Un crime allemand - La destruction de Coucy

Un crime allemand - La destruction de Coucy
Revue des Deux Mondes6e période, tome 39 (p. 165-180).
UN CRIME ALLEMAND

LA DESTRUCTION DE COUCY

Coucy n’est plus. La merveille, unique au monde, a péri sans résurrection possible, détruite, sur le sol de France, par un ordre venu de la plus haute volonté qui trône encore sur l’Allemagne. Son illustration s’étendait sur tout le globe. Le chef-d’œuvre exaspérait les reconstructeurs et les exploitans des ruines truquées qui bordent le Rhin. Il meurt, comme notre Reims, tous deux, le temple et le donjon, trop beaux, trop expressifs, trop français. Il meurt d’un coup de basse lutte inavouable qui, sous le couvert du mensonge méthodique, satisfait l’envie d’un peuple et l’abjection de ses calculs.

Essayons d’évoquer la silhouette nivelée du grand colosse de pierre, de faire comprendre son armature, de rassembler quelques traits de la vie de ceux qui le bâtirent à leur image, connurent auprès de lui des ambitions exaltantes et les passions de leur temps, et qui, dans la sublime forteresse, simples seigneurs de France, et seuls tels, se sentirent égaux de tout empereur et de tout roi.


En d’autres temps, lorsqu’en belle saison picarde, les ponts de l’Oise traversés, et roulant sur la route libre, hors de Chauny vers l’Est, en remontant le cours de la petite rivière de l’Ailette, on quittait l’épaisseur des bois qui se terminent à Folembray, on apercevait devant soi, s’étageant au sommet d’un éperon montagneux projeté de gauche sur le val, une haute masse composée de tours et de courtines, de volumes cylindriques et de plans verticaux, elle-même dominée par une masse plus haute dont chaque tournant du chemin faisait varier l’apparence, tantôt trapue comme un monstre accroupi sur le cap, tantôt fusant vers le ciel comme une colonne sans fin.

C’était le château de Coucy, son enceinte et son donjon de cinquante-cinq mètres, planté dans un promontoire exhaussé de plus de soixante. L’ensemble, abordé par cette face, offrait un décor symétrique. Deux tours, liées par un secteur de rempart, se dessinaient dans un aplomb qui stabilisait le premier plan. Sous des angles égaux, deux murailles s’en écartaient, qui rejoignaient plus en arrière deux autres tours profilées. Mais le regard, par une obsession grandissante, s’attachait à quelque chose de plus harcelant encore. A mesure qu’on avançait, l’émerveillement s’accentuait. La rondeur isolée du donjon, vue d’en bas, entre la quadruple préparation des tours, avec sa paroi lisse, l’anneau singulier de supports qui lui cerclait le front, avec la couronne de son dernier étage percé d’arcatures à jour, montait par-dessus toutes les lignes, vision centrale et obsédante, montait en absorbant tout le reste, montait vers le soleil ou le nuage.

Ainsi Coucy se révélait-il au passant rapide et fasciné. Mais pour qui stationnait aux alentours, ou bien se trouvait par habitude connaître les sentiers du pays, Coucy réservait encore d’autres spectacles de choix.

En poussant plus à l’Est, de l’autre côté d’un ravin sinueux orienté sur l’Ailette, la hauteur de Moyembrie offrait un étonnant observatoire. De là se découvrait, d’un bout à l’autre de l’éperon, non seulement le donjon, non seulement le château, mais sa place d’armes extérieure, mais aussi la petite ville forte, son cadre conservé, ses remparts et ses portes. Le panorama se développait tout en harmonieuses gradations. La cité, ses maisons basses, ses toits violets, gris ou bruns, son église, son beffroi, sa porte de Soissons vers le Sud, ouverte sur une rampe rapide, sa porte de Laon, bastille à elle seule, donnant sur l’isthme étroit par qui tout l’éperon se rattache au plateau, cette suite marquée de profils et de couleurs se distribuait heureusement. De biais, ensuite, après les dernières toitures, se dessinait l’enceinte de la place d’armes : tours nombreuses et plongeantes sur le val, secteurs de courtine aux flanquemens répétés. Enfin, vers le musoir extrême, s’accusait le château, et dans le château le donjon, toujours accaparant le regard, aboutissement logique et calculé de tant de défenses successives, à conquérir et à maîtriser, avant d’atteindre son armure à lui, sa ronde et imbrisable cuirasse de pierre.

