Un Recueil de Rêveries protestantes, de Mme de Gasparin

Un Recueil de Rêveries protestantes, de Mme de Gasparin
Revue des Deux Mondes2e période, tome 36 (p. 986-1001).
UN RECUEIL
DE
RÊVERIES PROTESTANTES

VESPER, par l’auteur des Horizons Prochains ; Paris, 1 vol., 1861.

Voici le plus joli livre qui ait encore paru dans cette saison d’hiver. Il se présente revêtu d’une robe de couleur émeraude, la couleur de l’espérance et de la religion protestante, ainsi que nous l’avons expliqué autrefois, lorsque nous avons parlé des livres précédens de l’auteur. Il possède un titre poétique, gai et attendrissant à la fois, Vesper, et porte pour épigraphe ces deux vers de Dante, qui lui composent une devise admirablement appropriée à son caractère et à son écusson :

Era gia l’ora che volge il disio,
A naviganti, e’ntenerisce il cuore.

« Il était déjà l’heure qui attendrit les cœurs de ceux qui vont sur mer et qui y remue les regrets désireux… » De même que les tercets merveilleux qui ouvrent le huitième chant du Purgatoire, et d’où ces deux vers sont extraits, ce petit livre exprime toute la poésie des heures du soir. Lui aussi, il est fait pour attendrir les cœurs purifiés par le purgatoire de la vie et pour remuer dans les âmes religieuses le regret de la patrie absente. Il raconte dans un double sens, moral et naturel, les sentimens et les rêveries du soir, soir de la journée et soir de la vie. C’est là son caractère et son cachet propre, ce qui distingue la musique charmante et rare qu’il nous fait entendre de la musique que nous avaient fait entendre ses aînés. Essayons de faire comprendre au lecteur la gamme particulière de cette musique.

Ce sont encore des horizons que Mme de Gasparin (puisque nous avons eu une première fois l’indiscrétion de nommer l’auteur, il n’en coûte rien de la renouveler) déroule sous nos yeux, mais non plus ces horizons prochains de la terre vers lesquels elle s’était tant de fois élancée dans la pleine ardeur de la vie et dans le zèle actif de la charité pratique, ni ces horizons célestes qu’elle ouvrait aux âmes chrétiennes, comme un champ nouveau et plus vaste promis à leur besoin d’amour et à leur vaillance morale. Ses nouveaux horizons sont ces horizons si doux et si tristes que déroulent les heures du soir, ces horizons où le ciel et la terre se confondent, où la lumière, près de retourner à sa source divine, enveloppe la terre d’une dernière étreinte, rayonnante et prolongée, et où la terre, comme attendrie par ce baiser d’adieu, laisse échapper avec plus d’abondance ses parfums, ses soupirs et ses larmes. Pour peu que vous ayez l’âme poétique et religieuse, vous les avez certainement senties et comprises, ces heures touchantes du crépuscule, symbole visible des existences qui ont été purement et noblement dépensées.

