Un Témoignage alsacien sur l’Alsace-Lorraine

UN TÉMOIGNAGE ALSACIEN
SUR
L’ALSACE-LORRAINE


« Les bonnes volontés, même enthousiastes et sincères, ne sont pas la volonté, la volonté grave, tenace, constante, qui ne perd jamais de vue, parmi les incidens multiples des existences particulières, le but commun à atteindre. Hélas ! il y aurait fallu plus d’union, plus de confiance en soi, un désir plus jalousement préoccupé de son objet. L’union ? elle nous a toujours manqué. Quant à la confiance en soi, la guerre l’avait ébranlée, la vanité qu’on nous reprochait s’était dissipée, repentante et contrite ; à force de vouloir être justes pour les autres, nous devenions injustes pour nous-mêmes, et la confiance nécessaire ne nous revint que par à-coups, aux heures d’alarme, en 1875, en 1887, en 1905-1908 ; avant et après les crises, elle fut trop souvent verbale et d’attitude, non point intime, profonde, qui veille sur la conscience, qui inspire et dirige l’action : un rappel sonore de « l’immanente justice, » à la fin d’un discours de comice agricole ou de distribution de prix, et l’on se croyait quitte envers le passé. Enfin… cette pauvre éloquence même balbutierait, aujourd’hui : d’autres sujets sont plus à la mode, et celui-là devient aisément suspect. Nous avons trop éparpillé notre générosité. Il y a, si je puis dire, des idées qui n’ont pas de chance… »

C’est en 1909 que M. Georges Delahache écrivait ces lignes un peu amères et mélancoliques[1]. Je ne lui reproche, certes, pas de les avoir écrites, puisque, bien souvent, je crois, nous les avons tous pensées depuis quarante-quatre ans. Mais, les aurait-il écrites en 1911, après le « coup » d’Agadir ? ou en 1913, au moment de la discussion de la loi de trois ans ? Les écrirait-il surtout aujourd’hui ? Et nous tous, n’avions-nous pas tort de les penser ? Oui, assurément, depuis 1871, nous n’avons pas uniquement songé à l’Alsace-Lorraine, et il n’est pas douteux que nous ayons eu d’autres soins. Il est sûr aussi que nous avons trop pris au pied de la lettre le mot célèbre : « Y penser toujours, n’en parler jamais, » et qu’à force de n’en point parler, on aurait pu croire que nous n’y pensions plus du tout. Mais au fond, tout au fond, ce n’était là qu’une apparence. Les Français sont ainsi faits qu’ils déguisent leur douleur sous un sourire, leurs regrets sous un air d’indifférence, leur fidélité sous un masque d’oubli. D’autres crient sur les toits des sentimens qu’ils n’éprouvent pas. Nous avons, nous, la pudeur de nos sentimens intimes, et nous aimons mieux qu’on nous accuse de légèreté que de cabotinage. Si l’empire du bluff existe quelque part, c’est en Allemagne, ce n’est pas en France. En fait, l’idée, ne disons pas de la revanche, mais de la libération de nos frères d’Alsace-Lorraine, n’était pas morte chez nous ; elle couvait sous la cendre ; elle n’attendait, — et Bismarck le savait bien, il l’a dit assez clairement un jour au Reichstag[2], — elle n’attendait qu’une occasion pour éclater au grand jour. On l’a bien vu depuis six mois. Quand nos troupes sont entrées pour la première fois en Alsace, une compagnie composée tout entière d’Auvergnats, heureuse de fouler aux pieds ce sol sacré, son capitaine en tête, se mit à danser la bourrée. Que de choses dans ce joyeux geste ! Et voilà comme on oublie en France !

Si M. Georges Delahache avait pu prévoir le prochain avenir, il est infiniment probable que, sur ce point-là, entre autres, il se fût montré un peu moins pessimiste ; mais il n’en eût pas moins écrit les deux livres excellens et très documentés où il a résumé et vulgarisé, à l’usage des jeunes générations survenantes, toute l’histoire de l’Alsace-Lorraine, particulièrement depuis l’annexion. Il complétera, je l’espère, bientôt, cette histoire, qui, dans son premier volume, s’arrête à 1909, et dont le chapitre le plus émouvant ne sera pas sans doute celui qui sera consacré aux derniers jours de la domination allemande et à la vie de l’Alsace-Lorraine pendant la présente guerre. En attendant l’heure de l’entière délivrance, je voudrais, à mon tour, en les accompagnant de brèves réflexions, dégager les principales données des deux ouvrages de M. Delahache. Si l’on a besoin quelque part de bien connaître le récent passé de l’Alsace-Lorraine, c’est bien ici, en France, ne serait-ce que pour éviter, à brève échéance, les méprises, les froissemens et les heurts qui résultent toujours, en matière politique, administrative et sociale, de la méconnaissance des réalités ethniques et des conditions historiques[3].

I

On a parfois prétendu que c’est contre le gré de Bismarck que s’est faite, en 1871, l’annexion de l’Alsace-Lorraine. Le chancelier de fer aurait prévu, dit-on, les difficultés de tout genre que cette annexion allait créer à son pays ; il aurait pressenti l’impossibilité d’une assimilation réelle des provinces conquises ; il se serait rendu compte enfin que c’était mettre de l’irréparable entre la France et l’Allemagne, creuser entre les deux peuples un abîme qui ne serait jamais comblé, et condamner vainqueurs et vaincus, et l’Europe tout entière, à un état de paix armée toujours précaire, et, par cela même, à une dangereuse insécurité. Mais, sur cette délicate question, le parti militaire prussien s’était montré d’une telle intransigeance que Bismarck avait dû céder et, à son corps défendant, exiger l’annexion.