Ailleurs, à l’Occident, dans le vallon où s’abritait le village de Coucy-la-Ville, c’est à la fin du jour qu’il convenait de se poster. Ce vallon du village, avec le ruisseau qu’il enferme, détache du plateau, du côté où il s’y creuse, comme le ravin de Moyembrie sur l’autre flanc, le palier saillant qui porte le château, la place d’armes et la cité. On entrevoyait, de ce point, la montée de la route accédant à la porte de Chauny. Entre les arbres, du bord du rû, le regard était happé par le donjon, mieux dégagé de là que de partout ailleurs. Il s’élançait de toute sa hauteur démasquée. Lorsque, l’heure s’avançant, des assemblages mobiles de nuées, venues lentement de la mer, laissaient glisser entre eux l’astre penchant vers l’horizon, de longues épées de lumière venaient effleurer son pourtour. Quand le vallon se faisait noir, la dernière s’attardait encore à la couronne ajourée de son faîte.

Rien de tout cela ne survit. Donjon, château, ville, ne sont plus qu’une carrière de cailloux, variée çà et là d’un pan de mur. On dit qu’aux alentours, comme après l’éruption d’un volcan, une couche de poudre blanche, de pierre pulvérisée, s’est étalée sur le sol, couvrant de son manteau le squelette des vergers et des bois, le sol stérilisé des herbages et des labours, pareille à la cendre qui vient s’abattre à la base calcinée du Vésuve ou de l’Etna.


Imaginons quelque visiteur, par choix et par goût, passant à pied, naguère, une porte de la cité, la porte de Laon, sa barbacane chevauchant l’isthme, son couloir et sa voûte. La ville traversée, les vestiges d’une porte finale aperçus et franchis, un fossé nouveau tranchait de part en part, comme un canal à sec, la largeur totale de l’éperon. Une autre muraille encore, et sa redoutable porte. On pénétrait dans la place d’armes, dans la « baille, » l’enceinte d’approche, l’élément de défense classique et nécessaire que tout château présentait devant lui, comme en lui-même il englobait un donjon.

Errer dans la baille, au hasard et sans but, voilà trois printemps à peine, était un rare plaisir.

Lieu sauvage et séduisant, cerné de demi-ruines, qui tenait à la fois de la pâture, du verger, de la citadelle, de la lande et de la futaie. Des groupes de gazon, des carrés de légumes, des arbres à fruits, des buissons bas, des ormes et des frênes tout en flèche et en pointe, meublaient ce large espace où le temps et la nature avaient accordé toutes choses. Un vague sentier de ronde, au midi, courait entre les pans de mur, les giroflées et les arbustes. La fortification s’accrochait à la pente, abrupte vers l’Ailette. Çà et là, une embrasure, élargie en porte, permettait de sortir de la salle basse d’une tour flanquante et de prospecter la côte, entre les parcelles de culture étagées en perron. Derrière le rideau des ormes et des frênes, on se rapprochait des parages de la grande défense qui garnissait la fin de l’éperon. La suture du rempart propre de la place d’armes au rempart propre du château, vers le point où s’ouvrait la poterne des champs, était en cet endroit spécialement captivante. C’était la zone que dominait le donjon. Les arbres, dans cet angle où se confondaient les droites et les courbes, les défenses creuses et les défenses hautes, semblaient aspirés par la tour. Presque toujours, au-dessus d’eux, de sa couronne à leur cime, tourbillonnait un vol bruissant de corneilles et de freux.

De la place d’armes, on poussait dans le château même. Contre lui, celle-ci ne se défendait pas, comme elle se gardait contre la ville. Mais tout château, logiquement, se fortifiait contre sa place d’armes. En ce point, obstacle renouvelé, se présentait une tranchée gigantesque, non moins sèche que le fossé de tout à l’heure, mais cette fois close aux deux bouts par l’enveloppe continue du rempart. L’entrée franchie sur la droite, on se trouvait dans la cour, étroite et farouche, devant le spectacle intérieur encore inaperçu.

Ici, tout le sens profond de la forteresse apparaissait avec éclat. La suppression même des bâtimens d’habitation jadis appuyés par le dedans aux élémens de défense ne faisait que le rendre plus saisissant. Un quadrilatère de remparts énormes épousait toute l’assiette du promontoire. Aux angles s’appuyaient les quatre tours aperçues en perspective de la route de Chauny. Et le donjon s’élançait, réduit suprême, écrasant tout de son volume et de sa hauteur.