Ne trouvez-vous pas en effet qu’il y a quelque analogie entre le soir d’un beau jour et le soir d’une âme noble ? Une lumière radieuse sans être éblouissante, à la fois douce et intense, pénètre et colore de ses flots dorés cette atmosphère que traversaient, sans en altérer la limpidité, les flèches du plus ardent midi, et qui maintenant, devenue poreuse en quelque sorte, rend jusqu’au dernier atome des rayons qu’elle a reçus tout le jour et s’imbibe de ceux qui lui viennent encore. La chaleur du jour se fond en une douce tiédeur qui amollit les plantes et fait fumer vers le ciel les parfums qu’elles dégagent : la rosée tombe lentement sur la terre, pareille à des larmes longtemps contenues ; la sonorité de l’air est doublée ; le moindre atome conquiert le privilège de faire entendre sa voix, tout à l’heure perdue dans le tumulte de la journée. Avez-vous entendu les mugissemens des bestiaux qui reviennent de l’abreuvoir ? Ils se prolongent avec une ampleur qu’ils n’avaient pas avant le déclin de la lumière. Ce tableau est aussi celui de l’âme sous les influences de la jeunesse déclinante. Alors elle entre dans un état de recueillement animé, plein de bourdonnemens et de bruits, qui est aussi loin de l’activité de midi que de la paix de la nuit. Il se trouve qu’aucune des expériences de la vie n’a été perdue ; l’âme rend aussi la lumière qu’elle a reçue et se montre comme enveloppée dans un halo de souvenirs. Les images que l’on croyait effacées reparaissent transfigurées, la mémoire laisse échapper ses secrets oubliés, les paysages autrefois parcourus déploient leurs anciennes magnificences, les vieilles figures connues apparaissent telles qu’elles étaient avant leurs rides, les voix des morts parlent. L’esprit retrouve par le regret quelque chose de la vivacité des premières impressions, et devient capable de s’y complaire et de les décrire, ce qu’il n’avait jamais pu faire pendant les années oublieuses et ingrates de la jeunesse. Les incidens les plus futiles acquièrent un charme rétrospectif, les personnages les plus dédaignés gagnent une valeur posthume, tout reprend sa juste place dans ce vaste tableau de la mémoire. Les souvenirs de la réalité la plus prochaine s’y mêlent aux souvenirs du passé le plus lointain, sans se confondre cependant, car les plans de ce tableau sont si bien ménagés que les personnages des diverses époques de la vie peuvent pour ainsi dire passer de l’un à l’autre sans anachronisme. Ils vont comme en visite les uns chez les autres et se rencontrent sans embarras. Tel ami de l’adolescence se présente au coin du bois que nous connaissons depuis hier seulement, et l’on voit telle figure des plus récentes années descendre vers le lointain des souvenirs d’enfance. Et l’âme qui est enveloppée dans ce bourdonnant recueillement reste étonnée d’avoir tant vécu, tant senti, tant aimé, tant souffert ; elle se dit que désormais il n’y a plus de place en elle que pour quelques joies discrètes et rares et pour les suprêmes espérances.

Voilà quelques-uns des sentimens que Mme de Gasparin présente au public sous le titre symbolique de Vesper. Le lecteur établira sans trop de peine les analogies qui rattachent le soir de la journée au soir de la jeunesse ; mais qu’il ne sépare jamais dans son imagination le tableau du crépuscule des histoires que raconte le livre et des rêveries qui s’en échappent, car ce sont des histoires qui doivent être en quelque sorte vêtues d’une ombre légère, des rêveries qui n’ont tout leur prix que rattachées à la sensation que donne la lumière déclinante. S’il veut goûter réellement ce livre, son imagination doit se résigner à faire un doux effort ; qu’elle ait toujours présent un des beaux soleils couchans de Claude Lorrain, tombant non plus sur des temples et des palais, mais sur une campagne verte, feuillue, moussue, comme saurait la peindre Théodore Rousseau par exemple, et dans cette campagne qu’elle regarde se mouvoir un monde très varié de petites figures, figures rustiques pour la plupart, gens de village et de mœurs sévères et simples, quelques-unes très aristocratiques, avec le mélange de négligence et de raffinement de personnes titrées et riches qui prennent leur villégiature, d’autres enfin vêtues de costumes étrangers et ajoutant un charme exotique à ces peintures familières.

Tout cela est bien quintessencié et bien précieux, diront peut-être quelques lecteurs dont j’ai prévu l’objection. J’accepte volontiers le reproche, si j’ai réussi à ce prix à leur faire comprendre les sentimens que je voulais leur expliquer. Je crois qu’il ne faut pas redouter d’être précieux ou emphatique une fois par hasard, et lorsque la préciosité et l’emphase sont nécessaires et inévitables. L’emphase et la préciosité ne sont des défauts que lorsqu’ils sont le ton habituel de l’âme, son mode favori d’expression, sa seconde nature ; mais si, pour entrer dans la connaissance vraie et intime de certains sentimens, je suis obligé de raffiner ma pensée et pour ainsi dire de vaporiser mon langage, je ne dois pas hésiter, puisque la connaissance de la vérité est à ce prix, et que je ne puis espérer de la faire comprendre que par ce moyen. Que ce soit là mon excuse auprès du lecteur, et qu’il fasse retomber sur moi seul et non sur l’auteur de Vesper ce reproche, s’il était tenté de me l’adresser. Notez en effet que les sentimens exprimés par l’auteur, pour être délicats et fins, ne sont rien moins que subtils et quintessenciés. Ils sont pleins de sève, de substance et de flamme au contraire ; seulement ils sont de telle nature que, pour les faire comprendre de ceux qui ne les connaîtraient pas, j’ai été obligé d’en composer un extrait qui en donnât le parfum en quelques lignes, comme une goutte d’essence donne le résumé du parfum d’une plante.

