Un amant/Partie 1/Chapitre 1

Traduction par Théodore de Wyzewa.
(p. 31-40).

PREMIÈRE PARTIE

CHAPITRE PREMIER


Quelles vaines girouettes nous sommes ! Moi qui avais résolu de me tenir indépendant de toute relation sociale, et remerciais mon étoile de m’avoir enfin amené dans un endroit où ces relations étaient à peu près impraticables, moi, misérable créature sans force, après avoir lutté jusqu’au soir contre l’abattement et la solitude, je fus enfin obligé de céder, et, sous prétexte de m’informer des choses nécessaires à mon installation, j’invitai Madame Dean, quand elle m’apporta le souper, à s’asseoir pendant que je mangerais, avec l’espoir sincère d’avoir une conversation en règle, et d’être ou agréablement réveillé ou tout à fait endormi par ses discours.

— Il y a très longtemps que vous vivez ici ? commençai-je ; ne m’avez-vous pas dit seize ans ?

— Dix-huit, monsieur ; je suis venue quand ma maîtresse s’est mariée, pour prendre soin d’elle : et quand elle est morte, le maître m’a retenue pour faire le ménage.

— En vérité ?

Une pause suivit. Elle n’était pas bavarde, j’en avais bien peur, si ce n’est sur ses propres affaires, et celles-là ne m’intéressaient guère. Pourtant, après avoir réfléchi quelques minutes, ses poings sur ses genoux et avec un nuage de méditation sur sa dure physionomie, elle s’écria :

— Ah ! les temps ont bien changé depuis !

— Ah ! fis-je, vous avez dû voir beaucoup de changements, je suppose ?

— Oui, et des malheurs aussi, répondit-elle.

— Oh, pensai-je, je vais tourner la conversation sur la famille de mon propriétaire ! un excellent sujet à mettre en train. « Et cette jolie veuve, je serais heureux de savoir son histoire : d’apprendre si elle est une indigène du pays ou, ce qui est plus probable, une étrangère que les habitants des Heights ne veulent pas reconnaître pour parente. » Je demandai donc à Madame Dean pourquoi Heathcliff avait quitté Thrushcross Grange, et préférait vivre dans une situation et une résidence si manifestement inférieures. « N’est-il pas assez riche pour tenir la maison en bon ordre ? » demandai-je.

— Riche, monsieur ! Il a, personne ne sait combien d’argent, et tous les ans davantage. Oui, oui, il est assez riche pour vivre dans une maison plus belle que celle-ci ; mais il est très serré, très avare ; et s’il était venu s’établir à Thrushcross Grange, l’idée qu’il aurait pu gagner quelques centaines de plus en louant cette maison à un bon locataire l’aurait rendu trop malheureux. Il est bien étrange que des gens soient si avides quand ils sont seuls dans le monde !

— Mais il avait un fils, je crois ?

— Oui, il en avait un, il est mort.

— Et cette jeune dame, Madame Heathcliff, est sa veuve ?

— Oui.

— D’où vient-elle ?

— Eh, monsieur, c’est la fille de mon ancien maître : Catherine Linton était son nom de jeune fille. Je l’ai nourrie, pauvre créature ; je voudrais que M. Heathcliff vienne s’établir ici et alors nous pourrions être ensemble de nouveau.

— Alors, continuai-je, le nom de mon prédécesseur à Thrushcross Grange était Linton ?

— Oui.

— Et qui est cet Earnshaw, Hareton Earnshaw, qui vit avec M. Heathcliff ? Sont-ils parents ?

— Non ; c’est le neveu de feue Madame Linton.

— Le cousin de la jeune dame, alors ?

— Oui ; et son mari était aussi son cousin : l’un du côté de la mère, l’autre du côté du père. Heathcliff s’est marié avec la sœur de M. Linton.

— J’ai vu le nom d’Earnshaw gravé sur le fronton de la maison, à Wuthering Heights. Est-ce une vieille famille ?

— Très vieille, monsieur, et Hareton est le dernier d’entre eux, de même que notre miss Cathy est la dernière de nous, je veux dire des Linton. Avez-vous été à Wuthering Heights ? Je vous demande pardon de vous interroger, mais j’aimerais tant à savoir comment elle est !

— Madame Heathcliff ? Elle avait très bonne mine, et était très jolie ; mais elle ne m’a pas semblé très heureuse.

— Oh, la chère, ce n’est pas étonnant ! Et comment avez-vous jugé le maître ?

— Un homme plutôt rude, madame Dean ; n’est-ce pas son caractère ?

— Rude comme le tranchant d’une scie, et dur comme de la pierre de porphyre ! Moins vous aurez affaire avec lui, mieux cela vaudra.

