Sous l’Horizon. Hommes et choses d’hier
Un docteur russe : Vladimir Solovief
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Les feuilles russes de ces derniers jours annoncent et déplorent en termes émus la mort de Vladimir Sergeuiévitch Solovief. Rares seront les lecteurs français chez qui ce nom réveillera un souvenir. Singulière ironie des choses ! On connaissait fort peu en Europe le philosophe qui scandalisa les slavophiles par son européanisme. Solovief fut dans son pays l’une des figures les plus originales du dernier quart de siècle, une force, un excitateur d’ idées. Ce Doctor mirabilis eut des admirateurs fanatiques, et des journées triomphales dans les chaires où la jeunesse studieuse l’acclamait ; il électrisait par le magnétisme de sa personne et de sa parole, plus que par ses écrits d’un abord difficile. Philosophe, théologien, poète, Solovief fut tout cela, et pourtant ces qualifications le définissent mal : nous le replacerons mieux dans sa lignée en l’appelant un docteur, au sens que prenait ce mot quand on en décorait les grands scolastiques du moyen âge.

Fils de l’historien national Serge Solovief, ses origines, son éducation, ses relations habituelles le rattachaient étroitement aux cercles slavophiles de Moscou, aux traditions de la plus pure orthodoxie. Il étonna ses amis par une volte-face inattendue. Reprenant les thèses développées en 1830 dans la fameuse Lettre philosophique de Tchaadaïef, Vladimir Serguiévitch se posa en champion du cosmopolitisme intellectuel ; il déclara la guerre au particularisme slave, il prêcha la fusion avec la civilisation européenne dans tous les ordres d’idées, même sur le terrain religieux. Contraste d’autant plus piquant que ce jeune avocat de l’Occident incarnait le vieux type russe dans ce qu’il a de plus caractéristique ; son tour d’intelligence, ses habitudes d’esprit et de corps., l’air de son visage, tout en lui datait de l’antique Moscou d’avant Pierre le Grand.

Un hasard me le fit rencontrer pour la première fois au Caire, en 1876. M. de Lesseps ramenait à l’hôtel une de ces caravanes qui venaient fondre chaque soir sur sa table hospitalière : Tures, Levantins, explorateurs de contrées fabuleuses, amis bigarrés qu’il s’était faits sur tout le pour-tour de la planète. Ce jour-là, en traversant l’Ezbékieh, il avait pêché dans son coup de filet un jeune Russe qu’il nous présenta ; une de ces figures qu’on n’oublie plus quand on les a vues une fois : de beaux traits réguliers dans une face maigre et pâle, enfouie sous les longs cheveux bouclés, toute dévorée par de grands yeux admirables, pénétrants et mystiques ; une pensée à peine vêtue d’un peu de chair ; le modèle dont s’inspiraient les moines imagiers, quand ils peignaient le Christ slave qui aime, médite et souffre sur les vieilles icônes. En plein été d’Égypte, ce Christ portait une longue lévite noire et un chapeau à haute forme. Il nous raconta ingénument qu’il s’en était allé seul, dans cet accoutrement, chez les Bédouins du désert de Suez ; il recherchait une tribe où des initiés conservaient, lui avait-on dit, certains secrets de la Kabbale, certaines traditions maçonniques héritées directement du roi Salomon. Les Bédouins ne lui avaient fourni aucun éclaircissement sur ces matières ; mais ils lui avaient volé sa montre et bossué son chapeau à haute forme.

L’année suivante, je retrouvai mon philosophe dans une maison amie, au fond des forêts de Tchernigof. Il y passait ses nuits à interroger des tables tournantes sur les événements de la guerre turco-russe. Je le revois toujours, effrayant comme il était au sortir des séances nocturnes, plus pâle encore que d’habitude, gagnant les bois : la silhouette fantastique, appuyée sur un long bâton, s’allait perdre entre les bouleaux blancs, dans l’aube incertaine ; longtemps on entendait venir de la fôret ce rire suraigu, convulsif, semblable à un braiment sonore, que je n’ai connu qu’à lui. Solovief travaillait alors l’occultisme ; il cherchait aussi la quatrième dimension ; et il méditait un grand ouvrage où il se faisait fort de prouver que le principe divin est un principe femelle.