Ne cherchez pas dans ce petit livre d’autre unité que celle que j’ai essayé de vous faire saisir. Ces rêveries et ces anecdotes sont toutes des rêveries et des anecdotes du soir ; elles sont toutes sorties de la même préoccupation d’âme, du même recueillement animé, du même bourdonnement de souvenirs ; voilà le lien subtil qui seul les réunit. C’est un recueil de causeries, brisées et abondantes à la fois, pleines de vivacités de langage, d’accens variés, de mots heureux spontanément inventés, d’éclats de gaieté inattendue et originale, d’affaissemens mélancoliques, de brusqueries éloquentes, et même de temps de silence encore plus éloquens. Et tous ces tons variés, les uns très hauts comme ceux d’une voix qui appelle, les autres profonds comme une plainte, ceux-ci bas et légers comme un chuchotement, ceux-là opiniâtres et aigus comme un cri d’insecte caché dans l’herbe, ces derniers enfin gais comme une fanfare, éclatent à la fois sans discordance. Pas de transition laborieuse qui vous avertisse que vous passez d’un ton à un autre, nul souci des prétendues règles de l’art : une ligne, un point, et les inflexions de la voix sont changées ; mais en revanche, quel respect naïf et vrai pour la sincérité de sa pensée ! Comme la parole de l’écrivain suit et interprète docilement tous les mouvemens de son âme turbulente, toutes les boutades fantasques et toutes les mutineries de son zèle religieux ! Ces notes si diverses éclatent à la fois, dis-je, et cependant sans discordance, dans un désordre qui n’a rien d’offensant pour l’oreille, car la vie lui imprime l’harmonie. Par là son livre offre encore une ressemblance avec cette musique du soir où les mille voix de la nature éclatent à la même heure, les plus petites comme les plus puissantes, les plus subtiles comme les plus robustes, ressemblance cherchée, dirait-on, par Mme de Gasparin comme pour justifier une fois de plus le titre de Vesper, qu’elle a choisi. Elle-même a décrit, dans une préface vive et courte, cette anarchie mélodieuse du soir, et sa description peut exactement s’appliquer à la turbulence harmonique des sentimens exprimés dans son livre. « Là-bas, dans les prés, à mesure que des souffles capricieux courent sur les trèfles en fleur, un petit cri limpide se répète de touffe en touffe, l’appel de la caille. Fluide, j’allais dire transparent, l’oreille trompée le confond presque avec la goutte d’eau qui filtre de ces longues mousses dans le bassin rustique. Sous les herbes, des violonistes de grand courage, sauterelles, scarabées, jouent tant que se promène la lune par le ciel étoile. Ce qu’ils jouent ? D’énergiques fantaisies, de vaillantes fanfares, comme si l’intrépidité allait en sens inverse de la place qu’on tient en ce monde. Au bord d’une flaque d’eau endormie sous le cresson, voici des rêveurs ; chacun soupire sa plainte, un son doux, uniforme, tout pénétré de mélancolie. Les haleines qui passent dans les branches tour à tour émeuvent l’air d’un bruissement large ou l’agitent d’un frémissement subtil, suivant que la feuillée est épaisse ou menue. »

Cette anarchie mélodieuse est familière à Mme de Gasparin ; nous la connaissions déjà par ses précédens écrits : noble anarchie qui a sa cause dans le plus grand des sentimens, et qui témoigne d’une nature dont l’essence est l’amour de tout ce qui appartient au royaume du bien moral. Combien cette turbulence est supérieure à cette discipline scolastique qui agit sur l’être par voie de mutilation, et qui, transportant dans le monde moral et religieux les conventions et les artifices du monde social, impose à l’âme de se contraindre pour aimer, de n’aimer qu’avec bienséance et selon des règles de progression bien connues ! Mme de Gasparin ignore ces artifices et ces ménagemens de la discipline littéraire et philosophique de nos écoles. Cette anarchie mélodieuse que nous signalons n’est pas autre chose qu’une sainte émeute de toutes les activités de la nature et de toutes les facultés de l’esprit, emportées par l’ardeur du zèle religieux, empressées de se devancer pour le service de Dieu, se pressant, se culbutant, se blessant pour arriver les premières. Toutes à la fois, mémoire, imagination, sympathie, rêverie de l’heure présente, élèvent la voix pour crier à l’unisson : Que ce soit moi, Seigneur ! Un même désir divin enflamme tous les agens de cette révolte pieuse et charmante et donne à leurs discordes, dont Dieu est la cause et la fin, le sceau de l’unité.

