Un caprice (Charpentier, 1888)
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UN CAPRICE
PERSONNAGES. | ACTEURS QUI ONT CRÉÉ LES RÔLES. | |
M. DE CHAVIGNY. | M. | Brindeau. |
MATHILDE. | Mmes | Judith. |
MADAME DE LÉRY. | Allan-Despréaux. |
Scène première
Encore un point, et j’ai fini.
- Elle sonne ; un domestique entre.
Est-on venu de chez Janisset ?
Non, Madame, pas encore.
C’est insupportable ; qu’on y retourne ; dépêchez-vous.
- Le domestique sort.
J’aurais dû prendre les premiers glands venus ; il est huit heures ; il est à sa toilette ; je suis sûre qu’il va venir ici avant que tout soit prêt. Ce sera encore un jour de retard.
- Elle se lève.
Faire une bourse en cachette à son mari, cela passerait aux yeux de bien des gens pour un peu plus que romanesque. Après un an de mariage ! Qu’est-ce que madame de Léry, par exemple, en dirait si elle le savait ? Et lui-même, qu’en pensera-t-il ? Bon ! il rira peut-être du mystère, mais il ne rira pas du cadeau. Pourquoi ce mystère, en effet ? Je ne sais ; il me semble que je n’aurais pas travaillé de si bon cœur devant lui ; cela aurait eu l’air de lui dire : Voyez comme je pense à vous ; cela ressemblerait à un reproche ; tandis qu’en lui montrant mon petit travail fini, ce sera lui qui se dira que j’ai pensé à lui.
On apporte cela à Madame de chez le bijoutier.
- Il donne un petit paquet à Mathilde.
Enfin !
- Elle se rassoit.
Quand M. de Chavigny viendra, prévenez-moi.
- Le domestique sort.
Nous allons donc, ma chère petite bourse, vous faire votre dernière toilette. Voyons si vous serez coquette avec ces glands-là ? Pas mal. Comment serez-vous reçue maintenant ? Direz-vous tout le plaisir qu’on a eu à vous faire, tout le soin qu’on a pris de votre petite personne ? On ne s’attend pas à vous, mademoiselle. On n’a voulu vous montrer que dans tous vos atours. Aurez-vous un baiser pour votre peine ?
- Elle baise sa bourse et s’arrête.
Pauvre petite ! tu ne vaux pas grand’chose ; on ne te vendrait pas deux louis. Comment se fait-il qu’il me semble triste de me séparer de toi ? N’as-tu pas été commencée pour être finie le plus vite possible ? Ah ! tu as été commencée plus gaiement que je ne t’achève. Il n’y a pourtant que quinze jours de cela ; que quinze jours, est-ce possible ? Non, pas davantage ; et que de choses en quinze jours ! Arrivons-nous trop tard, petite ?… Pourquoi de telles idées ? On vient, je crois ; c’est lui ; il m’aime encore.
Voilà monsieur le comte, madame.
Ah, mon Dieu ! je n’ai mis qu’un gland et j’ai oublié l’autre. Sotte que je suis ! Je ne pourrai pas encore lui donner aujourd’hui ! Qu’il attende un instant, une minute, au salon ; vite, avant qu’il entre…
Le voilà, madame.
- Il sort. Mathilde cache sa bourse.
Scène II
Bonsoir, ma chère ; est-ce que je vous dérange ?
- Il s’assoit.
Moi, Henri ? quelle question !
Vous avez l’air troublé, préoccupé. J’oublie toujours, quand j’entre chez vous, que je suis votre mari, et je pousse la porte trop vite.
Il y a là un peu de méchanceté ; mais, comme il y a aussi un peu d’amour, je ne vous en embrasserai pas moins.
- Elle l’embrasse.
Qu’est-ce que vous croyez donc être, monsieur, quand vous oubliez que vous êtes mon mari ?
Ton amant, ma belle ; est-ce que je me trompe ?
Amant et ami, tu ne te trompes pas.
- À part.
J’ai envie de lui donner la bourse comme elle est.
Quelle robe as-tu donc ? Tu ne sors pas ?
Non, je voulais… j’espérais que peut-être ?…
Vous espériez ?… Qu’est-ce que c’est donc ?
Tu vas au bal ? tu es superbe.
Pas trop ; je ne sais si c’est ma faute ou celle du tailleur, mais je n’ai plus ma tournure du régiment.
Inconstant ! vous ne pensez pas à moi en vous mirant dans cette glace.
Bah ! à qui donc ? Est-ce que je vais au bal pour danser ? Je vous jure bien que c’est une corvée, et que je m’y traîne sans savoir pourquoi.
Eh bien ! restez, je vous en supplie. Nous serons seuls, et je vous dirai…
Il me semble que ta pendule avance ; il ne peut pas être si tard.
On ne va pas au bal à cette heure-ci, quoi que puisse dire la pendule. Nous sortons de table il y a un instant.
J’ai dit d’atteler ; j’ai une visite à faire.
Ah ! c’est différent. Je… je ne savais pas,… j’avais cru…
Eh bien ?
J’avais supposé,… d’après ce que tu disais… Mais la pendule va bien ; il n’est que huit heures. Accordez-moi un petit moment. J’ai une petite surprise à vous faire.
Vous savez, ma chère, que je vous laisse libre et que vous sortez quand il vous plaît. Vous trouverez juste que ce soit réciproque. Quelle surprise me destinez-vous ?
Rien ; je n’ai pas dit ce mot-là, je crois.
Je me trompe donc, j’avais cru l’entendre. Avez-vous là ces valses de Strauss ? Prêtez-les-moi, si vous n’en faites rien.
Les voilà ; les voulez-vous maintenant ?
Mais, oui, si cela ne vous gêne pas. On me les a demandées pour un ou deux jours. Je ne vous en priverai pas longtemps.
Est-ce pour madame de Blainville ?
Plaît-il ? Ne parlez-vous pas de madame de Blainville ?
Moi ! non. Je n’ai pas parlé d’elle.
Pour cette fois j’ai bien entendu.
- Il se rassoit.
Qu’est-ce que vous dites de madame de Blainville ?
Je pensais que mes valses étaient pour elle.
Et pourquoi pensiez-vous cela ?
Mais parce que… parce qu’elle les aime.
Oui, et moi aussi ; et vous aussi, je crois ? Il y en a une surtout ; comment est-ce donc ? Je l’ai oubliée… Comment dit-elle donc ?
Je ne sais pas si je m’en souviendrai.
- Elle se met au piano et joue.
C’est cela même ! C’est charmant, divin, et vous la jouez comme un ange, ou, pour mieux dire, comme une vraie valseuse.
Est-ce aussi bien qu’elle, Henri ?
Qui, elle ? madame de Blainville ? Vous y tenez, à ce qu’il paraît.
Oh ! pas beaucoup. Si j’étais homme, ce n’est pas elle qui me tournerait la tête.