Un matin, nous embarquâmes pour le Danube le correspondant militaire de la Gazette de Moscou : Katkof l’envoyait à l’armée en cette qualité. Nous demandâmes à Vladimir Serguiévitch s’il possédait tous les sacrements requis pour se faire accepter à l’état-major, chose alors malaisée aux correspondants de journaux. Il avoua qu’il n’avait aucun papier, qu’il n’y avait pas pensé ; mais il s’était procuré un revolver. A la portière du wagon, il continuait son éclat de rire enfantin, il agitait d’une main un énorme bouquet de roses, de l’autre le gros revolver qu’il maniait avec une gaucherie inquiétante pour lui seul : engin bizarre entre les doigts de cet être abstrait, qui n’êut pas fait de mal à une mouche. Il s’en alla dans son rêve, philosophant, disant des vers. Je crois qu’il ne dépassa jamais Bukarest.

Les personnes d’imagination paisible vont croire que je parle d’un fou. Qu’elles attendent. L’homme est un animal étrange, l’homme russe en est un doublement étrange. Deux ans plus tard, Solovief montait dans une chaire de philosophie à l’Université de Pétersbourg. C’était au plus fort de ce bouillonnement d’idées qui suivit la guerre émancipatrice et les réformes libérales.

Cette masse d’étudiants venus du peuple, assis ou debout sur les gradins du vaste amphithéâtre qu’ils emplissaient de groupes pittoresques, ce jeune docteur de vingt-sept ans, ardent, subtil, – tout nous reportait aux auditoires pareils du moyen âge, à ces étudiants et à ces maîtres de la rue du Fouarre qui devaient avoir même physionomie, même dialectique, mêmes passions. Cependant, le thème de la leçon inaugurale était d’un modernisme assez hardi : un éloge de la Déesse Raison, celle de 1793.

Le professeur la gloriflait, il en expliquait le large symbolisme ; son éloquence arrachait des acciamations à tous ses disciples. Nous suivions avec épouvante la parole audacieuse, comme on suit un acrobate sur la corde raide : quel faux pas allait le faire trébucher ? Aucun. Savamment ramenée à l’idéal religieux, rassurante pour le plus rigide des conservateurs russes, la pensée de l’orateur côtoyait les précipices avec ces souplesses innées qui confondent toutes nos idées, dans le pays où l’on ne peut rien dire et où l’on peut tout dire. Le succès fut éclatant, éphémère, comme ce cours bientôt suspendu. Les catastrophes sinistres qui assombrissaient les dernières années d’Alexandre II interrompirent ces jeux périlleux : on éteignit prudemment, dans la presse et dans les chaires, les belles torches qui secouaient leurs étincelles sur des tonneaux de dynamite.

Solovief revint aux écrits métaphysiques où il exposait son rationalisme mystique : il faut oser ces alliances de mots pour définir certaines conceptiens des penseurs russes. A partir de cette époque, il s’absorba de plus en plus dans une idée dominatrice : la réunion des Églises d’Orient et d’Occident. Il se flatta de réussir seul là où le Concile de Florence avait échoué. Vladimir Serguiévitch se lia avec Mgr Strossmayer, avec d’autres personnalités du monde slave catholique ; il vint chercher des appuis à Rome, à Paris. Ses arguments prirent corps dans un livre intéressant, La Russie et l’Église universelle ; il en donna une version en langue française, qu’il écrivait à la perfection.