J’ai dit anarchie mélodieuse ; je devrais dire aussi démocratie divine. L’âme de Mme de Gasparin ne connaît pas de privilèges ni de hiérarchie dans les œuvres de Dieu. Toutes lui sont bonnes, pourvu que toutes l’aident également à servir la cause de Dieu et qu’elle le reconnaisse en elles. Elle ne fait entre les choses aucune différence de rang, de grandeur, de forme, et au moment même où elle vient de pousser un cri d’admiration devant les lignes majestueuses ou sauvages d’un paysage des montagnes, elle se porte avec une gaieté naïve sur un atome lumineux dansant au soleil, ou s’absorbe tout entière dans la contemplation d’une fleur perdue dans les broussailles. L’atome et la fleur ont eu aussi complètement que le paysage le privilège de s’emparer de son âme tout entière, et si vous la consultiez, elle vous répondrait que ce n’est que justice, puisque l’atome et la fleur ont eu sur elle la même puissance que le paysage, celle de remuer en elle les sources vives de la sympathie. Son admiration n’est pas proportionnée à la grandeur des objets. Dès qu’une chose manifeste le rayon moral, elle n’est plus pour elle ni grande, ni petite : elle est divine. Elle est divine, et tout le reste est affaire de hasard et d’illusion d’optique. D’ailleurs l’amour a de merveilleuses ressources de compensation. Cette chose est grande, tant mieux, l’âme est forcée de dilater son respect et son adoration ; elle est petite et fragile, tant mieux encore, elle n’en est que plus précieuse et plus digne de tendresse. N’ai-je pas eu raison de parler de démocratie divine ? Vous connaissez la vieille prière biblique, cette prière à la fois touchante et solennelle qui s’échappa des lèvres des jeunes Hébreux jetés dans la fournaise ardente, et où tous les êtres de la création, les plus humbles comme les plus grands, sont invités à s’associer dans la louange de Dieu : « Le cèdre au sommet des monts te bénit, et le brin d’herbe dans la vallée te bénit, Seigneur ; le lion dans son désert te bénit, et le ver de terre te bénit… » Le livre de Mme de Gasparin vous donnera de cette prière une paraphrase vive, éloquente, avec des applications toutes modernes et pleines d’actualité. Elle aussi a entendu le cèdre sur la montagne et l’hysope au flanc du mur chanter également les louanges de Dieu, et elle a noté également leurs prières. Elle a vu briller la lumière divine sous le ciel embrasé de l’Égypte, et elle en décrit les splendeurs avec enthousiasme ; mais elle l’a vue aussi s’allumer comme une lampe familière dans les demeures de ses humbles villages de Suisse et du Jura, et elle le raconte avec attendrissement. Si dans les bénédictions que toutes les créatures animées envoient vers Dieu elle fait une exception, c’est en faveur de celles des humbles et des petits. Elle va vers les êtres ignorés, honnis, méprisés, et les sollicite au nom du Christ : « Cœur comprimé, donne tes larmes ; fleur bizarre, exhale tes parfums ! »

C’est donc aux petits qu’elle s’adresse pour lui fournir les preuves que l’homme est une créature divine. Les preuves ordinaires que fournit la grande humanité sont pour elle bien moins concluantes. Un grand génie, un grand saint sont bien des preuves de la haute valeur de l’homme, mais des preuves qui ne concluent pas pour l’humanité entière. De tels hommes peuvent être les élus de Dieu, et l’humanité n’être cependant qu’une ménagerie de brutes aux instincts pervers. Voulez-vous savoir si l’humanité est de race divine, adressez-vous plus bas. Ce pauvre vieux domestique nègre prête à rire, n’est-il pas vrai ? avec sa politesse timide et son visage noir ridé comme une vieille botte luisante… Et cependant c’est de ce personnage que l’auteur s’est servi pour montrer la grandeur propre à l’humilité. Que le roi David pousse vers Dieu un cri désespéré lorsqu’il a été précipité des sommets lumineux dans l’abîme plein de ténèbres, cela est trop naturel et nous touchera moins certainement que l’appel muet de quelque pauvre créature qui a toujours vécu au fond de l’abîme et ses pleurs de reconnaissance pour le faible rayon de lumière qui arrive jusqu’à elle. Les deux larmes qui jaillissent des yeux de la malheureuse créature que l’auteur appelle Mme Alfred parlent de la miséricorde divine plus éloquemment que la plus belle prière. Et le petit Juif polonais que Mme de Gasparin nous montre rôdant, solitaire et timide, sous les ombrages de Kreuznach (la petite ville d’eaux n’est-elle pas Kreuznach ?), comme il exprime bien toutes les grandeurs de sa race, son patriotisme spirituel, son invincible espoir, son souvenir obstiné ! Ce ne sont pas les grandes individualités de la race juive qui lui ont révélé le génie hébraïque, c’est un des échantillons les plus méprisés, les plus persécutés, les plus honnis de cette nation errante. La vertu de l’abnégation, de l’oubli de soi, est représentée par la personne vaillante d’une petite bourgeoise sans beauté, sans charme pour les yeux vulgaires et superficiels, baroque même et presque ridicule, et prêtant à rire aux cœurs qui l’aimaient et l’appréciaient. Et quel théâtre l’auteur a-t-il choisi pour la scène où il a voulu montrer la puissance de ces paroles de pardon dont la portée est incalculable, de ces paroles qui lient quand on les refuse, qui délient quand on les prononce ? Un pauvre cabaret de village où gît un homme lâchement, prosaïquement assassiné. Je ne connais pas de preuves plus touchantes de l’origine divine de l’homme et de la vérité du dogme chrétien de l’égalité des âmes que celles qui sont données par ce petit livre. Il en est peut-être de plus logiques et de plus rationnelles ; il n’en est pas de plus exquises et de plus originales.

