Un Témoin de la vie parisienne au temps de Louis XV - Les Mémoires du peintre J.-C. de Mannlich

UN TÉMOIN
DE
LA VIE PARISIENNE AU TEMPS DE LOUIS XV

LES « MÉMOIRES » DU PEINTRE J.-C. DE MANNLICH

Dans le plus récent volume de ce monumental Saint-Simon que M. M. Lecestre et J. de Boislisle continuent de publier (après le regretté Arthur de Boislisle), pour le plus grand profit des historiens et la plus grande joie des lettrés, on remarque, aux appendices, l’intéressante monographie d’un vieil hôtel parisien. L’hôtel de Lorge s’ouvrait sur la rue Neuve-Saint-Augustin dans le quartier Gaillon et poussait ses jardins jusqu’à la campagne vers le point où se dresse aujourd’hui, sur le boulevard des Italiens, le pavillon de Hanovre. Edifiée sur les plans de Mansard pour un riche gentilhomme, Nicolas de Frémont, cette somptueuse demeure fut occupée après 1687 et embellie de nouveau par le gendre du premier occupant, le maréchal de Lorge, qui devint lui-même le beau-père de Saint-Simon, en sorte que le duc écrivain fut marié dans la chapelle qui y avait été ménagée. Acheté par la princesse de Conti, fille de Louise de La Vallière, l’hôtel de Lorge passa au cousin et héritier de cette dernière, le duc de La Vallière, pour venir enfin en 1767 par une nouvelle vente entre les mains de Christian IV, duc régnant de Deux-Ponts dont il prit à ce moment le nom. — Le duché allemand de ce souverain s’appelait en réalité Zweibruecken, maison sait que l’hégémonie de la culture française encourageait nos grands-parens à traduire en français jusqu’aux noms propres des étrangers de marque afin d’éviter tout effort insolite à leur gosier délicat.

C’est dans ce cadre de haute allure et dans l’entourage immédiat de ce prince allemand que le témoin dont nous écouterons un instant les récits fit très ample connaissance avec la vie parisienne durant les dernières années du roi Louis XV. Les Mémoires, récemment publiés[1], peintre Jean-Christian de Mannlich sont même rédigés en français dans leur texte original, bien que leur savant éditeur, M. Stollreither, ait choisi d’en offrir une version allemande à ses compatriotes, en sorte que nous aurons à retraduire, au profit de nos lecteurs, les passages que nous croirons devoir citer mot pour mot. Nous décrirons avant tout la petite cour étrangère qui fut, au cœur même du Paris de l’Encyclopédie, le milieu à la fois patriarcal et accueillant aux choses de l’esprit où Mannlich puisa sa culture française. De cette culture, il ne put jamais secouer l’influence en dépit des obstacles bientôt dressés par les événemens révolutionnaires entre son pays d’origine et celui de son éducation esthétique. En effet, engageant de Munich une correspondance littéraire avec Gœthe en 1804[2], il se servait de la langue française pour écrire à son illustre compatriote !


I

L’antique maison de Wittelsbach, qui du XIIIe au XVIIIe siècle s’était partagée en d’innombrables branches, donnant des chefs au Saint-Empire et des rois à la Suède, avait vu ses rameaux se dessécher tour à tour. Le seul qui gardât postérité vers 1730 était le plus effacé, le plus médiocrement apanage de tous ; il portait le nom de deux bourgades, Birkenfeld-Bischweiler. Aussi, dès 1734, ce vert bourgeon de la souche antique obtint-il par héritage le duché déjà plus important de Deux-Ponts, situé au Nord de l’Alsace française. En 1799, il devait recueillir une plus riche succession, celle de l’électoral palatino-bavarois, bientôt transformé par la grâce de Napoléon en royaume de Bavière. Le premier duc de Deux-Pouls dans celle ligne, Christian III, avait servi la France sous Louis XIV : il planta notre drapeau sur les murs de Barcelone en 1697 et se distingua à la journée d’Oudenarde : les régimens français de Royal-Alsace, plus tard celui de Royal-Deux-Ponts se recrutèrent en tout ou en partie dans ses Etats et eurent pour colonels des princes de sa maison. Ce bon soldat mourut en 1735 et son fils aîné, alors mineur, Christian IV, acheva son éducation mondaine à Versailles où le cardinal de Fleury témoignait une sympathie particulière à sa Camille.

Christian IV fut un homme intelligent et droit. Né protestant, il se convertit au catholicisme lorsqu’il eut la quasi-certitude de recueillir un jour le riche héritage de l’électeur palatino-bavarois son cousin. Conversion d’inspiration nettement politique ainsi qu’on le voit : elle le laissa donc fort libéral dans ses allures et fort tolérant aux Réformés de ses domaines. Il faisait même partie de la franc-maçonnerie comme tant de personnages princiers vers cette époque. Son portrait par Mannlich, l’artiste dont nous allons feuilleter les Souvenirs, montre une figure allongée, au front légèrement fuyant : les yeux bridés vers les tempes sont d’expression plutôt froide, mais le regard n’est pas dépourvu de finesse. Et en effet les lettres de sa main que son protégé reproduit çà et là dans son récit font honneur à son sens droit, à ses dispositions d’équité bienveillante. Il avait le goût délicat, car les artistes parisiens trouvaient en lui un généreux Mécène[3], et les tentatives expérimentales de la science n’intéressaient pas moins ce prince éclairé qui passait une partie de sa vie dans ses laboratoires.

Il était donc en général aimé autant qu’estimé dans ce Paris qu’il habitait tous les hivers, et son peintre ordinaire, Mannlich, a plus d’une fois rencontré dans ses voyages des personnages de marque qui lui furent coniplaisans par sympathie pour son souverain. A Rome en particulier, notre ambassadeur, le cardinal de Bernis, accueillait le jeune Allemand parce discours significatif : « Vous avez le bonheur d’appartenir, je ne veux pas dire au prince le plus aimable du monde, ce serait une insuffisante expression de ma pensée, mais à l’homme le plus aimable et le plus respectable que je connaisse. Considérez donc ma maison comme la vôtre… » On voit que ce personnage princier eut son heure de popularité dans notre capitale avant beaucoup d’autres qui connurent également l’honneur d’être pourvus du droit de rite parmi nous : il mérite en conséquence des Parisiens du XXe siècle le tribut d’un souvenir courtois.

Christian de Deux-Ponts était d’autant mieux au ton et au goût de son époque qu’il avait épousé sinon une bergère, à la mode des héros de Florian, du moins une fille d’humble extraction. Il acheta pour elle en Alsace la seigneurie de Forbach qui rapportait cent mille livres de rente environ et que Stanislas Leczinski érigea bientôt en comté sur sa requête. Mais qui était au juste cette comtesse de Forbach que son maître distingua fort jeune, qu’il épousa après quelques années de vie commune, qu’il appelle sa « bonne amie » dans sa correspondance avec ses neveux et à laquelle il resta dévoué, sinon très strictement fidèle, jusqu’à la fin de sa vie ? C’est ce qui n’est pas très nettement établi et ce que nous essaierons d’éclaircir.

Son nom même est controversé. L’éditeur des Souvenirs de Mannlich l’appelle Marianne Camasse de Strasbourg, et nomme son frère, qui fut secrétaire des commandemens du duc Christian IV, Pierre Camasse de Fontenet[4]. La baronne d’Oberkirch, née Waldner-Freundstein, parle de Marianne, dans ses Mémoires bien connus, comme « d’une belle danseuse que le duc fit la folie d’enlever au théâtre pour la nommer comtesse de Forbach. » Mais il semble que cette assertion soit inexacte. La comtesse ainsi que son frère dont nous avons déjà prononcé le nom étaient gens de parfaite éducation, et, sans nul doute, grandis l’un et l’autre dans un milieu de bonne bourgeoisie où les ballerines ne se recrutent guère. En réalité, Marianne paraît avoir été la fille d’un régisseur des biens de la maison ducale à Bischweiler : aimée par Christian IV pour ses grâces juvéniles dans le style de Greuze, elle fut épousée par lui quand elle lui eut donné plusieurs enfans.