Je ne crois pas à cette légende. Bismarck n’était pas homme à prévoir les malheurs de si loin ! Non pas, on l’entend bien, que je veuille, par dépit patriotique, rabaisser un adversaire qui était assurément de cent coudées au-dessus de ceux qui lui ont succédé. Mais ce grand politique avait ses limites. Son horizon a été plus borné qu’on ne l’a bien voulu dire. Il n’a pas construit pour des siècles. Il n’y a pas vingt ans qu’il est mort, et déjà, par quelque biais qu’on l’envisage, son œuvre s’effrite et même s’effondre : qu’est-ce qui restera demain du congrès de Berlin, du traité de Francfort ? Qu’est-ce qui reste aujourd’hui de la Triple-Alliance ? Et, de son vivant même, Bismarck n’a-t-il pas été le vaincu du Culturkampf ? Ce terrible réaliste vivait et travaillait surtout pour le moment présent ; il maniait fortement, durement, impitoyablement la réalité visible et tangible, mais il ne voyait rien au-delà : s’il parlait des « impondérables, » il n’en tenait pratiquement aucun compte ; les réalités morales n’existaient pas pour lui ; il les niait, il les raillait, il les piétinait sans scrupule. Il croyait que par la force, la ruse ou l’argent on vient à bout de tout. Il n’y a peut-être pas eu dans l’histoire de politique plus matérialiste que la sienne. Son œuvre périra par-là : l’effondrement de l’œuvre bismarckienne, c’est la morale qui se venge.

Il n’est donc guère admissible que Bismarck, tel que nous le connaissons, et à supposer qu’il ait pressenti parfois quelques-unes des difficultés avec lesquelles il allait se trouver aux prises en annexant l’Alsace-Lorraine, ne se soit pas cru assez « fort » pour les surmonter. D’autre part, orgueilleux et brutal comme il était, on ne le voit pas non plus renoncer de propos délibéré au prix matériel, au prix attendu de sa victoire, car, — et M. Delahache l’a très bien montré, — depuis plus d’un siècle, depuis 1709, mais plus particulièrement depuis 1813, « la volonté de l’Allemagne » a été tout entière très âprement tendue à la poursuite de cet objet : la « reprise » de l’Alsace et de la Lorraine. Poètes, publicistes, professeurs, hommes politiques, historiens, tous réclament le retour à la nationalité germanique des « vrais enfans de la patrie allemande. » En 1870, la « nécessité » de ce retour était pour toute l’Allemagne un véritable dogme ; et ce dogme, nous pouvons en être convaincus, n’avait pas de croyant plus convaincu que Bismarck[4].

Pour justifier cette annexion, avant et depuis, que d’argumens juridiques, historiques, linguistiques, ethniques n’a-t-on pas entassés ! Si spécieux qu’ils fussent, ils ont tous été mille fois réfutés. Et quand ils ne l’auraient pas été, quand il serait clair comme le jour que, par leurs origines, l’Alsace et même la Lorraine se rattachent à la « race, » je ne dis pas à la nationalité germanique, que valent toutes ces théories contre ce simple fait : la volonté absolue des Alsaciens-Lorrains de ne pas devenir Allemands ? En 1861, le botaniste Kirschleger, professeur à la Faculté de Médecine de Strasbourg, se trouvant à Spire, dans un congrès de naturalistes, on lui parla en termes tels du retour de l’Alsace à la Confédération qu’il ne put s’empêcher de répondre avec vivacité : « Vous devriez au moins nous demander si nous avons quelque envie de revenir à vous… Nous voulons rester Français. » Le seul argument sérieux, et d’ailleurs irrésistible, que l’Allemagne ait pu invoquer pour l’ « annexion » de l’Alsace-Lorraine, c’est le droit du plus fort[5]. Argument non moins dangereux qu’irrésistible, et qui, quelque jour prochain, pourra se retourner contre l’Allemagne elle-même. Que pourrait-elle bien répondre si la France victorieuse, pour prix d’une guerre sanglante qui lui a été frauduleusement imposée, venait à lui ravir et à annexer à son tour l’une de ses plus chères provinces ?

Protestations, prières, négociations diplomatiques, rien n’y fît : la volonté du vainqueur fut inexorable : la « carte au liséré vert » qui, préparée et publiée dès le mois de septembre 1870, fixait la nouvelle frontière, fut imposée par Bismarck ; et tout ce que Thiers put obtenir, moyennant d’importantes « compensations, » ce fut le territoire de Belfort, qu’il arracha, disait-il, « avec son désespoir. » Le tracé de la frontière définitive, qui dura plus de trois mois, des premiers jours de juillet au 12 octobre 1871, n’alla pas, du côté allemand, sans d’âpres contestations, de mesquines et raides exigences, auxquelles le commissaire français, le lieutenant-colonel Laussedat, résista d’ailleurs de son mieux : la générosité n’a jamais été une vertu allemande. Et pendant quarante-trois ans, l’Alsace-Lorraine, « rançon de la France, » allait vivre, sous un maître infatué et brutal, une vie qu’elle n’avait pas choisie, et dont elle n’a jamais pu s’accommoder.