Ces preuves sont originales, et là même est leur grande force. Elles n’ont pas la banalité larmoyante et facile des preuves ordinaires par lesquelles tant d’honnêtes écrivains religieux, à bout de ressources d’esprit, ont coutume de démontrer Dieu sensible au cœur. Les lieux-communs de la sentimentalité religieuse ne viennent jamais, Dieu merci, déshonorer les pages de l’auteur. Elle a une manière à elle de pleurer comme de sourire, vive, rapide, un peu bizarre, car la bizarrerie ne lui déplaît pas. Elle aime à exprimer d’un trait pénétrant et poétique ces contrastes mobiles où les âmes vraies se révèlent comme dans un éclair : par exemple une larme qui brille sur un visage gai, un sourire qui réchauffe une physionomie mélancolique, deux yeux inondés de la lumière humide qui naît de l’attendrissement du cœur, l’épanouissement sympathiquement drolatique d’une belle âme sur un visage excentrique. Tous ces jeux de la lumière morale sur le visage humain sont du domaine de Mme de Gasparin. Et ses personnages, comme ils sont vrais et en même temps originaux ! Toutes les bizarres petites figures qu’elle nous présente sont vraiment pour nous de nouvelles connaissances. Comme elles ressemblent peu à tous les héros ordinaires dont la littérature courante nous présente les images mille fois répétées ! Ce sont des exceptions, mais des exceptions qu’on n’oublie plus, et qui restent dans la mémoire comme des types (oui, des types, quoique l’auteur les dessine en quelques traits rapides et se contente de quelques paroles pour leur faire exprimer leurs sentimens) de certains états de l’âme, de certaines situations morales, de travers et de plis particuliers du caractère humain. Les silhouettes et les ébauches de portraits de Mme de Gasparin satisfont aux deux grandes conditions de tout art, car ses petits personnages sont à la fois des individus et des types ; ce sont des individus qu’elle seule a vus, et que le lecteur n’avait jamais soupçonnés avant qu’ils lui fussent présentés, et cependant ce sont des types, tout microscopiques qu’ils soient, car le lecteur les comprend à première vue et les rattache sans effort à l’humanité générale. Jamais excentriques, — ces personnages sont tous ou excentriques ou placés dans des Conditions excentriques, — n’ont été plus faciles à ramener au centre commun de l’humanité.