Si nous avons esquissé cette courte enquête généalogique, c’est qu’elle permettra d’ajouter quelque jour une note explicative aux œuvres de Diderot. En effet, la comtesse de Forbach, tenant à Paris la maison du duc Christian, présidait aux réceptions artistiques et littéraires de l’hôtel ou palais de Deux-Ponts où elle s’efforçait d’attirer les gens de réputation et en particulier les encyclopédistes. Or Diderot, qui lui était dévoué, reçut d’elle, certain jour, un Essai sur l’éducation qu’elle avait rédigé de sa main. Parce qu’en effet, elle avait donné quatre fils et deux filles à son époux princier, Mme de Forbach se croyait à bon droit pourvue d’une certaine expérience maternelle et pédagogique dont elle entendait faire profiter son illustre ami. Après avoir lu ces pages, Diderot y répondit par une lettre théorique importante que Naigeon a publiée pour la première fois sans nulle mention de date, avec cette seule indication qu’elle fut adressée à la comtesse de Forbach, et qu’Assezat a dû reproduire sans plus ample commentaire dans sa consciencieuse édition des Œuvres complètes du philosophe[5]. Grâce aux Souvenirs de Mannlich, la correspondante occasionnelle de Diderot sort de l’ombre où la laissaient jusqu’ici les plus soigneux commentateurs du grand publiciste. Ajoutons que Diderot se félicite dans sa réponse de se trouver à peu près d’accord avec M’"e de Forbach sur une aussi délicate matière : « Il n’y a guère, écrit-il^ de différence entre la lettre de mon aimable et belle comtesse et la mienne que celle des sexes. » Témoignage vraiment honorable en faveur des capacités intellectuelles de sa correspondante, quand même on ferait sa part à la galanterie qui s’impose en semblable occurrence. Fn outre, le roi de Prusse Frédéric-Guillaume II, neveu de Christian IV par son mariage, disait à l’un de ses familiers[6] vers la fin du siècle que la comtesse de Forbach devait être une femme très remarquable pour avoir su fixer de façon durable le duc de Deux-Ponts qui passait pour l’un des princes les plus distingués de l’Allemagne. »

Des six enfans que Mme de Forbach eut de son mari, deux fils seulement ont laissé quelque souvenir : les comtes Christian et Guillaume de Forbach furent tous deux officiers au service de la France, tous deux remarqués pour leur belle conduite au siège de Yorktown, pendant la guerre d’Amérique. Retournés en Allemagne à la Révolution, ils reçurent alors l’un et l’autre le titre bavarois de baron de Deux-Ponts qui avouait leur origine paternelle. L’aîné avait épousé une Béthune-Sully, le second une Polastron, de cette maison qui se trouvait alors au comble de la faveur, grâce à la belle Diane de Polastron, duchesse de Polignac, l’amie de Marie-Antoinette. Ce dernier seul laissa un fils qui mourut général bavarois en 1859, sans postérité mâle. Terminons cette rapide biographie en indiquant que la comtesse de Forbach, retirée dans ses terres alsaciennes après la mort de Christian IV en 1775, sut encore se faire estimer et traiter avec déférence par le neveu et successeur de son époux, le duc Charles-Auguste II, comme on le voit par certains traits du récit de Mannlich. Nous la rencontrerons plus d’une fois sur notre chemin.


II

La petite cour qui entourait ces personnages princiers ou quasi princiers était plus qu’à demi française. Sans parler du secrétaire des commandemens, cet aimable et sûr Camasse de Fontenet qui resta jusque dans sa vieillesse l’un des meilleurs amis de Mannlich, le médecin, le chirurgien, le confesseur du duc, le gouverneur de ses pages et les précepteurs de ses héritiers étaient nos compatriotes. Un capitaine de l’artillerie française, M. de Vismes, parfait musicien et acteur excellent, avait été nommé sur le désir de Christian IV au commandement de la place de Bilsch, toute voisine de Zweibruecken, avec permission de résider le plus souvent dans cette dernière ville où il était l’âme des plaisirs artistiques de la cour ducale.

Un courtisan qui mérite une plus spéciale mention, c’est l’abbé Salabert dont le nom revient souvent sous la plume de Mannlich. Le baron de Gagern, dont nous avons déjà cité les Mémoires et qui fut en relations fréquentes avec Salabert, nous a tracé un utile portrait du personnage : « Ce pauvre prêtre du diocèse de Metz, écrit-il, était mieux qu’un abbé de cour comme on en a tant vu à cette époque. Plein de raison, d’esprit et de goût, et bien qu’il dissimulât sous ce brillant vernis toutes les passions des « roués, » il conquit d’abord l’amitié de la comtesse de Leyen, née Dalberg et sœur du primat de Cologne, une femme remarquable qui habitait le fief de Blieskastel, très voisin de Deux-Ponts, et introduisit Salabert à la cour ducale. Il y inspira confiance et y joua bientôt un grand rôle. Comme il arrive souvent aux voluptueux, il n’était nullement méchant : ses manières étaient galantes, son style élégant, son esprit vif et spontané. Mais il était mal fait pour devenir le ministre dirigeant d’une principauté allemande dont il ne connaissait ni la langue, ni les dispositions traditionnelles.

Salabert devint en effet, au temps de la Révolution française, le ministre du duc Charles-Auguste, ce neveu et successeur de Christian IV, dont il avait été le précepteur, en même temps que de son frère le prince Max, qui devint le premier roi de Bavière. Mais lorsque nos troupes occupèrent Mannheimen 1793, l’abbé reçut si bien ses compatriotes jacobins et s’entendit si parfaitement avec les généraux de la Convention qu’il fut accusé de haute trahison et emprisonné peu après comme traître à l’Empire, par les ordres du gouvernement impérial. Bientôt élargi néanmoins sur les instances des princes palatino-bavarois, ses anciens élèves, il termina ses jours vingt ans plus tard à la cour royale de Bavière où il incarna jusqu’à sa fin les grâces musquées de l’époque Louis XV. A la veille de sa mort, il fit encore les délices et le sourire d’un souper fin auquel assistait Mannlich.

Mais il est temps de venir à ce dernier dignitaire de la petite cour dont nous lui devons le portrait fidèle, au peintre ordinaire du duc, Jean-Christian de Mannlich. Né en 1741 à Strasbourg, Mannlich était issu d’une famille distinguée qui figura dès le XVe siècle au livre d’or du patriciat de la ville d’Augsbourg et reçut de Charles-Quint en 1545 des lettres de noblesse. Son père, Conrad de Mannlich, dont on a quelques toiles consciencieuses, était déjà le peintre en titre de la cour de Deux-Ponts : aussi lorsque ce digne homme laissa le jeune Christian orphelin, dans sa dix-septième année, le duc promit-il à l’adolescent de lui servir de père et commença de lui tenir parole en l’envoyant tout d’abord travailler le dessin à l’Ecole des Beaux-Arts de Mannheim, à ce moment fort réputée par toute l’Allemagne.

Mannlich a si joliment conté ce premier pas dans le monde que nous lui emprunterons quelques traits de son récit : on croirait lire une page de Manon Lescaut. Lorsqu’il monta, dit-il, dans l’antique voiture de poste qui allait l’emporter loin des siens, il trouva les sièges du fond occupés par un négociant de Metz et par une jeune femme française. On le lit asseoir sur un petit banc transversal, placé devant ces deux personnes, en sorte qu’il tournait le dos à la jolie voyageuse. Ses paupières étaient encore rougies des larmes de l’adieu : ce que remarquant, sa compagne lui demanda s’il s’éloignait de son foyer pour la première fois. Sa réponse fut inintelligible, car il parlait à peine le français et ne se sentait nullement en humeur de lier conversation avec des inconnus. Mais sa voisine ne s’offensa pas de son mutisme et dit au négociant messin : « Le pauvre garçon aura certainement très froid cette nuit, placé comme il l’est près de la portière. Je m’intéresse à lui parce qu’il ressemble comme deux gouttes d’eau à un de mes neveux que j’aime tendrement. » Le pronostic était exact au surplus, car la nuit vint et le froid se fit vivement sentir. Mannlich, claquant des dents, maudissait tout bas l’odieux véhicule lorsqu’il se sentit soudain saisir doucement par les épaules et attirer en arrière dans le giron de la jeune femme qui appuya sa tête sur l’un de ses bras, tandis que, de l’autre, elle ramenait maternellement sur lui le vaste manteau de fourrure dont elle était enveloppée pour sa part. Plus que jamais muet de surprise et de timidité, le Sosie du neveu se laissa faire et tomba bientôt, malgré les cahots de la lourde voiture, dans le facile sommeil de son âge.

A la première halte de la diligence, un compagnon de route qu’on avait chargé de veiller sur le jeune homme, et qui était assis près de lui sur le banc malconforlable ne le vit plus à ses côtés ; il le crut disparu et commençait à s’inquiéter de son sort lorsqu’il aperçut ses jambes qui restaient visibles sous le manteau et devina ce qui s’était passé. Le négociant fit de son côté la même remarque et plaisanta assez crûment sa voisine sur le goût qu’elle montrait pour les débutans dans le vaste monde ; mais elle prit fort gaîment la plaisanterie et lorsque, dans la plaine du Rhin, le vent et le froid se faisant de nouveau sentir, Mannlich jeta en arrière un regard d’envie sur son moelleux oreiller de la nuit, sa compatissante amie lui ouvrit le même refuge, et le couvrit jusqu’au nez de son manteau, insoucieuse des sarcasmes gaulois du Messin. La timidité de l’enfant fui enfin vaincue par tant de bonne grâce, ajoute-t-il, et, saisissant la petite main qui le choyait de la sorte, il la porta plusieurs fois à ses lèvres sous l’abri de la fourrure, inspiré d’ailleurs par le plus pur sentiment de reconnaissance. « C’est ainsi, conclut-il triomphalement dans ses Souvenirs, que j’ai fait mon premier pas dans le monde, bercé sur les genoux d’une bonne et jolie femme. »

Anecdote fort symbolique en effet, car notre homme devait traverser l’existence dans une analogue attitude. Il resta de tournure un peu gauche, de repartie un peu lente, mais sympathique malgré tout par son honnêteté native, par sa bonne foi évidente et trouvant donc sans faute à point nommé l’assistance impromptue ou même le salut inespéré, par la grâce de sa droiture instinctive et de sa sensibilité naturelle. Son portrait de vieillesse, qui a été placé en tête de ses Souvenirs, continue l’impression morale qui se dégage de leur lecture, car sa figure amaigrie et accentuée par l’âge, sa bouche un peu large et son nez trop fort peuvent avoir quelque chose de comique au premier coup d’œil : on dirait un personnage falot échappé des contes d’Hoffmann. Mais ses grands yeux au regard cordial, surmontés de sourcils qui trahissent une sorte d’étonnement naïf devant les âpretés de la vie, ne manquent pas d’inspirer la sympathie pour son caractère : ils sont d’un homme de sens et de cœur à qui l’on pourra se fier.