Ce qu’a été cette vie, M. Delahache nous l’a conté sans déclamation, dans une langue sobre, mesurée, un peu contournée peut-être quelquefois, à force de vouloir être concise et ramassée. Tout d’abord, à ces populations, déjà si meurtries par l’invasion, une question infiniment angoissante se pose, et qu’il faut résoudre sans délai : celle de l’option pour la nationalité française ou la nationalité allemande. Ceux qui optaient pour la France devaient avoir quitté le pays annexé avant le 1er octobre 1872 ; et l’on devine tout ce qu’une pareille obligation impliquait de cas de conscience toujours douloureux, souvent tragiques. Pour un fonctionnaire, pour un petit bourgeois, pour un industriel, pour un négociant, quel était le devoir non seulement envers soi-même et envers les siens, mais encore envers la France ? Car enfin, s’il émigré, au risque de ne pas retrouver même le lointain équivalent de la situation qu’il occupe, ne laisse-t-il pas une place vacante qu’un Allemand s’empressera de venir occuper, et n’est-ce pas, de proche en proche, la lente germanisation d’un sol, hier français, et qui, demain, le redeviendra peut-être ? Malgré toutes ces difficultés, il y eut, au 1er octobre 1872, 160 000 options déclarées, dont 100 000, il est vrai, n’ayant pas été suivies de départ effectif, furent annulées. Les trois quarts des fonctionnaires émigrèrent. Et le mouvement continua. En vingt-quatre ans, plus de 226 000 Alsaciens-Lorrains quittèrent les pays annexés[6]. « Beaucoup ne revirent jamais la fumée du toit natal ; écrit M. Delahache. Beaucoup, un jour, voulant faire une rapide visite aux « vieux, » se heurtèrent à une frontière inexorable. Beaucoup revinrent, appauvris, désabusés… Beaucoup, déracinés, végétèrent, payant, jusqu’à la mort, de leur tristesse et de leur misère personnelles, la rançon de la patrie vaincue. D’autres la paieront d’autre façon : ceux sans lesquels cette protestation du départ n’aurait pas eu de suite, ceux dont le pays annexé aurait un jour besoin pour la continuer, en s’appuyant sur tout ce qu’ils porteraient en eux de sentimens français et de culture française volontairement ou inconsciemment préservés : ceux qui allaient rester, rester et lutter pour maintenir, comme eût dit le Taciturne. »

Proclamée « terre d’Empire, » comme étant « le prix des combats dans lesquels tous les États allemands ont versé leur sang, le gage de l’unité de l’Empire allemand conquis par les forces unies, » l’Alsace-Lorraine fut soumise à un régime très dur où rien ne subsistait du régime antérieur, — sauf certaines dispositions peu libérales, qu’on prit soin d’ailleurs d’aggraver, et dont, avec une joie féroce, on se fit une arme contre les justes plaintes des annexés. Un peu adoucies par la nouvelle constitution de 1879 et grâce à l’administration plus humaine de Manteuffel, le premier statthalter, les mesures de rigueur reprirent de plus belle, en 1887, au moment de l’affaire Schnaebelé et dans les années qui suivirent : quatre ans de suite, une véritable terreur pesa sur l’Alsace-Lorraine qui connut, alors, sous l’odieux régime des passeports, quelques-unes des heures les plus sombres de son histoire. À cette douloureuse période succéda une période, sinon de libéralisme, tout au moins d’accalmie : les uns se lassèrent de sévir à tort et à travers, les autres de protester toujours en pure perte. Sans d’ailleurs permettre qu’on portât atteinte à la fidélité de leurs sympathies et de leurs souvenirs, les Alsaciens revendiquèrent le droit d’avoir leur vie propre et de développer, dans tous les ordres d’activité, leur personnalité ethnique au sein de l’empire d’Allemagne. L’Allemagne feignit de croire que ce n’était là qu’une question de mots, que les Alsaciens, n’étant que des Allemands qui ne s’avouent pas ou qui s’ignorent, finiraient bien, tôt ou tard, par prendre nettement conscience de leur foncier « germanisme, » bref, que ce programme était inoffensif, et ils le laissèrent à peu près exécuter. À peu près seulement : car, bien entendu, il fallait bien, de temps à autre, faire sentir lourdement son autorité, et par de puériles et mesquines interventions, s’enlever tout le bénéfice d’une relative tolérance. M. Delahache cite à ce propos un petit fait qui est très significatif. L’avant-veille du jour où fut inauguré le monument de Wissembourg, le gouvernement exigea la suppression des divers emblèmes sculptés aux quatre angles du socle : le soleil qui représentait Louis XIV, les lys qui rappelaient Louis XV, la hache et le faisceau révolutionnaires, l’aigle napoléonienne. J’ai déjà dit, je crois, que le manque de tact est la faculté maîtresse de l’Allemand, et qu’il ne saura jamais être généreux ou libéral jusqu’au bout.) D’autres faits plus récens et plus graves allaient prouver que l’ère des vexations n’était pas close, et qu’en dépit de passagères satisfactions, le parti des « autonomistes » n’aboutirait pas à des résultats plus heureux et plus durables que celui des « protestataires. »