Les logis disparus, en leur temps, avaient contenu de belles salles, de nobles étendues sans cloisons, plafonnées de poutres peintes, décorées de nuances vives, garnies de cheminées géantes où les Preuses et les Preux s’alignaient debout et côte à côte sur la saillie du manteau. Par de grands arcs restés debout, par des escaliers rompus, par le dédale des passages souterrains et des galeries de contremine, sur les pas d’un maître de la science combinée des textes et des pierres, on cheminait, allant, venant, descendant vers l’ombre, sondant les creux aveugles, palpant une rainure de herse, et remontant vers le jour. Du niveau qui marquait la salle des Preuses, à l’extrémité du cap, entre les deux tours extrêmes, par les baies découpées dans les embrasures anciennes, apparaissait au loin toute la campagne heureuse.

Le château reconnu, le donjon tyrannisait le regard. Toutes choses environnantes ne semblaient faites que pour lui.

Il se dressait hors du fossé, de la tranchée gigantesque qui séparait le château de la place d’armes, et qui s’incurvait autour de lui. Partant également du fossé qu’elle divisait en deux, une défense spéciale le défendait encore : la muraille énorme et concentrique. Dans le vocabulaire d’alors, une telle muraille s’appelait chemise. Cette lingerie de pierre de la tour géante de Coucy mesura cinq mètres d’épaisseur et vingt mètres de haut.

Avec deux sections de courtine qui venaient se souder de part et d’autre à l’enveloppe continue du rempart extérieur, et qui descendaient chacune à sa rencontre, par le talus, vers le fond, elle composait, sur la moitié de sa courbe, la clôture propre du château, semi-circulaire entre deux lignes droites. Mais, vers le donjon, l’entaille du fossé, la muraille de la chemise, pénétraient dans le château, se creusaient et s’érigeaient dans la cour, lui interdisant ainsi tout contact, en faisant une île cylindrique de roche au milieu d’un lac de pierre. La masse, pour tout accès possible à sa base, présentait une poterne à laquelle conduisait un ponceau. Par un chenal de sept mètres, poussé à travers l’épaisseur de la paroi, on atteignait le sol de la salle qui avait occupé tout le rez-de-chaussée.

Alors, du bas vers la hauteur, jusqu’au toit de fortune, la vue montait libre. Un grand cylindre creux, immense, démesuré, se développait en altitude. Du centre de la salle, éclairée par trois fenêtres défensives, munie d’une cheminée profonde, creusée d’un puits de soixante mètres, on distinguait un périmètre intérieur à douze pans, douze arcades en tiers-point s’enfonçant dans la muraille, douze branches d’ogive partant des massifs pleins pour supporter une voûte jadis innervée comme une église ronde de Templiers. Les traces de deux étages, sur même plan, se prononçaient nettement, leurs arcades chaque fois plus accentuées, l’élancement des voûtes se devinant plus architectural encore. Dans la tour vide, tombant de divers angles par les archères, des jeux de lumière et d’ombre s’insinuaient avec les heures.

Vrillé dans le mur, l’escalier, depuis le couloir de la poterne, tournait jusqu’au faite. Après avoir stationné à chaque étage, on débouchait sur la plate-forme. De ce niveau sortaient les consoles en saillie qui de loin semblaient baguer la cime. C’étaient les supports de pierre, les « corbeaux, » soutiens fixes et audacieux qui permettaient à cette date, selon le procédé transitoire en usage à l’époque où s’élevait le donjon, de mieux asseoir en surplomb, à cette hauteur, pour le temps d’un siège, les « hourds » de charpente dont l’assemblage établissait, pourvu de mâchicoulis et d’archères, le chemin de ronde occasionnel et démontable, alors seul connu des bâtisseurs de remparts.

Puis, de la plate-forme atteinte, partait encore le couronnement, le grand portique circulaire et ajouré, timbre héraldique du donjon. Une dernière spire de l’escalier à vis arrivait à fleur de la crête. Douze pieds de largeur permettaient de s’y tenir. De cet ultime sommet, le spectateur solitaire, par un beau jour de France, foulant cette piste vertigineuse, pouvait se dire que nul pays du globe ne possédait pareille œuvre.


Ceux qui avaient créé à leur usage et à leur taille une semblable demeure, château seigneurial et privé, pour y vivre, s’y défendre, et le transmettre, quels étaient-ils, de quelle race et de quelle trempe ?