III

A la fin de l’année 1762, le duc Christian, satisfait des progrès de son protégé à l’Académie de Maiinheim, annonça l’intention de l’emmener à Paris pour y passer désormais les hivers en sa compagnie, le jeune peintre ne pouvant manquer de profiter, pour son éducation artistique, d’un séjour prolongé dans la capitale de l’Europe pensante. Le voyage de Mannlich et ses premières impressions parisiennes sont contés avec bonne humour dans ses Souvenirs : il lui fallut quelque temps pour s’accoutumer au bruit et même à l’odeur du pavé parisien, mais il s’accommoda bientôt de sa vie nouvelle. Son protecteur, qui avait sa loge dans les principaux théâtres, lui donnait à discrétion les plaisirs du spectacle et le conduisait en personne chez les plus grands artistes de l’époque. Une visite à Mlle Clairon et une autre à Karl van Loo forment sous sa plume d’amusans tableaux de mœurs.

En 1765, Christian IV jugea bon de confier le jeune homme aux soins de l’illustre François Boucher, ce « peintre des grâces françaises » qui, comme presque tous les artistes de la capitale, était lié d’ancienne amitié avec l’aimable prince étranger. Quand Mannlich dut être présenté par le duc à son futur maître, celui-ci reçut ses visiteurs dans son cabinet d’histoire naturelle, alors célèbre pour la qualité de ses collections et surtout pour son ordonnance parfaite. Il dépensait chaque année des sommes considérables pour le développer davantage, et il possédait en particulier des pierres précieuses à l’état brut qui représentaient une valeur importante, car la vente de ces minéraux procura par la suite plus de deux cent mille livres à ses héritiers, — somme considérable pour l’époque, comme on le sait. Le duc, qui était lui-même un minéralogiste distingué, gratifiait l’artiste de morceaux intéressans qu’il lui rapportait des mines de la région rhénane.

Quand Mme Boucher parut un instant dans l’appartement pour accueillir l’auguste visiteur, sa fraîcheur et sa beauté éblouirent littéralement notre débutant, à qui son introducteur princier dit en sortant, avec complaisance : « Il vous aurait fallu la connaître il y a vingt ans, mon cher Mannlich. C’était alors la plus belle personne non seulement de Paris, mais de toute la France. Mon frère, et bien d’autres encore, étaient éperdument épris de ses charmes ; mais ils en furent pour leurs mines langoureuses, car la jeune femme, n’étant pas moins vertueuse que belle, s’acquit bientôt par son honnêteté l’estime et la sympathie universelles. Elle a maintenant quarante ans au moins et peut encore passer cependant pour une des beautés de la capitale. Vous voyez par là combien il est avantageux d’avoir une jeunesse raisonnable. » Le duc philosophe manquait en effet rarement l’occasion d’une petite homélie aux jeunes gens de son entourage.

Mannlich fut logé peu après dans une petite pièce contiguë à l’atelier de Boucher, auprès duquel il passa toute l’année 1765. — Rédigeant ses Souvenirs en 1813, c’est-à-dire après l’entière victoire de la réaction classique inaugurée par Winckelmann, triomphante avec David et le style Empire, il croit pouvoir affirmer que les directions du « peintre des grâces » lui firent plus de tort que de profit : mais il ne laisse pas que de vénérer dans son ancien maître l’homme au génie original, à l’esprit débordant de fine gaîté, au caractère le plus sûr et le plus honorable qui fut. Boucher, nous raconte-t-il, s’éloignait alors à regret de sa demeure et ses rares sorties ne le conduisaient guère qu’à Versailles pour faire sa cour au Roi, à la manufacture des Gobelins qu’il dirigeait, à l’Opéra dont les décors et les costumes étaient placés sous sa haute surveillance, enfin chez les marchands et collectionneurs d’histoire naturelle. — Le matin, tandis qu’il prenait son chocolat dans son atelier, il se plaisait à-tracer des dessins ou plutôt à les parachever, comme nous allons le voir, car il n’en avait jamais assez dans ses portefeuilles au gré des amateurs ou revendeurs qui les lui payaient deux louis d’or la pièce. Il avait donc cherché et trouvé le moyen de satisfaire à cette surabondante demande. Ses élèves employaient sur son désir une partie de leur temps à faire des copies de ses plus beaux morceaux qu’il conservait avec soin pour cet usage ; ils avaient toutefois la consigne de ne jamais mettre la dernière main à leur travail. Puis, pendant qu’il prenait son déjeuner du matin, Moucher s’occupait à retoucher adroitement ces ébauches. Il leur donnait en quelques coups de crayon l’empreinte de son talent personnel, et estimait en avoir fait par là des originaux qu’il vendait comme tels sans plus de scrupule : pratique qui suffirait à expliquer l’existence de nombreuses répliques dans son œuvre en blanc et noir.

Après cet intermède, si profitable à ses intérêts, le vieux maître se plaçait devant son chevalet où il peignait presque constamment de mémoire, ou « de chic, » pour employer le terme des ateliers, mais avec une étonnante perfection : « Ni moi, ni personne autour de lui, ajoute Mannlich, n’aurait jamais pu croire à une semblable virtuosité, si nous n’avions été chaque jour les témoins de ce tour de force ! » Et l’élève s’accoutuma si bien à cette manière de faire qu’il finit par y trouver de la beauté et même de la « naïveté » par surcroit, en sorte qu’il prit grand’peine pour s’en assimiler les procédés. Il y réussit à ce point qu’on le plaisanta bientôt sur la perfection de ses pastiches : « Une fois engagé dans cette voie, écrit-il, je m’éloignai chaque jour davantage de la vérité comme de la beauté, non sans percevoir toutefois les murmures de ma conscience d’artiste qui me reprochait, mes égaremens. Quand je parcourais les belles galeries du Palais-Royal, les œuvres immortelles de Raphaël me criaient, par leur contraste avec celles de Bouclier, que j’étais sur une mauvaise route où je finirais par me perdre. »

Le duc Christian se chargeait d’ailleurs d’entretenir ces scrupules assez justifiés dans l’esprit de son protégé : « Boucher, lui écrivait-il de Zweibruecken le 1er octobre 1755, est un maître dans l’art de la composition gracieuse, mais son dessin et son coloris sont également factices. Tenez-vous-en donc au plan de conduite que je vais vous tracer en quelques mots : prendre l’antique pour modèle au point de vue de la ligne et vous inspirer pour la couleur du pinceau de Rubens. Appropriez-vous seulement de Boucher la manière aimable et riante, en quoi je le considère comme le meilleur peintre de la France actuelle. Et faites-moi, mon cher Mannlich, le plaisir de peindre à mon intention un tableau dont je laisse d’ailleurs le sujet à votre choix. » — Cette affectueuse requête fut l’occasion d’un sérieux effort de la part du jeune homme. Il alla prendre conseil de son maître qui l’engagea à figurer pour le duc : Vénus chargeant Vulcain de forger des armes pour son fils Enée. « Vous aurez là, disait le vieil artiste, une tâche fort attrayante à remplir : le dessin d’une belle figure de femme environnée d’Amours, la silhouette d’un homme musculeux accompagnée de quelques cyclopes à l’arrière-plan. Disposez donc d’abord cette scène suivant votre inspiration, puis venez me montrer votre projet. »

Ainsi fut fait. Boucher choisit l’une des esquisses qui lui furent présentées peu après par son disciple : il y apporta quelques modifications de détail et insista en particulier pour que Vénus fût assise sur un nuage dans l’antre des Cyclopes : conseil que l’élève se vit forcé de suivre par égard pour son maître, mais qu’il lui en coûta de mettre à exécution parce qu’il jugeait ce nuage plus convenable, dit-il, au décor d’un ballet qu’à une toile mythologique soigneusement étudiée dans sa psychologie symbolique. Il se mit cependant à l’ouvrage et dessina d’abord son Vulcain sans difficultés d’après un modèle célèbre de l’époque qui se nommait Deschamps et dont il trace un pittoresque portrait moral. Mais quand il en vint au personnage de Vénus, il se vit beaucoup plus empêché de satisfaire aux exigences de Boucher qui le morigénait en ces termes : « Quelques-uns de vos personnages féminins sont trop maigres sans être plus sveltes pour cela. D’autres sont trop épais ou trop masculins à mon gré. Devant un corps de femme figuré par la peinture, on doit à peine sentir qu’il enferme des os : il faut qu’il soit rond, délicat, élancé sans paraître ni gras ni maigre. Il est vrai qu’on ne trouve guère dans la nature plus d’une privilégiée parmi des centaines pour répondre à cet idéal excellent de la beauté. » C’est qu’en effet la découverte et le choix de semblables modèles avait été l’une des préoccupations principales du vieux maître au cours de sa longue carrière. Comment Mannlich pour sa part allait-il mettre la main sur l’oiseau rare ?

