Collection Hetzel (p. 96-115).

VII

descente de police.


Deux heures après, une voiture courait à toute vitesse sur la route de Pernau. Ce n’était ni une télègue ni une malle-poste. La berline de voyage de M. Frank Johausen avait été attelée de chevaux de poste qu’elle devait changer aux relais. Si rapidement qu’elle fût conduite, on ne pouvait compter qu’elle arriverait au kabak de la Croix-Rompue avant la nuit. Elle ferait halte au dernier relais, et, le lendemain, dès le point du jour, elle s’arrêterait à l’auberge.

Dans la berline avaient pris place le banquier, le major Verder, le docteur Hamine pour les constatations, le juge Kerstorf, qui allait être chargé de l’instruction de cette affaire, et le greffier. Deux agents de la police occupaient le siège de derrière.

Un mot sur le juge Kerstorf, puisque les autres personnages ont déjà figuré dans ce récit et sont connus suffisamment.

Ce magistrat, âgé de cinquante ans environ, était justement apprécié de ses collègues et du public. On ne pouvait qu’admirer sa perspicacité, sa finesse, dans les causes criminelles qui relevaient de ses fonctions. D’une intégrité absolue, il ne subissait jamais aucune influence, il était inaccessible à toute pression, d’où qu’elle vînt, et la politique ne lui dictait jamais ses conclusions. C’était la loi faite homme. Peu communicatif, très réservé, il ne parlait guère et réfléchissait beaucoup.

Ainsi, dans cette affaire, il y avait, comme on dit en physique,


LA BERLINE ARRIVAIT AU KABAK…

des fluides contraires qui auraient quelque peine à se combiner si la question politique y intervenait : d’une part, le banquier Johausen et le major Verder, germains d’origine, de l’autre, le docteur Hamine, slave de naissance. Seul le juge Kerstorf était dégagé de ces passions de races qui fermentaient alors dans les provinces Baltiques.

Pendant le trajet, la conversation, — et encore fut-elle très intermittente, — n’eut pour la soutenir que le major et le banquier.

M. Frank Johausen ne cachait pas la profonde pitié que lui causait la mort du malheureux Poch. Il avait une particulière estime pour ce garçon au service de sa maison depuis de longues années déjà, d’une probité parfaite, d’un dévouement à toute épreuve.

« Et cette pauvre Zénaïde, ajouta-t-il, quelle sera sa douleur, quand elle apprendra le meurtre de celui qu’elle allait épouser !… »

En effet, le mariage devait se faire dans quelques jours, à Riga, et c’est au cimetière, au lieu de l’église, que serait conduit le garçon de banque !

Quant au major, s’il s’attendrissait sur le sort de la victime, la capture de l’assassin le préoccupait bien davantage. Impossible de rien dire à ce sujet, avant d’avoir visité le théâtre du crime, avant de savoir dans quelles conditions il avait été commis. Peut-être trouverait-on quelque indice, quelque piste à suivre. Au fond, le major Verder inclinait à voir dans cet assassinat la main d’un de ces rôdeurs dont une partie du territoire livonien était infestée à cette époque. Dès lors, il y avait lieu d’espérer, grâce aux escouades de police qui le parcouraient, que la justice s’emparerait du meurtrier de la Croix-Rompue.

Le rôle du docteur Hamine devait se borner aux constatations médico-légales sur le cadavre de Poch. Il attendrait cet examen pour se prononcer. Mais, en ce moment, il avait un tout autre sujet de préoccupation, d’inquiétude même. En effet, la veille, lorsqu’il était allé faire sa visite quotidienne au professeur, celui-ci ne se trouvait plus à la maison. Il avait appris d’Ilka que son père était en voyage. Ce jour-là, Nicolef, qu’elle n’avait même pas vu avant son départ, lui avait fait savoir qu’il quittait Riga pour deux ou trois jours. Où allait-il ?… Nulle explication à cet égard. Ce voyage était-il projeté de la veille ?… Évidemment, puisque Nicolef n’avait reçu aucune lettre depuis sa rentrée au logis.