Viollet-le-Duc, en un passage frappant, a cru pouvoir reconnaître, dans le donjon de Coucy, au point de vue de l’accord de l’homme et du cadre, des caractères spéciaux qui ne se révèlent pas ailleurs. « Dans cette forteresse, dit-il, tout est colossal, tout est bâti sur une échelle plus grande que nature. Tout ce qui tient à l’usage habituel y est conçu dans une proportion supérieure à celle admise aujourd’hui. Les marches des escaliers, les allèges des créneaux, les appuis, les bancs même, semblent faits pour des hommes d’une taille au- dessus de l’ordinaire. On dirait que le constructeur avait voulu créer une impression de force extra-humaine. Il semble que les habitans de cette demeure féodale devaient appartenir à une race de géans. »

Ce caractère à part éclatait tout entier dans leur orgueilleuse devise, où transparaît la passion d’indépendance qui gonflait le cœur d’un féodal, maître de cette tour unique, leur devise que chacun sait : « Roi ne suis, — ne prince ne duc ne comte aussi, — je suis le sire de Coucy. »

Ils provenaient, comme lignage, de la maison de Boves, en Amiénois, dont la branche cadette, par filiation directe, se perpétue de nos jours dans la maison de Caix. Enguerrand, fils aîné d’un seigneur de Boves dont on connaît le père, s’était installé à Coucy, à la fin du onzième siècle. Les archevêques de Reims, qui possédaient le village du vallon et le terroir d’alentour, depuis un temps aussi reculé qu’incertain, et dont l’un avait élevé sur l’éperon désert encore, avant l’an mil, une forteresse disputée à ses successeurs par de rudes adversaires laïques, paraissent avoir quitté le tout, abdiquant leurs droits, en des circonstances demeurées inconnues.

Les sires de Coucy réalisent en leur temps un mot célèbre : ils vivent dangereusement. La comtesse de Namur, Sibylle, femme du comte Godefroi, se trouva être désirable. Le premier Enguerrand l’enlève. Il part pour la grande Croisade avec Thomas son fils. Tous deux combattent côte à côte. Un jour, comme les Sarrasins avaient pénétré par surprise dans la position chrétienne, le sire de Coucy, son étendard étant hors de portée, coupe de ses mains son manteau d’écarlate bordé de vair. Il le lacère par bandes, fixe ces bandes à une lance, et charge en jetant son cri, sous les couleurs alternantes de ce fanion improvisé. En souvenir du fait d’armes, son écu portera désormais six tranches horizontales, six fasces, trois de vair ; trois de gueules, dont les reflets et l’éclat rouge rappelleront la teinte de l’étoffe qui drapait le chevalier d’Occident, quand sonnèrent les trompettes de bataille, en ce jour de victoire sur le Turc, vers Nazareth ou Jérusalem.

Trois générations passent. Le donjon du Louvre vient de surgir, le plus large et le plus haut connu au bord royal de la Seine. Le sire de Coucy, qui n’est ni duc, ni comte, veut surpasser le Louvre. Et le donjon de son château neuf, sur un cap du Laonnais, se met à pousser une à une ses assises. Enguerrand III, Enguerrand le Grand, démolit la forteresse ancienne dont un archevêque de Reims avait bâti le tout premier type. Reprenant à nouveau le thème de fortification du promontoire et du palier, de leurs pentes et de leurs approches, il crée d’un coup le Coucy qui vient de mourir. Conçue d’ensemble, élevée d’un seul jet, avec des ressources immenses et renaissantes, l’œuvre s’achève, peut-on croire, vers le second quart du treizième siècle.

Alors, de la vallée comme de la ville, autour du donjon dont montait la blancheur ronde, on put voir s’enrouler, comme une hélice débordante, un chemin suspendu sur le vide, s’élevant avec la tour et comme elle en marche vers le ciel. De solides madriers, engagés sur une portion calculée de leur longueur dans une série d’alvéoles réservés pour eux, soutenaient puissamment sa montée. Le long de cette route aérienne à pente régulière et praticable, collante à la paroi courbe qui fuyait sous elle, circulaient les hommes, les animaux de bât, les petits chariots chargés de pierres de taille. Un tel système élévatoire permettait une construction homogène et suivie. L’œuvre parachevée, la dernière assise posée, tout l’appareil, démonté, reprenait la direction de la terre. Les madriers de support, scellés dans la maçonnerie pleine, étaient sciés au niveau de la surface extérieure. Avec les ans, leurs tronçons prisonniers tombaient en poussière, et les pigeons de muraille, les remplaçant dans les creux du parement, y venaient poser au printemps, comme des oiseaux de falaise, les brindilles sèches de leurs nids.

Enguerrand III, dans le château de Coucy qui montait, rêva peut-être la couronne. Les difficultés qui marquèrent la minorité du fils de Blanche de Castille parurent lui offrir l’occasion de dominer la régence et le pouvoir. On assure qu’à sa cour seigneuriale, il se montrait, entre familiers, avec les ornemens royaux qu’il s’habituait à porter.

Sa petite-fille, mariée au comte de Guines, greffe la seigneurie sur un autre arbre, issu d’un très vieil estoc, dont les racines plongeaient loin dans la terre et dans le temps.