Par des ruses dignes de Sherlock Holmes, il parvint à découvrir le modèle féminin dont Boucher lui-même se servait exclusivement depuis quelques années déjà (tout au moins quand il daignait recourir au dessin d’après nature), mais dont il cachait jalousement l’identité à ses confrères ou élèves, afin d’en conserver pour lui le monopole. C’était la femme d’un doreur de cadres, et le jeune Allemand fui assez heureux pour la décider, nous ne savons par quels prestiges, à lui accorder quelques séances de pose. Moyennant quoi, Boucher, resté dans l’ignorance de cette aventure, se montra parfaitement satisfait de la Vénus, « Je vois, dit-il à Mannlich, que vous avez profité de mes observations sur la beauté de la femme et que, grâce à ces avis opportuns, vous avez su figurer la déesse ainsi qu’il convenait. »

Quant au duc Christian, revenu à Paris quelques semaines plus tard, il se montra également fort satisfait des progrès de son protégé, bien qu’il critiquât le malencontreux nuage, puisque, disait-il, Vénus se trouvant après tout dans le domicile conjugal auprès de Vulcain son époux, il ne fallait pas tant de manières à leur entrevue. — A quoi un contradicteur tenace aurait pu répondre que le prince oubliait le sujet de cette entrevue, sujet plus que délicat et qui voulait quelques précautions oratoires, puisque Enée n’était pas le fils du forgeron divin qu’on sommait de lui marteler des armes redoutables. Vénus devait être bien aise de conserver quelque prestige au cours de sa requête et, sans doute aussi, le moyen de se dérober sans délai, par la voie des airs, à quelques marques trop brusques de l’insatisfaction conjugale : « Empruntez de Boucher, conclut le duc une fois de plus, la grâce riante qui fait le caractère et le mérite de ses œuvres, mais ne l’imitez pas dans le reste. Tenez-vous-en à la nature et à l’antique qui seront vos guides les plus sûrs. Vous êtes ici dans un pays où les jolies personnes s’offrent plus volontiers au pinceau que partout ailleurs. Utilisez donc cette circonstance pour peindre amplement d’après nature. Je vous ferai ouvrir des crédits particuliers à cet effet, mais sous la condition que votre vieille gouvernante assistera toujours aux séances de pose. » C’est ainsi que ce paternel souverain mariait l’esthétique à la morale, oubliant un peu la comtesse de Forbach épousée par lui après quelque dommage et certaines étoiles d’Opéra qu’il lui donnait encore à l’occasion pour rivales.

Après avoir laissé Mannlich environ un an sous la direction de Boucher, le duc obtint pour lui du marquis de Marigny, alors directeur des Académies et Manufactures royales, une place de pensionnaire à notre Ecole de Rome que dirigeait à ce moment Natoire. Au départ, Boucher munit son élève de ce viatique bien significatif : « Ne vous attardez pas trop longtemps à Rome, croyez-moi, et étudiez-y surtout les œuvres de l’Albane et du Guide. Raphaël, malgré sa renommée, n’est qu’un artiste assez froid, et, quant à Michel-Ange, il ne saurait susciter en nous d’autre sentiment que la terreur. Vous pouvez contempler à l’occasion leurs travaux, mais gardez-vous bien de les imiter : vous ne feriez que refroidir toute chaleur de sentiment dans votre âme. Pour ma part, j’ai jadis fait cadeau à Sa Majesté de trois années du séjour italien qu’il m’avait octroyé à ses frais, puisque, au bout d’un an, j’étais déjà de retour à Paris où, m’abandonnant aux leçons de la nature, je fis de rapides progrès. » Celui-là prétendait donc aussi se mettre à l’école de la nature et du sentiment. Il avait lu Jean-Jacques, et il essayait d’interpréter à la mode du jour les inspirations, assez peu « naturelles, » en vérité, de son pinceau.


IV

Nous ne parlerons pas ici des souvenirs romains de Mannlich[7] dont les impressions parisiennes fixent surtout notre attention en ce moment. Lorsqu’il revit les rives de la Seine dans l’hiver de 1772, il observa d’un regard plus mûr le spectacle animé qui se déroulait sous ses yeux et se montra plus capable que par le passé de goûter les attraits variés de la grande ville. Ce fut alors que la comtesse de Forbach le mit en relations plus intimes avec ses commensaux philosophiques, principalement avec Diderot, sur lequel il n’est pas sans nous fournir quelques détails intéressans et nouveaux : « Je veux vous faire lier connaissance avec le philosophe, lui dit-elle un jour, — entendant par cette désignation le philosophe par excellence, le rédacteur principal de l’Encyclopédie. — Nous irons pour cela frapper à sa porte, continua-t-elle, car il est bon de contempler les grands hommes à leur foyer domestique, afin de les mieux connaître et de les juger ensuite avec une plus sûre équité. »

Diderot habitait dès lors son célèbre appartement de la rue Taranne. Ses visiteurs le trouvèrent ce jour-là sans perruque, enveloppé d’une vaste robe de chambre en flanelle rouge, assis près de sa cheminée sur le maigre brasier de laquelle un pot-au-feu murmurait sa chanson monotone. Christian de Forbach, fils aîné de la comtesse et Mannlich lui furent à la fois présentés. Il les accueillit avec sa cordialité coutumière, et Mme de Forbach demanda bientôt à saluer aussi la fille de son hôte, la future Mme de Vandeuil, qui fut appelée sans délai. Mannlich l’avait déjà rencontrée à l’hôtel de Deux-Ponts où la comtesse l’attirait souvent à cette époque en raison de son brillant esprit. Cette fois, la jeune personne parut à l’artiste encore plus loquace et plus démonstrative que son père : ce dernier ne put placer un mot tant qu’elle fut dans l’appartement ; enfin il la pria de se retirer pour aller assister sa mère dans les soins du ménage. Aussitôt qu’elle eut quitté la pièce, il se tourna vers ses visiteurs pour leur faire une naïve profession de foi paternelle. « Cette jeune fille, dit-il, m’impose véritablement à moi-même : elle est si remarquable que j’ose à peine ouvrir la bouche en sa présence ! » Mme de Forbach s’empressa de répondre, ainsi qu’il convenait, que la fille d’un tel père ne pouvait être moins favorisée par le destin.

Tandis qu’on échangeait ces gentillesses, poursuit Mannlich, la porte de la chambre s’ouvrit tout à coup avec violence, et l’on vit paraître une véritable harengère, grossièrement vêtue, le bonnet placé de travers sur les cheveux qui s’échappaient en mèches malpropres le long du visage et du cou, une moustache de tabac d’Espagne sous le nez, une bûche de bois sous chaque bras et une écumoire à la main. Cette bizarre personne alla droit à la cheminée sans s’occuper autrement de l’assistance, tandis que Diderot se levait prestement pour lui faire place. Pendant qu’elle accommodait le feu et écumait le pot qui renfermait le dîner du philosophe, — ce brouet qu’il assurait préférer aux raffinemens des tables impériales, — celui-ci s’efforçait de faire comprendre par signes à ses amis allemands qu’ils eussent à ne pas déranger la ménagère, et lui-même gardait prudemment le plus religieux silence. Mannlich ne savait que penser de cette scène. Lorsque, dit-il, cette figure de carnaval se fut enfin redressée et se tint devant la compagnie, son écumoire à la main comme un sceptre, Diderot la présenta comme sa femme à la comtesse qui ne manqua pas de la féliciter sur son heureux destin, la digne compagne d’un philosophe aussi sage qu’illustre devant, ajoutait-elle, s’estimer hautement favorisée entre toutes les femmes : « Bah ! tout cela nous fait une belle jambe en vérité, riposta Mme Diderot d’une voix éraillée. Ce grand philosophe ne sait même pas gagner de quoi mettre le pot-au-feu tous les jours ! » Et elle s’éloigna sur cette incongruité, sans esquisser le moindre salut, en claquant les portes derrière elle.

Diderot reprit alors son siège en soupirant : « Je m’arrange de son humeur, expliqua-t-il : elle veille sur le bien-être matériel de notre enfant, tandis que je me consacre à son développement intellectuel. Elle prend soin de tout : je ne manque de rien, et, au prix d’une infatigable patience, j’en suis venu à m’accommoder de cette amie qui cache un cœur excellent sous une rude écorce. » Sans aller jusqu’à traiter Mme Diderot de Xantippe, la comtesse prit occasion de ce discours pour saluer Diderot du titre de nouveau Socrate, discrète allusion à laquelle il n’opposa que quelques protestations de modestie, et l’on se quitta sur ce dernier compliment qui montre Mme de Forbach tout à fait apte à présider un salon littéraire, ainsi qu’elle en avait l’ambition.

