faire brûler la couchette où reposait le malade, il désirait que ce fût la plus mauvaise. Nous le renvoyâmes à ses cochons ; et quinze jours après, lorsque nous revenions en France sur le Phénicien, un magnifique bateau à vapeur de notre nation, nous comparions le dévouement du Français à l’hospitalité de l’Espagnol. Le capitaine d’el Mallorquin avait disputé un lit à un mourant ; le capitaine marseillais, ne trouvant pas notre malade assez bien couché, avait ôté les matelas de son propre lit pour les lui donner… Quand je voulus solder notre passage, le Français me fit observer que je lui donnais trop ; le Majorquin m’avait fait payer double.

D’où je ne conclus pas que l’homme soit exclusivement bon sur un coin de ce globe terraqué, ni exclusivement mauvais sur un autre coin. Le mal moral n’est, dans l’humanité, que le résultat du mal matériel. La souffrance engendre la peur, la méfiance, la fraude, la lutte dans tous les sens. L’Espagnol est ignorant et superstitieux ; par conséquent il croit à la contagion, il craint la maladie et la mort, il manque de foi et de charité. — Il est misérable et pressuré par l’impôt ; par conséquent il est avide, égoïste, fourbe avec l’étranger. Dans l’histoire, nous voyons que là où il a pu être grand, il a montré que la grandeur était en lui ; mais il est homme, et, dans la vie privée, là où l’homme doit succomber, il succombe.

J’ai besoin de poser ceci en principe avant de parler des hommes tels qu’ils me sont apparus à Majorque ; car aussi bien j’espère qu’on me tient quitte de parler davantage des olives, des vaches et des pourceaux. La longueur même de ce dernier article n’est pas de trop bon goût. J’en demande pardon à ceux qui pourraient s’en trouver personnellement blessés, et je prends maintenant mon récit au sérieux ; car je croyais n’avoir rien à faire ici, qu’à suivre M. Laurens pas à pas dans son Voyage d’art, et je vois que beaucoup de réflexions viendront m’assaillir en repassant par la mémoire dans les âpres sentiers de Majorque.