Et, cependant, il n’en avait parlé ni à sa fille, ni au docteur, ni au consul pendant la soirée. Leur avait-il paru plus préoccupé que d’habitude ?… Peut-être, mais, à un homme si renfermé, on ne demandait guère le sujet de ses préoccupations. Ce qui était certain, c’est que le lendemain, dès les premières heures, il prévenait Ilka par un petit mot, puis, se mettait en route, sans indiquer le but de son voyage. Le docteur Hamine avait donc laissé Ilka Nicolef visiblement inquiète, et lui-même partageait cette inquiétude.

La berline filait au grand trot. Un homme à cheval, envoyé en avant, prenait des mesures pour que les attelages fussent toujours préparés aux relais. Donc, pas de temps perdu, et, si l’on eût quitté Riga trois heures plus tôt, l’enquête aurait pu commencer le jour même.

L’air était sec, un peu froid. Sous une légère brise du nord-est la bourrasque de la veille avait cessé. Seulement la grande route, si effroyablement battue par les rafales, obligeait les chevaux à de grands efforts.

À mi-chemin, une demi-heure fut accordée aux voyageurs pour leur déjeuner. Ils s’attablèrent dans une assez modeste auberge du relais, et repartirent aussitôt.

Ils étaient silencieux maintenant, absorbés dans leurs idées. Sauf quelques rares paroles, échangées entre M. Frank Johausen et le major Verder, on se taisait dans la berline. Si rapidement qu’elle courût sur cette route, on trouvait que les postillons ne marchaient pas. Le plus impatient de ces compagnons de voyage, le major, les stimulait par ses conseils, les relançait par ses objurgations, les menaçait même, lorsque la voiture ralentissait à quelque montée de côte.

Bref, cinq heures sonnaient lorsque la berline fit halte au dernier relais avant Pernau.

Le soleil, très abaissé sur l’horizon, ne tarderait pas à disparaître, et la Croix-Rompue était encore éloignée d’une dizaine de verstes.

« Messieurs, dit le juge Kerstorf, lorsque nous arriverons à l’auberge il fera tout à fait nuit, condition peu favorable pour commencer une enquête… Je vous propose donc de la remettre à demain, dès la première heure… En outre, comme nous ne trouverons pas de chambres convenables dans ce cabaret, il me paraît préférable de passer la nuit ici, à l’auberge du relais…

— La proposition est sage, répondit le docteur Hamine, et en partant au petit jour…

— Restons ici, dit alors M. Frank Johausen, et, à moins que le major Verder n’y voie quelque inconvénient…

— Je ne vois d’autre inconvénient que de retarder nos recherches, répondit le major, qui avait hâte d’être arrivé sur le théâtre du crime.

— Il est gardé depuis le matin, sans doute, ce kabak ?… demanda le juge.

— Oui, répondit le major Verder. La dépêche expédiée de Pernau m’informe que des agents y ont été immédiatement envoyés avec ordre de n’y laisser pénétrer personne et d’empêcher le cabaretier Kroff de communiquer…

— Dans ces conditions, fit observer le juge, ce retard d’une nuit ne peut être préjudiciable à l’enquête…

— Non, sans doute, répliqua le major, mais il laisse à l’auteur du crime le temps de mettre bon nombre de verstes entre la Croix-Rompue et lui ! »

Le major parlait là en policier, très entendu dans l’exercice de ses fonctions. Toutefois, la soirée s’avançant, le jour s’éteignant dans les ombres du crépuscule, le plus sage était d’attendre au lendemain.

Le banquier et ses compagnons s’installèrent donc à l’auberge du relais, ils y dînèrent et passèrent la nuit plus ou moins confortablement dans les chambres mises à leur disposition.

Le lendemain, 15 avril, dès la pointe de l’aube, la berline se remit en route, et, vers sept heures, atteignait au kabak.

Les agents de Pernau, installés dans l’auberge, les reçurent sur le seuil.