La scène est amusante, mais ce qui l’est plus encore, c’est l’interprétation que notre Allemand croit en pouvoir donner dans ses Souvenirs. Il y raconte en effet qu’il estima convenable de retourner quelque temps après chez le philosophe qui le lui avait en effet demandé avec insistance et dont nous dirons la bienveillance persévérante à l’égard du jeune artiste étranger. En traversant le jardin des Tuileries pour passer les ponts, notre peintre rencontra ce même Christian de Forbach qui l’avait accompagné dans sa première visite et qui décida de se joindre à lui cette fois encore. Arrivés rue Taranne, ils sonnèrent à la porte de l’appartement : une femme simplement, mais proprement vêtue vint leur ouvrir, les reçut avec une tranquille bonne grâce et leur exprima très poliment les regrets de M. Diderot, qui, occupé pour un moment chez son imprimeur, serait assurément désolé de manquer leur visite : « Si vous voulez bien, messieurs, l’attendre un instant dans sa chambre, ajoutait-elle, il ne saurait tarder à revenir et sera charmé de vous recevoir. » Pendant ce discours, Forbach jetait à son compagnon des regards de surprise et lui faisait des signes d’intelligence. Ils remercièrent néanmoins Mme Diderot, — car c’était bien elle, — pour sa proposition obligeante et prétextèrent une affaire pressante pour s’éloigner sans plus de délai. La maîtresse du logis ne manqua pas de les accompagner jusqu’au seuil et leur montra sans se démentir un instant, dit Mannlich, cette politesse un peu cérémonieuse, mais cordiale et tranche qui était alors en honneur dans la bonne bourgeoisie. Elle avait donc totalement oublié, conclut-il, le rôle de Xantippe qu’elle avait été contrainte de jouer quelques jours plus tôt !

Ainsi, ç’aurait été une scène répétée d’avance entre deux effrontés comédiens que l’épisode de ménage dont Mme de Forbach avait été le témoin ! Cette idée saugrenue fut sans doute suggérée à Mannlich par le comte Christian de Forbach qui lui dit, aussitôt qu’ils eurent gagné la rue : « Avez-vous remarqué combien ma mère se fait facilement duper par tous ces encyclopédistes qui sont, dans le fond, de purs charlatans. N’est-ce pas une fort digne femme que celle à qui nous venons de parler ? Et que pensez-vous d’un philosophe qui lui impose le rôle d’une Xantippe uniquement pour se draper à nos yeux dans le manteau de Socrate ? Un acteur de foire qui gagne loyalement sa vie par des farces de tréteaux et que l’Eglise exclut pour ce méfait de la communion chrétienne, me parait à moi bien plus estimable que ces prétendus sages et je suis bien décidé à ne plus mettre les pieds chez celui-ci. » Ce Forbach était un beau et brave garçon qui devint plus tard un homme de cœur et de sens, si nous en croyons Mannlich, son ami de toute la vie. Il n’en était pas moins, à vingt ans, un véritable fat, gâté par ses relations avec la jeunesse dorée de la Cour et qui n’évitait guère les défauts inhérens à ces situations hybrides et boiteuses que préparent à leurs rejetons à peine avoués les unions dites « morganatiques » des princes allemands[8].

Après cette parenthèse, est-il besoin de démontrer que Mme Diderot n’accepta jamais de forcer son naturel pour jouer un rôle concerté avec son époux. Issue d’un manufacturier ruiné et d’une fille de noblesse, Mlle Champion vivait pauvrement avec sa mère, d’un commerce de dentelles et de linge quand Diderot l’épousa par amour, contre le gré de sa propre famille. « Grande, belle, pieuse et sage, » ainsi la dépeint sa fille, la brillante Mme de Vandeuil dans la notice biographique qu’elle a consacrée à son père. Mais la pauvre femme se vit bientôt ostensiblement trompée par son volage époux, et son caractère s’aigrit dès lors jusqu’à en faire une fort authentique Xantippe à l’occasion. Elle ne cessa pas, dit l’éditeur de Diderot, Assezat[9], de remplir ses devoirs d’épouse ; et de mère avec un courage et une constance dont peu de femmes eussent été capables à sa place ; ; mais ce qui devait faire ; jusqu’au bout le chagrin de son mari, c’était son esprit inculte, le souci d’argent qu’elle manifestait à tout propos, les perquisitions jalouses auxquelles elle se livrait parfois à l’improviste dans les papiers du philosophe. C’était encore ; toute une société de voisins vulgaires que Diderot hébergeait à contre-cœur et qui, de leur côté, tenaient en médiocre estime cet homme si mal vu du Parlement, du clergé et de la Sorbonne. Jean-Jacques l’a traité crûment de « harengère ; » dans ses Confessions, en ceci était leurs infidèle à la reconnaissance de l’estomac, car il dîna souvent de sa cuisine pendant la captivité de Diderot à Vincennes : mais il est certain que d’Alembert, Grimm e d’Holbach ne s’arrêtaient jamais au quatrième étage de la rue Taranne où Mme Diderot gouvernait ses casseroles. Ils montaient tout droit à l’ « atelier » du cinquième et l’on ne voyait guère chez la maîtresse de la maison que l’abbé Sallier de la Bibliothèque royale et le musicien Bemetzried dont nous aurons à parler tout à l’heure.

Par là s’explique aussi bien la « Xantippe » des mauvais jours que la digne et correcte bourgeoise des heures apaisées : c’était simple question d’humeur et surtout de bourse, rue Taranne. Il nous parait fort probable que Mme de Forbach fit sa visite avec son fils et Mannlich un après-midi qu’il y avait peu d’argent au logis pour faire bouillir le pot : l’humeur de la ménagère s’en ressentait, voilà tout. Au surplus, elle était payée pour nourrir une conjugale méfiance contre les belles visiteuses aristocratiques de son inflammable Denis. Pourquoi donc leur aurait-elle fait bon visage ?


V

En dépit de la bévue psychologique qui marqua de la sorte le début de leurs relations, Mannlich devait être durablement et intimement lié par la suite avec l’auteur du Neveu de Rameau, comme nous allons le voir. Lors de la présentation que nous avons racontée, le nouveau Socrate s’était tourné vers le jeune peintre aussitôt après la bruyante sortie de sa Xantippe et lui avait adressé ce petit discours avec sa bonhomie coutumière : « Quant à vous, je vous réquisitionne à mon profit. Venez me voir souvent, car j’aime passionnément les arts et je crois les connaître assez bien. J’aime aussi les jeunes gens de votre nation : ils n’ont pas toujours des clartés de tout comme les nôtres, mais ce qu’ils savent, ils le savent du moins à fond, et cela vaut mieux de la sorte. M. Bemetzrieder m’a engagé dans cette opinion, et vous m’y confirmerez, j’en suis sûr ! »

Ce Bemetzrieder était un jeune Allemand qui avait été adressé à Diderot par un de ses amis. Le philosophe raconte, dans son célèbre dialogue du Neveu de Rameau, qu’il interrogea d’abord le nouveau venu sur les connaissances dont il comptait tirer parti pour gagner son pain sur le pavé de Paris. L’étranger s’étant proclamé bon mathématicien, juriste de savoir, historien de vaste érudition, son interlocuteur parisien lui assura que, de toutes ces capacités, il ne tirerait pas un denier vaillant. Alors Bemetzrieder ayant ajouté : « Je suis assez bon musicien. — Eh ! que ne le disiez-vous tout d’abord ! J’ai une fille : venez chaque jour de sept heures et demie du soir jusqu’à neuf. Vous lui donnerez des leçons et je vous donnerai vingt-cinq louis par an. Vous déjeunerez, dînerez, goûterez, souperez avec nous. Le reste de votre journée vous appartiendra. » S’il eut été sage, il eut fait fortune, conclut l’auteur du Neveu, qui se montra donc en cette circonstance, suivant son usage, d’une générosité fort mal proportionnée à ses médiocres moyens.

Il fit bien davantage encore pour ce Bemetzrieder, — ou Bemetz, comme disait pour « simplifier » Mlle Diderot. — Il mit sous forme de dialogues aussi vifs que substantiels Les leçons de clavecin et principes d’harmonie que ce musicien publia pourtant sous son seul nom en 1771. Aussi, malgré la générosité de Diderot qui assure dans la préface du traité n’avoir été que le correcteur du français tudesque de son protégé, son éditeur et commentateur récent, Assézat, reste si persuadé du contraire, qu’il a inséré in extenso dans des Œuvres du philosophe cet écrit qui en remplit presque tout le tome XIIe. Au surplus, Bemetzrieder ayant donné au public en 1776 un autre ouvrage qui était vraiment de sa façon, il y mit non seulement son français tudesque, mais encore une lourdeur d’exposition et de méthode qui montre à quel point Diderot lui avait été précédemment secourable. — Ceci dit pour répondre d’avance à certains jugemens assez arbitraires que nous allons rencontrer sous la plume de Mannlich quand il s’agira de ses propres relations avec le même zélateur de son talent.

