Un Voyage d’hiver au Caucase
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 6 (p. 509-535).
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UN VOYAGE D'HIVER
AU CAUCASE

DE LA MER-NOIRE A LA MER CASPIENNE

Des diverses contrées de l’Asie que le voisinage de la mer et la rapidité des communications mettent aux portes de l’Europe, le Caucase est à coup sûr l’une des moins visitées et des moins connues. En réalité, depuis qu’on va en quatre-vingt-deux heures de Paris à Odessa, Tiflis n’est plus qu’à une semaine du Grand-Hôtel. Les bateaux qui font le service de la côte de Crimée conduisent en trois jours le voyageur d’Odessa à Poti, au fond de la Mer-Noire. A Poti, on retrouve le chemin de fer ; en une journée, on est au cœur du Caucase. Que la route soit longue ou courte, le public s’en inquiète peu : le Pont-Euxin est encore sous le coup de la détestable réputation que lui a léguée l’antiquité classique ; on le redoute et on le fuit. Pour l’immense majorité des touristes, l’Orient commence à Constantinople et finit à Scutari ; les plus intrépides ou les moins pressés, après avoir vu Trébizonde, se hâtent de redescendre vers la Syrie et l’Égypte. Une relation véridique d’un voyage d’hiver à travers le Caucase pourra donc encore offrir l’attrait de la nouveauté, et l’on verra qu’une pareille excursion peut se faire dans des conditions moins romanesques que celles des récits par lesquels un trop fécond romancier s’est plu à échauffer l’imagination de ses lecteurs.

I

Le 31 janvier 1874, je prenais à la gare de l’Est mon billet pour Odessa avec l’idée de m’y embarquer pour Poti et de continuer sans interruption jusqu’à Tiflis. Tiflis même ne devait être pour moi qu’une étape entre la France et la Perse. Pour tout dire, l’excursion que j’allais entreprendre à travers le Caucase n’était rien moins qu’une promenade d’agrément. Désigné quelque temps auparavant pour remplir les fonctions d’attaché à la légation de Téhéran, j’avais reçu l’ordre d’être à mon poste avant le printemps, et je suivais pour m’y rendre la seule route qui soit praticable en hiver[1]. Le voyage, qui en tout autre temps m’eût paru fort enviable, me souriait donc médiocrement, et la perspective de voir l’Orient poudré à frimas me semblait une maigre compensation à tant de fatigues. La saison, il est vrai, était d’une douceur invraisemblable. A Paris, l’automne continuait à tenir bon malgré les almanachs. On m’assurait qu’il en était de même dans toute l’Europe ; en faisant diligence, j’avais chance de jouir de cette prolongation inespérée de beaux jours au moins jusqu’en Asie, peut-être d’y devancer la neige. Je m’aperçus vite du contraire. Dès Munich, une bise glaciale me soufflait l’hiver en plein visage ; à Vienne, la neige tombait à gros flocons ; en Pologne, elle arrêtait notre train et me barrait la route. J’en profitais pour visiter Cracovie, qui vaut mieux qu’un coup d’œil jeté du wagon ; mais j’atteignais la Mer-Noire avec un retard de deux jours, et je manquais le bateau de Poti.

Le voyageur qui, en hiver, arrive pour la première fois à Odessa par le chemin de fer se trouve tout d’abord singulièrement décontenancé. Il a lu qu’Odessa est une ville de 100,000 habitans, bien bâtie, avec de belles places, de beaux monumens. Son imagination a travaillé sur cette donnée et s’est construit à l’européenne une ville de 100,000 âmes sur le modèle de nos grandes cités commerçantes. Le train s’arrête devant une gare en planches, ouverte à tous les vents ; des traîneaux grossiers ayant sur leurs sièges des cochers vêtus de peaux de bêtes sont rangés à l’entrée. Un troupeau de portefaix se précipite sur les bagages comme sur une proie. Avant que le voyageur ait eu le temps de faire un signe, ses malles sont jetées pêle-mêle sur le premier véhicule qui stationne à portée. Lui-même, sans trop savoir comment, finit par se trouver assis à côté de ses colis. S’il ne parle pas le russe, le voilà à la merci d’un sauvage qui, sans rien entendre, fouaille ses chevaux et l’emporte au hasard. Pour peu que ce singulier cocher, au lieu de le conduire directement à l’hôtel, ait l’idée d’allonger la course en le promenant, — ainsi qu’il m’est arrivé à moi-même, — à travers le bazar, il se croira transporté en pleine Tatarie. Les rues qu’il parcourt sont encombrées de chariots de forme étrange, comme si une horde de nomades s’était abattue sur la ville. Sur les places, les corps de métiers sont groupés à la mode de l’Orient. De mauvaises baraques en planches, parfois de simples bahuts scellés en terre, figurent les boutiques. Un fouillis de marchandises, vieilles ou neuves, s’étale en plein air ; les marchands vont et viennent, provoquant la pratique et grelottant sous leurs loques fourrées. Au milieu de tout cela, des rues larges, passablement entretenues, tirées au cordeau. Vue sous cet aspect et abstraction faite des quartiers qui avoisinent le port, la ville donne assez l’idée d’un campement qui aurait été improvisé par un peuple de boutiquiers. Au fond, c’est un peu l’histoire d’Odessa. On sait que cette grande cité, qui compte plus de 100,000 habitans, qui en aura probablement le double avant trente ans, existait à peine au commencement du siècle. Ce qu’on sait moins, c’est qu’à l’origine sa prospérité a été en grande partie l’œuvre d’un Français. Le duc de Richelieu, alors émigré en Russie, fut chargé en 1803 par l’empereur Alexandre d’organiser cette colonie naissante. Peu de temps après, il était investi du gouvernement de toute la province. Il y déploya les rares qualités qui devaient plus tard faire de lui un des hommes éminens de la restauration. La colonie, en grandissant, n’a pas oublié ce qu’elle doit à son ancien gouverneur. La plus belle rue d’Odessa porte aujourd’hui le nom du ministre de Louis XVIII.

Comme la plupart des villes qui n’ont point de passé, Odessa est sans grand intérêt pour le touriste. Quand on a jeté un coup d’œil sur le port et les chantiers, arpenté la rue Richelieu, on a épuisé la liste des curiosités. J’avais six jours encore à y attendre la correspondance de Poti, et dans de pareilles conditions les journées comptent double pour l’ennui. Une affiche qui annonçait le prochain départ d’un paquebot pour Constantinople vint me rappeler à propos que tous les chemins mènent au Caucase, et que le Bosphore n’est qu’à trente-six heures d’Odessa.

Pour un Européen qui n’est point rassasié de l’Orient, la traversée de la Mer-Noire est toujours un spectacle curieux. Nulle part le pont du bâtiment n’offre une pareille bigarrure de mœurs et de costumes, un assemblage plus étrange de types hétérogènes. Turcs, Arabes, Grecs, Juifs, Arméniens, Russes, Tartares, dix nationalités, dix religions différentes sont parquées dans cette étroite enceinte. Tout ce monde s’agite, s’entasse, se querelle, mangeant, buvant, jouant, jurant, priant, priant surtout. Et quelles prières ! Les uns se signent à tour de bras, les autres se frappent le front contre le plancher du navire ; les génuflexions se succèdent et s’entre-croisent, chacun invoque son dieu dans sa langue et à la mode de son pays sans souci du voisin. Au travers de ce pêle-mêle, les lourdes bottes des matelots russes circulent avec des mouvemens mécaniques, écrasant quelque peu les dévotions qui empiètent sur le passage. Les dévots protestent par des grognemens ; un feu roulant d’imprécations remplace les prières interrompues. Pour n’être pas toujours du goût des délicats, le spectacle n’en est ni moins pittoresque ni moins amusant.

Le désenchantement devait commencer pour moi aux portes de Stamboul. J’avais vu le Bosphore six mois auparavant, étincelant de lumière, dans toute la splendeur d’un été radieux, avec ses villas encadrées de verdure, sa forêt de mâts, ses milliers de caïques portant d’un bord à l’autre la gaîté et la vie. Triste métamorphose ! je le retrouvais silencieux et morne, coulant solitairement entre ses berges flétries, à la lueur d’un soleil blafard. Sur la rive, les arbres tordaient désespérément leurs bras malingres, brûlés par le givre ; les maisons désertes avec leurs volets clos avaient des apparences de cloîtres. L’hiver était passé par là, dépouillant les jardins, fermant les cottages, soufflant sur la campagne un vent de mort et de désolation. L’aspect de la ville n’était pas moins lugubre. L’avant-veille, une avalanche de neige s’était abattue sur Péra, bloquant les négocians derrière leurs comptoirs. Les Orientaux estiment que l’homme a bien assez de ses propres ablutions sans s’occuper encore de la toilette des rues. Cette fois le dégel était venu à point pour liquider en bloc tout un arriéré d’immondices. J’arrivais au milieu des étables d’Augias à l’heure de la grande débâcle. Pour le coup, je regrettai le pont du navire : en mer du moins j’avais 60 mètres devant moi pour circuler à pied sec. Le plus sage en pareil cas est de prendre son parti et de fuir au plus vite. Cinq jours après, je disais sans trop de regret adieu à l’Europe, et, m’embarquant sur le Gounip, je voguais définitivement vers l’Asie sous pavillon russe.