Kroff allait et venait à travers la salle. Il n’y avait pas eu lieu d’employer la force pour le retenir. Quitter son auberge, pourquoi donc ?… Au contraire. Sa présence n’était-elle pas nécessaire pour fournir aux agents tout ce dont ils avaient besoin ?… Ne devait-il pas se tenir aux ordres des magistrats qui procéderaient à son interrogatoire ?… Quel témoignage eût été plus précieux que le sien au début de cette enquête ?…

Au surplus, les agents avaient scrupuleusement veillé à ce que les choses restassent en l’état, à l’intérieur comme à l’extérieur, dans les chambres comme sur la grande route aux abords du cabaret. Défense avait été faite aux paysans des environs de s’approcher de la maison, et, en ce moment même, une cinquantaine de curieux stationnaient à la distance imposée.

Conformément à sa promesse, vers sept heures du matin, le conducteur Broks, accompagné du iemschick avec son attelage et d’un charron, était revenu au kabak, où il comptait retrouver Poch et le voyageur qu’il ramènerait dès que la malle serait réparée.

Que l’on juge de l’horreur que ressentit Broks, lorsque le cabaretier le conduisit devant le cadavre de Poch, ce pauvre Poch, si impatient de rentrer à Riga pour y célébrer son mariage ! Aussitôt, sautant sur un des chevaux de l’attelage, laissant le postillon et le charron à l’auberge, il était revenu à Pernau pour informer la police. Un télégramme fut adressé au major Verder à Riga, et des agents se transportèrent à la Croix-Rompue.

Quant à Broks, son intention était de retourner au kabak afin de se mettre à la disposition des magistrats qui, sans doute, réclameraient son témoignage.

Cependant le juge Kerstorf et le major Verder procédèrent immédiatement aux premières investigations. Les agents, placés les uns en avant de la maison sur la route, les autres en arrière, le long du potager, ou à droite sur la lisière du bois de sapins, furent chargés de tenir les curieux à distance.

Le juge, le major, le docteur et M. Johausen, introduits dans la salle commune, y trouvèrent le cabaretier Kroff, qui les conduisit à la chambre où gisait le cadavre du garçon de banque.

En présence de l’infortuné Poch, M. Johausen ne fut pas maître de sa douleur. C’était bien le vieux serviteur de sa maison, la tête exsangue, le corps raidi par la mort qui remontait à plus de vingt-quatre heures déjà, étendu sur le lit, dans la position où il avait reçu le coup pendant son sommeil. La veille, le jour venu, n’entendant aucun bruit dans sa chambre, Kroff, se conformant à ses recommandations, s’était bien gardé de le réveiller ; mais, à l’arrivée du conducteur, vers sept heures, tous deux avaient frappé à la porte, fermée en dedans. Pas de réponse. Très inquiets alors, ils l’avaient forcée et s’étaient trouvés en présence d’un cadavre encore chaud.

Sur une table, près du lit, se voyait le portefeuille aux initiales des frères Johausen, sa chaînette traînant à terre, vide des quinze mille roubles en billets d’État que Poch portait à Revel.

En premier lieu, le docteur Hamine soumit le cadavre aux constatations d’usage. La victime avait perdu beaucoup de sang. Une mare rouge, à demi coagulée, s’étendait depuis le lit jusqu’à la porte. La chemise de Poch, toute raidie, portait à la hauteur de la cinquième côte, un peu à gauche, la trace d’un trou qui correspondait à une blessure de forme assez singulière. Nul doute qu’elle eût été faite avec un de ces couteaux suédois dont la lame, longue de cinq à six pouces, plantée dans un manche de bois, est munie d’une virole à ressort. Cette virole avait laissé sur la peau, à l’orifice de la blessure, une empreinte très reconnaissable. Le coup ayant été porté avec une extrême violence, un seul avait suffi pour provoquer une mort foudroyante en perforant le cœur.

Sur le mobile de l’assassinat, aucune hésitation possible. C’était le vol, puisque les billets que renfermait le portefeuille de Poch avaient disparu.

Mais comment l’assassin avait-il pénétré dans la chambre ?… Évidemment par la fenêtre qui donnait sur la grande route, puisque, la porte de la chambre étant fermée intérieurement, le cabaretier, aidé de Broks, avait dû la forcer. Plus moyen d’en douter, d’ailleurs, lorsque l’état de la fenêtre aurait été constaté à l’extérieur de la maison.