Diderot avait la modestie de penser qu’il avait beaucoup appris de Bemetzrieder en matière de musique : il espérait sans doute que Mannlich lui ouvrirait d’aussi fructueuses perspectives dans le champ des arts de la forme. Il ne manquait jamais, nous raconte le peintre, de l’accueillir avec les plus vives démonstrations d’amitié. Quand il s’occupait d’un travail pressé, il mettait un livre entre les mains de son visiteur, le priant de patienter auprès de lui quelques instans. Mannlich le regardait alors écrire et remarquait ses fréquens hochemens de tête : on aurait dit qu’il voulût appuyer du geste ce qu’il venait de jeter sur ses cahiers. Lorsque sa plume se posait plus lourdement sur la feuille, avec un grincement caractéristique, c’est qu’il confiait alors au papier une assertion particulièrement nouvelle et audacieuse. — La besogne terminée, il se prenait à interroger le jeune homme sur son art, parfois aussi sur ses vues morales ou religieuses, présentait ensuite des objections et discutait longuement avec son interlocuteur pour le contraindre, par une sorte de maïeutique, à mettre en plein relief les différens aspects de sa pensée.

Il le conduisait souvent dans l’atelier de quelques artistes célèbres dont il était l’ami particulier, afin de recueillir ses appréciations sur leurs travaux du moment. C’est ainsi qu’il l’introduisit chez Pigalle, pour connaître son sentiment sur le célèbre tombeau du maréchal de Saxe, alors en voie d’achèvement. Mannlich n’en fut pas satisfait et déclara lui préférer, pour la conception comme pour l’exécution, le monument sculpté en mémoire du Dauphin par Coustou. Après un copieux échange de vues sur ce sujet, Diderot résuma son opinion en ces termes : « J’ai médité vos objections et je les trouve justes au total. Gardez-vous cependant de les manifester devant nos amateurs d’art : on vous lapiderait pour votre audace. Mais persistez en revanche à prendre sur toutes choses le conseil de vos propres yeux et celui de votre raison. Vous vous tromperez rarement de la sorte, car je connais bien des jeunes gens qui ont l’esprit plus brillant que vous, mais aucun qui ait le jugement plus solide et plus mûr. » Il n’est donc pas impossible que Mannlich, après Bemetzrieder, ait fourni quelque alimenta la féconde méditation de Diderot.


VI

En 1773, notre peintre venait d’achever deux toiles qui figurent présentement au ministère des Cultes à Munich : c’était une Dorinde admirée de Silvio, et une Entrevue de Satyre avec Corisca, sujets bucoliques tirés l’un et l’autre du Pastor Fidovde Guarani. Déjà Vernet, Vien, Greuze et Fragonard, tous familiers de l’hôtel de Deux-Ponts, en avaient donné leur avis motivé à l’auteur. Diderot et sa fille vinrent sur ces entrefaites pour dîner rue Neuve-Saint-Augustin, car la comtesse de Forbach appréciait de plus en plus Mlle Diderot pour son brillant esprit et le tour enjoué de sa conversation. On imagine assez les services qu’une jeune personne de ce mérite pouvait rendre à une maîtresse de maison, amie des artistes et des lettrés. Mannlich profita de l’occasion pour prier son illustre ami de lui donner à son tour une appréciation sur ses récens ouvrages. Le philosophe se rencontra dans l’atelier de l’artiste avec Saint-Quentin, un camarade romain de ce dernier. Saint-Quentin n’épargna pas ses critiques aux deux toiles, tandis que Diderot se renfermait dans un mutisme affecté qui inquiéta le peintre plus encore que les objections de son confrère. — Mais dès que celui-ci eut pris congé, l’écrivain alla pousser le verrou de la porte, afin d’éviter, disait-il, la visite de quelque nouveau fâcheux : après quoi, il se jeta dans les bras de son jeune ami avec toute l’expansion de son caractère : « Je suis ravi de votre œuvre, clamait-il avec l’accent de conviction communicative qu’il trouvait pour exprimer ses opinions sincères. J’enrageais d’entendre les absurdes chicanes de votre condisciple et n’ai voulu à aucun prix déflorer l’élan de mon admiration en vous l’exprimant devant lui. Votre Corisca est de la tête aux pieds la friponne que nous a dépeinte Guarani et votre Satyre associe harmonieusement en sa personne la double nature humaine et bestiale que lui prête la mythologie. Oui, c’est ainsi qu’il faut peindre la fable et traduire les intentions d’un poète. Votre coloris est vrai, puissant, plein de fraîcheur : la composition simple, franche, exemple d’inutiles surcharges : l’exécution soignée sans glisser dans la minutie. »

Après cette véritable explosion de sympathie, il formula néanmoins quelques critiques de détail, puis, ayant encore longuement contemplé les deux tableaux, il se tourna vers son interlocuteur avec sa vivacité ordinaire en lui demandant s’il était riche, ou, dans le cas contraire, s’il souhaitait de le devenir : « Oui, certes, répondit Mannlich, si cela est possible par des moyens honnêtes, les seuls au surplus que M. Diderot puisse avoir en vue. — Alors vous êtes un homme dès à présent tiré d’affaire, » riposta celui-ci. Et il poursuivit sur un ton plus tranquille : « Je suis chargé par l’impératrice de Russie d’employer nos meilleurs artistes à l’ornement de ses palais. Elle m’a donné à ce propos carte blanche. Je choisis selon mon goût, je fixe les prix et détermine les sujets à représenter. Vous voyez donc, mon jeune ami, quel avantage ce pourrait être pour vous qu’une commande de ma façon qui vous apporterait gloire et richesse ! » — Mannlich évoquant le souvenir de cette scène après quarante ans écoulés, reconnaît dans ses Mémoires qu’il fut à la fois flatté et touché tout d’abord par une proposition qui trahissait tant de spontanéité cordiale. Il objecta toutefois qu’à peine revenu de ses voyages d’étude, la reconnaissance l’obligeait à réserver ses premiers travaux pour son paternel protecteur, le duc Christian. Plus tard ce dernier, inspiré par sa bonté coutumière, lui permettrait certainement d’accepter l’offre si flatteuse qui venait de lui être faite.

Nous laisserons la parole à notre homme pour conter la suite de cette conversation à laquelle il attribue, nous le verrons, la plus vaste portée philosophique et morale : « Le visage du philosophe s’assombrit, écrit-il, à mesure que le mien s’éclairait sous l’influence des sentimens sincères qui s’éveillaient à ce moment dans mon cœur. Il garda quelques instans le silence, puis il reprit la parole en ces termes : « La reconnaissance est de nos jours une vertu aussi rare qu’elle est respectable. Certes, je ne puis qu’approuver celle que vous ressentez à l’égard du duc et je vous en estime encore davantage, s’il est possible. Mais comme nos sentimens nous égarent le plus souvent quand ils ne sont pas contrôlés par la raison, on doit toujours les examiner de près avant de s’abandonner à leur élan. Examinez donc un instant avec moi, je vous prie, ce que sont les princes et ce que vous êtes vous-même. Ils empruntent leur richesse à une portion de leurs sujets, n’est-il pas vrai, et qu’en font-ils alors ? » Il posa cette question en élevant soudain la voix pour bien marquer son importance : « Ils la transportent à une autre portion du même groupe, » continua-t-il en se penchant vers moi cl en faisant un geste du bras comme s’il versait l’or à flots dans ma direction. Après quoi, il se leva et conclut sur un ton plus dégagé : « Vous voyez, mon ami que votre bonne étoile vient de vous placer du côté vers lequel on verse. Laissez donc les princes y verser largement pendant qu’ils en ont la fantaisie. Adieu, pensez à tout cela et revenez me voir bientôt. »

Mannlich se plaît à commenter cette scène en fervent de Jean-Jacques et en adepte attendri du « sentiment » qu’il resta durant toute sa longue carrière. Il assure que le « sophisme » de Diderot ne le fit pas hésiter un instant sur le parti qu’il convenait de prendre. La « raison, » comprise dans le sens où le philosophe employait ce mot, lui semblait synonyme d’égoïsme et n’avait, dit-il, jamais eu la moindre part à sa conduite passée. S’il gardait la pleine conscience de ses fragilités et de ses trop humaines faiblesses, du moins n’hésitait-il pas à s’accorder ce témoignage qu’il avait toujours cédé aux impulsions de son cœur. L’insistance que Diderot semblait vouloir mettre à combattre ses scrupules les plus honorables l’indigna et le peina d’autant plus, à l’en croire, qu’en dépit du souvenir fâcheux de sa première visite au philosophe, il en était venu à l’aimer sincèrement pour sa constante et exceptionnelle bienveillance à son égard.