Et vous auriez raison, madame. Il ne faut jamais qu’un homme se laisse tourner la tête, ni par une femme ni par une valse.
Comptez-vous jouer ce soir, mon ami ?
Eh ! ma chère, quelle idée avez-vous ? On joue, mais on ne compte pas jouer.
Avez-vous de l’or dans vos poches ?
Peut-être bien. Est-ce que vous en voulez ?
Moi, grand Dieu ! que voulez-vous que j’en fasse ?
Pourquoi pas ? Si j’ouvre votre porte trop vite, je n’ouvre pas du moins vos tiroirs, et c’est peut-être un double tort que j’ai.
Vous mentez, monsieur ; il n’y a pas longtemps que je me suis aperçue que vous les aviez ouverts, et vous me laissez beaucoup trop riche.
Non pas, ma chère, tant qu’il y aura des pauvres. Je sais quel usage vous faites de votre fortune, et je vous demande de me permettre de faire la charité par vos mains.
Cher Henri ! que tu es noble et bon ! Dis-moi un peu : te souviens-tu d’un jour où tu avais une petite dette à payer, et où tu te plaignais de n’avoir pas de bourse ?
Quand donc ? Ah ! c’est juste. Le fait est que, quand on sort, c’est une chose insupportable de se fier à des poches qui ne tiennent à rien…
Aimerais-tu une bourse rouge avec un filet noir ?
Non, je n’aime pas le rouge. Parbleu ! tu me fais penser que j’ai justement là une bourse toute neuve d’hier ; c’est un cadeau. Qu’en pensez-vous ?
- Il tire une bourse de sa poche.
Est-ce de bon goût ?
Voyons ; voulez-vous me la montrer ?
Tenez.
- Il la lui donne ; elle la regarde, puis la lui rend.
C’est très joli. De quelle couleur est-elle ?
De quelle couleur ? La question est excellente.
Je me trompe… Je veux dire… Qui est-ce qui vous l’a donnée ?
Ah ! c’est trop plaisant, sur mon honneur ! vos distractions sont adorables.
Madame de Léry !
J’ai défendu ma porte en bas.
Non, non, qu’elle entre. Pourquoi ne pas la recevoir ?
Eh bien ! enfin, monsieur, cette bourse, peut-on savoir le nom de l’auteur ?
Scène III
en toilette de bal.
Venez, madame, venez, je vous en prie ; on n’arrive pas plus à propos. Mathilde vient de me faire une étourderie qui, en vérité, vaut son pesant d’or. Figurez-vous que je lui montre cette bourse…
Tiens ! c’est assez gentil. Voyons donc.
Je lui montre cette bourse ; elle la regarde, la tâte, la retourne, et, en me la rendant, savez-vous ce qu’elle me dit ? Elle me demande de quelle couleur elle est !
Eh bien ! elle est bleue.
Eh oui ! elle est bleue… C’est bien certain,… et c’est précisément le plaisant de l’affaire… Imaginez-vous qu’on le demande ?
C’est parfait. Bonsoir, chère Mathilde ; venez-vous ce soir à l’ambassade ?
Non, je compte rester.
Mais vous ne riez pas de mon histoire ?
Mais si. Et qui est-ce qui a fait cette bourse ? Ah ! je la reconnais, c’est madame de Blainville. Comment ! vraiment vous ne bougez pas ?
À quoi la reconnaissez-vous, s’il vous plaît ?
À ce qu’elle est bleue justement. Je l’ai vue traîner pendant des siècles ; on a mis sept ans à la faire, et vous jugez si pendant ce temps-là elle a changé de destination. Elle a appartenu en idée à trois personnes de ma connaissance. C’est un trésor que vous avez là, monsieur de Chavigny ; c’est un vrai héritage que vous avez fait.
On dirait qu’il n’y a qu’une bourse au monde.
Non, mais il n’y a qu’une bourse bleue. D’abord, moi, le bleu m’est odieux ; ça ne veut rien dire, c’est une couleur bête. Je ne peux pas me tromper sur une chose pareille ; il suffit que je l’aie vue une fois. Autant j’adore le lilas, autant je déteste le bleu.
C’est la couleur de la constance.
Bah ! c’est la couleur des perruquiers. Je ne viens qu’en passant, vous voyez, je suis en grand uniforme ; il faut arriver de bonne heure dans ce pays-là ; c’est une cohue à se casser le cou. Pourquoi donc n’y venez-vous pas ? Je n’y manquerais pas pour un monde.
Je n’y ai pas pensé, et il est trop tard à présent.
Laissez donc, vous avez tout le temps. Tenez, chère, je vais sonner. Demandez une robe. Nous mettrons M. de Chavigny à la porte avec son petit meuble. Je vous coiffe, je vous pose deux brins de fleurettes, et je vous enlève dans ma voiture. Allons, voilà une affaire bâclée.
Pas pour ce soir ; je reste décidément.
Décidément ! est-ce un parti pris ? Monsieur de Chavigny, emmenez donc Mathilde.
Je ne me mêle des affaires de personne.
Oh ! oh ! vous aimez le bleu, à ce qu’il paraît. Eh bien ! écoutez, savez-vous ce que je vais faire ? Donnez-moi du thé, je vais rester ici.
Que vous êtes gentille, chère Ernestine ! Non, je ne veux pas priver ce bal de sa reine. Allez me faire un tour de valse, et revenez à onze heures, si vous y pensez ; nous causerons seules au coin du feu, puisque M. de Chavigny nous abandonne.
Moi ? pas du tout : je ne sais si je sortirai.
Eh bien ! c’est convenu, je vous quitte. À propos, vous savez mes malheurs ; j’ai été volée comme dans un bois.
Volée ! qu’est-ce que vous voulez dire ?
Quatre robes, ma chère, quatre amours de robes qui me venaient de Londres, perdues à la douane. Si vous les aviez vues, c’est à en pleurer ; il y en avait une perse et une puce ; on ne fera jamais rien de pareil.
Je vous plains bien sincèrement. On vous les a donc confisquées ? ·
Pas du tout. Si ce n’était que cela, je crierais tant qu’on me les rendrait, car c’est un meurtre. Me voilà nue pour cet été. Imaginez qu’ils m’ont lardé mes robes ; ils ont fourré leur sonde je ne sais par où dans ma caisse ; ils m’ont fait des trous à y mettre un doigt. Voilà ce qu’on m’apporte hier à déjeuner.
Il n’y en avait pas de bleue, par hasard ?
Non, monsieur, pas la moindre. Adieu, belle ; je ne fais qu’une apparition. J’en suis, je crois, à ma douzième grippe de l’hiver ; je vais attraper ma treizième. Aussitôt fait, j’accours, et me plonge dans vos fauteuils. Nous causerons douane, chiffons, pas vrai ? Non, je suis toute triste, nous ferons du sentiment. Enfin, n’importe ! Bonsoir, monsieur de l’azur… Si vous me reconduisez, je ne reviens pas.