« Autonomistes, » « protestataires, » ce sont bien là en effet les deux partis qui, dès le lendemain de l’annexion, se partagèrent l’opinion publique en Alsace-Lorraine. Les protestataires, n’ayant pu émigrer, voulaient du moins prolonger sur le sol annexé le geste de ceux qui s’étaient volontairement exilés, et toute leur politique consistait à ne pas reconnaître le fait accompli, et, sans souci des persécutions, des injustices, à « affirmer leur sympathie pour leur patrie française et leur droit de disposer d’eux-mêmes. » Politique toute négative, sans doute, et, partant, un peu stérile, mais si noble, si fière, si touchante dans sa hautaine intransigeance, qu’un Français ne saurait se reconnaître le droit de la discuter. Quant aux autonomistes, — des Alsaciens pour la plupart, — si leur attitude, surtout au début, pouvait passer, comme l’a dit fort spirituellement M. Delahache, pour « le manège d’une veuve encore en deuil, mais déjà consolable, et dont le prétendant était très puissant, » elle a eu, certes, son utilité pratique ; mais comment ne pas avouer que leur effort était condamné à un échec ? On ne fait pas au despotisme sa part. L’orgueilleuse et impérieuse Allemagne ne pouvait pas admettre une Alsace-Lorraine qui fût comme un empire dans un empire. Il n’y a pas d’autonomie possible avec une puissance qui n’abdiquera jamais la moindre parcelle de l’autorité que ses armes lui ont conquise.

Sic volo, sic jubeo, sit pro ratione voluntas.

Il n’y a rien à répondre à cela, — rien qu’à se soumettre et à accepter, en attendant des jours meilleurs. Quelques-uns des autonomistes alsaciens n’ont-ils pas été victimes de la même illusion que nos pacifistes français ? On ne peut pas faire la paix avec un peuple qui ne rêve que la guerre, ou qui n’entend la paix que comme la simple acceptation de tous ses caprices. « Sois mon frère, ou je te tue : » telle a été, depuis quarante-quatre ans, la formule de l’amitié germanique. Pacifistes tant que l’on voudra : mais que Messieurs les Allemands commencent ! Pareillement pour l’autonomie : pour pouvoir parler sérieusement et efficacement d’autonomie alsacienne, c’est l’Allemagne tout d’abord qu’il aurait fallu convertir à l’idée autonomiste. Et l’Allemagne, — elle l’a bien prouvé, — n’était ni assez intelligente, ni assez généreuse pour se laisser convertir.

Allons plus loin. Si séduisante qu’elle fût par bien des côtés, la conception autonomiste n’avait-elle pas le grave tort d’être une de ces conceptions un peu hybrides, et comme provisoires, dont on peut bien s’accommoder quelques années, mais qui, n’allant pas au fond des questions et ne répondant pas à toute la réalité des faits, finissent par ne satisfaire à peu près personne ? En échange de leur autonomie, les Alsaciens-Lorrains promettaient d’être de fidèles et loyaux sujets de l’empire d’Allemagne : rien de mieux en temps de paix, mais qu’adviendrait-il en cas de conflit franco-allemand ? Leur loyalisme irait-il jusqu’à combattre avec entrain contre leur ancienne patrie, ou, tout au moins, à ne pas faire de vœux pour les victoires françaises ? Douloureuse et troublante question qui a dû se poser, depuis trois mois, dans nombre de consciences alsaciennes[7]. Il est vrai que les procédés allemands, depuis deux ou trois ans, ont dû faire tomber bien des scrupules.

Pauvre Alsace-Lorraine ! Voilà quarante-trois ans qu’elle n’est plus française ; et de quelque façon qu’elle s’y prît pour organiser sa vie politique et sociale, elle s’est heurtée à des difficultés véritablement inextricables. Ne pouvant et ne voulant pas se détacher du passé, mécontente du présent, incertaine et inquiète de l’avenir, elle a été en proie à un malaise intérieur dont rien n’a pu la guérir. Ses aspirations les plus légitimes ont été méconnues, raillées, piétinées. Elle a vécu pourtant, et, en dépit des obstacles, elle a maintenu, elle a affirmé sa personnalité morale. Elle n’aura pas, pendant près d’un demi-siècle, souffert en pure perte. Dans la vie des nations comme dans celle des individus, la souffrance n’est jamais perdue. Cette autonomie qu’elle rêve, et qu’elle a si passionnément revendiquée, l’Alsace-Lorraine la réalisera bientôt au sein de la communauté française.

II

Nos patriæ fines et dulcia linquimus arva.

Suivons-les maintenant sur les chemins de l’exil, ces 300 000 Alsaciens-Lorrains qui ont mieux aimé quitter leur foyer que vivre sous le joug allemand. M. Delahache a conté leur douloureux exode ; il les a suivis de Bischwiller à Elbeuf, de Mulhouse à Belfort, et jusqu’en Algérie ; il a étudié sur place les colonies qu’ils ont fondées ; bref, il s’est fait l’historien attentif et pieux de cette Alsace hors de l’Alsace.