Ce qui fut relevé avec certitude, grâce aux marques de sang laissées sur l’oreiller du lit, c’est que Poch avait dû placer son portefeuille sous cet oreiller, et que l’assassin l’avait cherché là, saisi de ses mains ensanglantées, puis déposé sur la table, après en avoir vidé le contenu.

Ces diverses constatations furent faites avec un soin minutieux, en présence du cabaretier, qui répondait très intelligemment à toutes les questions posées par le magistrat.

Avant de procéder à son interrogatoire, le juge et le major voulurent porter leurs investigations au-dehors. Il convenait de faire le tour de l’auberge et d’examiner si le meurtrier n’aurait pas laissé quelques traces de ce côté.

Tous deux sortirent, accompagnés du docteur Hamine et de M. Johausen.

Kroff et les agents venus de Riga les suivaient, tandis que les paysans étaient maintenus à une trentaine de pas.

Tout d’abord, la fenêtre de la chambre où le crime avait été commis fut l’objet d’un très sérieux examen. On reconnut au premier coup d’œil que le contrevent de droite, qui était en assez mauvais état, avait été forcé au moyen d’un levier, et que le crochet de fer était arraché de l’entablement. Par l’un des carreaux, brisé, dont les morceaux gisaient sur le sol, l’assassin avait glissé son bras, repoussé le montant qui fermait la fenêtre, et qu’il suffisait de faire basculer sur son point central. Donc, aucun doute, l’assassin s’était introduit dans la chambre à travers cette fenêtre par laquelle il s’était enfui après le crime.

Quant aux empreintes de pas le long de l’auberge, elles existaient en grand nombre, et la terre, profondément imbibée par les fortes pluies de cette nuit du 13 au 14, les avait conservées. Mais elles se croisaient, elles se confondaient, elles affectaient des formes si différentes, qu’elles ne pouvaient servir d’indices. Cela tenait à ce que la veille, avant l’arrivée des agents de Pernau, nombre de curieux avaient circulé autour de la maison, sans que Kroff eût pu les en empêcher.

Le juge Kerstorf et le major vinrent alors devant la fenêtre de la chambre qui avait été occupée pendant la nuit par le voyageur inconnu. Elle n’offrait rien de suspect. Les volets, hermétiquement fermés, n’avaient point été ouverts depuis la veille, c’est-à-dire dire depuis l’heure à laquelle ledit voyageur s’était hâté de quitter le kabak. Cependant l’entablement présentait quelques éraflures, la muraille également, comme s’ils eussent été rudement frôlés par le soulier d’un individu qui eût escaladé cette fenêtre.

Cela fait, le magistrat, le major, le docteur et le banquier rentrèrent dans l’auberge.

Il s’agissait maintenant de visiter la chambre du voyageur, contiguë, on le sait, à la salle commune. À tour de rôle, un agent avait jusque-là veillé devant la porte. La porte fut ouverte. Une profonde obscurité régnait dans cette chambre. Le major Verder alla lui-même à la fenêtre : il en fit basculer le montant de bois, il l’ouvrit, et, décrochant le crochet fixé à l’entablement, il repoussa les contrevents à l’extérieur.

La chambre s’éclaira. Elle était en l’état où le voyageur l’avait laissée, — le lit à demi défait dans lequel il avait passé la nuit, la chandelle de suif presque entièrement consumée, et que Kroff avait éteinte lui-même après son départ, les deux chaises de bois à leur place habituelle, ne témoignant d’aucun désordre, l’âtre de la cheminée placée au fond de la pièce contre le mur du pignon latéral, et au fond duquel se voyaient des cendres et deux bouts de tisons qui n’avaient pas brûlé depuis longtemps, une vieille armoire dont l’intérieur fut examiné et qui ne contenait rien.

Aucun indice ne put donc être relevé dans cette chambre, sauf, toutefois, les éraflures observées au-dehors sur la muraille et l’entablement de la fenêtre. Cette constatation pouvait avoir une extrême importance.