Cette seconde maison de Coucy, cette seconde dynastie, peut-on dire, occupe toute la durée du quatorzième siècle. Ses représentans relèvent et continuent les armes d’Etat de la seigneurie, le « fascé de vair et de gueules de six pièces. » Le nom d’Enguerrand leur est commun. Ils prennent femme dans la famille royale d’Ecosse, chez les Habsbourg d’Autriche, à la cour d’Angleterre. La figure d’Enguerrand VII, le dernier, se dessine sur un fond mouvementé d’aventures.

Otage en Angleterre, pour assurer la rançon de Jean le Bon, il en revient marié à la seconde fille du roi Edouard. Gêné désormais pour combattre en France les armées de son beau-père, il se jette en Italie, dans les querelles milanaises. Sa mère était Catherine de Habsbourg, fille de Léopold d’Autriche, qui avait disputé la couronne impériale aux maisons de Luxembourg et de Bavière. A la tête d’une expédition française, il va revendiquer les droits qu’il tenait de son aïeul. Il refuse l’épée de connétable. Il brille comme négociateur, en Bretagne, à Paris, en Aragon. Mais toujours l’Italie l’attire. Il y redescend avec le duc d’Anjou, prétendant au trône de Naples, aux côtés du duc de Bourbon, qui prépare à Gênes son expédition d’Afrique, pour le duc d’Orléans dont il appuie les combinaisons politiques. L’occasion survenant, il se croise contre le Turc. C’est le drame final de sa vie. A Nicopolis, Bajazet anéantit l’armée chrétienne. Enguerrand, prisonnier, passe les Dardanelles, avec quelques rares captifs épargnés, et va mourir de maladie sur la terre asiatique, à Brousse, capitale du Sultan qui guette de là Constantinople chancelante et encerclée.

Il ne laissait que deux filles. Louis d’Orléans, déjà maître de Pierrefonds, acheta à l’une sa part qui revint à la couronne avec Louis XII, tandis que celle de l’autre, tombée après la vente, par droit de succession, dans les héritages de la maison de Bar, passait par alliance à celle de Luxembourg, puis à la branche vendômoise des Bourbons entre les mains de qui la recueillait Henri IV.

Enguerrand VII et le duc d’Orléans avaient porté à sa plus parfaite expression la beauté intérieure du château. C’est Enguerrand qui aménage les grandes salles, décore leurs cheminées des statues des neuf preuses et des neuf preux. Le roi Arthur, Charlemagne et Godefroy de Bouillon, les derniers en date, y avaient accueilli Bertrand du Guesclin, leur dixième compagnon. De Sémiramis à Penthésilée, les preuses, consécration suprême, attendaient Jeanne la Pucelle.


La château de Coucy, chose singulière, tel qu’il était sorti de terre au temps d’Enguerrand le Grand, ne subit pour ainsi dire aucun siège en forme jusqu’aux guerres civiles françaises du quinzième siècle. Alors, selon les partis, les coups de force et les surprises furent son lot.

Ainsi, naguère, dormaient encore, sous une tour de la porte de la place d’armes vis-à-vis de la ville, ensevelis dans leurs armures au fond d’une sape mystérieuse et recouverte, tout un groupe de combattans bourguignons du comte de Saint-Pol, surpris par la chute écrasante d’un secteur de muraille. Ainsi La Hire, un jour, à ses débuts, gardant Coucy pour le dauphin Charles contre le duc de Bourgogne, et sorti de la forteresse pour aller battre l’estrade aux environs, trouva-t-il le donjon occupé par les prisonniers qu’il y avait laissés en nombre dans leurs geôles. Quelque complicité intérieure gagnée secrètement à leur cause, les captifs, s’ouvrant les portes l’un à l’autre, avaient égorgé le poste, et tenaient bon dans la tour inaccessible où les rôles avaient changé.

En tant que château seigneurial, Coucy demeurait intact. Dans ses Epitres Héroïques, Antoine d’Asi, avant les guerres d’Italie, en décrit l’aspect superbe. Sous les dernier Valois, Androuet du Cerceau, dans ses Plus excellens bastimens de France, en gravait encore l’image précieuse. C’est comme place d’Etat qu’il apprend l’infortune. La Fronde s’achevant, le démantèlement de Coucy, qui avait tenu contre la couronne et repoussé les troupes royales de La Fère et de Laon, fut décidé par Mazarin. Les mines de l’ingénieur Metezeau, qui avait dirigé le siège de La Rochelle, jouèrent sous les portes et sous les corps de logis. A l’intérieur du donjon, les voûtes des trois étages sautèrent avec le toit, La tour devint un tube gigantesque de pierre creuse. Mais telle était la force de son œuvre, que nulle brèche ne l’ouvrit. Sa hanteur démesurée, dépouillée de ses pinacles, de ses ornemens de tête, demeura culminante sur le val, juste assez atteinte pour pouvoir offrir aux regards cette auguste qualité que le temps apporte aux choses du passé qu’il touche et qu’il épargne.