Les cabines sont généralement désertes en cette saison. Un missionnaire américain et sa femme, couple de patriarches en tournée évangélique, étaient solitairement installés aux premières. Chaque année, le protestantisme transatlantique passe ainsi les mers pour venir arracher au schisme arménien quelques brebis nécessiteuses. Les dollars de la mère-patrie appuient au besoin l’éloquence des prédicans et aident à séparer le bon grain de l’ivraie. La société de ces convertisseurs, tout hérissés de citations bibliques, était un mince palliatif contre les ennuis de la traversée. Grâce aux nombreuses escales qu’on fait sur la route, on ne met pas moins de cinq jours, souvent six, pour se rendre de Constantinople à Poti. J’ignore ce que le voyage peut être en été ; en hiver, il m’a paru d’une monotonie insupportable. Rien de plus ennuyeux, de moins pittoresque, que ce défilé de villes turques, toujours les mêmes, éternelle succession de masures aux toits rouges, uniformément étagées sur la côte, nids de fange et de fumier, où l’on enfonce dans l’ordure jusqu’à la cheville, où l’odorat souffre plus encore que les yeux. Quoique depuis longtemps familiarisé avec l’Orient, j’ai toujours quelque pudeur à donner le nom de villes à ces grands villages malpropres, suites de ruelles bossues dont la moindre pluie d’hiver fait un cloaque infranchissable ; en les décorant d’un titre qu’elles portent si mal, il me semble que je fais injure à nos capitales d’Europe, et qu’un petit bourg de 1,500 âmes en France ou en Angleterre a plus de droits à cette qualification que Trébizonde avec ses 30,000 habitans.

Le Gounip me déposait à Batoum le 27 février, attendant le bateau de Poti. Batoum marque la limite nord-est de la Turquie d’Asie sur la Mer-Noire. Une rade naturelle, la seule qu’on rencontre le long de cette côte inhospitalière, offre aux paquebots un mouillage facile et sûr. Les Turcs ne semblent pas avoir tiré grand profit de ces avantages. Le port est vide ou à peu près. Deux ou trois voiliers, le jour où j’y débarquais, y représentaient la vie commerciale. Une dizaine de portefaix, dont la nudité avait depuis longtemps renoncé à se cacher sous une mosaïque de guenilles, éraillée en cent endroits, étaient occupés à décharger quelques rares ballots sur la grève. Le reste de la population n’avait guère l’air moins misérable. Le bazar, pauvre miniature de la plupart des bazars orientaux, m’a paru surtout riche en ferraille. Ce qui frappe, ce qui éclate en quelque sorte au milieu de cette misère, c’est la mâle beauté des indigènes. Un statuaire en quête de modèles eût presque pu puiser les yeux fermés dans ce tas de haillons qui grouillait sur la plage. Évidemment ce n’était pas le hasard qui avait ainsi groupé tous ces Apollons déguenillés. Le voisinage de la Géorgie, cette patrie proverbiale de la beauté humaine, s’annonçait clairement dans cette pureté de types, dans cette correction de lignes toute classique. C’est qu’en réalité Batoum n’est turc que de nom[2]. Pour s’en convaincre, il suffit de jeter un coup d’œil sur le costume des habitans ; huit sur dix ont la cartouchière tcherkesse sur la poitrine. Au surplus le petit arsenal qui brille à la ceinture de chacun d’eux dit assez haut qu’on a déjà devant soi un coin du Caucase.


II

Les vaisseaux qui font le service de la Mer-Noire ne dépassent pas Batoum ; la plupart même s’arrêtent à Trébizonde. Un affreux petit bateau qui correspond, quand le temps le permet, avec les paquebots de la compagnie russe, vient chercher une fois par semaine les marchandises à destination de Poti. Les voyageurs, s’il s’en présente, ont droit aux mêmes égards que leurs colis. La traversée heureusement n’est pas longue. Partis de Batoum à trois heures de l’après-midi, nous jetions l’ancre à sept heures devant la douane de Poti.

J’ai toujours professé pour les douaniers en général un respect où le raisonnement a plus de part que la sympathie. Toutes les fois que je vois leurs doigts noirs se promener complaisamment dans mes chemises blanches, je sens comme un frisson de révolte, et j’ai quelque peine à dominer mon émotion ; mais, quand je suis aux prises avec un douanier russe, j’avoue franchement que l’insurrection m’apparaît comme le plus saint des devoirs. J’engage ceux qui croiraient avoir à se plaindre des minuties de la douane française à aller faire un tour au Caucase ; ils apprendront quelles formes multiples peut revêtir la tyrannie d’un employé « qui fait son devoir. » À ces traditions tracassières, la douane de Poti joint la déplorable manie de se coucher avant le soleil et de se réveiller fort tard. Il est bon d’ajouter que la police rivalise de mauvaise volonté avec la douane, et que la vérification du passeport le mieux en règle ne prend pas moins de vingt-quatre heures.

Forcé de faire bon gré mal gré une installation à Poti, j’insistai pour descendre immédiatement à terre, et, sans écouter les observations que le capitaine m’adressait dans une langue dont je n’entends d’ailleurs pas une syllabe, je m’élançai à la découverte d’un hôtel. La nuit était venue, une nuit sans lune, compliquée d’un brouillard opaque où l’on devinait vaguement les silhouettes effacées de quelques rares maisons ; pas le moindre filet de lumière qui pût me guider dans ces ténèbres. Sous mes pieds, le sol enfonçait comme une tourbière. Assez inquiet des suites de mon équipée, j’avançais à l’aveuglette, comptant toujours sur l’intervention obligeante d’un passant pour me tirer d’embarras. J’allais tenter de rebrousser chemin quand la lanterne d’une voiture m’apparut tout à coup comme un phare de délivrance. Je hélai le cocher, et, sans trop savoir où il me conduisait, je m’abandonnai à son instinct. Quelques minutes après, la voiture s’arrêtait devant une grande baraque en planches, surmontée d’un écriteau où, à la lueur que projetait la lanterne, je lisais cette inscription pleine de promesses : Hôtel de Colchide tenu par Jacquot.

Il ne restait plus qu’à me faire ouvrir. Je n’avais jamais imaginé, avant de venir au Caucase, que ce pût être une opération si difficile. J’avais beau m’escrimer du poing contre la porte, rien ne tressaillait dans cette masure plus fermée qu’un cloître. Le cocher descendit de son siège et se mit de la partie. Ce duo fût probablement resté sans effet sans deux énormes chiens qui veillaient dans l’ombre. Tiré de sa léthargie par leurs aboiemens, l’hôtelier se décida à entr’ouvrir son volet et demanda d’un air rogue quel était l’intrus qui faisait tout ce tapage à pareille heure (il pouvait être 8 heures 1/4). Je déclinai modestement ma qualité de voyageur en quête d’un gîte pour la nuit. L’aubergiste se radoucit et vint lui-même ouvrir.

L’Hôtel de Colchide, malgré son titre pompeux, n’éveille pas précisément le souvenir de la toison d’or. Les chambres y sont d’une désolante nudité. Les lits, si j’en juge par leur exiguïté, sont d’anciens berceaux maladroitement détournés de leur destination première. Les draps rappellent ces loques historiques où, sous la régence besoigneuse de Mazarin, grelottait, au dire de Mme de Motteville, la royauté future de Louis XIV. La vérité m’oblige à confesser que, malgré l’insuffisance de ma couche, j’ai rarement dormi d’un meilleur somme. Il faisait grand jour quand j’ouvris les yeux. Le brouillard de la veille avait disparu ; le soleil jetait à flots dans la chambre sa poussière lumineuse. Je m’approchai de la fenêtre pour jouir du paysage. Quelque préparé que je fusse aux surprises du Caucase, je restai stupéfait. J’étais logé littéralement dans un marais. De quelque côté que je jetasse les yeux, je ne voyais qu’une interminable forêt de roseaux, çà et là coupés de broussailles à demi noyées dans une eau vaseuse. De distance en distance, des maisons de planches émergeaient du milieu des herbes comme ces affûts flottans où nos paysans s’embusquent pour la chasse aux canards. Poti comptait une vingtaine de maisons en 1858 quand Alex. Dumas y passa à son retour de Tiflis. Quelques semaines après (1er janvier 1859), un ukase de l’empereur Alexandre il l’élevait au rang de ville. Poti a pris au sérieux l’ukase du tsar. C’est aujourd’hui une ville au moins pour le nombre des habitans (11,000) et surtout pour l’énorme étendue de son territoire. Je ne crois pas qu’il y ait un pays au monde où on fasse moins de cérémonies pour bâtir une maison. On commence par entourer d’une palissade une certaine étendue de terrain ou plutôt un certain nombre de mètres carrés d’eau et de roseaux ; puis au milieu, sur pilotis, on construit l’habitation, qui est en bois des fondemens jusqu’au toit inclusivement. Il n’y entre de pierres que juste ce qu’il en faut pour le foyer et la cheminée. Une série de petites chaussées permet de circuler sans gondoles dans cette Venise d’un nouveau genre.