Voulez-vous connaître quelques-uns des personnages de ce Lilliput moral ? Ce ne sont pas des jeunes premiers, je vous en préviens, ni des pères nobles, ni des duègnes majestueuses, ni des soubrettes fines et déliées. Vous ne trouverez dans le répertoire protestant de Mme de Gasparin aucun des types du répertoire romanesque ordinaire. Ils ne brillent pas par la beauté ; ils paraîtraient même laids à un œil vulgaire. Ils ne brillent pas davantage (à une seule exception près) par l’élégance, ni par cette qualité que dans le monde on nomme l’esprit. Si vous les introduisiez subitement dans un salon parisien, ils attireraient des sourires sur toutes les lèvres, tant ils paraîtraient gauches, timides et singulièrement accoutrés ; mais ils valent mieux que leur apparence humble et chétive, et ils méritent mieux que cette admiration superficielle des oisifs qu’ils n’obtiendraient probablement pas, car ils méritent l’attention de l’observateur et du moraliste. Voici Mme Alfred par exemple, une femme jeune, infirme, spirituelle et pauvre, réduite à compter pour vivre sur le bon vouloir capricieux et la charité intermittente de son prochain. Toutes les qualités par lesquelles on peut être heureux, elle les possède ; mais Dieu a changé ces moyens de bonheur en instrumens de souffrance. Elle avait un mari qu’elle aimait ; il est mort. Elle est jolie, gaie, remuante ; la paralysie la cloue sur sa chaise. Elle a le goût de la propreté et de l’élégance ; elle est plus que pauvre, elle est indigente. Elle possède une rare décision de caractère : paralysée comme la voilà, elle est réduite à lutter contre une puissance invisible, et sa fermeté se transforme en orgueil stérile. Cette lutte inégale a fini par engendrer non pas l’abattement de l’âme, non pas même la révolte, mais un certain mépris de Dieu. « Quand, de ses lèvres sardoniques, elle me dit : Qu’ai-je donc fait au bon Dieu ? appuyant d’un accent moqueur sur l’épithète, le frisson me prend. » Volontiers elle prononcerait cette parole impie qui fut prononcée par un autre infortuné auquel on conseillait de songer à Dieu : « Dieu, mais je le connais beaucoup. Nous sommes en compte courant de mauvais procédés. »

Cependant cette âme desséchée a un amour, ce cœur solitaire a une consolation : un beau coq orgueilleux, arrogant et irascible. Un jour le coq mourut, ce fut le coup de grâce pour la malheureuse. « Elle se tenait sur son séant, plus pâle que de coutume ; sa lèvre se relevait dédaigneuse, ses yeux étincelaient. Ce fut presque d’une voix de triomphe qu’elle m’adressa ces paroles qu’entrecoupait un souffle haletant : Mon coq est mort. Dieu me l’a fait mourir. Je n’étais pas assez malheureuse ! Il lui fallait cela, m’ôter mon dernier plaisir. N’est-il pas le bon ? » Cette petite histoire de coq mort serre le cœur aussi fortement qu’un drame, tant, à force de la sentir elle-même, Mme de Gasparin vous fait comprendre et partager la souffrance particulière à l’infortunée, tant elle s’est bien ingéniée à nous expliquer cette personnalité « bizarre et profondément égoïste, nous dit-elle, sans faiblesse pour elle-même ; un enfant gâté qui conservait dans l’absolue misère, dans l’entière solitude, tous les caprices, toutes les sécheresses et aussi les grâces, parfois les bontés fantasques dont les reines de la mode trompent l’ennui de leurs boudoirs. » Telle qu’elle était cependant, on se sentait attiré vers elle, on l’aimait avec irritation, avec dépit ; mais on l’aimait. C’est que l’étincelle de l’humaine affection vivait encore sous les cendres de ce cœur refroidi. Un jour le coq fut remplacé par un robuste bantam, don personnel de l’auteur. « Elle avait pris le coq, elle le tenait dans ses bras, elle le considérait. Le bantam, fasciné sous le rayonnement de cette prunelle plus éclatante que la sienne, fléchissait avec un roucoulement guttural et doux. Un instant s’écoula dans cette contemplation muette ; on eût dit que le souvenir du grand coq noir tenait Mme Alfred indécise. Tout à coup d’une vive étreinte elle éleva le bantam à la hauteur de son visage : — Va ! toi, je t’aimerai ! — Elle me regarda, le couvrit de baisers, lui donna la volée, puis, saisissant sous son oreiller un petit ouvrage de femme, elle me le montra triomphante. — Pour vous ! je l’ai fait avec cela. — Elle me tendait ses doigts paralysés. Je les pris ces pauvres doigts, je pris ses mains : — N’est-ce pas, c’est bon d’aimer ! Merci, merci pour votre bonne pensée, merci pour tous ces points faits avec souffrance. — Mme Alfred riait, mais au fond de ses yeux noirs je voyais une larme. Cette larme se gonfla ; elle descendit, elle mouilla son froid visage. Dieu en met de telles en ses vaisseaux. »