- Elle sort.
Scène IV
Quel cerveau fêlé que cette femme ! Vous choisissez bien vos amies !
C’est vous qui avez voulu qu’elle montât.
Je parierais que vous croyez que c’est madame de Blainville qui a fait ma bourse.
Non, puisque vous me dites le contraire.
Je suis sûr que vous le croyez.
Et pourquoi en êtes-vous sûr ?
Parce que je connais votre caractère : madame de Léry est votre oracle ; c’est une idée qui n’a pas le sens commun.
Voilà un beau compliment que je ne mérite guère.
Oh ! mon Dieu, si ; et j’aimerais tout autant vous voir franche là-dessus que dissimulée.
Mais, si je ne le crois pas, je ne puis feindre de le croire pour vous paraître sincère.
Je vous dis que vous le croyez ; c’est écrit sur votre visage.
S’il faut le dire pour vous satisfaire, eh bien ! j’y consens ; je le crois.
Vous le croyez ? Et quand cela serait vrai, quel mal y aurait-il ?
Aucun, et par cette raison je ne vois pas pourquoi vous le nieriez.
Je ne le nie pas ; c’est elle qui l’a faite.
- Il se lève.
Bonsoir ; je reviendrai peut-être tout à l’heure prendre le thé avec votre amie.
Henri, ne me quittez pas ainsi !
Qu’appelez-vous ainsi ? Sommes-nous fâchés ? Je ne vois là rien que de très simple : on me fait une bourse, et je la porte ; vous me demandez qui, et je vous le dis. Rien ne ressemble moins à une querelle.
Et si je vous demandais cette bourse, m’en feriez-vous le sacrifice ?
Peut-être ; à quoi vous servirait-elle ?
Il n’importe ; je vous la demande.
Ce n’est pas pour la porter, je suppose ? Je veux savoir ce que vous en feriez.
C’est pour la porter.
Quelle plaisanterie ! Vous porteriez une bourse faite par madame de Blainville ?
Pourquoi non ? Vous la portez bien.
La belle raison ! Je ne suis pas femme.
Eh bien ! si je ne m’en sers pas, je la jetterai au feu !
Ah ! ah ! vous voilà donc enfin sincère. Eh bien ! très sincèrement aussi, je la garderai, si vous le permettez.
Vous en êtes libre, assurément ; mais je vous avoue qu’il m’est cruel de penser que tout le monde sait qui vous l’a faite, et que vous allez la montrer partout.
La montrer ! Ne dirait-on pas que c’est un trophée !
Écoutez-moi, je vous en prie, et laissez-moi votre main dans les miennes.
- Elle l’embrasse.
M’aimez-vous, Henri ? répondez.
Je vous aime, et je vous écoute.
Je vous jure que je ne suis pas jalouse ; mais si vous me donnez cette bourse de bonne amitié, je vous remercierai de tout mon cœur. C’est un petit échange que je vous propose, et je crois, j’espère du moins, que vous ne trouverez pas que vous y perdez.
Voyons votre échange ; qu’est-ce que c’est ?
Je vais vous le dire, si vous y tenez ; mais, si vous me donniez la bourse auparavant, sur parole, vous me rendriez bien heureuse.
Je ne donne rien sur parole.
Voyons, Henri, je vous en prie.
Non.
Eh bien ! je t’en supplie à genoux.
Levez-vous, Mathilde, je vous en conjure à mon tour ; vous savez que je n’aime pas ces manières-là. Je ne peux pas souffrir qu’on s’abaisse, et je le comprends moins ici que jamais. C’est trop insister sur un enfantillage ; si vous l’exigiez sérieusement, je jetterais cette bourse au feu moi-même, et je n’aurais que faire d’échange pour cela. Allons, levez-vous, et n’en parlons plus. Adieu ; à ce soir ; je reviendrai.
- Il sort.
Scène V
Puisque ce n’est pas celle-là, ce sera donc l’autre que je brûlerai.
- Elle va à son secrétaire et en tire la bourse qu’elle a faite.
Pauvre petite, je te baisais tout à l’heure ; et te souviens-tu de ce que je te disais ? Nous arrivons trop tard, tu le vois. Il ne veut pas de toi, et ne veut plus de moi.
- Elle s’approche de la cheminée.
Qu’on est folle de faire des rêves ! ils ne se réalisent jamais. Pourquoi cet attrait, ce charme invincible qui nous fait caresser une idée ? Pourquoi tant de plaisir à la suivre, à l’exécuter en secret ? À quoi bon tout cela ? À pleurer ensuite. Que demande donc l’impitoyable hasard ? Quelles précautions, quelles prières faut-il donc pour mener à bien le souhait le plus simple, la plus chétive espérance ? Vous avez bien dit, monsieur le comte, j’insiste sur un enfantillage, mais il m’était doux d’y insister ; et vous, si fier ou si infidèle, il ne vous eût pas coûté beaucoup de vous prêter à cet enfantillage. Ah ! il ne m’aime plus, il ne m’aime plus. Il vous aime, madame de Blainville !
- Elle pleure.
Allons ! il n’y faut plus penser. Jetons au feu ce hochet d’enfant qui n’a pas su arriver assez vite ; si je le lui avais donné ce soir, il l’aurait peut-être perdu demain. Ah ! sans nul doute, il l’aurait fait ; il laisserait ma bourse traîner sur sa table, je ne sais où, dans ses rebuts, tandis que l’autre le suivra partout, tandis qu’en jouant, à l’heure qu’il est, il la tire avec orgueil ; je le vois l’étaler sur le tapis, et faire résonner l’or qu’elle renferme. Malheureuse ! je suis jalouse ; il me manquait cela pour me faire haïr !
- Elle va jeter sa bourse au feu, et s’arrête.
Mais qu’as-tu fait ? Pourquoi te détruire, triste ouvrage de mes mains ? Il n’y a pas de ta faute ; tu attendais, tu espérais aussi ! Tes fraîches couleurs n’ont point pâli durant cet entretien cruel ; tu me plais, je sens que je t’aime ; dans ce petit réseau fragile, il y a quinze jours de ma vie ; ah ! non, non, la main qui t’a faite ne te tuera pas ; je veux te conserver, je veux t’achever ; tu seras pour moi une relique, et je te porterai sur mon cœur ; tu m’y feras en même temps du bien et du mal ; tu me rappelleras mon amour pour lui, son oubli, ses caprices ; et qui sait ? cachée à cette place, il reviendra peut-être t’y chercher.
- Elle s’assoit et attache le gland qui manquait.
Scène VI
Personne nulle part ! qu’est-ce que cela veut dire ? on entre ici comme dans un moulin.
- Elle ouvre la porte et crie en riant :
Madame de Léry !
- Elle entre. Mathilde se lève.