La Révolution française trouva Coucy, comme terre seigneuriale, figurant parmi les apanages de la postérité du duc d’Orléans, frère de Louis XIV. La branche de Coucy-Vervins, issue des Coucy de la maison de Boves, se continuait par une descendance directe, où le maréchal Oudinot devait chercher alliance. Mais elle n’avait maintenu qu’un nom. Le noble site était menacé. Louis-Philippe le sauva, bienfait inappréciable. L’Etat, depuis le milieu du dernier siècle, avait pris possession de cette grandeur française.

Une série de circonstances heureuses en avait écarté tout essai de restauration. Des mesures suffisantes préservaient le donjon et son cadre. Coucy, merveille unique, chargeait de magnificence et d’honneur le sommet du promontoire où l’œuvre d’Enguerrand s’enracinait encore pour des siècles.


Dans l’extension de sa gloire, Coucy n’eut pas seulement des seigneurs sans pareils. Son rayonnement se projette sur un sonneur de lyre, un poète de haute espèce, dont la légende s’est emparée pour en faire un héros de la passion.

C’est le personnage énigmatique, trouvère et chevalier, qui se nomma le châtelain de Coucy, et dont les poèmes frémissans, les amours périlleuses, les aventures lointaines et la seconde mort, mélange bariolé de réel et de fable, ont défrayé la tradition, le conte et le roman.

Renaud de Magny, vers le temps d’Enguerrand III, se trouvait « châtelain » de Coucy. Entendons par cela même qu’il n’en était pas seigneur. La fonction de châtelain, équivalente en principe à celle de gouverneur, répondait a une charge que le possesseur d’un château marquant pouvait créer et concéder comme fief. La châtellenie de Coucy, organisée de bonne heure, à ce qu’il semble, au profit d’une branche cadette du lignage, avait passé par alliance dans la famille de Magny, qui tirait son nom, sans doute, du village de Magny-la-Fosse, entre La Fère et Saint-Quentin. Au début du treizième siècle, Renaud, fils de Régnier de Magny et de Mauduite de Coucy, portant d’or à la fasce d’azur, au chef de couleur inconnue chargé d’un lionceau de gueules passant, en détenait la qualité, et peut-être en exerçait directement l’office, dans la forteresse que son cousin construisait alors pour abriter son rêve de roi.

C’était peut-être un émérite commandant de place, c’était sûrement un trouvère délicieux. Son œuvre est courte et concentrée : une vingtaine de petits poèmes lyriques, de « chansons, » pour les appeler du nom que leur donnait l’époque. Il y chante ses amours pour une dame élue et secrète. Ses espérances, ses traverses, ses requêtes, ses plaintes retentissent et s’enchevêtrent. Il fait accueil au sentiment de la nature. Un éloignement plein de mystère, un départ pour la Terre-Sainte, apporte une note émouvante et qui permet l’hypothèse. Il pourrait se présenter là, et la chose n’est pas sans exemple parmi les poètes d’oïl et les poètes d’oc, des élémens possibles de biographie individuelle. Il est également permis de croire à un simple artifice, d’emploi fréquent par ailleurs, et à la présentation verbale de faits et de sentimens d’ordre purement imaginaire.

On peut pencher pour la « littérature. » Car Renaud de Magny, châtelain de Coucy, parait avoir conduit son existence de la façon la plus normale. Très jeune, il se trouvait pourvu d’un bénéfice de chanoine de Noyon. On le sait marié : sa femme portait le prénom d’Aanor. On lui connaît deux fils, dont l’aîné lui succède en sa terre paternelle et en sa charge fieffée. Il semble qu’il menât la vie des gens de son temps les moins pourvus d’aventures. Mais, quelles que puissent avoir été son infortune ou sa chance, ce fut un poète, un vrai poète, qui savait sentir et chanter.