Il fallait que la Russie eût réellement bien besoin d’une station sur cette partie de la Mer-Noire pour « décréter » une ville sur un pareil emplacement. Poti, qui est bâti au milieu de l’eau, n’a même pas la consolation d’avoir un port. Situé à 1 kilomètre de la mer sur le Rioni (l’ancien Phase), il n’est accessible qu’aux bâtimens de faible tonnage. Que le vent souffle en tempête, et l’entrée du fleuve est impossible. Il en était déjà ainsi du temps de Jason. Apollonius de Rhodes nous montre les argonautes naviguant « à travers un marais rempli de roseaux. » Il est heureux pour le succès de l’entreprise que leur chef n’ait pas eu la fantaisie de se présenter à la fille d’Eétès sur un vaisseau de haut bord ; autrement tous les artifices de Médée n’eussent pu réussir à leur assurer la conquête de la Colchide. Au dire des habitans, le Phase roule encore des paillettes d’or. Les paysans de l’Imérithie n’en ont pas moins renoncé à se servir de la toison de leurs brebis pour arrêter les pépites aurifères[3] ; ils trouvent plus sage de s’en faire des manteaux ou des bonnets fourrés. Autres temps, autres mœurs.

S’il est difficile d’aborder à Poti par mer, il n’est guère plus aisé d’y arriver par terre. Le chemin de fer qui relie Tiflis à la Mer-Noire aboutit à 3 ou 4 kilomètres de la ville. Pour atteindre la gare, il faut remonter le Rioni en bateau. Ces différentes raisons, et plus encore l’insalubrité du climat, qui fait de ce marécage le nid de fièvres le plus redouté de l’Orient, ont failli à plusieurs reprises causer la ruine et l’abandon de Poti. Tout dernièrement il a été question de profiter des avantages naturels que présente le petit port de Redout-Kalé et d’en faire la tête de ligne du chemin de fer du Caucase. La crainte de reporter ainsi à 60 ou 80 verstes vers le nord la frontière réelle de la Russie caucasienne, déjà distante d’une quinzaine de lieues de sa frontière fictive, voisine de Bakou, a fait abandonner ce projet.

Le seul intérêt de Poti réside dans cette étrange situation, dans cette lutte patiente de l’homme contre la nature, où éclate et triomphe le génie persévérant de la Russie. La ville en elle-même mérite à peine un coup d’œil. Le bazar, que j’ai visité par acquit de conscience, est sale et misérable. Quelques échoppes grossières bâties sur pilotis figurent les boutiques. Un trottoir de bois auquel on arrive par une série d’escaliers élevés d’un mètre au-dessus du niveau de la boue forme à l’entour une sorte de balcon où les chalands peuvent se promener à pied sec.

Le costume des habitans mérite une mention spéciale. La plupart portent encore la tcherkesse traditionnelle avec la cartouchière sur chaque côté de la poitrine. Le kandjar à la ceinture continue aussi à faire partie d’un vêtement complet. Les boutiquiers eux-mêmes n’ont pas cru devoir déroger à cette mode nationale. Cet accoutrement guerrier, qui ne manque pas d’une certaine élégance, mais qui jure étrangement avec la nature de leurs fonctions, n’est pas sans donner à quelques-uns un air assez grotesque. Telle est la force de l’habitude qu’au Caucase la chose paraît toute naturelle. Ce qui ajoute au comique, c’est que cet attirail menaçant a depuis longtemps perdu sa destination primitive. Les tailleurs se servent de leurs cartouchières en guise d’étuis pour leurs aiguilles ; au besoin, ils coupent leur fil avec leur kandjar.

Il n’y a qu’un seul train par jour sur la ligne du Caucase. J’ai dit que la gare de Poti était située à 3 kilomètres en amont du fleuve. Un petit bateau à vapeur vient prendre chaque matin les voyageurs et les dépose au débarcadère. Une armée de portefaix, rangée en bataille sur la rive, guette leur arrivée et se rue sur les bagages. N’eussiez-vous qu’un seul colis, chacun d’eux trouvera moyen de vous imposer ses services ; s’il le faut, ils se mettront dix pour porter un carton à chapeau. La besogne faite, vingt mains se tendront pour réclamer le salaire. L’application du principe fécond de la division du travail n’a pas de limites au Caucase. Vous croyez en être quitte en payant dix fois pour une le transport de vos malles du bateau à la station ; prenez garde, vous oubliez ceux qui ont aidé à mettre les colis sur la balance, ceux qui ont aidé à les peser, à coller les étiquettes, à les charger dans le fourgon des marchandises, ceux qui ont suivi la brouette, etc.

Il y a dix-huit mois seulement, on ne mettait guère moins d’une semaine pour aller de Poti à Tiflis[4]. Dans la saison des neiges, les communications étaient presque impossibles : aujourd’hui on fait le trajet en quinze heures ; on le fera en huit le jour où la compagnie donnera à ses trains une vitesse raisonnable et où ses chauffeurs ne se croiront plus tenus de trinquer à chaque station comme de simples conducteurs de diligence.

La compagnie du Caucase est, je crois, la seule au monde qui, pour chauffer ses machines, emploie comme combustible le bois de préférence à la houille. Un immense entonnoir qui surmonte la locomotive reçoit, sur le parcours, les bûches économiques empruntées aux réserves inépuisables du voisinage. Les wagons, construits sur le modèle des wagons russes, sont de véritables glacières. Un passage ménagé au milieu de chaque compartiment permet heureusement de circuler d’un bout à l’autre du train et de remédier par l’exercice à l’absence de calorifères.

En quittant Poti, le rail court sur une étroite chaussée bordée de marécages et de forêts. De chaque côté de la voie, un impénétrable fouillis de branchages, de troncs vermoulus, de taillis noyés dans les roseaux, richesses inutiles sans cesse détruites et renouvelées par les siècles, témoigne de la fécondité de ce sol, vierge de toute exploitation. Partout les arbres tombent de vétusté. La forêt est jonchée de leurs cadavres à peine reconnaissables sous le linceul de vase qui les recouvre. Seuls habitans de ces solitudes, de grands aigles perchés sur la cime dépouillée des chênes s’envolent en criant au passage du train comme pour protester contre cette violation de leur domicile. La scène est d’une majesté sauvage. Pour peu que le soleil, empourprant l’horizon, veuille prêter au décor la magie de son coloris et changer en granit rose les pics neigeux du Souram, le tableau dépasse en splendeur toutes les merveilles de la féerie.

D’heure en heure, le train s’arrête devant quelques huttes misérables disséminées sur la lisière de la forêt ; puis le défilé des bois et des marais recommence. Peu à peu cependant le terrain s’assainit, la plaine succède au marais, le taillis à la forêt. La nature cesse d’être abandonnée à elle-même, et la culture reprend ses droits. Le long de la voie, les fermes défilent une à une, éparpillées au hasard dans la campagne, suite de constructions grossières, invariablement abritées d’un bouquet d’arbres et entourées d’un enclos où picorent quelques volailles. Des légions de pourceaux, que la nuance fauve de leur robe dénonce clairement comme les petits-fils des sangliers du voisinage, gambadent aux environs en pleine liberté.

A mesure que nous avançons, les stations prennent plus d’importance. Quelques-unes se donnent déjà le luxe, très rare au Caucase, d’une construction en pierres. Les maisons commencent à se grouper aux alentours et prennent dans leur ensemble une apparence de villages. De petits chariots aux roues massives, taillées en plein bois, apportent à la gare les denrées destinées au marché de Tiflis. En général, chaque station se double d’un restaurant. J’ai eu la curiosité d’entrer dans un de ces « buffets. » Un garçon aux soies hérissées distribuait libéralement aux voyageurs une soupe substantielle où baignaient d’imposans quartiers de viande. Les convives, en gens avisés qui ne veulent rien laisser perdre, remettaient religieusement dans la soupière les os qui encombraient leurs assiettes.

A l’approche des montagnes, notre train subit une réduction notable. Les voyageurs, peu nombreux d’ailleurs, sont parqués dans deux ou trois wagons. Une puissante locomotive attelée à ce maigre convoi s’ébranle lourdement sur les rails couverts de neige. Point de tunnels, la ligne suit les sinuosités des vallées ; des courbes savamment ménagées atténuent du reste la raideur des pentes. La quantité de neige qui tombe incessamment des montagnes rend l’entretien de la voie très onéreux en hiver. A la fin de février, on évaluait à 300 ou 400 roubles la dépense quotidienne nécessitée par le déblaiement des rails. Il est vrai que la saison était exceptionnellement rude. A Tiflis, où l’hiver passe pour très clément, nous allions trouver deux pieds de neige dans les rues.

Le voyageur qui jugerait de l’importance de Tiflis par le hangar en planches qui sert de débarcadère ne se douterait guère qu’il entre dans une capitale de 100,000 âmes. il est difficile de rêver quelque chose de plus primitif. La ville est à une assez grande disstance, perdue au fond d’un entonnoir formé par les montagnes et coupée en deux par la Koura. Vu des collines environnantes, l’ensemble ne manque pas de pittoresque. Le fleuve s’engouffre et disparaît entre deux rives escarpées comme des murailles. Bâties sur le roc, qu’elles surplombent et que les eaux minent depuis des siècles, les maisons avoisinantes semblent pour la plupart ne tenir en place que par un miracle d’habitude.