Rebonsoir, chère ; pas de domestiques chez vous ; je cours partout pour trouver quelqu’un. Ah ! je suis rompue !
- Elle s’assoit.
Débarrassez-vous de vos fourrures.
Tout à l’heure ; je suis gelée. Aimez-vous ce renard-là ? on dit que c’est de la martre d’Éthiopie, je ne sais quoi ; c’est M. de Léry qui me l’a apporté de Hollande. Moi, je trouve ça laid, franchement ; je le porterai trois fois, par politesse, et puis je le donnerai à Ursule.
Une femme de chambre ne peut pas mettre cela.
C’est vrai ; je m’en ferai un petit tapis.
Eh bien ! ce bal était-il beau ?
Ah ! mon Dieu, ce bal ! mais je n’en viens pas. Vous ne croiriez jamais ce qui m’arrive.
Vous n’y êtes donc pas allée ?
Si fait, j’y suis allée, mais je n’y suis pas entrée. C’est à mourir de rire. Figurez-vous une queue,… une queue…
- Elle éclate de rire.
Ces choses-là vous font-elles peur, à vous ?
Mais oui ; je n’aime pas les embarras de voitures.
C’est désolant quand on est seule. J’avais beau crier au cocher d’avancer, il ne bougeait pas ; j’étais d’une colère ! j’avais envie de monter sur le siège ; je vous réponds bien que j’aurais coupé leur queue. Mais c’est si bête d’être là, en toilette, vis-à-vis d’un carreau mouillé ; car, avec cela, il pleut à verse. Je me suis divertie une demi-heure à voir patauger les passants, et puis j’ai dit de retourner. Voilà mon bal. — Ce feu me fait un plaisir ! je me sens renaître !
- Elle ôte sa fourrure. Mathilde sonne, et un domestique entre.
Le thé.
- Le domestique sort.
M. de Chavigny est donc parti ?
Oui ; je pense qu’il va à ce bal, et il sera plus obstiné que vous.
Je crois qu’il ne m’aime guère, soit dit entre nous.
Vous vous trompez, je vous assure ; il m’a dit cent fois qu’à ses yeux vous étiez une des plus jolies femmes de Paris.
Vraiment ? c’est très poli de sa part ; mais je le mérite, car je le trouve fort bien. Voulez-vous me prêter une épingle ?
Vous en avez à côté de vous.
Cette Palmire vous fait des robes, on ne se sent pas des épaules ; on croit toujours que tout va tomber. Est-ce elle qui vous fait ces manches-là ?
Oui.
Très jolies, très bien, très jolies. Décidément il n’y a que les manches plates ; mais j’ai été longtemps à m’y faire ; et puis je trouve qu’il ne faut pas être trop grasse pour les porter, parce que sans cela on a l’air d’une cigale, avec un gros corps et de petites pattes.
J’aime assez la comparaison.
On apporte le thé.
N’est-ce pas ? Regardez mademoiselle Saint-Ange. Il ne faut pourtant pas être trop maigre non plus, parce qu’alors il ne reste plus rien. On se récrie sur la marquise d’Ermont ; moi, je trouve qu’elle a l’air d’une potence. C’est une belle tête, si vous voulez, mais c’est une madone au bout d’un bâton.
Voulez-vous que je vous serve, ma chère ?
Rien que de l’eau chaude, avec un soupçon de thé et un nuage de lait.
Allez-vous demain chez madame d’Égly ? Je vous prendrai, si vous voulez.
Ah ! madame d’Égly ! en voilà une autre ! avec sa frisure et ses jambes, elle me fait l’effet de ces grands balais pour épousseter les araignées.
- Elle boit.
Mais, certainement, j’irai demain. Non, je ne peux pas ; je vais au concert.
Il est vrai qu’elle est un peu drôle.
Regardez-moi donc, je vous en prie.
Pourquoi ?
Regardez-moi en face, là, franchement.
Que me trouvez-vous d’extraordinaire ?
Eh ! certainement, vous avez les yeux rouges ; vous venez de pleurer, c’est clair comme le jour. Qu’est-ce qui se passe donc, ma chère Mathilde ?
Rien, je vous jure. Que voulez-vous qu’il se passe ?
Je n’en sais rien, mais vous venez de pleurer ; je vous dérange, je m’en vais.
Au contraire, chère ; je vous supplie de rester.
Est-ce bien franc ? Je reste, si vous voulez ; mais vous me direz vos peines.
- Mathilde secoue la tête.
Non ? Alors je m’en vais, car vous comprenez que du moment que je ne suis bonne à rien, je ne peux que nuire involontairement.
Restez, votre présence m’est précieuse, votre esprit m’amuse, et s’il était vrai que j’eusse quelque souci, votre gaieté le chasserait.
Tenez, je vous aime. Vous me croyez peut-être légère ; personne n’est si sérieux que moi pour les choses sérieuses. Je ne comprends pas qu’on joue avec le cœur, et c’est pour cela que j’ai l’air d’en manquer. Je sais ce que c’est que de souffrir, on me l’a appris bien jeune encore. Je sais aussi ce que c’est que de dire ses chagrins. Si ce qui vous afflige peut se confier, parlez hardiment : ce n’est pas la curiosité qui me pousse.
Je vous crois bonne, et surtout très sincère ; mais dispensez-moi de vous obéir.
Ah, mon Dieu ! j’y suis ! c’est la bourse bleue. J’ai fait une sottise affreuse en nommant madame de Blainville. J’y ai pensé en vous quittant ; est-ce que M. de Chavigny lui fait la cour ?
- Mathilde se lève, ne pouvant répondre, se détourne et porte son mouchoir à ses yeux.
Est-il possible ?
- Un long silence. Mathilde se promène quelque temps, puis va s’asseoir à l’autre bout de la chambre. Madame de Léry semble réfléchir. Elle se lève et s’approche de Mathilde ; celle-ci lui tend la main.
Vous savez, ma chère, que les dentistes vous disent de crier quand ils vous font mal. Moi, je vous dis : Pleurez ! pleurez ! Douces ou amères, les larmes soulagent toujours.
Ah ! mon Dieu !
Mais c’est incroyable, une chose pareille ! On ne peut pas aimer madame de Blainville ; c’est une coquette à moitié perdue, qui n’a ni esprit ni beauté. Elle ne vaut pas votre petit doigt ; on ne quitte pas un ange pour un diable.
Je suis sûre qu’il l’aime, j’en suis sûre.
Non, mon enfant, ça ne se peut pas ; c’est un caprice, une fantaisie. Je connais M. de Chavigny plus qu’il ne pense ; il est méchant, mais il n’est pas mauvais. Il aura agi par boutade ; avez-vous pleuré devant lui ?
Oh ! non, jamais !
Vous avez bien fait ; il ne m’étonnerait pas qu’il en fût bien aise.
Bien aise ? bien aise de me voir pleurer ?