« Puisque mon cœur ne s’en veut revenir — De vous, dame... » Ainsi définit-il son amour dans une de ses chansons. « Le nouveau temps, le mai, la violette... » Ainsi commence une autre. D’autres encore : « La douce voix du rossignol sauvage... » — « Quand vois venir le beau temps et la fleur... » « Tant ne me sais dementer ne complaindre. — Que puisse avoir de ma douleur soûlas. » Tristesse à présent : « Elle a mon cœur, que je n’en quiers ôter... » Et sa plus célèbre, celle qui, très vite, courut le public et le classa : « A vous, amans, plus qu’à nulle autre gent — Est bien raison que ma douleur complaigne... »

Le châtelain de Coucy, connu par certaines de ses œuvres comme type symbolique d’amant « courtois » et passionné, entre de plain-pied dans la légende. Ce qui consacre sa double réputation, c’est le roman qui le met lui-même en scène, le récit qui porte pour titre deux noms désormais inséparables, celui sous lequel on le qualifiait communément et celui d’une personne fictive, le roman du Châtelain de Coucy et de la Dame de Fayel.

C’est le récit des amours tragiques d’un chevalier dont l’auteur fait un châtelain de Coucy, poète et guerrier, portant prénom de Renaud et les armes de la famille de Magny, avec une femme noble du Vermandois, qu’il donne pour la femme du seigneur de Fayel, nom de château pris au hasard, semble-t-il, parmi les manoirs de la région. Fayel, de nos jours plus habituellement orthographié Fayet, était hier encore un village dont la carte certifiait l’existence, et qu’on y trouvait s’accotant à un assez large bois, à une lieue dans le Nord-Est de Saint-Quentin. Entre la résidence du châtelain, Fayet, Saint-Quentin, Moy, Vendeuil et La Fère, avec la Terre-Sainte au loin, se déroulent les épisodes et les scènes. Le trait final, le mari jaloux faisant manger par sa femme le cœur déguisé de son amant, représente l’arrangement, à la mode du temps, du vieux thème légendaire, peut-être d’origine celtique, la navrante histoire déjà versifiée dans le lai qu’Iseut chante en s’accompagnant sur la harpe, un jour de détresse infinie, comme le racontent, en français archaïque et charmant, nos vieux poètes à nous, pillés par d’autres.

Le roman est écrit en vers de huit pieds, rimes en rimes plates, le tout selon les rites de ces sortes d’ouvrages. Çà et là sont intercalées des pièces de vers présentées comme composées et même dites par le héros : ce sont précisément les chansons qui sont l’œuvre avérée du châtelain de Coucy, ainsi incorporées, par ce procédé, à la narration propre. On peut admettre que l’auteur, originaire de la région et la connaissant à merveille, s’appelait, à peu de chose près, Jacquemond Saquespée. L’époque reconnue de la vie de Renaud de Magny est comprise dans le premier tiers du treizième siècle : la date de la composition du roman se placerait au plus tard à deux générations de distance.

L’histoire amoureuse et farouche, objet de confusions fréquentes, au point de vue de la trame de la légende ou des personnages qui s’y trouvent mêlés, modifiée par des variantes, soit qu’on l’attribue à d’autres poètes ou chevaliers, soit qu’on y incorpore des élémens tirés du roman non moins célèbre de la Châtelaine de Vergy, a défrayé le conte, la nouvelle et le théâtre. L’existence réelle de l’œuvre du châtelain de Coucy, la supposition, purement gratuite d’ailleurs, que sa partenaire ait pu connaître aussi le don de poésie, ont contribué largement à propager la renommée de l’un et de l’autre, sous quelque nom qu’on les désigne, et à la renouveler d’âge en âge.


Le châtelain de Coucy est donc amoureux de la dame de Fayel. Il se déclare un soir, chez elle, après une visite au château, où il fut retenu à dîner, le seigneur de Fayel étant absent. Des joutes et des fêtes, opportunes, multiplient les motifs d’entretien, de cour discrète et progressante. Le verger du manoir possède une petite porte qui donne sur le bois : par là, moyennant la chambrière, le châtelain gagnera la pièce bien close où l’attend l’objet de ses vœux. Incidens variés, épreuves, triomphe. L’amant récite ses gracieux poèmes. Cette vie de bonheur s’organise et se prolonge.

Mais une femme veillait, une dame du pays, belle et bien née, sensuelle aussi, qui macérait dans la jalousie. Elle révèle tout au mari. La chambrière sauve la situation. Cousine germaine de sa maîtresse, elle se sacrifie pour détourner les soupçons. Inventions variées des deux amans, comme à la cour du roi Marc, en Cornouaille. Renaud, méconnaissable sous des bandages, soi-disant écuyer blessé sur la route, se fait hospitaliser au château. La dame, en pèlerinage avec son époux, se laisse choir de cheval, au passage d’un gué. On la soigne au moulin, dont le meunier n’est autre que l’écuyer de naguère. Enfin le seigneur de Fayel, plus ou moins renseigné, trouve un moyen décisif. Il se croise, et demande à sa femme de l’accompagner en Palestine. Elle accepte, concertant le voyage, chose facile à prévoir, avec le troisième pèlerin que l’on devine. Mais le châtelain une fois engagé par serment solennel, et la croix consacrante cousue sur son vêtement, le maître de la dame se fait reconnaître malade et délier de son vœu.