Tiflis est une ville hybride où les élémens les plus divers se mêlent sans se combiner. La civilisation et la barbarie y vivent côte à côte et font bon ménage. L’Europe et l’Asie n’y sont séparées que par un mur mitoyen ; mais l’Europe empiète tous les jours : à la longue, elle finira par exproprier sa voisine. Elle a déjà conquis un boulevard, des magasins, des hôtels. Le commerce français a depuis longtemps reçu ses lettres de naturalisation à Tiflis. L’article de Paris commence à y faire une sérieuse concurrence aux produits du bazar. Les nouveautés, les modes, la mercerie, les vins, y sont largement représentés et paraissent faire d’excellentes affaires.

Tiflis possède deux grands hôtels : l’Hôtel de l’Europe et l’Hôtel du Caucase, tous deux dirigés par des Français. Dans le premier, où j’ai passé toute une semaine, la cuisine laisse peu de chose à désirer ; les propriétaires sont obligeans, les prix relativement honnêtes pour le Caucase. Comme dans tous les hôtels d’Asie, le service est la partie faible. Les domestiques indigènes brillent plus par le nombre que par l’intelligence. Leur péché mignon est une curiosité sauvage qui s’exerce indifféremment sur tous les objets de toilette laissés à leur portée. Tiflis est le siège d’une sorte de vice-royauté dont le titulaire actuel est le propre frère du tsar. On s’accorde à vanter les agrémens de cette petite cour, autour de laquelle se groupe un peuple de fonctionnaires organisé comme une armée[5]. L’aristocratie indigène a cessé depuis longtemps de bouder le gouvernement impérial et se dispute les invitations du grand-duc. On sait que la noblesse du Caucase est de tout l’univers la plus riche en titres ; c’est du reste à peu près sa seule richesse. La liste des princes caucasiens fait suite à celle des princes valaques et des comtes romains, et défie toute statistique. Il n’y a pas de petit hobereau, possesseur de 3 acres de terre, qui n’ait la prétention, parfois justifiée, de descendre des anciens souverains du pays, et comme tel ne s’adjuge une qualification princière. La Russie, aux prises avec les difficultés d’un établissement très laborieux, n’a pas jugé à propos de chercher chicane pour si peu à ses nouveaux sujets et leur a laissé cette fiche de consolation. Authentiques ou non, ces nobles familles ont bien souvent pour tout apanage la misère et l’ignorance. Nombre de jeunes princes ne savent pas lire et courent pieds nus. On m’a montré à Tiflis une princesse indigène, mariée il y a quelque dix ans à un fonctionnaire étranger, et qui était en train de dénicher des oiseaux quand elle fut présentée du haut d’un poirier à son futur mari.

Le décret impérial qui, au Caucase comme en Russie, a aboli le servage a donné, paraît-il, le coup de grâce à l’aristocratie foncière. L’indemnité attribuée aux anciens propriétaires de serfs n’a pas tardé à être gaspillée par eux ; le haut prix de la main-d’œuvre ne leur permet plus de donner à la culture les bras qu’elle réclame, et la plupart en sont réduits à vivre d’expédiens. Quant aux serfs, devenus maîtres d’un lopin de terre qu’ils ne songent point à agrandir et qui suffit tant bien que mal aux besoins de chaque jour, ils travaillent le moins possible, se contentant d’une aisance qui partout ailleurs serait cousine germaine de la misère.


III

Le chemin de fer du Caucase n’aura une utilité véritable, tant pour la Russie que pour le commerce de l’Orient, que le jour où il sera prolongé jusqu’à la mer Caspienne. Le tracé semble indiqué d’avance. De Tiflis à Bakou, le terrain est plat presque partout, coupé seulement de ruisseaux insignifians. Deux villes importantes par leur industrie, sinon par le chiffre de leurs habitans, Élisabethpol et Schoumaka, serviront de points de raccord entre les divers tronçons de la ligne. Bakou est l’entrepôt naturel et obligé des marchandises d’une partie de la Perse. Son port, libre en toute saison, continue d’être accessible en hiver quand celui d’Astrakan est depuis longtemps fermé par les glaces. Ses mines de pétrole, jugées jusqu’ici inépuisables, en feront une place de commerce de premier ordre dès qu’un débouché suffisant sera ouvert à ses produits. Il semble que la Russie ne puisse souhaiter une meilleure « tête de ligne » pour son réseau du Caucase. Ce projet, dont l’exécution mettrait la Mer-Noire à vingt-quatre heures de la mer Caspienne, n’a pourtant pas rallié les suffrages. L’idée d’un embranchement qui assurerait à la Russie centrale une communication plus directe avec ses provinces caucasiennes paraît avoir prévalu dans les conseils du gouvernement. Le nouveau chemin de fer se relierait à la grande ligne qui de Rostof (sur la mer d’Azof) remonte jusqu’à Moscou et Pétersbourg, et, descendant par Vladikavkaz, rejoindrait la Caspienne à Petrowsk, port artificiel au nord de Bakou.

Quel que soit l’avenir de ces différens projets, il est permis de trouver que pour le moment, l’établissement d’un service régulier de diligences entre Tiflis et Bakou ne serait pas superflu. Le seul service, — fort intermittent du reste, — qui existe actuellement entre ces deux villes est celui des fourgons allemands, grossiers véhicules surmontés d’une cage sphérique qu’on recouvre d’une toile en cas de pluie et rappelant, comme forme et comme construction, les voitures de nos maraîchers. Ces chariots primitifs sont plus spécialement affectés au transport des marchandises, mais les voyageurs et les bestiaux de bonne volonté y sont admis pour leur argent. Les indigènes s’y entassent pêle-mêle sur les bagages ; les veaux et les moutons se serrent pour faire place à leurs conducteurs, et la lourde machine, péniblement traînée par six ou sept chevaux, s’achemine à petites étapes vers la mer Caspienne. De la durée du trajet, il n’est pas question, le proverbe qui veut que le temps soit de l’argent n’ayant pas cours au Caucase. On arrive quand on peut, en quinze jours, en trois semaines, en un mois, si l’on est pris par le dégel ou par les pluies. Les voyageurs pressés ont la ressource de faire la route « en poste. » On se munit préalablement d’un padarojné, sorte de passeport délivré par la policé et qu’on doit présenter à chaque relai. Il y a deux espèces de padarojnés, le padarojné simple ou à un cachet et le padarojné de la couronne ou à deux cachets. Ce dernier, qu’on obtient aisément du gouvernement pour peu qu’on puisse justifier d’un titre officiel, confère au porteur le privilège de prendre à chaque station les chevaux disponibles, à l’exclusion des autres voyageurs.

On change non-seulement de chevaux à tous les relais, mais de voiture, s’il est permis de donner ce nom à l’horrible véhicule usité sur toute la ligne du Caucase[6]. Le perecladnoi (ainsi s’appelle cet instrument de torture) est une réduction assez exacte de ces chariots à bœufs dont on se sert chez nous dans certaines forêts en exploitation pour le transport du bois destiné à l’équarrissement. Le siège est figuré par trois ou quatre cordes enchevêtrées de manière à former une sorte de raquette dont le voyageur est le volant. Perché à trois pieds au-dessus des roues, n’ayant pour s’appuyer qu’un rebord microscopique insuffisant pour le retenir, suffisant seulement pour lui meurtrir les reins à chaque cahot, il est secoué sans merci comme un ballot de marchandises. On se figure aisément ce que doit être ce supplice quand il se prolonge presque sans interruption pendant plusieurs jours, parfois pendant toute une semaine. Heureusement le corps endolori acquiert bientôt une insensibilité relative. Le patient anéanti finit par n’avoir plus trop conscience de ce qu’il éprouve, et, dans un état de demi-somnolence provoqué par l’excès de fatigue, il arrive à la station sans trop s’en douter, à moins qu’il ne se réveille brusquement dans le fossé.

Cette description ne suffirait pas à donner une idée du perecladnoi, si l’on ne disait un mot de l’attelage qui le complète. Les chevaux au Caucase, comme dans presque toute la Russie, s’attellent par trois ou, comme on dit, en troïka. Celui du milieu, le timonier, supporte à lui seul tout l’équipage. Placé dans un brancard, la tête emprisonnée et comme encadrée dans la douga[7], c’est lui qui donne le branle à la machine. Ses deux acolytes, libres dans leur allure et simplement retenus par les guides, caracolent de droite et de gauche. Tout incommode qu’il est et en raison même de sa construction primitive, le perecladnoi est peut-être l’équipage le mieux approprié au pays. Une solidité qui défie les chocs les plus violens, une excessive légèreté, lui permettent de se tirer de plus d’un mauvais pas où une voiture ordinaire resterait infailliblement embourbée. Tel était en somme l’étrange véhicule dans lequel j’allais franchir les 520 verstes qui séparent Tiflis de Bakou.

Mon ignorance de la langue ajoutait à cette expédition une difficulté capitale. Le russe même, sur une partie du parcours, n’est guère plus compris que le français, les indigènes ne parlant que le tatar. Sur le conseil qui me fut donné, je résolus d’attendre « une occasion ; » elle se présenta quelques jours après. Deux marchands de bois, un Monténégrin et un Bulgare, depuis longtemps familiarisés avec tous les dialectes du Caucase, se rendaient dans le Lenchoran en passant par Bakou. Je leur proposai de me joindre à eux. Le chef de l’expédition, colosse haut de plus de six pieds, me tendit une main qui me fit l’effet d’un étau ; ma proposition était agréée.