Singulier vase d’élection que Dieu a choisi là que cette petite femme sèche et orgueilleuse ! dira peut-être le lecteur avec une légèreté pharisaïque. En voici un plus singulier encore, dans lequel il a plu à Dieu de répandre tous les baumes et tous les parfums de la vertu peu commune nommée humilité. Kalempin est un domestique nègre vieux et laid. C’est la parfaite antithèse de Mme Alfred. Il est content de tout, reconnaissant de tout, étonné des plus légères marques de bonté et d’attention. « Il y a des gens qui sont humbles par vertu. Il leur a fallu, pour en venir là, beaucoup de combats et beaucoup de prières. Kalempin, non. Kalempin était humble, parce que tout naturellement il ne pensait aucun bien de lui… En présence de cet être modeste et silencieux qui recevait le moindre don comme une manne céleste, il se dressait en moi soudain une de ces interrogations dont l’austérité glace le sang… Lorsqu’il vous est arrivé de rencontrer ces âmes petites à leur opinion, et qui vous admirent, n’est-ce pas ? vous avez plongé dans le mépris de vous-même. Oh ! les belles illusions des autres ! Non pas les louanges, monnaie fruste dont chacun sait la vanité, mais l’admiration, je répète le mot, d’un cœur naïf qui vous croit vraiment bon, vraiment épris de l’amour de Dieu ! Les voiles tombent, notre visage se montre à nous comme il est… » — « Kalempin, ajoute l’auteur, aurait été bien étonné du chemin qu’il me fait faire. » Sans doute le vieux nègre eût hésité à comprendre que son pauvre individu fût capable d’inspirer à une personne blanche, d’un si grand esprit, d’une piété si fervente et qui devait être si agréable à Dieu, un tel retour sur elle-même, un tel examen de conscience ; son humilité se serait effrayée de l’admiration qu’elle faisait naître, car cette humilité était complète, et c’est à peine s’il se jugeait digne de lever les yeux vers le ciel. Jésus était-il venu pour racheter les noirs avec le reste des hommes ? Kalempin l’espérait, mais n’osait y compter. Et cette humilité profonde prenait parfois des formes charmantes ; en voici un exemple. Il avait un petit-fils qu’il aimait avec tendresse et auquel il se plaisait à raconter les légendes de l’enfance du Christ. « Puis arrivaient les rois mages dans leur attirail, tels que les avait vus Kalempin en quelque vieille toile : des coffrets d’or, des encensoirs aux mains, sur la tête des tiares, et traînant leurs manteaux de brocart, l’un d’eux tout noir. — Comme vous, grand-père ! — Le grand-père souriait. Se comparer à un roi mage, lui ! Pourtant, des trois, l’un avait la peau couleur d’ébène ; la chose était sûre : maintes fois, durant ses longues contemplations, le cœur du vieux nègre en avait tressailli. Et l’enfant regardait tout pensif son grand-père ; un saint respect pénétrait son âme ; peu s’en fallait qu’il ne lui vît sur la tête quelque mitre orientale constellée de pierreries. » Un jour l’enfant qu’il entourait d’une si vive tendresse tomba malade et fut longtemps en danger de mort ; alors cette humilité que nous venons de voir charmante s’éleva jusqu’à la grandeur. « Ce que Dieu voulait faire, Dieu le ferait : qu’y pourrait-il, lui, pauvre nègre ? Il ne disputait, pas, il ne se soumettait pas, il attendait le coup. » Mme de Gasparin a trouvé de pathétiques paroles pour rendre les alternatives d’abattement et d’espérance de cette âme résignée, modeste dans le désespoir, modeste aussi dans la reconnaissance. Une douce lueur éclaire les dernières pages de cette jolie nouvelle, une lueur vraiment religieuse. On dirait un rayon égaré de cette lumière qui enveloppe si mollement les anges de Rembrandt et baigne les traits de ses personnages divins. Le Dieu qui brise celui qui résiste et qui sauve celui qui s’abandonne sans retour entre invisible dans la pauvre chambrette, il ressuscite l’enfant. « Toutes les timidités du vieux nègre lui revenaient à mesure que se faisait une lueur. Il frissonnait au voisinage de l’espoir. Lui, une telle grâce ! Il errait, il chancelait, ses mains vacillantes pouvaient à peine soutenir son enfant ; il n’osait le contempler, il n’osait rendre grâce, il se trouvait audacieux… Longtemps on eût pu voir l’enfant et le vieillard, penchés sur les Évangiles, épeler en suivant du doigt les mots. Et quand ils arrivaient au tombeau de Lazare, quand ils rencontraient le cortège de Naïm, le grand-père et le petit-fils se regardaient. »