Eh ! mon Dieu, oui. J’ai vingt-cinq ans d’hier, mais je sais ce qui en est sur bien des choses. Comment tout cela est-il venu ?
Mais… je ne sais…
Parlez. Avez-vous peur de moi ? je vais vous rassurer tout de suite ; si, pour vous mettre à votre aise, il faut m’engager de mon côté, je vais vous prouver que j’ai confiance en vous et vous forcer à l’avoir en moi. Est-ce nécessaire ? je le ferai. Qu’est-ce qu’il vous plaît de savoir sur mon compte ?
Vous êtes ma meilleure amie ; je vous dirai tout, je me fie à vous. Il ne s’agit de rien de bien grave ; mais j’ai une folle tête qui m’entraîne. J’avais fait à M. de Chavigny une petite bourse en cachette que je comptais lui offrir aujourd’hui ; depuis quinze jours, je le vois à peine ; il passe ses journées chez madame de Blainville. Lui offrir ce petit cadeau, c’était lui faire un doux reproche de son absence et lui montrer qu’il me laissait seule. Au moment où j’allais lui donner ma bourse, il a tiré l’autre.
Il n’y a pas là de quoi pleurer.
Oh ! si, il y a de quoi pleurer, car j’ai fait une grande folie ; je lui ai demandé l’autre bourse.
Aïe ! ce n’est pas diplomatique.
Non, Ernestine, et il m’a refusé… Et alors… Ah ! j’ai honte…
Eh bien ?
Eh bien ! je l’ai demandée à genoux. Je voulais qu’il me fît ce petit sacrifice, et je lui aurais donné ma bourse en échange de la sienne. Je l’ai prié,… je l’ai supplié…
Et il n’en a rien fait ; cela va sans dire. Pauvre innocente ! il n’est pas digne de vous !
Ah ! malgré tout, je ne le croirai jamais !
Vous avez raison, je m’exprime mal. Il est digne de vous et vous aime ; mais il est homme et orgueilleux. Quelle pitié ! Et où est donc votre bourse ?
La voilà ici sur la table.
Cette bourse-là ? Eh bien ! ma chère, elle est quatre fois plus jolie que la sienne. D’abord elle n’est pas bleue, ensuite elle est charmante. Prêtez-la-moi, je me charge bien de la lui faire trouver de son goût.
Tâchez. Vous me rendrez la vie.
En être là après un an de mariage, c’est inouï ! Il faut qu’il y ait de la sorcellerie là-dedans. Cette Blainville, avec son indigo, je la déteste des pieds à la tête. Elle a les yeux battus jusqu’au menton. Mathilde, voulez-vous faire une chose ? Il ne nous en coûte rien d’essayer. Votre mari viendra-t-il ce soir ?
Je n’en sais rien, mais il me l’a dit.
Comment étiez-vous quand il est sorti ?
Ah ! j’étais bien triste, et lui bien sévère.
Il viendra. Avez-vous du courage ? Quand j’ai une idée, je vous en avertis, il faut que je me saisisse au vol ; je me connais, je réussirai.
Ordonnez donc, je me soumets.
Passez dans ce cabinet, habillez-vous à la hâte et jetez-vous dans ma voiture. Je ne veux pas vous envoyer au bal, mais il faut qu’en rentrant vous ayez l’air d’y être allée. Vous vous ferez mener où vous voudrez, aux Invalides ou à la Bastille ; ce ne sera peut-être pas très divertissant, mais vous serez aussi bien là qu’ici pour ne pas dormir. Est-ce convenu ? Maintenant, prenez votre bourse, et enveloppez-la dans ce papier, je vais mettre l’adresse. Bien, voilà qui est fait. Au coin de la rue, vous ferez arrêter ; vous direz à mon groom d’apporter ici ce petit paquet, de le remettre au premier domestique qu’il rencontrera, et de s’en aller sans autre explication.
Dites-moi du moins ce que vous voulez faire.
Ce que je veux faire, enfant, est impossible à dire, et je vais voir si c’est possible à faire. Une fois pour toutes, vous fiez-vous à moi ?
Oui, tout au monde pour l’amour de lui.
Allons, preste ! Voilà une voiture.
C’est lui ; j’entends sa voix dans la cour.
Sauvez-vous ! Y a-t-il un escalier dérobé par là ?
Oui, heureusement. Mais je ne suis pas coiffée, comment croira-t-on à ce bal ?
Tenez, vous arrangerez cela en route.
- Mathilde sort.
Scène VII
À genoux ! une telle femme à genoux ! Et ce monsieur-là qui la refuse ! Une femme de vingt ans, belle comme un ange et fidèle comme un lévrier ! Pauvre enfant, qui demande en grâce qu’on daigne accepter une bourse faite par elle, en échange d’un cadeau de madame de Blainville ! Mais quel abîme est donc le cœur de l’homme ! Ah ! ma foi ! nous valons mieux qu’eux.
- Elle s’assoit et prend une brochure sur la table. Un instant après, on frappe à la porte.
Entrez.
Scène VIII
Bonsoir, comte. Voulez-vous du thé ?
Je vous rends grâces. Je n’en prends jamais.
- Il s’assoit et regarde autour de lui.
Était-il amusant, ce bal ?
Comme cela. N’y étiez-vous pas ?
Voilà une question qui n’est pas galante. Non, je n’y étais pas ; mais j’y ai envoyé Mathilde, que vos regards semblent chercher.
Vous plaisantez, à ce que je vois ?
Plaît-il ? je vous demande pardon, je tiens un article d’une Revue qui m’intéresse beaucoup.
- Un silence. Chavigny, inquiet, se lève et se promène.
Est-ce que vraiment Mathilde est à ce bal ?
Mais oui ; vous voyez que je l’attends.
C’est singulier ; elle ne voulait pas sortir lorsque vous le lui avez proposé.
Apparemment qu’elle a changé d’idée.
Pourquoi n’y est-elle pas allée avec vous ?
Parce que je ne m’en suis plus souciée.
Elle s’est donc passée de voiture ?
Non, je lui ai prêté la mienne. Avez-vous lu ça, monsieur de Chavigny ?
Quoi ?
C’est la Revue des Deux Mondes ; un article très joli de madame Sand sur les orangs-outangs.
Sur les ?…
Sur les orangs-outangs. Ah ! je me trompe, ce n’est pas d’elle, c’est celui d’à côté ; c’est très amusant[1].
Je ne comprends rien à cette idée d’aller au bal sans m’en prévenir. J’aurais pu du moins la ramener.
Aimez-vous les romans de madame Sand ?
Non, pas du tout. Mais si elle y est, comment se fait-il que je ne l’aie pas trouvée ?
Quoi ? la Revue ? Elle était là-dessus.
Vous moquez-vous de moi, madame ?
Peut-être ; c’est selon à propos de quoi.
C’est de ma femme que je vous parle.
Est-ce que vous me l’avez donnée à garder ?