Renaud, fidèle à sa parole, part solitaire et désespéré. Le seul bien qui lui reste au monde, il l’emporte avec lui : deux tresses dorées, longues, soyeuses, lourdes, que son amante lui offrit, comme une part d’elle-même. Il les met sur son heaume. Le Chevalier Qui Porte Tresses, ainsi le nomment là-bas les Sarrasins qu’il terrifie. Mais le poison d’une flèche a raison de lui. Il veut revoir la France. Il expire en mer. Son écuyer revient seul, rapportant à la dame, sur l’ordre du mourant, dans un coffret, son cœur desséché, avec une lettre dernière et les blondes nattes.

Aux abords de Fayel, l’écuyer se fait surprendre. Alors, comme au temps d’Iseut offerte aux lépreux de Tintagel, le seigneur de Fayel accomplit un acte féroce. Il fait accommoder le cœur comme un mets délicat. La dame, au souper, le mange, insoucieuse, et même en vante la saveur. La vérité criée par l’époux, la lettre et les nattes certifiant le sacrilège, elle jure simplement que nulle chose ne mangera jamais plus. Et lors, dit le vieux texte : « Ne demoura gaires après — Qu’elle requit à Dieu merci — Et l’ame del corps s’emparty. »

Telle était la fin que la légende et la fiction prêtaient au châtelain de Coucy et à l’objet de sa passion. Sous l’éclat du titre de sa charge plus que sous le bruit de son nom, Renaud de Magny a conquis l’illustration qui se peut acquérir par le verbe et l’image. Lui aussi, comme Enguerrand III, aurait pu se dire : Exegi monumentum...

S’il ne construisit pas, comme le grand féodal, la forteresse magique dont rien ne subsiste plus aujourd’hui, s’il ne la posséda pas souverainement, on peut cependant l’imaginer, châtelain du château, vivant à son ombre, parcourant ses chemins de ronde, faisant sonner ses pas dans la vis du donjon, atteignant la plate-forme et la crête du couronnement, et là, silencieux, quelque soir de mai, au sommet de la tour géante, les trompettes guerrières une fois tues, écoutant par-dessus les vergers de la côte la voix musicale qui lui donnait le rythme et le départ d’un de ses poèmes : « La douce voix du rossignol sauvage... »


Ni donjon, ni château, ni ville n’existent plus. Les Zerstörungkommandos et les Zerstörungpiquets se sont chargés de la besogne, à loisir, avec des soins de professeur. La masse informe des débris écroulés sur le promontoire coule et descend le long des pentes comme des poussées de lave sur les flancs ravagés d’un cratère. Seul, dans un chaos minéral, se profile encore un pan de mur, fraction de courtine à laquelle s’adossait la salle des Preuses, entre les deux tours d’angle tombées en poudre. La base du donjon se devine, masquée par les gravais qui l’enfouissent. Toute la contrée, alentour, apparut comme chimique et lunaire à ceux qui la reconquirent. Le règne végétal et le règne humain y avaient été annulés par des hommes.

Entre tant de crimes, celui-ci, inutile, minutieusement prémédité, porte une marque spéciale. La gloire du donjon de Coucy devait ulcérer de souveraines jalousies : c’est pourquoi il a été supprimé de la surface de la terre. La ruine restaurée de Hoh Kœnigsburg ne sera plus maintenant concurrencée par un rival supérieur...

Au moins, les os émiettés du géant, comme les squelettes blanchis de la vallée de Josaphat, ont-ils pu connaître la vision de combattans d’un autre âge montant à l’assaut de ces décombres, par une nuit vengeresse, et pénétrant furieusement sur leur masse en poussière arrachée à une race exécrable. Et les ombres des chevaliers d’autrefois, errantes hors de leurs tombeaux profanés, ont-elles pu saluer les fantassins de France, des armes inconnues à la main, poursuivant de tas de pierres en tas de cendres un ennemi faiblissant, les glorieux fantassins dont les uniformes gluans de fange ou raides de glace portaient comme insignes l’ancre marine du héros colonial et le cor du chasseur que Roland reconnaîtrait pour le sien.


GERMAIN LEFÈVRE-PONTALIS.