Quelques particularités nous révélèrent alors par quoi cet homme était grand et foncièrement représentatif de sa race. Un jour qu’il parlait avec conviction de l’attrait qui le portait vers l’Église catholique, quelqu’un se hasarda à lui demander : « Pourquoi donc n’y venez-vous pas ? – Jamais, s’écria-t-il ; je n’aurais plus aucune action sur mes compatriotes. – Cependant, votre salut individuel ... – Eh ! qu’importe mon salut individuel ? C’est au salut collectif de ses frères qu’il faut penser. » – Parole bien russe, où se découvrait le mobile de conduite commun au croyant et au nihiliste, le sacrifice joyeux de l’individu à la collectivité, jusque par-delà le tombeau. Comme il s’apprêtait à repartir pour Pétersbourg afin d’y poursuivre sa propagande, il fut averti que le Saint-Synode ne tolérerait pas cet apostolat. Des avis sûrs lui parvinrent : l’autorité ecclésiastique avait résolu de le faire interner dans un couvent du Arkangel, où les hérésiarques ont le loisir de réfléchir, longtemps, avec peu d’agrément. Nous l’engagions à différer son départ. – « Non, répondit-il ; si je veux que mes idées se répandent, ne dois-je pas aller témoigner pour elles ? » – Et il partit. Des amis éclairés et influents s’entremirent : on eut la sagesse de ne pas inquiéter le doux apôtre.

Je l’ai un pen perdu de vue durant ces dernières années. Les périodiques russes m’apportaient les petits poèmes qu’il continuait de leur donner ; il s’y montrait poète habile, tour à tour sentimental, ironique, religieux, comme dans ces vers :

 
O Russie ! Dans ta haute prévoyance
Tu es occupée d’une fière pensée ;
Mais quel Orient veux-tu être :
Celui de Xerxès ou celui du Christ ?


Il avait entrepris une traduction avec commentaire des Saintes Écritures. Des articles, des livres nombreux attestaient son grand labeur métaphysique ; il les publiait sous des titres volontairement énigmatiques et légèrement provocants pour le commun des philosophes : la Justification du bien, la Justification de la Vérité, Histoire et avenir de la théocratie. Ces titres fleuraient un parfum du moyen âge, comme leur inventeur, si moderne par d’autres côtés. Mais qui nous dit qu’ils n’étaient pas modernes, au sens enflé que nous donnons à ce mot, les docteurs auxquels Solovief m’a fait penser tant de fois : le Docteur subtil, Jean Scot ; le Docteur illuminé, Raymond Lulle ; et surtout cet Abélard, comme lui séduisant, éloquent, jouant avec une grâce vertigineuse sur les gouffres de l’hérésie et de la passion ?

Vladimir Serguiévitch est emporté, à quarante-sept ans, par un mal inconnu ; mal rebelle à tous les diagnostics des médecins, disent les articles nécrologiques. Depuis plusieurs jours, il délirait ... Il continuait son rêve, et, je suppose, son grand rire enfantin, inquiétant.

J’ai voulu dire adieu à ce compagnon lointain, rencontré tout le long de ma vie. Je ne me flatte pas de l’avoir fait comprendre : et que serait-ce, grand Dieu, si j’étais entré plus avant dans les détours de sa pensée philosophique ? Un seul peintre y eût réussi, son ami Dostoïevsky ; le romancier a créé, – peut-être à l’image de Solovief, – des êtres chimériques pour nous, très réels là-bas ; personnages électriques, abstractions vivantes, esprits presque indépendants de leurs corps. Comme eux, le philosophe vivait pendant des semaines d’un plat de concombres et de quelques verres de thé ; nul n’a jamais su si ce noctambule dormait et quand il en trouvait le temps.

« Un original, un loufoque, » diront derechef les bonnes gens. – Peut-être ; mais à coup sûr un cerveau puissant, élargi par une lecture encyclopédique, par la connaissance de toutes les philosophies, des sciences de la nature, des langues principales qu’il parlait à merveille ; et mieux encore, une âme dont les secrètes beautés transparaissaient sur ce beau visage, dans ces beaux yeux fascinateurs. Non, je ne l’aurai pas fait connaître ici ; mais on le reconnaîtra ailleurs, dans son pays le dialecticien songeur, candide comme un enfant, complexe comme une femme, trouble, attachant, indicible ... Je vous dis que l’homme est un animal étrange et que l’homme russe en est un doublement étrange.

Août 1900.