Notre départ fut fixé au lendemain 7 mars. A l’heure dite, mes compagnons arrivaient au rendez-vous, armés jusqu’aux sourcils. A les voir ainsi le fusil au dos, le revolver à la hanche, le kandjar en travers de la poitrine, on les eût pris plutôt pour des bandits à la veille de tenter un coup que pour des commerçans en tournée d’affaires. Comme je m’étonnais qu’ils eussent cru devoir traîner après eux un aussi formidable attirail : « Que voulez-vous, me répondit l’un d’eux, il faut bien hurler avec les loups. Dans un pays où il est de bon ton de se promener avec une panoplie complète à la ceinture, voyager sans armes paraîtrait plus étrange que de voyager sans chapeau. »

Cependant notre attelage attendait depuis une heure dans la cour de l’hôtel. Le Bulgare donna le signal du départ. Sans perdre le temps à me faire des politesses, il sauta lestement sur le siège et me fit signe de prendre place à côté de lui. L’iamstchik enveloppa ses chevaux d’un coup de fouet, et notre chariot, glissant comme un traîneau sur la neige durcie, s’élança vers la porte de la ville.

Les environs de Tiflis passent pour jolis. Ils doivent l’être au printemps, quand les vergers sont en fleurs, quand l’herbe pousse verte et drue dans la vallée, et que la Koura, dorée par un rayon de soleil, miroite gaîment entre ses rives. En hiver, le paysage est maigre et sans couleur. Quelques pauvres petits arbres, plantés au pied des collines, défilent tristement sous leur manteau de froidure. Les jardins nus et dépouillés font rêver à des cimetières de campagne. Peu à peu le vide se fait dans la vallée. Aussi loin que la vue peut s’étendre, la neige recouvre tout d’un linceul uniforme. La route est belle du reste. Une large chaussée, coupant la colline à mi-côte, court parallèlement au fleuve qu’elle domine. Des bornes de bois échelonnées le long des fossés s’alignent au loin comme des soldats sous les armes, et forment autant de sentinelles avancées, destinées à guider le voyageur.

De temps en temps, un point noir apparaît à l’horizon. Le point se rapproche et grandit, et la silhouette d’un cavalier tatar se dessine sur la route. Enveloppé dans sa peau de mouton, la tête encapuchonnée dans son bachlick, son long fusil lui battant le dos à chaque secousse, il trottine silencieusement à demi couché et comme endormi sur sa monture. A. peine s’il daigne s’éveiller pour jeter en passant un regard de côté vers notre attelage ; puis la scène redevient déserte, le paysage reprend sa monotonie. Cependant nous filons grand train ; en deux heures, nous avons franchi la distance qui nous sépare du premier relai. A l’approche de la station, l’iamstchik redouble de coups de fouet, et, fidèle au principe qui veut qu’en tout pays un postillon « soigne son entrée » au risque de verser les voyageurs, il nous amène ventre à terre devant le perron.

Une cour où sont entassées pêle-mêle une demi-douzaine de voitures, un corps d’habitation tenant le milieu entre la ferme et l’auberge, l’écurie d’un côté, la chambre des voyageurs de l’autre, un ameublement de corps de garde, — deux escabeaux de bois, une table et un lit de camp, — le tout confié à la surveillance d’une casquette galonnée, telle est l’image fidèle d’une station, au Caucase. Parfois quelques maisons, noyau d’un village futur, se groupent à l’entour ; d’ordinaire la solitude est complète. Le voyageur est tenu d’apporter ses provisions avec lui sous peine de s’exposer à mourir de faim. La station ne lui fournit que le samovar et l’eau pour faire son thé. On sait le rôle capital du samovar dans un ménage russe. A. lui seul, il compose à peu près toute la batterie de cuisine des pauvres gens. C’est par litres, presque par tonneaux, qu’il faut évaluer la quantité d’eau bouillante journellement absorbée, sous prétexte de thé, par un paysan du Caucase. Si la feuille importée de Chine y joue d’ordinaire un rôle très effacé, le sucre, en raison de sa cherté, n’y apparaît guère que pour le plaisir des yeux. Le même morceau, après s’être promené de tasse en tasse ou même de bouche en bouche, finit par revenir au chef de famille. Dieu merci, nous n’en fûmes jamais réduits à cette extrémité.

Pendant que je faisais l’inventaire des ressources de la station, mes compagnons mettaient le temps à profit. L’iamstchik avait dételé la troïka. Des chevaux frais remplaçaient nos bêtes fatiguées, et quelques minutes après nous repartions au galop ; 15 ou 20 verstes plus loin, la même cérémonie recommençait sans la moindre variante au programme. Il en devait être ainsi jusqu’à Bakou.

Bon gré mal gré pourtant nous dûmes faire halte à la cinquième station. Depuis Tiflis, nos estomacs comptaient les heures avec une indignation croissante. Quelques tranches de jambon arrosées d’un thé fumant suffirent pour les mettre à la raison, et c’est presque avec délices que j’étendis sur la planche qui me servait de matelas mes membres brisés. Je dormais à poings fermés quand mes compagnons m’éveillèrent. Il était trois heures du matin. La lune, traversant d’un flot de lumière notre fenêtre, où la gelée avait dessiné ses arabesques, nous invitait au départ. Il nous fallait mettre à profit les heures froides du matin, sans attendre que le dégel vînt doubler les difficultés du voyage.

Cette fois la route est bien déserte. À nos pieds, la Koura continue à dérouler le ruban de ses eaux noirâtres frangées çà et là de quelque glaçon. Devant nous, une plaine immense, pas un arbre, pas un buisson. Quelques cimetières tatars, apparaissant de loin en loin à la lueur blafarde de la lune, achèvent de donner une teinte lugubre au tableau. Rien de navrant comme l’aspect de ces tombes abandonnées. Point de clôture ; la route passe au travers : aucune inscription, rien qui puisse perpétuer le souvenir de ceux qui ne sont plus : une pierre blanchâtre, un simple caillou, marquent la place où ils dorment pour toujours dans l’oubli.

Nous avancions depuis deux heures dans cette solitude sans que le paysage eût changé d’aspect. Mes yeux s’étaient fermés peu à peu, et ma tête, retombant sur ma poitrine, battait involontairement la mesure à chaque cahot, quand une exclamation de mes compagnons me tira de ma torpeur. — Les Tsiganes ! dirent-ils. — En même temps l’un d’eux désignait du doigt un point de l’horizon. Je suivis la direction de son bras. À quelques centaines de mètres, une troupe de femmes vêtues de haillons rougeâtres venait de surgir de terre. J’en comptai cinq d’abord, puis dix, puis quinze. Je me frottai les yeux pour m’assurer que j’étais bien éveillé. Aussi loin que mon regard pouvait fouiller l’horizon, la plaine était unie comme une glace. Pas le moindre pli de terrain qui pût abriter une cabane ou une tente. L’étrange cortège s’était mis en marche, le bras arrondi autour de la tête et soutenant une lourde cruche de bronze, la robe relevée au-dessus de la cheville et dégageant leurs pieds nus, elles descendaient une à une un sentier qui conduisait au fleuve. Les premières lueurs du jour colorant leurs haillons de reflets sanglans donnaient à cette apparition l’aspect d’un sabbat de sorcières. À notre approche, celle qui tenait la tête de la colonne s’arrêta brusquement, et la bande entière exécutant une volte-face qui eût fait honneur à un régiment de voltigeurs nous présenta une rangée de dos immobiles. — D’où diable sortent ces mégères ? dis-je au Bulgare, qui souriait de ma stupéfaction. — Ne l’avez-vous pas vu ? de dessous terre. Tenez, nous passons justement au-dessus de la tribu. — Je regardai autour de moi. Une douzaine d’habitations étaient enfouies dans le sol, se distinguant à peine de la neige qui les recouvrait. Quelques poules picorant un reste de fumier, un mince filet de fumée filtrant çà et là par intervalles, laissaient seuls soupçonner la présence de l’homme. — Vous n’avez jamais vu de ces taupinières ? me dit mon guide. Eh bien ! entrons sans frapper ; mais gare aux puces !

Une espèce de couloir en pente douce aboutissait à un trou carré figurant la porte. Je m’y glissai à sa suite. Tout d’abord je ne pus rien distinguer : une épaisse fumée emplissait la chambre et m’aveuglait. Sur le conseil de mon compagnon, je m’accroupis sur mes talons : l’atmosphère étant moins dense dans les couches inférieures, je retrouvai peu à peu l’usage de mes yeux. La pièce était plus grande qu’on ne l’eût soupçonné du dehors. Un lambeau de rideau rapiécé en vingt endroits en dérobait une partie, et laissait deviner l’appartement des femmes. Deux poutres à peine équarries soutenaient le toit, fait d’un entrelacement de branches et de paille mêlée à de la boue. Un trou circulaire percé au milieu servait à la fois de passage à la lumière et à la fumée, et, comme on le voit, s’acquittait assez mal de ce double rôle. Deux grosses pierres supportant des bûches tenaient lieu de cheminée. Cinq ou six Tatars assis par terre autour de ce foyer primitif fumaient gravement leur pipe sans paraître se soucier autrement de notre présence. Un banc de bois, quelques pots de grès, un peu de paille figurant un lit, composaient tout l’ameublement. L’écurie s’ouvrait au fond, annexe souterraine séparée du reste de l’appartement par une porte à claire-voie et dont les ténèbres m’empêchaient de distinguer la profondeur.