Il s’indigna bien davantage encore lorsque Grimm, étant venu le voir à son tour, lui adressa le discours suivant : « Diderot m’a parlé du plaisir que lui avaient fait vos travaux, de l’amitié qu’il vous porte et de la proposition qu’il vous a faite. J’espère que vous ne commettrez pas la faute de la refuser, car on rencontre bien rarement semblable occasion de se mettre en évidence et de faire rapidement son chemin. Vous ne pouvez imaginer à quel point ces commandes impériales sont recherchées et de quelles sollicitations notre grand ami se voit harcelé par les premiers artistes de l’époque qui voudraient profiter de l’aubaine. » — Là-dessus Mannlich exposa ses scrupules à peu près sous la même forme que la veille : « Tout cela est bel et bon, riposta froidement son compatriote francisé, mais il ne faut jamais être la dupe des grands. Ils répandent leurs bienfaits au hasard et sont trop heureux quand une partie de ces largesses aveugles profite à quelqu’un qui les mérite. Encore une fois, je vous conseille de saisir aux cheveux l’occasion favorable qui vous est offerte en ce moment. Ne la laissez pas échapper, croyez-moi, et rappelez-vous ce proverbe excellent qui la dit chauve par derrière. »

Là-dessus Mannlich de donner encore plus libre cours à son indignation vertueuse : Ce sont donc là, se disait-il, — et l’on sent qu’il paraphrase en cet endroit la célèbre exclamation de son cher Jean-Jacques : « Enfin, je les ai vus ! » — ce sont donc là ces sages superbes qui prétendent éclairer, réformer l’humanité par leurs écrits éloquens, conduire la vérité au triomphe, terrasser l’hypocrisie et le fanatisme, faire régner la vertu, la tolérance et l’humanité dans le monde ! Et voici qu’ils ne comptent pour rien ces aspirations si naturelles d’un cœur sensible, la reconnaissance et le désintéressement ! Pensent-ils donc rendre le genre humain meilleur et plus heureux en prêchant à leur entourage l’incroyance, l’égoïsme et l’ingratitude ? » — « Ces considérations, conclut-il en trahissant ici l’inspirateur de sa diatribe, me tirent enfin comprendre la haine que ces personnages avaient vouée à l’excellent Jean-Jacques. Il me parut tout naturel que des charlatans dissimulés sous le masque de la philosophie et de la vertu, dont ils empruntaient le langage avec impudence, aient abhorré cet homme simple, vertueux, d’un vrai mérite, d’un talent plus éminent que le leur, et d’ailleurs dédaigneux de toute ostentation philosophique. Je compris qu’ils cherchassent de toute manière à le perdre en rampant pour cela, s’il le fallait, dans la poussière devant les puissans, leurs ministres et leurs maîtresses ! »

Cette nouvelle querelle est un peu mieux justifiée sans doute que l’hypothèse d’une mascarade où Mme Diderot aurait joué un rôle peu conforme à son caractère sur les injonctions de son époux. Mais encore convient-il d’examiner les choses avec plus de sang-froid. Le sentiment de Mannlich est d’une indiscutable délicatesse en cette circonstance et peut-être en effet l’âpre lutte pour la vie avait-elle trop endurci son interlocuteur à la voix de semblables scrupules. — Mais, après tout, la proposition de Diderot aussi bien que son insistance avaient leur source dans un sentiment amical et désintéressé lui aussi ; elles ne méritaient donc aucunement cet orage de sensibilité dénigrante, soupçonneuse et comminatoire à la façon de Jean-Jacques. S’y dérober avec fermeté, c’était bien. S’envelopper à ce propos dans sa supériorité morale pour accabler le prétendu tentateur des plus injurieux commentaires, c’est assurément fort injuste. Le mandataire de la grande Catherine voulait faire pour le peintre ce qu’il avait essayé deux ans auparavant pour le musicien allemand, c’est-à-dire leur procurer à tous deux la consécration du succès parisien : et sans doute pensa-t-il, en se voyant rebuté par le second, ce qu’il écrit au sujet du premier dans le Neveu de Rameau : « S’il eût été sage, il eût fait sa fortune. » — Il sentait qu’il ne disposait peut-être pas pour de longues années de la bourse impériale et que d’autre part le duc Christian eût sans doute accordé de grand cœur et sans nulle arrière-pensée ; une autorisation avantageuse à son protégé s’il en avait été sollicité avec tact. Pendant son séjour à Rome, Mannlich avait bien trouvé le temps de peindre un tableau de piété pour la petite église d’Eze dans le comté de Nice, sans y mettre tant de façons. — Le peintre était donc dans les limites de son droit et même, si l’on veut, dans celles de son devoir strict en déclinant les offres du philosophe : il sort assurément de son rôle en se taillant par surcroît une niche de saint dans l’église de Jean-Jacques aux frais et dépens de son illustre ami. — Et ce fut au total sous une bizarre constellation de méprises et de malentendus réciproques que (levaient se dérouler jusqu’au bout les relations entre le chaleureux polémiste français et l’honnête artiste allemand.


VII

Ces relations restèrent pourtant très cordiales jusqu’à leur terme et Mannlich va nous fournir un dernier l’enseignement inédit qui pourra trouver sa place dans une fut un ; biographie de Diderot. — Indiquons d’abord ici que la comtesse de Forbach, dont la situation sociale tout entière reposait sur les liens qui lui attachaient le duc Christian, s’inquiétait à bon droit pour la santé de ce prince de la passion qu’il montrait pour la chasse à courre, passion à laquelle on put en effet attribuer sa fin prématurée quelques années plus tard. Elle cherchait donc à lui procurer pendant la belle saison dans sa résidence les plaisirs beaucoup plus paisibles du théâtre, et elle conçut à cet effet une idée bien digne de germer dans l’atmosphère à la fois patriarcale et despotique qui pesait sur ces petites cours allemandes du temps passé. En vue de recruter à bon compte des actrices ou chanteuses de talent pour son théâtre de société, elle imagina de marier tous les jeunes gens qui vivaient des bienfaits du duc, à savoir son propre frère Fontenet, un certain Fleury, précepteur de ses fils, Mannlich lui-même et autres personnages de même situation sociale à de jeunes Parisiennes dépourvues de fortune, mais honnêtes, aimables et montrant quelque disposition pour les arts. On aurait de la sorte à Deux-Ponts sans aucuns frais une troupe excellente et très propre à retenir plus souvent au foyer le prince trop ami de chevauchées dangereuses.

A Mannlich, la comtesse destina tout d’abord une certaine Mlle Duchesne dont il eut grand’peine à repousser les avances. Il se retrancha sur un amour encore vivant dans son cœur pour une charmante jeune fille française qu’il avait connue à Parme, lors de son retour de Rome et qu’une grave maladif ; empêchait seule de devenir sans délai la compagne de sa vie. Mlle Duchesne fut donc mariée à Fleury, le précepteur, et Mannlich put respirer quelques mois. Mais Mme de Forbach lui découvrit bientôt un autre parti : il ne s’agissait de rien moins cette fois que de Mlle Diderot en personne, la future Mme de Vandeuil, dont nous avons dit qu’elle avait conquis les bonnes grâces de la comtesse alsacienne. Notre peintre parvint une fois de plus à gagner du temps et n’eut pas sujet de s’en repentir, car voici ce qui arriva de cette affaire lors de son dernier séjour à Paris, au printemps de 1774.

Il s’étonnait grandement, dit-il, du silence de la comtesse qui ne revenait pas cette fois à la charge en faveur de sa protégée-, et il avait même retardé autant que possible sa visite d’arrivée à Diderot afin de ne pas réveiller, comme l’on dit, le chat qui dort. Mais il devait, malgré tout, déférence et reconnaissance au philosophe, ainsi qu’il veut bien l’avouer en parlant pour la dernière fois de lui dans ses Mémoires, et il finit par se décider à l’aller voir. Il le trouva plongé dans la plus noire douleur ; sa chère fille, devant le génie de laquelle il demeurait en quelque sorte effrayé et qu’il vantait d’ailleurs à tout venant comme un modèle d’affection filiale, de douceur et de vertu, sa fille venait d’abandonner la maison paternelle pour suivre un employé de la Ferme royale qu’elle aimait depuis longtemps déjà sans que ses parens eussent conçu le moindre soupçon de cet amour. Elle manifestait l’intention d’épouser à bref délai son ravisseur avec ou sans leur aveu.

Diderot raconta sur-le-champ cette triste aventure à Mannlich et lui fit ce récit à sa manière, c’est-à-dire avec une passion, une émotion communicatives. Il maudissait surtout l’hypocrisie et le manque de foi de la fugitive, car il eût excusé tout le reste, à l’en croire ; mais une si longue dissimulation trahissait chez son enfant un défaut de cœur qu’il ne pouvait se résoudre à lui pardonner. Cependant, poursuit Mannlich, la jeune émancipée oubliait l’univers dans les bras de son ami et laissait pester son philosophe de père qu’elle connaissait trop bien pour redouter de lui une très longue rancune. Elle l’accablait néanmoins de lettres pathétiques et d’appels éloquens à sa clémence, qui restèrent quelque temps sans effet. Mais elle eut une inspiration décisive, le jour où elle lui réclama son portrait, afin, disait-elle, de pouvoir du moins pleurer sa faute devant l’image d’un père irrité, mais adoré, qui se refusait à l’entendre. De ce moment tout fut oublié, assure Mannlich qui envisage aussitôt en peintre ce gracieux épisode et ne peut s’empêcher d’y voir un sujet d’une toile émouvante à la mode de Greuze : une jolie pécheresse fr genoux, tout en pleurs devant l’effigie d’un père vénérable dont elle n’a pu désarmer le courroux.