— Il faut qu’il ait eu des hauts et des bas dans la vie pour être devenu un tel rustre. Savez-vous quelque chose de son histoire ?

— Je sais tout sur lui, Monsieur, excepté où il est né, et qui étaient ses parents, et comment il a gagné son argent pour commencer. Et Hareton a été indignement privé de l’héritage qui lui revenait ! Le malheureux garçon est le seul dans toute la paroisse qui ne devine pas combien il a été spolié.

— Eh bien, madame Dean, ce serait une action charitable de votre part de me dire quelque chose sur mes voisins. Je sens que je ne pourrai pas dormir si je me couche ; ayez donc l’obligeance de vous asseoir, et de me parler pendant une heure.

— Oh ! certainement monsieur. Je vais seulement chercher quelque chose pour coudre, et alors je resterai assise ici aussi longtemps qu’il vous plaira. Mais vous avez pris froid ; je vous ai vu frissonner ; et il faut que vous buviez un peu de tisane pour chasser cela.

La digne femme s’empressa, pendant que je me pelotonnais plus près du feu. J’avais la tête brûlante et le reste du corps gelé ; en outre je sentais mes nerfs et mon cerveau excités presque jusqu’au ton de la folie. Tout cela fit que je me trouvai non pas tant mal à l’aise que plutôt inquiet, comme je le suis encore, au sujet des effets possibles des incidents d’hier et aujourd’hui. Cependant, ma ménagère revint, avec un bol fumant et un panier à ouvrage ; et ayant placé le premier de ces objets sur la cheminée, elle s’installa dans son siège, évidemment charmée de me trouver si sociable.


— Avant de venir vivre ici, commença-t-elle, sans attendre une nouvelle invitation à raconter son histoire, j’étais presque toujours à Wuthering Heights. Ma mère avait nourri M. Hindley Earnshaw, le père d’Hareton, et j’avais pris l’habitude de jouer avec les enfants ; je faisais aussi les commissions ; j’aidais aux foins et j’étais accrochée à la ferme, toujours prête pour toute besogne qu’on voulait me donner. Un beau matin d’été — c’était, je me rappelle, au commencement de la moisson — M. Earnshaw, le vieux maître, descendit en tenue de voyage ; et après avoir dit à Joseph ce qu’il y avait à faire ce jour-là, il se tourna vers Hindley, Cathy et moi — car j’étais assise avec eux, mangeant mon porridge — et il dit, parlant à son fils : « Mon bon petit homme, je vais à Liverpool aujourd’hui, qu’est-ce qu’il faut que je vous apporte ? Vous pouvez choisir ce qui vous plaira, seulement que ce soit quelque chose de petit, car j’aurai à aller et revenir à pied : soixante milles dans chaque sens, c’est long à épeler. » Hindley demanda un violon. Alors il se tourna vers miss Cathy ; elle avait à peine six ans, mais elle pouvait monter sur tous les chevaux de l’écurie, et elle choisit un fouet. Le maître ne m’oublia pas non plus ; car il avait un bon cœur, bien qu’il fût quelquefois un peu sévère. Il me promit de m’apporter plein mes poches de pommes et de poires, après quoi il embrassa ses enfants, dit adieu, et partit.

Cela nous sembla long à nous tous, les trois jours de son absence ; et souvent la petite Cathy demanda quand il serait revenu. Madame Earnshaw l’attendait pour souper le troisième soir, et elle ajournait le repas d’heure en heure. Pourtant, il ne faisait aucun signe d’arriver, si bien qu’à la fin les enfants se fatiguèrent de descendre à la porte pour regarder. Il se fit noir, la vieille maîtresse aurait voulu qu’ils allassent se coucher, mais ils demandèrent en pleurant la permission d’attendre ; et juste vers onze heures, le loquet de la porte fut tranquillement soulevé, et le maître entra. Il se jeta dans un siège, riant et grognant, et leur ordonna à tous de se tenir à distance, car il était à peu près tué, et ne recommencerait pas une telle marche pour les trois royaumes.

— Et, par là-dessus, être chargé à mort ! dit-il, ouvrant son grand manteau qu’il tenait enroulé dans ses bras. Vois ici, femme ! Je n’ai jamais été autant battu par quelque chose dans ma vie : mais il faut tout de même que vous le preniez comme un don de Dieu, bien qu’il soit presque aussi noir que s’il venait du diable.

