Un bilingue sogdien-chinois


Un bilingue sogdien-chinois.

Parmi les manuscrits sogdiens que j’ai trouvés au Ts’ien-fo-tong de Touen-houang dans les premiers mois de 1908, un des plus beaux est un rouleau de sept mètres de long qui porte à l’une des extrémités cette note en chinois 善 惡 因 果 經 Chan ngo yin kouo king, « Sûtra des causes et des effets du bien et du mal ». Grâce à cette indication, on pouvait espérer retrouver en chinois la contrepartie du texte sogdien, et parvenir par suite à l’interprétation d’une langue demeurée jusqu’ici, dans son ensemble, très peu intelligible. Il s’agit en effet d’un dialecte iranien dont, avant les découvertes faites en Asie Centrale, on n’avait aucun texte ancien et dont les formes actuelles sont mal connues. Mais aucun sûtra de ce nom ne figure dans les diverses éditions du Tripiṭaka chinois. Par bonheur, il se publie actuellement à Kyoto, d’après les sources les plus diverses, un grand Supplément au Tripiṭaka qui compte déjà près de 500 fascicules, et dans ce Supplément, au 1er t’ao, j’ai tout récemment mis la main sur notre texte. Mon ami M. Gauthiot avait déjà procédé à une transcription complète du rouleau sogdien ; outre les mots sogdiens déjà identifiés par M. Andreas et M. F. W. K. Müller, il en avait pu déterminer un bon nombre d’autres ; la comparaison fut dès lors facile, et s’affirma décisive : les textes sogdien et chinois se correspondent presque mot pour mot. Comme le texte chinois ne compte pas moins de 4.000 mots et qu’on y rencontre, au lieu d’un pur vocabulaire métaphysique, une rare abondance de mots usuels et concrets, on voit immédiatement quel enrichissement inattendu l’étude minutieuse du texte sogdien va apporter à la linguistique iranienne.

Mais on peut se demander comment un sûtra qui existait en sogdien au viie ou au viiie siècle se retrouve brusquement au Japon, en une version chinoise, dans les premières années du xxe siècle, alors qu’il n’a jamais été incorporé aux éditions régulières du Tripiṭaka. L’explication est assez simple. Si on ouvre les catalogues du Tripiṭaka chinois datant de l’époque des Souei et des T’ang, on y voit mentionner, en une section spéciale, toute une liste de « sûtras apocryphes », qui, par suite même de ce caractère apocryphe, ne se sont pas maintenus dans les collections régulières. Or l’examen de la bibliothèque de Touen-houang m’a montré que ces « apocryphes » étaient extrêmement répandus à l’époque des T’ang. Quelques-uns ont été retrouvés au Japon, et le Supplément au Tripiṭaka doit en publier deux ou trois dans des Addenda. Seulement on peut être surpris, si, dans le cas actuel, il s’agit d’un apocryphe, que lui aussi n’ait pas été rejeté aux Addenda et figure au contraire dans le 1er tao de la collection. Je crois bien que c’est tout simplement que, pour ce sûtra, il y a eu une inadvertance des éditeurs, et nous devons nous en féliciter. Le caractère apocryphe de ce sûtra ne peut en effet faire doute : deux catalogues de l’époque des T’ang, le Ta tcheou k’an ting tchong king mou lou (Nanjio, n° 1610 ; ch. 7, éd. de Kyoto, XXXV, iv, 200 ) et le K’ai yuan che kiao lou (Nanjio, n° 1485 ; ch. 18, éd. de Kyoto, XXIX, iv, 319 ) mentionnent expressément le Chan ngo yin kouo king parmi les sûtras apocryphes. La première de ces mentions établit que le texte chinois existait dès l’an 695 de notre ère.

Mais le caractère apocryphe de ce sûtra pose une dernière et importante question. Jusqu’ici, et pour le peu que nous en connaissions, nous étions tentés d’admettre que les sûtras ainsi condamnés par les catalogues chinois étaient de fabrication purement chinoise. Cela est certainement vrai pour quelques-uns ; il n’apparaît plus que ce le soit pour tous. Bien au contraire, l’existence de l’un d’eux en une rédaction sogdienne nous amène à nous demander si ces « sûtras apocryphes » ne représentent pas en partie une littérature bouddhique qui, sans originaux hindous, se serait spontanément développée dans les premiers siècles de notre ère chez les bouddhistes de l’Asie Centrale.

P. Pelliot.