Les Écrivains/Un enterrement civil

Les ÉcrivainsE. Flammarionpremière série (p. 54-58).


UN ENTERREMENT CIVIL


Murger agonisait. Un ami le prévint qu’un prêtre était là qui demandait à le voir un instant.

Le poète se souleva lentement sur son lit et d’une voix mourante :

— Un prêtre, murmura-t-il ? Dites-lui que j’ai lu Voltaire.

« Pauvre petit, ajoutait Veuillot, qui contait l’aventure, tu n’avais lu que M. About. »

M. About, qui passe pour avoir recommencé Voltaire, n’avait-il donc lu que M. About ? C’est bien possible. On vient de l’enterrer à son tour, et civilement, cela va de soi. Les obsèques ont eu lieu en grande pompe. Il y a eu quelques soldats, car il était décoré, quatre ou cinq académiciens, car il était de la maison, M. Jules Ferry, car il était athée, et puis des amis. Pour un homme d’esprit il faut convenir qu’il a eu un enterrement bien ridicule, et il est regrettable qu’il ne l’ait pas vu, de son vivant, car j’imagine qu’il s’en fût cruellement moqué, lui qui se moquait de tant de choses moins tristes et moins ridicules. Des jeunes filles, costumées en Alsaciennes, avec des cocardes tricolores, suivaient le convoi ; il y avait aussi un détachement de la Ligue des Patriotes ; le tout, couronné par un discours de M. Siebecker, qui a déclaré une fois de plus la guerre à l’Allemagne, et reconquis l’Alsace, comme il convient. Que les patriotes viennent hurler autour des statues de la place de la Concorde, qu’ils outragent des drapeaux flottants à des fenêtres d’hôtel, qu’ils se révoltent contre les brasseries où l’on mange des choucroutes, c’est au mieux. Mais vraiment, ils devraient bien respecter la mort pacifique et ne point venir troubler des tombes. C’est une chose curieuse et navrante à la fois, que quatre patriotes ne puissent plus maintenant se rencontrer quelque part, sans que des scandales s’ensuivent, et qu’il faille dans les cérémonies publiques les éviter, comme dans les foules, on évite les bravaches et les chercheurs de querelles.

Il est vrai qu’ils étaient, à cet enterrement, très à leur aise, et fort peu gênés de compromettre la dignité de quelque chose, puisqu’il n’y avait rien, puisqu’on n’avait trouvé rien de mieux que les patriotes, qui hurlent et bataillent, pour remplacer le prêtre qui chante des prières et murmure des consolations. C’est sans doute le cérémonial usité, en ces enterrements, lesquels ne se contentent pas de braver Dieu, et qui insultent la Mort, par surcroît.

Mais ce n’est pas tout.

M. Caro avait été désigné, par l’Académie, pour prononcer un discours, au nom de cette Académie qui venait d’élire M. About. M. Caro ne pouvait se soustraire à ce devoir, et on peut dire qu’il l’a magnifiquement accompli. Il avait été aussi désigné par la famille pour tenir un des cordons du poêle. Mais, cet honneur, M. Caro le refusa. Il ne voulut point sanctionner, par un acte libre, une manifestation contre laquelle il protestait et que ses croyances, en même temps que ses politesses, désavouaient hautement. Il démontrait de cette façon qu’il n’eût point honoré de sa présence cette fête de la mort sans Dieu, s’il n’y avait été forcé par son devoir d’académicien.

Nous félicitons M. Caro de ce grand courage. Car c’est un grand courage que de revendiquer les droits de Dieu, aujourd’hui qu’on l’outrage en tous lieux, qu’on le chasse de partout, et qu’on ne lui permet pas de faire planer son image au-dessus des cortèges de la mort. Et ce courage était d’autant plus grand que la foule qui était venue là se montrait hostile à un pareil acte d’indépendance et de dignité, et qu’elle faisait parade de son athéisme et de son irréligion.

Aussi, quand M. Caro prononça son discours, au moment où, avec un tact infini, une tristesse sincère et des allusions délicates, qui ne pouvaient blesser personne, il parla des sentiments politiques et religieux de M. About, quelques sifflets se firent entendre, et des protestations aussi déplacées que bêtes s’élevèrent autour de la tombe de celui qui fut si bien sifflé à Gaëtana. Les patriotes voulaient faire payer à M. Caro son noble refus de marcher à côté d’un corbillard que ne décorait aucun attribut religieux et que ne suivait aucun prêtre. Ces sifflets et ces protestations honorent M. Caro, qui, dans cette triste cérémonie, représentait la conscience des honnêtes gens.

Voilà donc ce qu’ont été les obsèques d’un homme dont tout le monde, ces jours passés, célébrait l’intelligence et vantait l’esprit. Une exhibition et une dispute. Il y avait vraiment, à tout cela, une grande tristesse, car on se disait que cet homme avait des filles, de pauvres enfants qui ne pouvaient pourtant que puiser dans la source des divines consolations, les consolations nécessaires à leur douleur. J’ignore comment leur père les avait élevées, s’il avait laissé s’épanouir dans leurs jeunes cœurs les croyances qui sont la beauté et la bonté de la femme, et qui mettent sur son visage quelque chose du sourire des anges, ou s’il avait tenté de fermer leur âme aux rayons de l’espérance éternelle ; mais je suis certain que, dans ces heures d’affliction où les fois les plus belles, les impiétés les plus endurcies, tournent vers le ciel des regards chargés d’implorations et de repentirs, ces jeunes filles auront davantage pleuré sur le père mort et qui s’en allait tout seul, sans un parfum d’encens, sans un chant de prières, sans un pardon, sans un espoir de voir le ciel s’ouvrir jamais pour soi et les êtres qu’on a adorés et qu’on ne reverra plus.

À quoi bon avoir été une lumière, une intelligence, un cerveau ? À quoi bon avoir rempli le monde du bruit de son nom ? À quoi bon avoir remporté des succès et s’être vu porter dans des triomphes, si tout cela doit périr et s’il faut partir ainsi qu’un chien, et s’enfoncer dans la nuit de la terre, sans que les passants se découvrent et pour qu’ils se détournent rapidement afin de ne point saluer vos dépouilles ? Ne vaut-il pas mieux rester un inconnu, un ignoré, un pauvre diable et s’en aller dans l’éternité, salué par le respect attendri et consolateur que laissent les corbillards des misérables, derrière lesquels marche le prêtre, en blanc surplis, et portant la croix, signe de notre rédemption ?