On termina les perquisitions en visitant la chambre de Kroff dans l’annexe en retour sur le jardin. Les agents fouillèrent consciencieusement les appentis de la basse-cour. Le potager fut exploré jusqu’à la haie vive qui lui servait d’enclos et qui ne


LA CHAMBRE S’ÉCLAIRA.

présentait aucune brisure. On ne pouvait donc douter que le meurtrier ne fût venu du dehors et n’eût pénétré dans la chambre de la victime par la fenêtre donnant sur la grande route, et dont le volet avait été forcé.

Le juge Kerstorf procéda alors à l’interrogatoire de l’aubergiste. Il vint s’installer dans la grande salle, devant une table où son greffier prit place près de lui. Le major Verder, le docteur Hamine et M. Johausen, désireux d’entendre la déposition de Kroff, se rangèrent autour de la table. Kroff fut invité à dire ce qu’il savait.

« Monsieur le juge, dit-il d’un ton très précis, avant-hier soir, vers huit heures, deux voyageurs sont arrivés à l’auberge et ont demandé des chambres pour la nuit. L’un de ces voyageurs boitait légèrement par suite d’un accident de voiture, la malle-poste ayant versé à deux cents pas d’ici sur la route de Pernau.

— C’était Poch, le garçon de banque de la maison Johausen ?…

— Oui… et je l’ai appris de lui-même… Il me raconta ce qui s’était passé, les chevaux s’abattant sous la bourrasque, la malle chavirée… Sans cette contusion à la jambe, il aurait été avec le conducteur jusqu’à Pernau, et plût au ciel qu’il l’eût fait !… Quant au conducteur, que je n’ai pas vu ce soir-là, il devait revenir le lendemain matin, comme il est revenu en effet, pour reprendre Poch et son compagnon, après avoir remis la malle en état.

— Poch n’a pas dit ce qu’il allait faire à Revel ?… demanda le juge.

— Non… il me pria de lui servir à souper et mangea de grand appétit… Il était à peu près neuf heures quand il gagna la chambre qui lui était destinée, et dont il referma la porte intérieurement à la clef et au verrou.

— Et l’autre voyageur ?

— L’autre voyageur, répondit Kroff, s’était contenté de demander une chambre sans vouloir prendre part au souper de Poch. Au moment où il se retirait, il me prévint qu’il n’attendrait pas le retour du conducteur, et repartirait le lendemain, dès quatre heures du matin…

— Vous n’avez pas su quel était ce voyageur ?…

— Non, monsieur le juge, et le pauvre Poch ne le savait pas non plus… Tout en soupant, il m’a parlé de son compagnon, qui n’avait pas prononcé dix paroles pendant la route, se refusant à converser, la tête toujours sous son capuchon, un peu comme quelqu’un qui désire ne point être reconnu… Moi-même je n’ai pu voir sa figure, et il me serait absolument impossible de fournir son signalement.

— Y avait-il d’autres personnes à la Croix-Rompue lorsque ces deux voyageurs y sont arrivés ?…

— Une demi-douzaine de paysans et de bûcherons des alentours, et aussi le brigadier de police Eck avec un de ses hommes…

— Ah ! fit M. Johausen, le brigadier Eck !… Mais ne connaissait-il pas Poch ?…

— En effet, ils ont causé tous les deux, pendant le souper…

— Et tout ce monde est parti ?… demanda le juge.

— Vers huit heures et demie environ, répondit Kroff. J’ai alors fermé la porte de la salle à clef, après avoir assujetti les barres à l’intérieur.

— Ainsi, on ne pouvait plus l’ouvrir du dehors ?…

— Non, monsieur le juge.

— Ni du dedans, si on n’avait pas la clef ?…

— Pas davantage.

— Et, le matin, vous l’avez retrouvée dans le même état ?…

— Dans le même état. Il était quatre heures, lorsque le voyageur est sorti de sa chambre… Je l’ai éclairé avec ma lanterne… Il m’a payé ce qu’il me devait, un rouble… Il était encapuchonné comme la veille et je n’ai pu apercevoir son visage… Je lui ai alors ouvert la porte, que j’ai refermée après lui…

— Et il n’a pas dit où il allait ?…

— Il ne l’a pas dit.