Telle est l’étrange tanière où les Tatars viennent chaque année attendre que le retour du printemps leur permette de ramener leurs troupeaux vers les montagnes. Ces demeures souterraines ont leur raison d’être. Dans ces steppes glacées où rien n’arrête l’action du vent, de simples huttes ne sauraient résister aux tempêtes qui se déchaînent périodiquement pendant la saison d’hiver. Les entrailles de la terre peuvent seules fournir à ces tribus nomades un refuge assuré contre les frimas.

Les recommandations du Bulgare me faisaient un devoir d’abréger cette visite. Le temps nous pressait d’ailleurs ; 80 verstes au moins nous séparaient encore d’Élisabethpol, où nous devions toucher. Nous regagnâmes notre attelage, et la course folle recommença. Le souvenir de cette interminable journée passée tout entière à courir la poste à travers ces plaines sans limites, où des stations uniformes se succédaient avec une énervante monotonie comme des pions sur un damier, m’est resté dans l’esprit à l’état de cauchemar. La nuit était venue depuis longtemps, apportant avec elle une bise glaciale qui nous faisait grelotter sous nos pelisses ; nous allions toujours. Quand nous entrâmes à Élisabethpol, la ville entière dormait, et les formidables poings du Bulgare, tombant comme un marteau sur la porte de l’auberge, purent seuls avoir raison du sommeil de l’hôtelier. Nous comptions repartir de grand matin. Un télégramme arrivé pendant la nuit vint bouleverser mes plans. Mes deux marchands de bois étaient rappelés à Tiflis par la mort d’un de leurs associés. Ce contre-temps, en m’obligeant à chercher d’autres compagnons de voyage, allait me permettre de visiter la ville à loisir.


IV

Élisabethpol fait l’effet d’une oasis au milieu de ce désert de neige et de boue qui en hiver s’étend presque sans interruption de Tiflis à Bakou. Des arbres magnifiques, entassés à profusion dans les jardins et jusque dans les rues, témoignent d’une végétation qui forme un contraste saisissant avec la nudité des plaines environnantes. Ce qui frappe au premier coup d’œil, c’est l’aspect tout oriental de cette ville, que la Russie a vainement débaptisée sans pouvoir lui ôter son cachet primitif. Deux grands minarets, d’où le muezzin appelle trois fois par jour les fidèles à la prière, élèvent fièrement vers le ciel leurs tourelles amincies comme pour avertir le passant qu’autour de lui l’islamisme continue à dicter sa loi. L’élément russe n’est guère représenté que par les casquettes galonnées des employés du gouvernement. Les Tatars et les armemens dominent ; presque toute la richesse commerciale est concentrée entre leurs mains. La race persane ne s’est pas relevée du coup qui l’a dépossédée de l’empire du pays. C’est dans ses rangs que se recrute principalement le personnel des domestiques et des portefaix.

Les rues offrent d’ailleurs un singulier mélange de types et de costumes. Avant tout, c’est la coiffure qui décide des nationalités. Le Persan se reconnaît à son long bonnet d’agneau légèrement déprimé d’un côté, l’Arménien à sa casquette noire, insuffisante, malgré sa large visière, à dissimuler la proéminence exagérée de son angle facial. Le Tatar enfouit son chef sous un énorme champignon de laine frisée. Plus loin, un turban blanc émerge de la foule : c’est un dévot qui a fait le pèlerinage de La Mecque et qui porte sur sa tête son brevet de sainteté. Quelques jolis costumes çà et là, celui-ci par exemple, dans lequel se pavane un prince arménien : tunique blanche découpée en cœur sur la poitrine et serrée à la taille par une ceinture lamée d’argent, gilet vert à fleurs d’or, cartouchières et tcherkesses de même métal, pantalon et bottines à la française, toque d’astrakan ; l’ensemble est fort coquet, l’air dégagé de celui qui le porte en rehausse l’élégance. Au milieu de cette foule bigarrée, quelques femmes se glissent silencieusement, invisibles sous l’espèce de linceul qui les couvre. Invariablement vouées au blanc, les Arméniennes ont l’air de marcher dans un drap de lit ; les Tatares, qui sacrifient plus volontiers au rouge, semblent habillées d’un rideau de damas.

Le bazar est le point central vers lequel converge cette population affairée. Une galerie couverte, s’étendant sur une longueur de 400 à 500 mètres et présentant à l’œil une série de coupoles en briques vernissées, sert d’entrepôt aux marchandises de Perse et de Turquie. Toute la vie commerciale est concentrée sous ces voûtes sombres, presque humides, dans ce demi-jour cher aux Orientaux. Un Européen étoufferait dans ces étroites boutiques ; l’Arménien y vit comme le poisson dans l’eau. Assis à la turque au milieu de ses richesses, entouré d’une montagne d’étoffes et comme encadré par elles, il attend impassible, indifférent en apparence à ce qui se passe autour de lui ; mais qu’un chaland fasse mine de s’approcher, un étranger surtout, d’un revers de main le voilà qui renverse l’échafaudage de ses châles et de ses cachemires, il les tourne et les retourne, les palpe en tout sens pour en bien montrer la finesse, tout cela accompagné de la pantomime et du verbiage obligatoires. L’acheteur s’éloigne-t-il, il reconstitue pièce par pièce tout son édifice, lentement, patiemment, avec la gravité d’un juge sur son tribunal.

A la suite du bazar couvert s’en trouve un autre en plein vent pour les industries qui ont besoin d’air et de lumière. Groupées comme dans une sorte de phalanstère autour d’une immense place carrée qu’ombragent de gigantesques platanes, elles ont chacune leur département, leur coin particulier. Chaudronniers, serruriers, armuriers, teinturiers, orfèvres, tout un monde de travailleurs s’agite et se démène dans cet étroit espace. Accroupi devant une boutique dont les dimensions ne dépassent guère celles d’une armoire, chacun exerce son art au grand jour, sans se soucier d’en dérober les secrets au public. Les orfèvres fixent principalement ma curiosité. Une sorte de brasier alimenté par un soufflet de peau de bouc ayant la forme d’un sac de voyage, que l’artiste ouvre et referme tour à tour selon qu’il veut emprisonner l’air ou l’en chasser, un creuset d’argile grossière, un poinçon affilé comme une aiguille, composent tout leur attirail. Procédés primitifs s’il en fut ! C’est de là pourtant que vont sortir les colliers, les bracelets d’or et d’argent, les ceintures incrustées de turquoises, toute cette bijouterie massive qui fait la joie des harems de l’Orient.

La mosquée fait face au bazar, qu’elle domine de toute sa hauteur. J’y jette un coup d’œil du dehors. Rien qui semble digne d’arrêter l’attention. Une dizaine de vagabonds y dorment du sommeil du juste, pieusement vautrés sur les dalles. Les deux minarets déjà mentionnés se dressent de chaque côté de la porte, comme deux sentinelles géantes. Un gardien sommeille à l’entrée, étendu sur les marches. Enjambant par-dessus sa tête, je grimpe au sommet. D’en haut le panorama est superbe et fait pour tenter le pinceau d’un artiste. A mes pieds, le bazar, avec son entassement de boutiques microscopiques, semble une fourmilière où chaque insecte est en mouvement. Au deuxième plan, l’ancienne ville arménienne offre à l’œil un amas de maisons éventrées qu’enserre de ses ruines un rempart à demi détruit. Dans l’éloignement, le Dagestan étale ses flancs décharnés qu’envahissent peu à peu les brouillards de la vallée, tandis qu’un dernier rayon de soleil se joue encore sur sa tête neigeuse.

Cependant la nuit jetait insensiblement sur l’horizon son voile de brume. Les boutiques du bazar se fermaient une à une, et le vide se faisait dans cette ruche tout à l’heure si animée et si bruyante. Je repris le chemin de l’hôtel, un peu inquiet de la façon dont j’allais parcourir les 300 verstes qui me séparaient encore de la mer Caspienne. Le hasard s’était chargé d’y pourvoir. Deux voyageurs arrivés dans l’après-midi, un pharmacien arménien et un négociant russe, partaient le lendemain pour Bakou. Instruits de mon embarras par l’aubergiste, ils se mettaient d’eux-mêmes à ma disposition. J’acceptai avec enthousiasme, et nous entrâmes immédiatement en relations. Tout d’abord ce ne fut pas sans peine ; mes interlocuteurs n’entendaient pas le français. Quelques mots de latin composaient tout le bagage littéraire de l’Arménien ; le Russe n’était guère plus ferré sur les langues européennes. Après quelques essais infructueux pour entamer la conversation, il prit le parti de remplacer le dialogue par une poignée de main. Son compagnon en fit autant. Je leur donnai vigoureusement la réplique, et, la pantomime aidant, nous nous entendîmes à merveille.

