Un amant/Partie 1/Chapitre 2

Traduction par Théodore de Wyzewa.
(p. 41-45).


CHAPITRE II


Avec le temps, M. Earnshaw commença à baisser. Il avait toujours été actif et bien portant, mais sa force le quitta tout d’un coup ; et du jour où il fut confiné au coin de son feu, il devint affreusement irritable. Un rien le vexait, et il lui suffisait de soupçonner un manque de respect à son autorité pour le faire entrer dans un accès de fureur. C’était le cas surtout si quelqu’un essayait de s’imposer à son favori ou de le dominer : il ne pouvait souffrir qu’un seul mot désagréable lui fût adressé ; il semblait s’être mis dans l’esprit que, parce que lui-même aimait Heathcliff, tout le monde le détestait et songeait à le maltraiter. Et ce fut un désavantage pour le garçon, car aucun de nous ne voulait irriter le maître, de sorte que nous complaisions à sa partialité et cette complaisance fut un riche aliment pour l’orgueil et pour l’humeur noire de l’enfant. Pourtant nous ne pouvions faire autrement ; deux ou trois fois, Hindley ayant manifesté son mépris pour Heathcliff en présence de son père, le vieillard furieux saisit son bâton pour le frapper, et frémit de rage en voyant son impuissance.

À la fin, notre curé (car nous avions un curé qui gagnait sa vie en donnant des leçons aux petits Linton et Earnshaw et en cultivant lui-même son morceau de terre) ce curé suggéra que le jeune homme devrait être mis au collège ; et M. Earnshaw y consentit, bien qu’à regret, car il dit que Hindley était un être nul et ne prospérerait jamais.

J’espérais cordialement que désormais nous aurions la paix. Je me chagrinais de penser que le maître avait à souffrir de sa bonne action. J’imaginais que son mécontentement provenait de ses ennuis de famille ; telle était également son opinion à lui, mais en vérité, monsieur, c’était sa nature qui baissait. Pourtant nous aurions pu continuer à vivre d’une façon assez supportable si ce n’était deux personnes, miss Cathy et Joseph le domestique : ce dernier aussi, vous l’avez vu là-haut, évidemment. C’était et c’est sans doute encore le plus odieux et le plus arrogant pharisien qui ait jamais saccagé une bible pour y prendre toutes les promesses pour lui-même et pour en lancer les malédictions à ses voisins. Par son adresse à faire des sermons et de pieux discours, il parvint à produire une grande impression sur M. Earnshaw ; et plus le maître allait s’affaiblissant, plus était grande l’influence de Joseph. Il ne cessait pas de l’importuner pour qu’il prît soin de son âme et pour qu’il tînt sévèrement ses enfants. Il l’encouragea à considérer Hindley comme un réprouvé et, tous les soirs, il grommelait régulièrement une longue série de fables contre Heathcliff et Catherine : il avait toujours soin de flatter la faiblesse d’Earnshaw en mettant la plus grosse part du blâme sur la jeune fille.

Il est bien sûr que Catherine avait des façons telles que je n’en avais jamais vues chez une enfant ; et elle nous mettait tous hors de patience cinquante fois par jour et davantage ; depuis l’heure où elle descendait jusqu’à l’heure où elle allait se coucher, nous n’étions pas sûrs une minute qu’elle ne fût pas à faire quelque mal. Son esprit était toujours excité, sa langue toujours en train. Elle chantait, riait, persécutait quiconque ne faisait pas comme elle. C’était une plante sauvage et maligne ; mais elle avait l’œil le plus agréable, le sourire le plus doux et le pied le plus léger de la paroisse ; et après tout, je crois qu’elle n’avait pas mauvaise intention, car lorsqu’une fois elle vous avait fait pleurer pour de bon, il était rare qu’elle ne vînt pas vous tenir compagnie et vous obliger à vous calmer pour la consoler. Elle aimait beaucoup trop Heathcliff. La plus grande punition que nous pouvions inventer pour elle était de la tenir séparée de lui. En jouant, elle se plaisait à faire la petite maîtresse, usant librement de ses mains et commandant à ses compagnons ; c’est ce qu’elle fit avec moi, mais je ne pouvais pas souffrir qu’on me donnât des ordres et je le lui fis savoir.