— Et, pendant la nuit, vous n’aviez entendu aucun bruit suspect ?…

— Aucun.

À votre avis, Kroff, demanda le juge, lorsque ce voyageur a quitté l’auberge, le crime devait avoir été commis ?…

— Je le pense.

— Et, après le départ du voyageur, qu’avez-vous fait ?…

— Je suis rentré dans ma chambre, je me suis jeté sur mon lit pour attendre le jour, et je ne crois pas m’être endormi…

— De sorte que si, de quatre heures à six heures, quelque bruit s’était produit dans la chambre de Poch, vous l’auriez certainement entendu ?…

— Certainement, puisque ma chambre, bien qu’elle soit sur le jardin, est voisine de la sienne, et, s’il y avait eu lutte entre Poch et l’assassin…

— En effet, dit le major Verder, mais il n’y a pas eu lutte et le malheureux a été foudroyé dans son lit par ce coup qui l’a frappé au cœur ! »

Rien de plus évident, en somme, et il n’était pas douteux que le crime eût été commis avant le départ du voyageur. Cependant, pas de certitude absolue à cet égard, car, de quatre heures à cinq heures du matin, la nuit est noire, la bourrasque se déchaînait encore avec violence, la route était déserte, et un malfaiteur avait pu, sans être aperçu, s’introduire par effraction dans l’auberge.

Kroff continua de répondre très catégoriquement aux questions qui lui furent posées par le magistrat. Assurément, il n’avait jamais pensé que les soupçons pussent se porter sur lui. Il était, d’ailleurs, absolument démontré que l’assassin, venu du dehors, avait brisé le volet, fracturé un carreau, ouvert la fenêtre, puis le meurtre accompli, il était non moins prouvé qu’il s’était enfui par ladite fenêtre, avec les quinze mille roubles volés.

Kroff raconta ensuite comment il avait découvert l’assassinat. Levé vers sept heures, il allait et venait dans la grande salle, lorsque le conducteur Broks, laissant le charron et l’iemschick s’occuper de réparer la malle, était arrivé à l’auberge. Tous deux avaient voulu réveiller Poch… Pas de réponse à leur appel… Rien quand ils frappèrent à la porte de sa chambre… Ils l’avaient alors forcée et s’étaient trouvés en présence d’un cadavre.

— Vous êtes sûr qu’à ce moment, demanda le juge Kerstorf, il n’y avait plus en ce malheureux un souffle de vie ?…

— Pas un souffle, monsieur le juge, répondit Kroff, qui, si grossière que fût sa nature, se montrait gagné par l’émotion. Non ! pas un souffle. Broks et moi, nous avons fait tout ce qui était possible pour le ranimer, sans y parvenir !… Songez donc, un pareil coup de couteau dans le cœur !…

— Vous n’avez point retrouvé l’arme dont s’est servi l’assassin ?…

— Non, monsieur le juge, et il a eu bien soin de l’emporter avec lui !

— Vous certifiez, insista le magistrat, que la chambre de Poch était fermée intérieurement ?…

— Oui, au verrou et à la clef… répondit Kroff. Le conducteur Broks pourra en témoigner comme moi… C’est pour cela que nous avons été obligés de forcer cette porte…

— Broks est parti ensuite ?…

— Oui, monsieur le juge, en toute hâte. Il était pressé de retourner à Pernau, afin de prévenir la police qui a envoyé deux agents.

— Et Broks n’est pas revenu ?…

— Non, mais il doit revenir ce matin, parce qu’il s’attend à être interrogé.

— C’est bien, répondit M. Kerstorf, vous pouvez vous retirer, mais ne quittez pas l’auberge et restez à notre disposition…

— J’y resterai. »

Au début de son interrogatoire, Kroff avait donné ses nom, prénoms, âge et qualités, dont le greffier avait pris note, et il était probable qu’il y aurait lieu de le mander au cours de l’instruction.