Vous avez raison ; je suis très ridicule ; je vais de ce pas la chercher.
Bah ! vous allez tomber dans la queue.
C’est vrai ; je ferai aussi bien d’attendre, et j’attendrai.
Savez-vous, monsieur de Chavigny, que vous m’étonnez beaucoup ? Je croyais vous avoir entendu dire que vous laissiez Mathilde parfaitement libre, et qu’elle allait où bon lui semblait.
Certainement ; vous en voyez la preuve.
Pas tant ; vous avez l’air furieux.
Moi ? par exemple ! pas le moins du monde.
Vous ne tenez pas sur votre fauteuil. Je vous croyais un tout autre homme, je l’avoue, et, pour parler sérieusement, je n’aurais pas prêté ma voiture à Mathilde si j’avais su ce qui en est.
Mais je vous assure que je le trouve tout simple, et je vous remercie de l’avoir fait.
Non, non, vous ne me remerciez pas ; je vous assure, moi, que vous êtes fâché. À vous dire vrai, je crois que, si elle est sortie, c’était un peu pour vous rejoindre.
J’aime beaucoup cela ! Que ne m’accompagnait-elle ?
Eh oui ! c’est ce que je lui ai dit. Mais voilà comme nous sommes, nous autres ; nous ne voulons pas, et puis nous voulons. Décidément, vous ne prenez pas de thé ?
Non, il me fait mal.
Eh bien ! donnez-m’en.
Plaît-il, madame ?
Donnez-m’en.
- Chavigny se lève et remplit une tasse qu’il offre à madame de Léry.
C’est bon ; mettez ça là. [Avons-nous un ministère ce soir ?
Je n’en sais rien.
Ce sont de drôles d’auberges que ces ministères. On y entre et on en sort sans savoir pourquoi ; c’est une procession de marionnettes.]
Prenez donc ce thé à votre tour ; il est déjà à moitié froid.
Vous n’y avez pas mis assez de sucre. Mettez-m’en un ou deux morceaux.
Comme vous voudrez ; il ne vaudra rien.
Bien ; maintenant, encore un peu de lait.
Êtes-vous satisfaite ?
Une goutte d’eau chaude à présent. Est-ce fait ? Donnez-moi la tasse.
La voilà ; mais il ne vaudra rien.
Vous croyez ? En êtes-vous sûr ?
Il n’y a pas le moindre doute.
Et pourquoi ne vaudrait-il rien ?
Parce qu’il est froid et trop sucré.
Eh bien ! s’il ne vaut rien, ce thé, jetez-le.
- Chavigny est debout, tenant la tasse ; madame de Léry le regarde en riant.
Ah ! mon Dieu ! que vous m’amusez ! Je n’ai jamais rien vu de si maussade.
Ma foi, c’est vrai, je ne suis qu’un sot.
Je ne vous avais jamais vu jaloux, mais vous l’êtes comme un Othello.
Pas le moins du monde ; je ne peux pas souffrir qu’on se gêne, ni qu’on gêne les autres en rien. Comment voulez-vous que je sois jaloux ?
Par amour-propre, comme tous les maris.
Bah ! propos de femme. On dit « Jaloux par amour-propre, » parce que c’est une phrase toute faite, comme on dit « Votre très humble serviteur. » Le monde est bien sévère pour ces pauvres maris.
Pas tant que pour ces pauvres femmes.
Oh ! mon Dieu, si. Tout est relatif. Peut-on permettre aux femmes de vivre sur le même pied que nous ? C’est d’une absurdité qui saute aux yeux. Il y a mille choses très graves pour elles, qui n’ont aucune importance pour un homme.
Oui, les caprices, par exemple.
Pourquoi pas ? Eh bien ! oui, les caprices. Il est certain qu’un homme peut en avoir, et qu’une femme…
En a quelquefois. Est-ce que vous croyez qu’une robe est un talisman qui en préserve ?
C’est une barrière qui doit les arrêter.
À moins que ce ne soit un voile qui les couvre. J’entends marcher. C’est Mathilde qui rentre.
Oh ! que non ; il n’est pas minuit.
- Un domestique entre, et remet un petit paquet à M. de Chavigny.
Qu’est-ce que c’est ? Que me veut-on ?
On vient d’apporter cela pour monsieur le comte.
- Il sort. Chavigny défait le paquet, qui renferme la bourse de Mathilde.
Est-ce encore un cadeau qui vous arrive ? À cette heure-ci, c’est un peu fort.
Que diable est-ce que ça veut dire ? Hé ! François, hé ! qui est-ce qui a apporté ce paquet ?
Monsieur ?
Qui est-ce qui a apporté ce paquet ?
Monsieur, c’est le portier qui vient de monter.
Il n’y a rien avec ? pas de lettre ?
Non, monsieur.
Est-ce qu’il avait ça depuis longtemps, ce portier ?
Non, monsieur ; on vient de le lui remettre.
Qui le lui a remis ?
Monsieur, il ne sait pas.
Il ne sait pas ! Perdez-vous la tête ? Est-ce un homme ou une femme ?
C’est un domestique en livrée, mais il ne le connaît pas.
Est-ce qu’il est en bas, ce domestique ?
Non, monsieur ; il est parti sur-le-champ.
Il n’a rien dit ?
Non, monsieur.
C’est bon.
- Le domestique sort.
J’espère qu’on vous gâte, monsieur de Chavigny. Si vous laissez tomber votre argent, ce ne sera pas la faute de ces dames.
Je veux être pendu si j’y comprends rien.
Laissez donc ! vous faites l’enfant.
Non ; je vous donne ma parole d’honneur que je ne devine pas. Ce ne peut être qu’une méprise.
Est-ce que l’adresse n’est pas dessus ?
Ma foi ! si, vous avez raison. C’est singulier ; je connais l’écriture.
Peut-on voir ?
C’est peut-être une indiscrétion à moi de vous la montrer ; mais tant pis pour qui s’y expose. Tenez. J’ai certainement vu de cette écriture-là quelque part.
Et moi aussi, très certainement.
Attendez donc… Non, je me trompe. Est-ce en bâtarde ou en coulée ?
Fi donc ! c’est une anglaise pur sang. Regardez-moi comme ces lettres-là sont fines. Oh ! la dame est bien élevée.
Vous avez l’air de la reconnaître.
Moi ! pas du tout.
- Chavigny, étonné, la regarde, puis continue à se promener.
Où en étions-nous donc de notre conversation ? — Eh ! mais il me semble que nous parlions caprice. Ce petit poulet rouge arrive à propos.
Vous êtes dans le secret, convenez-en.
Il y a des gens qui ne savent rien faire ; si j’étais de vous, j’aurais déjà deviné.
Voyons ! soyez franche ; dites-moi qui c’est.
Je croirais assez que c’est madame de Blainville.
Vous êtes impitoyable, madame ; savez-vous bien que nous nous brouillerons ?