La fortune de Bischwiller datait du XVIIe siècle : des réfugiés protestans vinrent s’y établir et y importèrent l’industrie et le commerce des draps. Une prospérité croissante vint récompenser les efforts des laborieux drapiers. Pendant les quinze dernières années du second Empire, notamment, les affaires furent si prospères, les ouvriers affluèrent si nombreux, qu’il fallut construire tout un nouveau quartier et surélever maintes maisons anciennes. L’annexion vint : la population de Bischwiller était très française, de cœur et de clientèle ; de plus, elle était d’humeur démocratique, et même républicaine ; le régime prussien n’était point son fait : elle émigra en masse. « En 1869, écrit M. Delahache, il y avait à Bischwiller 11 500 habitans ; en 1874, il n’y en avait plus que 7 700. Des 96 fabricans d’avant la guerre, il n’en restait plus que 21 ; des 5 000 ouvriers, moins de 2 000 ; des 2 000 métiers, 650. Les expéditions de marchandises fabriquées ne se chiffraient plus que par 400 000 kilogrammes au lieu d’un million, et le total des affaires de la draperie que par 5 à 6 millions de francs au lieu de 18 à 20. »

Les drapiers de Bischwiller émigrèrent à Sedan, à Tourcoing, à Reims, à Vire, surtout à Elbeuf, la vieille ville des bons drapiers normands. Ils y apportèrent des procédés nouveaux et plus modernes et surent d’ailleurs parfaitement s’assimiler, dans ce qu’ils avaient de bon, ceux des fabricans elbeuviens. Les deux traditions se pénétrèrent l’une l’autre, et ce fut pour le plus grand profit industriel et commercial de la « ruche » bourdonnante où l’on avait accueilli les exilés. Aujourd’hui, le chiffre d’affaires des Alsaciens immigrés est le tiers du chiffre total du commerce d’Elbeuf ; mais il n’en a pas toujours été ainsi, et les débuts ont été parfois difficiles : il en a coûté, dans toutes les acceptions du mot, à tous ces bons Français de ne pas vouloir être Allemands. Aussi, comme tous ceux qui ont dû lutter et réagir pour rester fidèles à eux-mêmes, ont-ils gardé une physionomie distincte et qui tranche sur l’ensemble des habitans d’Elbeuf. Luthériens pour la plupart au milieu d’une population en grande majorité catholique, ils ont conservé leur religion, leur pasteur, et même leur dialecte ; ils se marient, encore maintenant, volontiers entre eux ; rien d’étonnant, dès lors, à ce que le type de la race soit demeuré très reconnaissable. Les Alsaciens qui séjournent à Elbeuf ne s’y trouvent pas dépaysés.

Et pendant ce temps-là, Bischwiller se dépeuplait, s’étiolait, s’appauvrissait. Ceux qui n’avaient pu partir essayaient, tant bien que mal, et au prix de bien des sacrifices et de bien des efforts, de s’adapter aux conditions nouvelles de fabrication et de vente. En vain de nouvelles industries s’y établirent pour combler les vides et utiliser les locaux vacans, — fabriques de jute, de cartouches, de cigares, de chaussures, fonderie, — les ouvriers qui, avant la guerre, gagnaient si largement leur vie, connurent les mauvais jours, les maigres salaires, le chômage ; beaucoup émigrèrent aussi. Il y a maintenant à peine 8 000 habitans a Bischwiller, en dépit d’une garnison d’artillerie et des immigrans allemands qui, moins nombreux du reste qu’ailleurs, sont très mal vus de la population indigène. Ce n’est pas une ville morte : c’est une ville que la vie intense a abandonnée, et qui tâche de se survivre à elle-même.

Mulhouse a fait mieux que de se survivre : Mulhouse avait 70 000 habitants en 1870, et en a aujourd’hui 95 000, dont environ 10 000 Allemands ; mais, sans la guerre, Mulhouse n’aurait sans doute pas moins de 125 000 âmes. Ville d’humeur indépendante et fière, pendant plusieurs siècles république alliée aux cantons suisses, réunie à la France, sur sa demande, en 1798, sa prospérité date surtout de cette époque : elle n’avait alors que 6 000 habitans, mais déjà la grande industrie qui devait faire sa fortune était née sur son sol depuis cinquante ans, grâce à l’heureuse initiative de Kœchlin, Schmalzer et Dollfus. « Oui, Sire, répondait en 1814 Nicolas Kœchlin à Napoléon, nous avons amassé de la fortune, mais nous saurons montrer à la France comment il faut s’en servir. » Reconnaissante à la France de l’avoir aidée à faire sa fortune, Mulhouse, pendant et depuis la guerre, a su fort bien se servir de sa fortune pour la France. Sa fidélité à l’ancienne patrie se faisait d’autant plus ardente que, sous le nouveau régime, sa prospérité subissait un temps d’arrêt. D’abord, elle a eu à lutter contre la concurrence étrangère, et surtout allemande, et si l’on songe qu’en 1870, l’Allemagne n’avait pas plus de 300 000 broches de laine peignée, alors que l’Alsace en avait 200 000, tandis qu’aujourd’hui l’Alsace en compte 450 000, alors que l’Allemagne en compte 2 600 000, on voit la différence. D’autre part, l’exode de certaines personnalités industrielles et de certains capitaux devait fatalement se faire sentir dans le développement de la laborieuse cité. Deux industries, celle du fil à coudre et celle de la construction des machines, de certaines machines, tout au moins, ont seules gardé leur supériorité d’autrefois ; les autres ont dû, pour la plupart, se transformer, s’adapter à des conditions de vie nouvelle pour ne pas péricliter, et au total, le nombre des établissemens mulhousiens a diminué des trois quarts.