Le lendemain matin, nous nous mettions en route. En sortant d’Elisabethpol, j’allais retrouver le même paysage nu et monotone. Les plaines succèdent aux plaines, aux terriers des Tatars les huttes de roseaux des Arméniens. La nuit venue, nous prenons quelques heures de repos, empilés dans une mauvaise station, côte à côte avec deux voyageurs grincheux qui se serrent de fort mauvaise grâce. Au petit jour, nous traversons la Koura en bac. Le terrain détrempé par la fonte des neiges se transforme peu à peu en marécage. Notre attelage ne suffisant plus à nous tirer de ce bourbier, nous prenons trois chevaux de renfort. La journée tout entière se passe à patauger dans une sorte de lagune où nos roues enfoncent jusqu’au moyeu. La nuit nous surprend entre deux stations. Toute trace de chemin ayant disparu, notre postillon lance bravement ses chevaux à travers champs. A chaque pas, le terrain est coupé de petites rigoles destinées à l’irrigation, où notre chariot s’enfonce avec des craquemens sinistres. Cramponné d’une main au rebord de la voiture, enlacé de l’autre au bras d’un de mes compagnons, j’attends avec une inquiétude résignée le moment où nous roulerons tous pêle-mêle dans la boue. L’adresse vraiment merveilleuse de notre postillon finit pourtant par nous tirer de ce mauvais pas. Deux ou trois lueurs fugitives qui viennent tout à coup percer les ténèbres achèvent de ranimer nos courages en nous faisant entrevoir un gîte prochain. Quelques cahots encore, et nous atteignons les premières maisons d’un village de malacans.

Les malacans sont une des nombreuses sectes dissidentes dont fourmille la Russie. Déportés en grandes masses sous l’empereur Nicolas, qui faisait volontiers de la persécution religieuse un moyen de colonisation, ils forment aujourd’hui la presque totalité de la population russe, — d’ailleurs très clairsemée, — du Caucase. Ils vivent à part, dans des villages à eux, gardant fidèlement leurs traditions, aussi séparés de l’élément indigène qu’au temps où ils habitaient les steppes de la Russie : secte inoffensive s’il en fut et qui eût dû, ce semble, décourager les rigueurs du pouvoir, si la simplicité même de son dogme n’eût été aux yeux du clergé russe une sorte de défi jeté à l’orthodoxie formaliste des chrétiens d’Orient ! Quelques principes de charité universelle empruntés à la doctrine de l’Évangile, deux ou trois lois d’abstinence portant principalement sur l’interdiction du tabac et de la viande de porc, tout leur code religieux peut tenir en trois lignes. Pas de prêtres, pas de temples, pas d’images ! Les mariages sont célébrés par le plus ancien du pays, dont les décisions ont force de loi. Tout le monde au Caucase s’accorde à louer leur honnêteté et leurs vertus domestiques. Leurs villages, régulièrement bâtis, leurs maisons simples, mais proprettes, contrastent agréablement avec la saleté des Tatars et des Arméniens. La franchise qui se lit dans leurs yeux bleus, leur hospitalité, non moins intéressée peut-être que celle de leurs voisins, mais plus avenante, achèvent de disposer en leur faveur.

Au matin, nous prenons congé de ces paysans philosophes, et en quelques heures nous atteignons un des rameaux perdus du Dagestan, qui depuis deux jours paraît fuir devant nous. La route s’enroule comme un serpent autour de ses flancs abrupts. Pour la première fois depuis Tiflis, le paysage devient réellement pittoresque. Nous avons tout le loisir de l’admirer pendant les cinq heures que dure notre ascension. Une rivière sans eau montre par intervalles à travers les déchirures de la montagne son lit de pierres qui de loin semble fait d’ossemens blanchis. En bas, à perte de vue, la plaine noyée dans une vapeur bleuâtre a l’air d’un lac immense dont les limites se confondent avec l’horizon. A mesure que nous avançons, les difficultés de l’ascension augmentent. Nous ne tardons pas à retrouver la neige et le dégel ; hélas ! une rivière de boue remplace le chemin. Lancés à fond de train, toutes les fois que la pente le permet, nos six chevaux y pataugent à plaisir et nous éclaboussent jusqu’aux oreilles. A mi-côte, nous rencontrons deux fourgons embourbés. Sept ou huit Tatars qui barbotent à l’entour gesticulent comme des furieux et font pleuvoir une grêle de coups sur l’attelage qui n’en peut mais. A quelques pas de là, les marchandises gisent pêle-mêle sur un tas de neige roussâtre qui émerge comme un îlot de cette boue liquide. L’idée que mes bagages confiés à un voiturier de Tiflis doivent passer dans quelques jours par les mêmes péripéties m’empêche d’apprécier comme il conviendrait le côté pittoresque de la situation. L’embarras où nous sommes nous-mêmes ne nous permet guère d’ailleurs de prêter attention au malheur d’autrui, et, sans écouter les prières de ces pauvres gens qui nous supplient de dételer pour les dégager, nous poussons en avant. Notre égoïsme porte ses fruits, et nous finissons par atteindre la station perchée au sommet de la montagne.

Pendant qu’on prépare les chevaux, nous jugeons urgent de faire un bout de toilette. Un couteau de cuisine qui passe de main en main en fait les frais. Armé de ce rasoir improvisé, chacun se met en devoir d’enlever par tranches successives la boue qui s’est figée sur ses vêtemens et jusque sur sa figure. La scène est si comique que, malgré l’état piteux où nous nous trouvons, un éclat de rire général accompagne cette étrange opération. Nous étions d’ailleurs au bout de nos peines, la descente n’était plus qu’un jeu. A quelques verstes de là, une belle chaussée, bien empierrée, nous permettait de reprendre notre allure des premiers jours et d’arriver avant la nuit à Schoumaka.

Schoumaka, qui a eu ses jours de splendeur sous la domination persane, et qui comptait, il y a deux siècles, 100,000 habitans, est aujourd’hui dans une décadence complète. Ville de transit, point de jonction entre l’Occident, le midi et l’Orient, à mi-chemin d’Élisabethpol et de Bakou, elle a été longtemps et serait encore un des principaux centres commerciaux du Caucase sans les tremblemens de terre qui la condamnent à une ruine périodique. La dernière secousse, qui date de dix-huit mois à peine, a jeté à bas la moitié des maisons ; la plupart n’ont pas été relevées. La vie semble s’être retirée pour toujours de ces rues jonchées de décombres où toutes les variétés du lézard ont élu domicile. Seul le bazar conserve encore quelque animation, pâle reflet en somme de celui d’Élisabethpol.

Schoumaka n’est guère qu’à une journée de poste de Bakou. La route, plate et boueuse au début, dès le second relais commence à courir à travers des steppes sablonneuses où s’annonce le voisinage de la mer Caspienne. Je ne sais s’il existe au monde un pays plus nu, plus pelé, plus abandonné du ciel et des hommes.. Les environs de la Mer-Morte peuvent seuls rivaliser avec cette désolation. Encore y a-t-il une sorte de poésie sauvage dans ces déserts peuplés des souvenirs bibliques où, avec un peu de bonne volonté, l’imagination du touriste croit retrouver à chaque pas le cachet de la malédiction divine. Ici rien de pareil. Une succession de collines grisâtres que ronge comme une lèpre une herbe épineuse ; çà et là quelque flaque d’eau saumâtre produite par les infiltrations de la Caspienne. Le sable partout ; rien de grand, rien qui impose.

Adossé à ce désert de sable, Bakou disparaît au fond du golfe où il s’abrite. Le quartier tatar, que traverse tout d’abord le voyageur venant de Schoumaka, ne se révèle guère comme le faubourg d’une ville appelée à un grand avenir. Une série de rues étroites où croupit une eau vaseuse, des maisons basses et d’aspect malpropre où la boue remplace le mortier, des terrasses où s’empilent des mottes de bouse de vache, combustible économique des ménages pauvres, pour fenêtres de petites meurtrières s’ouvrant sur des murs de terre, l’ensemble est sale et repoussant. C’est le Bakou asiatique, le Bakou des Tatars, des Arméniens, des Persans, resté tel qu’il était le jour où la Russie l’a arraché à ses maîtres d’autrefois. Le Bakou d’aujourd’hui, celui de demain surtout, est plus loin, sur la plage, le long du quai où s’alignent les constructions européennes, autour du port où se rangent les vaisseaux de commerce, près de l’arsenal où la flotte du tsar répare ses bâtimens de guerre, — car Bakou possède tout cela. Tout cela est sorti peu à peu, pierre par pierre, comme par enchantement, du sable de la Caspienne, grâce à cette volonté patiente et sûre d’elle-même qui enfante à la longue, au profit de la Russie, les miracles autrefois réservés à la lyre d’Amphion.

Bakou justifie pleinement ces dépenses exceptionnelles. Nous avons dit un mot des avantages de sa position, qui en fait en quelque sorte la clé de la Caspienne. Ce n’est pas là son seul titre aux faveurs de la Russie. La nature, qui a frappé son sol de stérilité, a amplement dédommagé Bakou en le dotant de richesses minérales de premier ordre. La ville est littéralement bâtie au-dessus d’un lac de pétrole. Il suffit de creuser la terre à quelques pieds pour trouver presque partout l’huile de naphte en couches profondes. Le naphte ne sert pas seulement à l’éclairage : l’industrie l’applique sur place à une foule d’usages. L’arsenal et les usines l’emploient comme combustible au lieu de charbon ; les charretiers en graissent les roues de leurs voitures ; les marchands de vin en enduisent les outres destinées au transport de leurs liquides, les maçons en fabriquent une espèce de ciment qui, au dire des gens du métier, ferait concurrence au ciment romain. Les sources de naphte ont été concédées par le gouvernement à un certain nombre de particuliers, armemens pour la plupart. Le manque de capitaux n’a pas permis jusqu’ici aux concessionnaires de tirer complètement parti d’une aussi riche exploitation. L’insuffisance des procédés de purification fait que l’huile qui sort de leurs usines est dédaignée sur le marché par la classe aisée. Il en résulte qu’avec un réservoir inépuisable à ses portes la Russie continue à être tributaire de l’Amérique pour plus des trois quarts de sa consommation.