Nous l’entourâmes, et par dessus la tête de miss Cathy, j’aperçus un enfant aux cheveux très noirs, sale et vêtu de haillons : assez gros pour être capable aussi bien de marcher que de parler. De visage, il avait l’air plus vieux que Catherine ; et pourtant quand on le mit sur ses pieds, il ne sut que regarder autour de lui, et répéta sans cesse un baragouin que personne ne pouvait comprendre. Je fus effrayée et Madame Earnshaw parut prête à jeter l’enfant à la porte. Elle s’emporta, demandant comment son mari avait pu avoir l’idée d’amener dans la maison ce marmot gipsy, alors qu’ils avaient déjà leurs deux enfants à nourrir et à protéger. Qu’est-ce qu’il entendait faire avec ça, et était-il devenu fou ? Le maître essaya d’expliquer la chose, mais il était réellement à moitié mort de fatigue, et tout ce que je pus distinguer, parmi les gronderies de sa femme, fut le récit de la façon dont il avait trouvé cet enfant, mourant de faim, et sans asile, et quasi-muet, dans les rues de Liverpool. Il l’avait ramassé et s’était enquis de son possesseur. Pas une âme ne savait à qui il appartenait ; et comme son argent et son temps étaient également limités, il pensa que le meilleur était de l’emmener tout de suite avec lui, plutôt que de s’exposer à cause de lui à d’inutiles dépenses en ville, car il avait pris la résolution de ne pas l’abandonner dans l’état où il l’avait trouvé. Enfin la conclusion fut que ma maîtresse se calma, et que M. Earnshaw me dit de laver le nouveau venu, de lui donner des effets propres, et de le mettre à dormir avec les enfants.

Hindley et Cathy se contentèrent de regarder et d’écouter jusqu’à ce que la paix fut revenue ; mais alors tous deux commencèrent à fouiller dans les poches de leur père, en quête des cadeaux qu’il leur avait promis. Hindley était déjà un garçon de quatorze ans, mais quand il sortit ce qui avait été un violon et qui s’était écrasé en morceaux dans le manteau, il se mit à pleurer tout haut ; et Cathy, quand elle apprit que le maître avait perdu son fouet en s’occupant de l’étranger, témoigna de sa mauvaise humeur en grinçant des dents et en crachant sur la sotte petite chose ; elle gagna pour sa peine un soufflet afin d’apprendre de meilleures manières.

Ils refusèrent d’avoir l’enfant avec eux dans leur lit ou même dans leur chambre ; et comme je n’en avais pas davantage envie, je le mis sur le perron de l’escalier, espérant qu’il serait parti dans la matinée. Par hasard, ou bien attiré peut-être en entendant sa voix, le petit monstre rampa vers la porte de M. Earnshaw, et c’est là que celui-ci le trouva en quittant sa chambre. On fit une enquête pour savoir comment il y était venu, je fus obligée d’avouer ; et, en récompense de ma lâcheté et de ma cruauté, on me renvoya de la maison.

Ce fut la première introduction de Heathcliff dans la famille. En revenant quelques jours après (car je ne considérais pas mon bannissement comme perpétuel) je vis qu’ils l’avaient baptisé Heathcliff : c’était le nom d’un fils mort tout enfant, et ce nom lui a toujours servi, depuis, à la fois de prénom et de nom de famille. Miss Cathy et lui étaient maintenant très intimes, mais Hindley le haïssait. Et pour dire la vérité, je faisais comme lui ; et nous le tourmentions honteusement, car je n’étais pas assez raisonnable pour sentir mon injustice, et la maîtresse ne prononçait jamais un mot en sa faveur quand elle le voyait injurié.

Il semblait un enfant maussade, mais patient, endurci peut-être par l’habitude aux mauvais traitements. Il subissait les coups de Hindley sans fermer les yeux ni verser une larme ; et quand je le pinçais, il se contentait d’avoir un soupir et d’ouvrir ses yeux plus grands, comme s’il s’était blessé par accident et que personne ne fût à blâmer. Cette résignation rendit furieux le vieil Earnshaw, quand il découvrit comment son fils persécutait « le pauvre enfant orphelin », comme il l’appelait. Il s’attacha étrangement à Heathcliff, croyant tout ce qu’il disait (il faut ajouter qu’il disait très peu de choses et généralement la vérité) et le gâtant bien plus que Cathy, qui était trop malfaisante et trop entêtée pour être une favorite. C’est ainsi que, dès les premiers temps, Heathcliff entretint dans la maison de mauvais sentiments ; à la mort de Madame Earnshaw, qui arriva moins de deux ans après, le jeune maître avait déjà appris à regarder son père comme un oppresseur plutôt qu’un ami, et Heathcliff comme un usurpateur de l’affection de son père et de ses privilèges propres ; et tous les jours il devenait plus amer en réfléchissant à ces injustices. Je sympathisai quelque temps avec lui ; mais quand les enfants tombèrent malades de la rougeole et que j’eus à les garder, et à me charger tout d’un coup des occupations d’une femme, mes idées changèrent. Heathcliff fut malade dangereusement ; et dans les pires moments de sa maladie, il voulait toujours m’avoir à son chevet : je suppose qu’il sentait que je lui faisais beaucoup de bien et qu’il n’avait pas assez d’esprit pour deviner que je le faisais par ordre. Pourtant, je dois le dire, c’était l’enfant le plus tranquille que jamais nourrice eût veillé. La différence entre lui et les autres me força à être moins partiale. Cathy et son frère me harassaient terriblement ; lui restait sans se plaindre, comme un mouton : bien que ce fut plutôt par dureté que par douceur naturelle.