Je l’espère bien, mais pas cette fois-ci.
Vous ne voulez pas m’aider à trouver l’énigme ?
Belle occupation ! Laissez donc cela ; on dirait que vous n’y êtes pas fait. Vous ruminerez lorsque vous serez couché, quand ce ne serait que par politesse.
Il n’y a donc plus de thé ? J’ai envie d’en prendre.
Je vais vous en faire ; dites donc que je ne suis pas bonne !
Un silence.
Plus je cherche, moins je trouve.
Ah çà ! dites donc, est-ce un parti pris de ne penser qu’à cette bourse ? Je vais vous laisser à vos rêveries.
C’est qu’en vérité je tombe des nues.
Je vous dis que c’est madame de Blainville. Elle a réfléchi sur la couleur de sa bourse, et elle vous en envoie une autre par repentir. Ou mieux encore : elle veut vous tenter, et voir si vous porterez celle-ci ou la sienne.
Je porterai celle-ci sans aucun doute. C’est le seul moyen de savoir qui l’a faite.
Je ne comprends pas ; c’est trop profond pour moi.
Je suppose que la personne qui me l’a envoyée me la voie demain entre les mains ; croyez-vous que je m’y tromperais ?
Ah ! c’est trop fort ; je n’y tiens pas.
Est-ce que ce serait vous, par hasard ?
- Un silence.
Voilà votre thé, fait de ma blanche main, et il sera meilleur que celui que vous m’avez fabriqué tout à l’heure. Mais finissez donc de me regarder. Est-ce que vous me prenez pour une lettre anonyme ?
C’est vous, c’est quelque plaisanterie. Il y a un complot là-dessous.
C’est un petit complot assez bien tricoté.
Avouez donc que vous en êtes.
Non.
Je vous en prie.
Pas davantage.
Je vous en supplie.
Demandez-le à genoux, je vous le dirai.
À genoux ? tant que vous voudrez.
Allons ! voyons !
Sérieusement ?
- Il se met à genoux en riant devant madame de Léry.
J’aime cette posture, elle vous va à merveille ; mais je vous conseille de vous relever, afin de ne pas trop m’attendrir.
Ainsi, vous ne direz rien, n’est-ce pas ?
Avez-vous là votre bourse bleue ?
Je n’en sais rien, je crois que oui.
Je crois que oui aussi. Donnez-la-moi, je vous dirai qui a fait l’autre.
Vous le savez donc ?
Oui, je le sais.
Est-ce une femme ?
À moins que ce ne soit un homme, je ne vois pas…
Je veux dire : est-ce une jolie femme ?
C’est une femme qui, à vos yeux, passe pour une des plus jolies femmes de Paris.
Brune ou blonde ?
Bleue.
Par quelle lettre commence son nom ?
Vous ne voulez pas de mon marché ? Donnez-moi la bourse de madame de Blainville.
Est-elle petite ou grande ?
Donnez-moi la bourse.
Dites-moi seulement si elle a le pied petit.
La bourse ou la vie !
Me direz-vous le nom si je vous donne la bourse ?
Oui.
Votre parole d’honneur ?
Ma parole d’honneur.
Parlons caprice. Vous convenez donc qu’une femme peut en avoir ?
Est-ce que vous en êtes à le demander ?
Pas tout à fait ; mais il peut arriver qu’un homme marié ait deux façons de parler, et, jusqu’à un certain point, deux façons d’agir.
Eh bien ! et ce marché, est-ce qu’il s’envole ? je croyais qu’il était conclu.
Un homme marié n’en reste pas moins homme ; la bénédiction ne le métamorphose pas, mais elle l’oblige quelquefois à prendre un rôle et à en donner les répliques. Il ne s’agit que de savoir, dans ce monde, à qui les gens s’adressent quand ils vous parlent, si c’est au réel ou au convenu, à la personne ou au personnage.
J’entends, c’est un choix qu’on peut faire ; mais où s’y reconnaît le public ?
Je ne crois pas que, pour un public d’esprit, ce soit long ni bien difficile.
Vous renoncez donc à ce fameux nom ? Allons ! voyons ! donnez-moi cette bourse.
Une femme d’esprit, par exemple (une femme d’esprit sait tant de choses !), ne doit pas se tromper, à ce que je crois, sur le vrai caractère des gens : elle doit bien voir, au premier coup d’œil…
Décidément, vous gardez la bourse ?
Il me semble que vous y tenez beaucoup. Une femme d’esprit, n’est-il pas vrai, madame, doit savoir faire la part du mari, et celle de l’homme par conséquent ? Comment êtes-vous donc coiffée ? Vous étiez tout en fleurs ce matin.
Oui ; ça me gênait, je me suis mise à mon aise. Ah ! mon Dieu ! mes cheveux sont défaits d’un côté.
- Elle se lève et s’ajuste devant la glace.
Vous avez la plus jolie taille qu’on puisse voir. Une femme d’esprit comme vous…
Une femme d’esprit comme moi se donne au diable quand elle a affaire à un homme d’esprit comme vous.
Qu’à cela ne tienne ; je suis assez bon diable.
Pas pour moi, du moins, à ce que je pense.
C’est qu’apparemment quelque autre me fait tort.
Qu’est-ce que ce propos-là veut dire ?
Il veut dire que, si je vous déplais, c’est que quelqu’un m’empêche de vous plaire.
C’est modeste et poli ; mais vous vous trompez : personne ne me plaît, et je ne veux plaire à personne.
Avec votre âge et ces yeux-là, je vous en défie.
C’est cependant la vérité pure.
Si je le croyais, vous me donneriez bien mauvaise opinion des hommes.
Je vous le ferai croire bien aisément. J’ai une vanité qui ne veut pas de maître.
Ne peut-elle souffrir un serviteur ?
Bah ! serviteurs ou maîtres, vous n’êtes que des tyrans.
C’est assez vrai, et je vous avoue que là-dessus j’ai toujours détesté la conduite des hommes. Je ne sais d’où leur vient cette manie de s’imposer, qui ne sert qu’à se faire haïr.
Est-ce votre opinion sincère ?
Très sincère ; je ne conçois pas comment on peut se figurer que, parce qu’on a plu ce soir, on est en droit d’en abuser demain.
C’est pourtant le chapitre premier de l’histoire universelle.
Oui, et si les hommes avaient le sens commun là-dessus, les femmes ne seraient pas si prudentes.
C’est possible ; les liaisons d’aujourd’hui sont des mariages, et quand il s’agit d’un jour de noce, cela vaut la peine d’y penser.
Vous avez mille fois raison ; et, dites-moi, pourquoi en est-il ainsi ? pourquoi tant de comédie et si peu de franchise ? Une jolie femme qui se fie à un galant homme ne saurait-elle le distinguer ? Il n’y a pas que des sots sur la terre.
C’est une question en pareille circonstance.