C’est Belfort qui a recueilli l’héritage de Mulhouse, Belfort qui avait 6 000 habitans en 1870, et qui en a maintenant 34 000, Alsaciens pour les deux tiers. Belfort, vieille ville militaire, et qui n’a point cessé de l’être, s’est agrandi, a débordé hors de ses anciens murs, pour devenir en même temps une ville industrielle. Belfort, pour les Mulhousiens, c’était encore l’Alsace, et c’était la France, à cinquante kilomètres de chez eux. Un lycée s’y fonda, où ils envoyèrent leurs fils, au lieu de les envoyer comme autrefois au lycée de Colmar ou à celui de Strasbourg. Et, en 1878, deux des plus grands établissemens de Mulhouse, l’un de fil à coudre et l’autre de constructions mécaniques, s’y étant installés avec succès, beaucoup d’autres suivirent. Quelques-unes de ces maisons sont des créations nouvelles et autonomes ; mais la plupart d’entre elles sont de simples « filiales » dont le siège social est resté à Mulhouse. Il est telle de ces usines où, sur 6 000 ouvriers, 3 000 sont Alsaciens. Aussi les rapports entre les deux villes, Mulhouse et Belfort, sont-ils fréquens et cordiaux : le 14 juillet, nombreux sont les Mulhousiens qui, hier encore, venaient assister à la « revue de Belfort. » L’an prochain, ce seront peut-être les Belfortains qui iront voir la revue de Mulhouse. M. Delahache cite ce bout de dialogue entre deux grands industriels mulhousiens : « Nous n’avons, disait l’un, rien fait depuis la guerre. » — « Nous avons fait Belfort, » répondit l’autre. Et le mot résume assez bien l’histoire parallèle des deux villes.

Les Alsaciens ne se sont pas contentés d’essaimer dans des villes françaises ; ils ont fondé jusqu’en Algérie des colonies d’un caractère original et d’une robuste vitalité. Le 4 mars 1871, plusieurs députés de l’Assemblée nationale proposèrent d’attribuer « une concession de cent mille hectares des meilleures terres dont l’État dispose en Algérie aux Alsaciens et aux Lorrains habitant les territoires cédés qui voudraient, en gardant la nationalité française, demeurer sur le sol français. » Le projet souleva quelques objections assez spécieuses, mais fut adopté, et plusieurs lois ou décrets en arrêtèrent les dispositions. Diverses circonstances permirent d’en assurer et d’en hâter la réalisation. D’innombrables bonnes volontés, en Alsace, en France, — parmi lesquelles il faut signaler surtout celle du comte d’Haussonville, — en Algérie même, s’employèrent à faciliter aux émigrans les débuts, souvent laborieux, de leur vie nouvelle. « Du mois d’octobre 1871 au mois de mars 1875, 1 020 familles d’Alsace et de Lorraine, — plus de 5 000 personnes, — arrivèrent en Algérie. » Une centaine de villages furent en grande partie peuplés par elles ; plusieurs ont conservé leur nom alsacien, Strasbourg, Rouffach, la Robertsau. Quelques-uns, comme Belle-Fontaine, où s’installèrent en 1871 les premiers immigrans d’Alsace-Lorraine, des cultivateurs de profession pour la plupart, eurent une existence relativement facile. D’autres, comme Bou-Khalfa, dont le recrutement, au début, sous la direction de Jean Dollfus, ne fut pas assez agricole, ont eu moins de chance, et ses habitans ont eu parfois quelque peine à vivre. D’autres, comme Haussonvillers, à 82 kilomètres à l’Est d’Alger, après quelques difficultés à leurs débuts, ont réussi, grâce à l’excellence de leur recrutement, à se maintenir et à se défendre contre la forte poussée arabe. D’autres enfin, comme le Camp-du-Maréchal, qui fut fondé à loisir, en 1879, profitèrent de l’expérience acquise, et purent se développer et prospérer sans avoir à souffrir des tâtonnemens que connurent les précédens immigrés. Rien de plus curieux que de retrouver, en pleine Algérie, les usages et les traditions de l’Alsace : l’aspect des cultures, la disposition des maisons, les belles processions de la Fête-Dieu, surtout enfin les souvenirs, les idiotismes, l’accent de là-bas, et le désir, toujours aussi fervent, que la servitude alsacienne prenne fin, et que « les choses changent… » Dans certains villages de l’Afrique française, avec quelle émotion on a dû voir partir zouaves, turcos et tirailleurs ! avec quelle fébrile impatience, chaque jour, on doit attendre « l’heure du communiqué ! » et avec quelle joie on a dû accueillir la nouvelle de notre entrée à Mulhouse !

Il va sans dire que les colons alsaciens qui vinrent s’installer en Algérie n’ont pas réussi tous au même degré. Les transplantations sont chose toujours fort délicate, et il faut, avec quelque chance, une grande force morale pour supporter sans dommage un déracinement. Un climat nouveau, parfois malsain, des conditions de vie, souvent même des tentations nouvelles, l’ennui, l’isolement, la nostalgie des horizons familiers eurent raison de plus d’une résistance. Découragées, un certain nombre de familles repartirent. Mais la plupart sont restées, — 900 environ sur 1 100, — et d’ailleurs, les vides ont été en partie remplis par des recrues nouvelles : l’Algérie n’a jamais cessé d’être un centre d’attraction pour l’immigration alsacienne-lorraine. Et la France n’a pas eu à se repentir d’avoir ainsi généreusement ouvert sa riche colonie à ceux qui trouvaient décidément « trop dur de rester là-bas. » Car dans l’Algérie contemporaine, l’apport alsacien-lorrain n’est point négligeable. « Il est permis d’affirmer, écrit excellemment à ce propos M. Delahache, que dans le creuset où de tant d’élémens divers s’élabore une sorte de type algérien, l’Alsace et la Lorraine ont jeté quelques qualités précieuses de méthode, de ténacité, de conscience au travail, de susceptibilité patriotique. L’Alsace et la Lorraine perdues, on l’a souvent remarqué dans ces dernières années, ce n’était pas seulement deux provinces en moins, c’était aussi, par instans, la France déséquilibrée : harmonieux composé de Nord et de Midi, d’Est et d’Ouest, auquel, tout à coup, l’Est manquait. Les cinq mille Alsaciens d’Algérie ne sont pas inutiles pour maintenir dans la seconde France l’équilibre français. »