Or, M. Earnshaw n’admettait pas les plaisanteries de la part de ses enfants : il avait toujours été grave et sévère avec eux ; et Catherine de son côté ne concevait pas que son père fut plus mal disposé et moins patient dans son état de souffrance qu’il n’était auparavant. Les reproches acariâtres qu’elle en reçut éveillèrent en elle un méchant désir de le provoquer. Elle n’était jamais si heureuse que lorsque nous étions tous à la gronder à la fois, et qu’elle nous défiait avec son fier regard impertinent, et ses paroles toutes prêtes ; tournant en ridicule les malédictions religieuses de Joseph, me harcelant, et faisant la chose même que son père haïssait le plus : lui montrant que sa prétendue insolence à elle avait plus de pouvoir sur Heathcliff que sa bonté à lui, que le garçon était prêt à faire en toute chose ce qu’elle lui ordonnait, tandis qu’il n’obéissait à ses ordres à lui que s’ils s’accordaient avec son propre désir. Après s’être conduite aussi mal que possible toute la journée, quelquefois elle allait vers lui le soir et essayait de le dorloter pour faire la paix. « Non Cathy, disait le vieillard, je ne peux pas t’aimer ; tu es pire que ton frère. Va, dis tes prières, enfant, et demande pardon à Dieu. Je doute que ta mère et moi puissions expier la façon dont nous t’avons élevée. » D’abord ces paroles la faisaient pleurer, mais ensuite, à être toujours repoussée, elle s’endurcit, et elle se contentait de rire quand je lui conseillais de dire qu’elle regrettait ses fautes et en demandait pardon.

Mais l’heure vint enfin qui termina sur cette terre les souffrances de M. Earnshaw. Il mourut tranquillement dans sa chaise, un soir d’octobre, assis au coin du feu. Un vent violent soufflait autour de la maison et s’engouffrait dans la cheminée, avec un bruit sauvage ; pourtant, il ne faisait pas froid et nous étions tous ensemble : moi, à quelque distance du foyer, occupée à tricoter, Joseph lisant sa bible près de la table, car dans ce temps-là les domestiques avaient l’habitude de s’asseoir dans la maison, l’ouvrage fini. Miss Cathy avait été malade, et c’est ce qui fait qu’elle se tenait tranquille ; elle s’appuyait contre le genou de son père, et Heathcliff était couché par terre avec sa tête dans le tablier de la jeune fille. Je me rappelle que le maître, avant de tomber dans un assoupissement, caressa ses beaux cheveux et lui dit : « Pourquoi ne peux-tu pas toujours être une bonne fille ? » Et elle tourna sa figure vers lui, et répondit : « Pourquoi ne pouvez-vous pas toujours être un bon homme, père ? » Mais aussitôt qu’elle le vit vexé de nouveau, elle baisa sa main et dit qu’elle allait chanter pour l’endormir. Elle se mit à chanter très bas, jusqu’à ce que les doigts du vieux maître s’échappèrent des siens, et que sa tête s’affaissa sur sa poitrine. Alors je lui dis de se taire et de ne pas bouger par crainte de l’éveiller. Nous nous tûmes comme des souris pendant une pleine demi heure, et nous aurions continué plus longtemps, si Joseph, ayant fini son chapitre, ne s’était levé, et n’avait dit qu’il devait éveiller le maître pour réciter les prières et aller au lit. Il s’avança, l’appela par son nom et le toucha à l’épaule ; mais le vieillard restait immobile, de sorte qu’il prit la chandelle et le regarda. Je vis bien qu’il y avait quelque chose qui allait mal quand il remit sa lumière sur la table et que, saisissant les enfants chacun par un bras, il leur murmura de monter, et de ne pas faire de bruit, ajoutant qu’ils auraient à dire leurs prières tout seuls ce soir-là, parce que lui-même avait autre chose à faire.

— Je veux auparavant dire bonne nuit à mon père, dit Catherine, lui passant les bras autour du cou avant que nous ayons pu l’en empêcher. La pauvre créature découvrit tout de suite le malheur ; elle gémit : « Oh, il est mort, Heathcliff, il est mort ! » Et tous deux se mirent à pleurer, le cœur brisé.

Je joignis mes sanglots aux leurs, amers et sonores, mais Joseph nous demanda à quoi nous pensions de hurler de cette façon sur un saint dans le ciel. Il me dit de mettre mon manteau et de courir à Gimmerton pour chercher le médecin et le curé. Je ne pouvais pas deviner à quoi servirait l’un ou l’autre dans ce moment ; pourtant, je partis, par le vent et la pluie, et je ramenai avec moi l’un des deux, le médecin ; l’autre dit qu’il viendrait dans la matinée. Laissant Joseph expliquer l’affaire, je courus à la chambre des enfants ; leur porte était entrebâillée, je vis qu’ils ne s’étaient pas couchés, bien qu’il fût passé minuit ; mais ils étaient plus calmes et n’avaient pas besoin de moi pour les consoler. Les petites âmes se réconfortaient l’une l’autre avec des pensées meilleures que toutes celles que j’aurais pu leur suggérer ; aucun curé dans le monde n’a jamais fait une aussi belle peinture du ciel que celle qu’ils en faisaient dans leur innocente conversation ; et pendant que je les écoutais en sanglotant, je ne pouvais m’empêcher de souhaiter que nous fussions tous ensemble en sécurité là-haut.