Sur ces entrefaites, le magistrat fut prévenu que le conducteur Broks venait d’arriver à la Croix-Rompue. C’était le second témoin, et sa déposition devait être aussi importante que celle de Kroff, avec laquelle elle coïnciderait sans doute.

On fit entrer Brocks dans la salle.

Sur l’invitation du juge, il déclina ses nom, prénoms, âge et profession.

Mis en demeure de déposer, relativement aux voyageurs qu’il avait pris à Riga, à l’accident de la malle, à la résolution de Poch et de son compagnon de voyage de passer la nuit au kabak de la Croix-Rompue, il n’omit aucun détail.

De plus sa déposition confirma celle du cabaretier en ce qui concernait la découverte du crime, l’obligation où ils s’étaient trouvés d’enfoncer la porte de la chambre puisque Poch ne répondait pas à leur appel.

Mais il insista sur ce point qui méritait d’être relevé, c’est que, pendant le trajet de la malle, le garçon de banque avait peut-être parlé un peu imprudemment de ce qu’il allait faire à Revel, c’est-à-dire verser une somme considérable pour le compte de la maison Johausen.

« Il est certain, ajouta-t-il, que l’autre voyageur et les divers postillons qui changeaient à chaque relais ont pu voir son portefeuille, et je lui en ai même fait l’observation. »

Interrogé sur ce voyageur qui avait pris la malle-poste au départ de Riga :

« Je ne le connais pas, répondit Broks, et il m’a été impossible d’apercevoir son visage.

— Il est arrivé au moment où la malle allait partir ?…

— Quelques minutes avant.

— Il n’avait point retenu sa place d’avance ?…

— Non, monsieur le juge.

— Allait-il jusqu’à Revel ?…

— Il avait payé sa place jusqu’à Revel, voilà du moins tout ce que je puis dire.

— N’était-il pas convenu que vous viendriez le lendemain faire réparer la voiture ?…

— Oui, monsieur le juge, comme il était convenu que Poch et son compagnon y reprendraient leur place.

— Et, cependant, le lendemain, dès quatre heures du matin, ce voyageur quittait la Croix-Rompue ?…

— Aussi, ai-je été surpris, monsieur le juge, lorsque Kroff m’a dit que cet individu n’était plus à l’auberge…

— Et qu’en avez-vous conclu ?… demanda M. Kerstorf.

— J’en ai conclu que son intention était de s’arrêter à Pernau, et, comme il n’avait à faire qu’une douzaine de verstes, il se sera décidé à les faire à pied.

— Si telle était son intention, fit observer le magistrat, il est singulier qu’il ne se soit pas rendu à Pernau le soir même, après l’accident de la voiture…

— En effet, monsieur le juge, répondit Broks, et c’est la réflexion que je me suis faite. »

L’interrogatoire du conducteur ne tarda pas à prendre fin, et Broks eut la permission de quitter la salle.

Lorsqu’il fut sorti, le major Verder dit au docteur Hamine :

« Vous n’avez pas d’autres constatations à faire sur le corps de la victime ?…

— Non, major, répondit le docteur. J’ai relevé très exactement la place, la forme et la disposition de la blessure…

— Le coup a bien été porté avec un couteau ?…

— Un couteau, dont la virole a laissé son empreinte sur la chair », affirma le docteur Hamine.

Peut-être était-ce là un indice qui servirait à l’instruction.

« Puis-je donner des ordres, s’informa alors M. Johausen, pour que le corps de ce pauvre Poch soit transporté à Riga, où se fera l’enterrement ?…

— Vous le pouvez, répondit le juge.

— Nous n’avons donc plus qu’à partir ?… demanda le docteur.

— Oui, répondit le major, puisqu’il n’y a pas d’autre témoin à entendre ici…

— Avant de quitter l’auberge, dit M. Kerstorf, je désire visiter une seconde fois la chambre du voyageur… Peut-être quelque indice nous a-t-il échappé ?… »

Le magistrat, le major, le docteur et M. Johausen rentrèrent dans la chambre.

Le cabaretier les accompagnait, prêt à répondre à toutes les questions.