Quand on vient de fermer les livres de M. Delahache, on ne peut se défendre d’un sentiment de mélancolie profonde. S’il est parfaitement exact que l’Alsace-Lorraine était nécessaire à la France, il n’est pas moins certain que la France était nécessaire à l’Alsace-Lorraine. Et c’est pourquoi, depuis quarante-quatre ans, séparée de la mère patrie, l’Alsace-Lorraine n’a pu, quoi qu’elle fît, vivre d’une vie normale et retrouver l’équilibre intérieur, sans lequel, pour les peuples comme pour les individus, il n’y a pas de santé véritable. À vivre pendant deux siècles au sein de la communauté française, l’Alsace-Lorraine, — elle y était d’ailleurs prédisposée par ses origines ethniques, — s’était fait une âme française. Brusquement détachée de la France, elle n’a pu se faire une âme germanique. Et forcée de vivre en Allemagne et de la vie allemande, elle n’a pu s’adapter à sa nouvelle et dure existence ; elle n’a pu, ni voulu changer son âme. De là ce quelque chose de heurté qui, près d’un demi-siècle durant, a caractérisé chacun de ses gestes, chacune de ses attitudes. Autonomistes et protestataires avaient beau jeu de se reprocher mutuellement leurs programmes : ni les uns ni les autres ne pouvaient, par la force même des choses, trouver une formule qui conciliât également les intérêts particuliers des deux provinces annexées et les intérêts généraux de la collectivité française ; et les uns et les autres, ayant à la fois raison et tort, n’auront pleinement raison et ne se réconcilieront que lorsqu’ils seront redevenus Français. À ce moment-là, du reste, la « protestation » des uns n’ayant plus de raison d’être, il y aura lieu d’écouter les vœux légitimes des autonomistes et de leur donner une large satisfaction.

Cette satisfaction, l’Allemagne, si elle l’avait sincèrement voulu, aurait-elle été capable de la leur donner ? Oui, peut-être, — si elle n’avait pas été l’Allemagne, — je veux dire si elle n’avait pas été comme envoûtée par l’odieux caporalisme prussien. Certes, on aurait pu concevoir, en théorie tout au moins, une Allemagne vraiment libérale, respectueuse des droits acquis, des traditions historiques et des âmes nationales, laissant l’Alsace-Lorraine se gouverner et s’administrer elle-même, et n’intervenant que le moins possible dans sa vie intérieure. Cette Allemagne-là, — qui n’a d’ailleurs jamais existé que dans les livres de Mme de Staël, car l’Allemagne réelle a toujours eu le culte de la force et l’incompréhension des âmes étrangères, — cette Allemagne-là aurait-elle pu, le temps aidant, se faire pardonner l’annexion et obtenir peu à peu l’adhésion loyale et sans arrière-pensée des provinces conquises ? Il est possible : l’Angleterre a bien obtenu pareil résultat au Canada, et l’Alsace-Lorraine n’était peut-être pas beaucoup plus réfractaire à une relative assimilation allemande que le Canada à l’assimilation anglaise. Mais, encore une fois, il aurait fallu que l’Allemagne changeât sa nature, et, l’eût-elle voulu, c’est ce que la Prusse, l’orgueilleuse et brutale Prusse, n’aurait point permis. Et, d’accord avec la Prusse, l’Allemagne a enfermé l’Alsace-Lorraine dans une impasse d’où seule la force française pourra la faire sortir.

Mais l’Allemagne est punie, elle le sera bien plus encore demain de son inexorable brutalité. Supposez qu’en 1871, au lieu d’annexer l’Alsace-Lorraine, elle nous eût réclamé quelques milliards de plus avec l’Algérie, par exemple : à l’heure actuelle, elle aurait, dans l’Afrique du Nord, cet empire colonial qu’elle nous enviait si âprement, et, quelques années après la guerre, une alliance franco-allemande n’aurait probablement pas souffert plus de difficultés qu’au lendemain de la guerre de Mandchourie une alliance russo-japonaise. La question d’Alsace-Lorraine n’existant pas, quarante années de l’histoire européenne n’auraient pas été comme empoisonnées par l’attente et la préparation d’une guerre inévitable. L’Allemagne se serait développée à moins de frais, d’une manière plus normale et moins précaire. La France, n’ayant pas à libérer trois millions de ses enfans, ne se sentant pas menacée dans son existence même, n’aurait pas eu à rechercher l’alliance russe et l’amitié anglaise. Le formidable conflit d’aujourd’hui eût été évité…