Le commerce n’est pas seul à utiliser les ressources minérales que recèle le rivage de la Caspienne. Bien des siècles avant que la science eût l’idée d’appliquer le pétrole aux besoins de l’industrie, la religion de Zoroastre avait établi à Bakou un de ses principaux sanctuaires[8]. Le feu éternel y avait ses prêtres et ses fidèles, et les pèlerins accouraient chaque année de l’Inde par centaines. Le culte du feu existe encore, mais les pèlerins ont peu à peu oublié le chemin de Bakou, les fidèles ont émigré, et le clergé guèbre, réduit aujourd’hui à sa plus simple expression, ne compte plus qu’un seul pasteur, qui me fait l’effet d’être à lui-même son propre troupeau.

Le temple du feu est situé à une quinzaine de verstes de la ville et contigu à une magnifique usine où le dieu des parsis se prête complaisamment aux caprices de la science. L’industrie et la religion vivent côte à côte en bonne intelligence : un simple mur de clôture les sépare et au besoin une porte de communication les réunit ; on passe sans transition des ateliers dans la chapelle. Le directeur de l’usine, après m’avoir fait les honneurs de son établissement, voulut bien continuer à me servir de cicérone et m’introduire chez son voisin. On ne peut pas reprocher au parsisme d’abuser de la mise en scène pour frapper l’imagination. Une sorte de chambre basse, tenant le milieu entre la cave et le cellier, sert de chapelle. Dans un coin est l’autel représenté par trois marches recouvertes d’un lambeau de tapis. Deux petites planches de cuivre de 20 à 25 centimètres carrés, où sont gravées des figures symboliques, sept ou huit petites pierres noirâtres, composent les objets du culte. Sur le mur blanchi à la chaux se détachent en rouge quelques dessins primitifs, qui semblent l’œuvre d’un écolier de huit ans à qui on aurait poussé le coude. De chaque côté de l’autel se dresse un petit robinet de cuivre, — qui n’est autre chose qu’un bec de gaz, — d’où jaillit la flamme éternelle.

Le prêtre est un Indien originaire de Lahore, récemment arrivé au Caucase. Sa figure, légèrement marquée de petite vérole, est d’une laideur expressive. Deux grands yeux qui brillent comme des charbons sous des sourcils en broussailles donnent à sa physionomie quelque chose de sauvage et lui ôtent toute vulgarité. Une belle barbe soigneusement entretenue descend sur sa poitrine ; de longs cheveux noirs tombent en cascade sur ses épaules, comme ceux du clergé orthodoxe. Deux de ses incisives sont enfermées dans un cercle d’or. Que signifie cette alliance de « l’art dentaire » et de la religion de Zoroastre ? est-ce un attribut sacerdotal ? Je ne me charge pas de résoudre le problème.

Au moment où nous entrâmes dans la chapelle, le guèbre portait pour tout costume un grand gilet de laine rouge et une calotte de même couleur, qui le faisaient ressembler à un maître nageur dans l’uniforme de ses fonctions. Il se hâta de revêtir une longue robe blanche, se débarrassa de son bonnet, et, se prosternant devant l’autel, commença à psalmodier du nez une sorte de litanie plaintive. De temps en temps il s’interrompait pour agiter à tour de bras une petite sonnette, puis le chant reprenait, traînant et monotone. Cette cérémonie dura cinq bonnes minutes, après quoi l’officiant se retourna vers nous et m’offrit gravement un morceau de sucre candi. Je fis honneur, comme il convenait, à ce singulier pain bénit, et, ne voulant pas être en reste de générosité avec Zoroastre, je mis un rouble dans la main de son disciple. Moyennant cette légère offrande, je pus pénétrer dans l’enceinte sacrée, tourner et retourner les objets du culte et me brûler les doigts tout à l’aise au feu éternel. On voit que la religion de Zoroastre n’en est plus à la période du fanatisme. Quand j’eus satisfait ma curiosité, l’Indien m’invita à le suivre dans une cour voisine qui sert d’annexe au temple des parsis. Une coupole grossière s’élève au milieu, portée sur quatre piliers et surmontée aux quatre angles d’une sorte de cheminée où, les jours de grande fête, la flamme sacrée flamboie en l’honneur de Zoroastre. Un trident qui poignarde l’air de ses trois pointes décore le fronton de l’édifice. Au-dessous de la coupole, la dalle est creusée en forme de cuvette et percée d’un trou qui livre passage aux gaz souterrains. Le parsis voulut bien y mettre le feu pour mon édification particulière. C’est là qu’on brûlait autrefois les restes des pèlerins morts en odeur de sainteté. Des espèces de niches qu’on voit encore le long, des murs leur servaient de retraites pendant leur vie.

Les phénomènes naturels qu’exploite si bénévolement au profit de sa crédulité la secte des parsis ne sont pas les seuls qu’on rencontre aux environs de Bakou. A côté des feux de terre, il y a, si j’ose ainsi parler, les feux de mer. Ce n’est pas la moindre curiosité du pays. Si l’on s’éloigne du port à la distance de 3 ou 4 verstes, en ayant soin de se tenir à un demi-mille du rivage, on voit tout à coup la mer prendre une teinte huileuse. Une senteur caractéristique saisit vivement l’odorat et annonce la présence du naphte. Quelques centaines de mètres plus loin, on a l’explication de ce phénomène. De nombreuses sources de naphte jaillissent du fond de la Caspienne ; le liquide, en vertu de sa faible densité, remonte et bouillonne à la surface. En jetant sur cette nappe d’huile quelques poignées d’étoupe allumée, on peut se donner le plaisir de ressusciter le Phlégéton : la mer prend feu comme un bol de punch et brûle de place en place avec un léger crépitement, en formant une série d’îlots enflammés. Si le temps est au calme, l’incendie peut durer plusieurs jours ; il ne s’éteindra qu’au premier coup de vent.

Il en est un peu des spectacles de la nature comme des chefs-d’œuvre du théâtre. Quelque merveilleuse que soit une pièce, on ne la saurait voir toujours : à la seconde représentation, l’intérêt languit, il s’épuise à la troisième. Les feux de Bakou rentrent dans la règle générale ; je ne tardai pas à m’en apercevoir. L’impatience où j’étais d’ailleurs d’arriver au terme d’un voyage que les rigueurs d’un hiver excessif avaient déjà prolongé outre mesure me faisait souhaiter de dire un prompt adieu au Caucase. C’est ce que je fis avec bonheur le 1er avril, lorsqu’après quinze jours d’attente je pus enfin prendre le bateau qui relie Bakou au Ghilan[9]. Deux mois s’étaient écoulés depuis que j’avais quitté la France. La traversée du Caucase m’avait coûté à elle seule plus de six semaines.


JULES PATENOTRE.

  1. La route d’Astrakan est dès l’automne formée par les glaces, et ne se rouvre guère qu’à la fin d’avril. Celle de Trébizonde à Tauris, obstruée par les neiges, est d’ailleurs d’une longueur insupportable. Le voyageur n’a d’autre ressource en hiver que de traverser le Caucase dans toute sa largeur et de joindre la Caspienne en un point où la navigation ne soit pas interrompue.
  2. La Turquie, assure-t-on, est redevable de la possession de Batoum à une amphibologie géographique qui se serait glissée dans le traité de Paris. Deux petits fleuves portant un nom identique auraient été confondus par les négociateurs lors de la délimitation des frontières. La Porte aurait bénéficié de l’erreur.
  3. On sait que c’est l’explication la plus généralement donnée à la fable de la toison d’or.
  4. Le chemin du Caucaso a été ouvert en 1872.
  5. On sait qu’en Russie l’administration civile emprunte à la hiérarchie militaire ses titres et même une partie de son costume. Tous les employés portent l’uniforme et la casquette galonnée. Un directeur des postes, un président de tribunal, s’intitulent généraux tout comme s’ils commandaient un régiment.
  6. On se sort aussi du tarantass, sorte de berline massive reposant sur quatre roues reliées ensemble par de longues pièces de bois renforcées elles-mêmes de larges bandes de fer. L’administration des postes ne se chargeant pas de fournir ce genre de voiture, le voyageur est tenu de s’en procurer une à ses frais. On comprend que ce mode de locomotion, qui exige de plus un renfort de chevaux considérable, ne soit pas à la portée de toutes les bourses.
  7. Sorte d’ogive en bois formant collier et garnie d’une ou de plusieurs clochettes. Fixée au brancard par des courroies, elle fait corps avec lui et constitue la pièce capitale d’un attelage russe.
  8. Antérieur de cinq ou six siècles au christianisme, le culte du feu compte encore de nombreux adeptes en Perse et surtout dans l’Inde, où l’Angleterre le couvre de sa protection. A Bombay, les sectateurs de Zoroastre forment la majorité de la population. On les désigne indifféremment sous le nom de guèbres (du persan ghebr, infidèle) ou de parsis, en souvenir de leur pays d’origine, le Farsistan (ancienne Perside).
  9. Province du nord de la Perse.