L’intention du juge était de fouiller les cendres de l’âtre, pour s’assurer qu’elles ne contenaient rien de suspect. Or, lorsque ses yeux se furent fixés sur le tisonnier de fer, déposé dans un angle du foyer, il le prit, l’examina et reconnut qu’il avait été déformé par un violent effort. Était-ce donc le levier qui avait servi à l’effraction du volet de la chambre de Poch…? Cela semblait plus que probable, et, en rapprochant cette constatation de celle qui avait relevé diverses éraflures sur l’entablement de la fenêtre, n’arrivait-t-on pas à cette conclusion presque certaine dont le magistrat entretint ses compagnons, lorsqu’ils furent sortis de l’auberge, alors que Kroff ne devait plus les entendre :

« Le crime ne peut avoir été commis que par trois personnes ou un malfaiteur venu du dehors, ou le cabaretier, ou le voyageur qui a passé la nuit dans cette chambre. Or, la découverte du tisonnier, qui sera emporté comme pièce à conviction, les traces laissées sur la fenêtre ne permettent aucun doute. Le voyageur n’ignorait pas que le portefeuille de Poch contenait une somme considérable. La nuit, après avoir ouvert la fenêtre de sa chambre, il l’a franchie, et, se servant du tisonnier comme d’un levier, il a forcé le volet de la seconde chambre, il a frappé le garçon de banque pendant son sommeil, et, le vol accompli, il est revenu dans sa chambre, d’où il est sorti à quatre heures du matin, la figure toujours cachée sous son capuchon… Ce voyageur est sûrement l’assassin… »

Il n’y avait rien à répondre à cette argumentation. Quel était ce voyageur, et parviendrait-on à établir son identité ?…

« Messieurs, dit alors le major Verder, les choses se sont évidemment passées comme vient de le dire M. le juge Kerstorf… Mais les enquêtes réservent bien des surprises, et l’on ne saurait prendre trop de précautions… Je vais fermer la chambre du voyageur, j’en emporterai la clef, et je laisserai ici deux agents en permanence… Ils auront ordre de ne point quitter l’auberge, et aussi de surveiller l’aubergiste. »

Cette mesure fut approuvée et le major donna ses instructions en conséquence.

Un peu avant de remonter dans la berline, M. Johausen, prenant à part le juge, lui dit :

« Il y a une particularité dont je n’ai encore fait part à personne, monsieur Kerstorf, et il est bon que vous la connaissiez…

— Laquelle ?

— C’est que je possède les numéros des billets volés… Il y en avait cent cinquante de cent roubles chacun[1] et dont Poch a fait une liasse…

— Ah ! vous avez conservé les numéros ?… répondit le magistrat en réfléchissant.

— Oui, comme d’habitude, et je vais signaler ces numéros aux différentes banques des Provinces et de Russie…

— Je pense qu’il n’en faut rien faire, répondit M. Kerstorf. Si vous prenez cette mesure, elle pourra venir à la connaissance du voleur, et il se défiera, il ira à l’étranger, il trouvera toujours un pays où les numéros des billets ne sont pas connus… Laissons-le donc agir en toute liberté et peut-être se fera-t-il prendre ? »

Quelques instants après, la berline emportait le juge et son greffier, le banquier, le major Verder et le docteur Hamine.

Le kabak de la Croix-Rompue restait sous la surveillance de deux agents qui ne devaient s’absenter ni nuit ni jour.



  1. Les billets russes sont tous émis par l’État, en coupons de 500, 400, 50, 25, 10, 5, 3 et 1 rouble. Ce papier-monnaie représente presque exclusivement l’instrument monétaire de la Russie. Ces billets d’État sont à cours forcé. Leur émission est réglée par un service administratif, ressortissant du ministère des finances, et placé sous la surveillance du Conseil des établissements de crédit de l’Empire, qui s’adjoint deux conseillers pris parmi la noblesse et les négociants de Pétersbourg. Le rouble-papier valait environ 2 fr. 75 à cette époque, et le rouble-argent était calculé à 4 francs. Actuellement, on connaît les réformes récentes des monnaies russes.