Ce sont là des rêves ; et la tragique réalité est tout autre. Fière de sa force, enivrée de sa victoire, l’Allemagne a cru que la violence était la reine du monde, et elle s’est préparée, par la violence, à faire la conquête du monde. Elle a piétiné l’Alsace-Lorraine comme elle avait piétiné le Slesvig et la malheureuse Pologne. Avec un aveugle dédain, elle a accumulé contre elle des colères, des rancunes, des haines inexpiables. Elle s’est crue un jour assez forte pour jeter un insolent défi à l’univers presque tout entier. Et l’on a vu ce spectacle, peut-être unique dans l’histoire, d’un peuple redoutable et redouté, parvenu à un très haut degré de puissance matérielle, de prospérité économique et commerciale, jouer une situation exceptionnelle, et tout son avenir sur une seule carte, — et une mauvaise carte. Pour expliquer pareille frénésie de suicide, les anciens eussent invoqué la terrible Némésis. Les modernes, instruits par Bossuet à méditer sur les destinées des empires, pourront se demander si, par un juste retour des choses d’ici-bas, de tous les crimes qu’a commis au cours de son histoire l’immorale nation de proie, celui dont elle va subir l’inéluctable châtiment ne serait pas surtout cette cynique violation des consciences nationales, dont l’annexion de l’Alsace-Lorraine restera le douloureux symbole.

Victor Giraud.
  1. Georges Delahache, Alsace-Lorraine (la Carte au liséré vert), 1 vol. in-16, Hachette, 1909 ; 4e édition, 1911 ; — L’Exode, 1 vol. in-16, Hachette, 1914.
  2. « Y a-t-il eu déjà quelque ministère français qui ait pu oser dire franchement et sans réserve : « Nous renonçons à recouvrer l’Alsace-Lorraine ; nous ne ferons pas la guerre dans ce but ; nous acceptons la situation créée par la paix de Francfort, absolument comme nous avons accepté celle de la paix de Paris en 1815, et nous n’avons point l’intention de faire la guerre pour l’Alsace ? » — Y a-t-il en France un ministère qui ait le courage de parler ainsi ? Et pourquoi n’y en a-t-il pas ? — Les Français autrement ne manquent pas de courage ! — Il n’y en a pas, parce que l’opinion publique en France s’y oppose, parce qu’elle ressemble en quelque sorte à une machine remplie de vapeur jusqu’à explosion, au point qu’une étincelle, un mouvement maladroit, peut faire sauter la soupape et, autrement dit, faire éclater la guerre. » (Les Discours de M. le prince de Bismarck, Berlin, Wilhelmi et Paris, Vieweg, 1889, in-8o, t. XV, p. 31 ; Discours du 11 janvier 1887.)
  3. N’est-ce pas déjà une de ces méprises que la nomination d’un sous-préfet d’Altkirch ?
  4. La vérité est que, de son propre mouvement, Bismarck n’eût probablement pas annexé la Lorraine ; mais il n’a jamais eu une hésitation en ce qui concerne l’Alsace. « Déjà, en 1871, — disait-il en plein Reichstag, — je n’ai pas été partisan d’annexer Metz ; j’étais alors pour la frontière de langue. Mais j’en référai à nos autorités militaires avant de prendre une résolution définitive. M. Thiers me dit : « Nous ne pouvons vous donner que l’une des deux places : Metz ou Belfort… » J’en conférai donc avec nos autorités militaires, et notamment avec mon ami, le comte de Moltke, qui siège ici devant moi. « Pouvons-nous, leur demandai-je, consentir à nous passer d’une de ces places fortes ? » Et il me fut répondu : « De Belfort, oui ; Metz vaut 100 000 hommes ; la question est de savoir si nous voulons ou non être plus faibles de 100 000 hommes que les Français, quand la guerre éclatera de nouveau. » — Là-dessus, je dis : « Prenons Metz ! » (Séance du 11 janvier 1887, Discours de Bismarck, XV, p. 27-28.) Et dans les Mémoires de Bismarck, recueillis par Maurice Busch (tome I, Paris, Charpentier, 1898, p. 322), à la date du 22 février 1871, on lit ceci : « Si seulement, vient-il nous dire (Bismarck), la France voulait nous donner un milliard de plus, nous pourrions peut-être lui laisser Metz et construire une autre place forte quelques kilomètres plus loin, du côté de Falkenberg ou de Sarrebrück. Nous pourrions aussi lui laisser Belfort, qui n’a jamais été allemand… Je ne tiens pas tant que ça à avoir une quantité de Français chez nous. Mais les militaires ne voudront jamais entendre parler de l’abandon de Metz, et peut-être auront-ils raison ! »
  5. Il n’existe, dans les Universités allemandes, aucune chaire de droit International, et ce n’est que depuis fort peu d’années que l’Allemagne possède une revue de droit international.
  6. 35 000 personnes partirent de 1875 à 1880, 60 000 de 1880 à 1885, 37 000 de 1885 à 1890, 34 000 de 1890 à 1895.
  7. Rappelons à ce propos un mot d’une tragique beauté digne de Corneille ou d’Eschyle, que citait récemment un journal du matin. Lors de la première entrée des troupes françaises à Mulhouse, un Alsacien s’approche de nos soldats, vide son escarcelle dans leurs mains, et s’écrie : « Et maintenant, je puis mourir. Allez, mes gars, allez tuer mon fils : il est au 40e poméranien. »