Il guérit et le médecin affirma que c’était en grande mesure grâce à moi, et me loua de mes bons soins. Je fus très fière de ces éloges, je me radoucis envers celui qui m’avait donné l’occasion de les mériter ; et ainsi Hindley perdit son dernier allié. Pourtant il m’était impossible d’arriver à aimer Heathcliff, et je me demandais souvent ce que mon maître trouvait à admirer si fort dans ce garçon maussade qui jamais, autant que je me rappelle, n’eut un signe de gratitude pour le payer de son indulgence. Il n’était pas insolent pour son bienfaiteur, mais simplement insensible : pourtant il savait parfaitement l’empire qu’il avait sur son cœur, et se rendait compte qu’il n’avait qu’à parler pour que toute la maison fut obligée de céder à son désir. Je me rappelle, par exemple, comment M. Earnshaw acheta un jour une paire de pouliches à la foire de la paroisse, et en donna une à chacun des deux garçons. Heathcliff prit la plus belle ; mais bientôt sa bête devint boiteuse ; et quand il s’en aperçut, il dit à Hindley : « Il faut que vous changiez de cheval avec moi, le mien ne me plaît pas, et si vous ne consentez pas, je dirai à votre père que vous m’avez battu trois fois cette semaine, et je lui montrerai mon bras qui est noir jusqu’à l’épaule. » Hindley tira la langue et lui donna des coups de poing sur les oreilles. « Vous ferez mieux de faire tout de suite ce que je vous demande, continua Heathcliff, s’échappant jusqu’à la porte (car ils étaient dans l’étable) vous serez forcé de toute façon de le faire, et si je parle de ces coups ils vous seront rendus avec intérêts. — Va-t-en, chien ! cria Hindley, le menaçant avec un poids de fer dont on se servait pour peser les pommes de terre et le foin. — Jetez, répliqua l’autre sans bouger, et alors je dirai comment vous vous êtes vanté que vous me mettriez à la porte dès qu’il serait mort, et nous verrons bien s’il ne vous met pas à la porte tout de suite, vous. » Hindley lui jeta le poids, qui l’atteignit dans la poitrine. Il tomba, mais se releva immédiatement, sans haleine et blanc comme un mort ; et si je ne l’avais pas empêché, il serait allé tout de suite trouver le maître, de qui il aurait obtenu pleine vengeance en laissant l’état où il était plaider pour lui, et en dénonçant celui qui en était l’auteur. « Alors, prends ma pouliche, Gipsy ! dit le jeune Earnshaw, et puisse-t-elle te casser le cou : prends-la et sois damné, toi mendiant et intrus ; et dérobe à mon père tout ce qu’il a ; seulement, après, montre-lui ce que tu es, enfant de Satan. Et prends ceci, j’espère que cela fera sortir ton cerveau de ta tête ! »

Heathcliff était parti détacher la bête, et la mettre dans sa stalle à lui ; il passait derrière elle lorsque Hindley conclut son discours en le jetant à ses pieds, et, sans rester pour voir si son espoir était rempli, s’enfuit aussi vite qu’il put. Je fus stupéfaite de constater avec quelle froideur l’enfant se ramassa et poursuivit son intention ; faisant l’échange des selles et de tout, et puis s’asseyant sur une botte de foin pour laisser se dissiper, avant d’entrer dans la maison, le mal de cœur que lui avait occasionné le coup violent qu’il avait reçu. Je n’eus pas de peine à lui persuader : de me laisser mettre ses blessures sur le compte du cheval ; il se souciait peu de ce que l’on dirait, dès qu’il avait ce qu’il désirait. Et en vérité, il lui arrivait si rarement de se plaindre de scènes comme celles-là que je crus réellement qu’il n’était pas vindicatif : en quoi je me trompais entièrement, Monsieur, comme vous le verrez bientôt.