On ne voit rien d’une pareille aventure dans la correspondance ou dans les biographies de Diderot, pas même dans celle de Rosenkrantz, le plus copieux de ses historiens jusqu’ici. Il nous parait pourtant difficile de récuser sur ce point le témoignage de Mannlich. La précision de ses souvenirs (qui lui permettent de noter jusqu’à l’accent de Diderot dans la conversation où il conta sa mésaventure), ce trait si caractéristique du portrait, surtout le lien moral que créèrent pendant des mois entre Mlle Diderot et lui les projets conjugaux de Mme de Forbach à leur égard, cet ensemble de circonstances topiques ne permet guère de supposer que sa mémoire ait pu lui faire illusion sur ce sujet dans sa vieillesse. Tout devait concourir au contraire à fixer dans son esprit les circonstances qui sauvegardèrent, à point nommé, son indépendance. Cet employé de la Ferme était-il d’ailleurs M. de Vandeul, qu’on donne ordinairement pour un gentilhomme des environs de Langres sans plus ample désignation, ou fut-il un précurseur éphémère de ce légitime époux ? C’est en tout cas une émotion jusqu’à présent inconnue dans la vie du penseur illustre qui nous est révélée par la plume de son familier allemand.

Indiquons en terminant que les relations de Mannlich avec Glück forment encore un intéressant chapitre de ses Souvenirs. Le grand musicien autrichien fut en effet hébergé et défrayé à l’hôtel de Deux-Ponts pendant ses séjours parisiens, et durant les orageuses répétitions de son Iphigénie ou de son Orphée. Mannlich vécut alors avec lui dans l’intimité la plus étroite, faillit devenir également son gendre et lui rendit d’importans services, en atténuant, par sa bonne grâce vis-à-vis des artistes de l’Opéra, les boutades de cet homme de génie qui était aussi un assez grossier personnage. Nous ne citerons qu’un gentil épisode de ces nouvelles relations illustres. Glück avait été mal satisfait du librettiste français de son Iphigénie en Aulide, le bailli du Rollet. Voici comment il en choisit un autre pour son admirable Orphée, si nous en croyons le récit de Mannlich. Tandis qu’on préparait à l’hôtel de Deux-Ponts l’installation du musicien, des tapissiers travaillaient avec activité dans l’appartement qui lui était destiné. Glück et Mannlich entrant ensemble dans une des pièces de cet appartement y virent une jeune et jolie fille, qui, montée sur une échelle, collait une bordure de papier sous la corniche. Comme elle se trouvait assez haut perchée et qu’elle avait un peu relevé sa robe pour monter plus commodément, notre peintre ne put s’empêcher de lui faire un compliment sur sa jambe. Elle répondit sans embarras ni pruderie à ce madrigal, tout en s’empressant de plier le genou pour que sa robe devint moins indiscrète. Puis, la conversation ainsi engagée sur le mode plaisant, elle se tourna vers Glück et s’enhardit jusqu’à lui dire : « J’ai une prière à vous adresser. Chez nous, au quatrième étage, habite un petit poète qui souhaiterait bien ardemment obtenir l’honneur de travailler pour vous et qui s’en acquitterait fort habilement, j’en suis sûre. — C’est bien, répondit Glück. Envoyez-le-moi dès demain. Je l’interrogerai et, s’il me plait, je lui donnerai de l’ouvrage. » C’est ainsi que naquit le célèbre couplet : J’ai perdu mon Eurydice, et que le librettiste d’Orphée, Moline, connut la notoriété par sa collaboration à l’opéra toujours jeune. « Vous pouvez dire ce que vous voudrez, répondait Glück quand on s’étonnait autour de lui de son choix, mais je n’ai nul besoin de vos beaux phraseurs à prétentions littéraires et m’accommode beaucoup mieux du petit poète de la tapissière qui fait tout ce que je lui dis sans broncher. » Le geste n’est-il pas charmant de cette Parisienne accorte, à la langue preste et à l’esprit avisé ?

Mannlich ne revit jamais Paris après la mort du duc Christian IV qui survint l’année suivante. Il fut correspondant de l’Institut de France et termina ses jours en 1822 après avoir été longtemps le directeur général des musées et collections de la couronne bavaroise, collections qu’il lui fallut défendre de son mieux après les victoires napoléoniennes contre les convoitises artistiques de son toujours sémillant contemporain, Vivant-Denon. Il dut les honneurs de sa vieillesse à cette circonstance qu’il avait pour ainsi dire bercé sur ses genoux l’enfance du premier roi de Bavière, et nous prendrons congé de lui sur l’anecdote, de style bien Louis XV elle aussi, qu’il aimait raconter à ce propos. Lorsqu’il commençait ses études d’art à Mannheim en 1762, il se trouvait chargé tous les jours pendant quelques heures de la surveillance du petit prince Max, alors âgé de six ans. En effet, le sous-gouverneur de l’enfant, désireux de se relâcher pour quelques momens d’une absorbante surveillance, le confiait au jeune artiste qui l’amusait alors en le taisant dessiner sur une petite table à côté de son chevalet.

Ces séances avaient lieu régulièrement de une heure à trois. Or certain jour que Mannlich se hâtait vers son atelier après son repas de midi, il passa sous la fenêtre d’une des plus jolies ballerines françaises du théâtre électoral de Mannheim, Mlle Caroline Boccard, qui le pria de prendre le café en sa compagnie. Ayant refusé d’abord, il ne put se défendre longtemps contre l’insistance de cette belle personne ; il céda donc, ne lui promettant toutefois qu’un instant. Mais Mlle Caroline connaissait à fond, dit-il, l’art de retenir les gens auprès d’elle, en sorte que cet instant devint une longue demi-heure avant qu’il s’en fût rendu compte. Il se mit ainsi fort en retard et trouva le petit prince en compagnie de son sous-gouverneur, tous deux attendant dans les jardins son retour avec quelque impatience. Or quand ils pénétrèrent ensemble dans l’atelier qui était le théâtre de leurs occupations quotidiennes, ils s’aperçurent avec effroi qu’un lourd contrevent, soudain arraché de ses gonds par un violent courant d’air, venait de tomber précisément sur la petite table où l’enfant précieux s’asseyait chaque jour à pareille heure : la pesante masse de bois avait réduit en miettes tout ce qu’elle avait atteint dans sa chute.

Lorsqu’il retrace cet événement dans ses Souvenirs en 1813, Mannlich ajoute que le roi Max, dinant quelques jours plus tôt chez le comte Rechberg, avait encore fait allusion à cet épisode en disant publiquement à la Reine : « Si ce vieux libertin de Mannlich n’avait pas été prendre une tasse de café chez une danseuse d’opéra, il y a déjà plus d’un demi-siècle que j’aurais fait mes adieux à ce bas monde ! » En ce cas, conclut le peintre, courtisan visiblement chatouillé dans son amour-propre par une si bienveillante allusion, la ligne cadette (et actuellement ducale) de la maison de Wittelsbach, celle de Birkenfeld-Gelnhausen, occuperait aujourd’hui le trône de Bavière ! A quoi tient le destin des royaumes ?


ERNEST SEILLIERE.

  1. Ein deutscher Maler und Hofmann. — Joh. Christian von Mannlich. Berlin, 1910.
  2. Hyperion, I. Muenchen, 1908.
  3. Voyez le journal du graveur J.-G. Wille en particulier (Paris, 1857).
  4. Mais, d’autre part, l’historien de la ville de Bischweiler, Culmann, qui écrivait peu de temps après les événemens en 1826 et, à la suite de cet historien celui de Zweibruecken, Molitor, ainsi que le grand dictionnaire biographique de nos voisins, l’Allgemeine Deutsche Biographie (à l’article Christian IV de Zweibruecken) l’appellent Marie-Anne Fontevieux et soutiennent qu’on l’aurait indûment nommée Camas ou Camache. Nous inclinerions à la croire née Camasse de Fontenay, — Fontevieux étant assez voisin de ce dernier nom, qui, sans doute emprunté de quelque modeste propriété de ses parens, devait flatter davantage dans son âge mûr l’épouse morganatique d’un prince régnant.
  5. Mémoires du baron de Gagern.
  6. Mémoires du baron de Gagern.
  7. Nous en avons donné quelque aperçu dans la Revue hebdomadaire du 20 janvier 1912.
  8. Mannlich raconte qu’il surprit un jour ce jeune Forbach faisant sauter son maître d’italien par-dessus sa canne, comme on le demande aux roquets, avant de lui accorder une tasse de chocolat. Le Scapin s’épongeait le front après ce bel exercice et criait au survenant avec une belle impudeur dans la bassesse : « Mais voyez donc, que de fatigue pour une tasse de chocolat ! » Forbach lui en fit donner deux, ajoute notre témoin et l’ultramontain se trouva le plus heureux des hommes. — Telles étaient alors les façons quasi néroniennes de ce jeune dandy dont Mannlich acceptait sans plus ample examen les appréciations puériles.
  9. Notice préliminaire aux lettres à Mlle Voland. — Œuvres, XVIII, 340.