Mais je suppose que, par hasard, il se trouve un homme qui, sur ce point, ne soit pas de l’avis des sots ; et je suppose qu’une occasion se présente où l’on puisse être franc sans danger, sans arrière-pensée, sans crainte des indiscrétions.
- Il lui prend la main.
Je suppose qu’on dise à une femme : Nous sommes seuls, vous êtes jeune et belle, et je fais de votre esprit et de votre cœur tout le cas qu’on en doit faire. Mille obstacles nous séparent, mille chagrins nous attendent, si nous essayons de nous revoir demain. Votre fierté ne veut pas d’un joug, et votre prudence ne veut pas d’un lien ; vous n’avez à redouter ni l’un ni l’autre. On ne vous demande ni protestation, ni engagement, ni sacrifice, rien qu’un sourire de ces lèvres de rose et un regard de ces beaux yeux. Souriez pendant que cette porte est fermée : votre liberté est sur le seuil ; vous la retrouverez en quittant cette chambre ; ce qui s’offre à vous n’est pas le plaisir sans amour, c’est l’amour sans peine et sans amertume ; c’est le caprice, puisque nous en parlons, non l’aveugle caprice des sens, mais celui du cœur, qu’un moment fait naître et dont le souvenir est éternel.
Vous me parliez de comédie ; mais il paraît qu’à l’occasion vous en joueriez d’assez dangereuses. J’ai quelque envie d’avoir un caprice, avant de répondre à ce discours-là. Il me semble que c’en est l’instant, puisque vous en plaidez la thèse. Avez-vous là un jeu de cartes ?
Oui, dans cette table ; qu’en voulez-vous faire ?
Donnez-le-moi, j’ai ma fantaisie, et vous êtes forcé d’obéir si vous ne voulez vous contredire.
- Elle prend une carte dans le jeu.
Allons, comte, dites rouge ou noir.
Voulez-vous me dire quel est l’enjeu ?
L’enjeu est une discrétion[2].
Soit. — J’appelle rouge.
C’est le valet de pique ; vous avez perdu. Donnez-moi cette bourse bleue.
De tout mon cœur, mais je garde la rouge, et quoique sa couleur m’ait fait perdre, je ne le lui reprocherai jamais ; car je sais aussi bien que vous quelle est la main qui me l’a faite.
Est-elle petite ou grande, cette main ?
Elle est charmante et douce comme le satin.
Lui permettez-vous de satisfaire un petit mouvement de jalousie ?
- Elle jette au feu la bourse bleue.
Ernestine, je vous adore !
Vous n’aimez donc plus madame de Blainville ?
Ah, grand Dieu ! je ne l’ai jamais aimée.
Ni moi non plus, monsieur de Chavigny.
Mais qui a pu vous dire que je pensais à cette femme-là ? Ah ! ce n’est pas elle à qui je demanderai jamais un instant de bonheur ; ce n’est pas elle qui me le donnera !
Ni moi non plus, monsieur de Chavigny. Vous venez de me faire un petit sacrifice, c’est très galant de votre part ; mais je ne veux pas vous tromper : la bourse rouge n’est pas de ma façon.
Est-il possible ? Qui est-ce donc qui l’a faite ?
C’est une main plus belle que la mienne. Faites-moi la grâce de réfléchir une minute et de m’expliquer cette énigme à mon tour. Vous m’avez fait en bon français une déclaration très aimable ; vous vous êtes mis à deux genoux par terre, et remarquez qu’il n’y a pas de tapis ; je vous ai demandé votre bourse bleue, et vous me l’avez laissé brûler. Qui suis-je donc, dites-moi, pour mériter tout cela ? Que me trouvez-vous donc de si extraordinaire ? Je ne suis pas mal, c’est vrai ; je suis jeune ; il est certain que j’ai le pied petit. Mais enfin ce n’est pas si rare. Quand nous nous serons prouvé l’un à l’autre que je suis une coquette et vous un libertin, uniquement parce qu’il est minuit et que nous sommes en tête-à-tête, voilà un beau fait d’armes que nous aurons à écrire dans nos mémoires ! C’est pourtant là tout, n’est-ce pas ? Et ce que vous m’accordez en riant, ce qui ne vous coûte pas même un regret, ce sacrifice insignifiant que vous faites à un caprice plus insignifiant encore, vous le refusez à la seule femme qui vous aime, à la seule femme que vous aimiez !
- On entend le bruit d’une voiture.
Mais, madame, qui a pu vous instruire ?
Parlez plus bas, monsieur, la voilà qui rentre, et cette voiture vient me chercher. Je n’ai pas le temps de vous faire ma morale ; vous êtes homme de cœur, et votre cœur vous la fera. Si vous trouvez que Mathilde a les yeux rouges, essuyez-les avec cette petite bourse que ses larmes reconnaîtront, car c’est votre bonne, brave et fidèle femme qui a passé quinze jours à la faire. Adieu ; vous m’en voudrez aujourd’hui, mais vous aurez demain quelque amitié pour moi, et, croyez-moi, cela vaut mieux qu’un caprice. Mais s’il vous en faut un absolument, tenez, voilà Mathilde, vous en avez un beau à vous passer ce soir. Il vous en fera, j’espère, oublier un autre que personne au monde, pas même elle, ne saura jamais.
- Mathilde entre, madame de Léry va à sa rencontre et l’embrasse. CHAVIGNY les regarde, il s’approche d’elles, prend sur la tête de sa femme la guirlande de fleurs de madame de Léry, et dit à celle-ci en la lui rendant :
Je vous demande pardon, madame, elle le saura, et je n’oublierai jamais qu’un jeune curé fait les meilleurs sermons.
C’est à Saint-Pétersbourg, devant la cour de Russie, que cette comédie a été jouée pour la première fois par madame Allan-Despréaux, qui l’avait découverte après dix ans de publicité. Lorsque madame Allan revint en France, elle voulut faire sa rentrée au Théâtre-Français par le rôle de madame de Léry. On sait le succès prodigieux qu’elle y obtint. Le Caprice, représenté à Paris le 27 novembre 1847, jouit encore aujourd’hui de la même faveur que dans sa nouveauté. On peut le considérer désormais comme faisant partie du répertoire classique de la Comédie-Française.
- ↑ Au moment d’écrire ces mots, l’auteur, qui avait sur sa table de travail plusieurs livraisons de la Revue des Deux Mondes, en ouvrit deux au hasard. La première, du 15 mars 1837, contenait un article de M. Roulin sur les orangs-outangs ; la seconde, du 1er avril suivant, contenait un chapitre de Mauprat, par George Sand. L’étrange confusion que fait madame de Léry prouve qu’elle ne lit que des yeux et qu’elle est toute à son plan de campagne.
- ↑ On appelle discrétion un pari dans lequel le perdant s’oblige à donner au gagnant ce que celui-ci lui demande, à sa discrétion.
(Note de l’auteur.)