L’abnégation et l’oubli de soi-même, la charité pratique, active, laborieuse, le dévouement sans espoir de retour sont représentés par un personnage qui n’est guère mieux partagé que le pauvre Kalempin. Les personnages de Mme de Gasparin ne sont pas en effet des protégés de la nature. La nature n’a rien fait pour eux, ils ne sont quelque chose que par la grâce divine, et le peu qu’ils obtiennent de la nature, ils l’obtiennent par le pouvoir de la grâce. Et cependant parmi les protégés de la nature en est-il beaucoup qui soient aussi dignes d’intérêt et de sympathie que la personne dont nous allons vous présenter le portrait ? Jeanne était la fille d’un docteur de village, avare, égoïste et sec. « Il la tenait de près, l’aimait peu, exigeait d’elle tout le travail d’une servante et ne lui donnait pas de gages. » Un despotisme sourd, monotone, sans compensation d’aucune espèce, pesait sur elle ; elle ne s’en plaignait pas. Elle ne s’apercevait pas de son malheur, bien mieux, elle était heureuse. Comment s’y prenait-elle pour accomplir sur elle-même ce miracle et se créer une si bienfaisante illusion ? Mme de Gasparin va vous l’apprendre elle-même. Nous bornerons notre tâche à glaner dans ses pages quelques-uns des traits qui peuvent le mieux donner la ressemblance de son héroïne. « Sa figure ressemblait à sa destinée ; mal accoutrée, mal bâtie, Jeanne n’avait ni traits, ni teint, ni taille. Elle était grande et osseuse. Son visage ne soutenait le regard que parce qu’il y brillait une invincible bonne humeur. Elle portait sur la tête, depuis dix ans, une horrible capote de soie incolore, bosselée par l’âge, plus encore par les évolutions que lui imposait une incroyable pétulance de mouvemens. Cette capote tournait comme les girouettes du manoir ; véritable rose des vents, elle était le plus fidèle interprète des émotions de sa propriétaire. La robe, un sac, s’attachait comme elle pouvait sur le mannequin. En vain des sollicitudes affectueuses s’étaient efforcées de rajeunir un peu la toilette de Jeanne ; la fille du docteur, en trois coups de ses mains nerveuses, désorganisait le tout. Saisir, regarder, tourner, retourner, plier deçà, tirer delà, ôter, mettre, empiler dans une armoire, le tour était fait. Jeanne avait de bonnes amitiés par où vivait son cœur, de ces amitiés qui vous prennent comme vous êtes, sans phrases, de ces amitiés où d’emblée l’esprit se dilate, où les mots viennent comme ils peuvent, où l’on peut être sot, de méchante humeur à son aise, sans rien perdre… Jeanne, qui ne possédait rien, trouvait moyen de donner. Son intelligence était incessamment bandée sur ce point : rendre service. Elle y portait toutes les puissances de son activité. Elle avait l’obligeance tyrannique, la bonté presque terrible. Si vous y joignez des habitudes de sévère économie, un jugement inexorable dans sa rectitude, vous comprendrez de quel air se faisaient, j’allais dire s’exécutaient ses visites aux indigens du village… Mme la docteuse, ainsi l’appelait-on dans la contrée, effectuait de véritables descentes militaires partout où siégeait la misère indolente. Elle poussait la porte, sa capote grise plantée tout d’une pièce sur la tête, en guerre et joviale. D’un coup d’œil elle avait vu, toisé, jugé. Pas de marmite qui lui échappât, pas de nippe jetée sous l’armoire qu’elle n’avisât. Elle ouvrait les tiroirs, les arrangeait prestement devant la ménagère abasourdie, saisissait le balai, ramenait en pleine lumière les tas de poussière amoncelés sous les meubles, examinait au jour les chemises du mari, passait les doigts dans les trous, retirait du feu la bûche qui brûlait par le milieu, attrapait le marmot au passage et le débarbouillait en un clin d’œil. Avec cela, peu de mots et nets… Les choses et les bêtes prenaient au contact de ce caractère original des allures qu’on ne leur voyait point ailleurs. Les chats de mademoiselle avaient leur physionomie et leurs habitudes bien à eux, ses poules pondaient double, ses légumes croissaient d’un autre air, ses roses étaient de moitié plus grandes que les roses du voisin, ses œillets plus vivaces, son réséda plus odorant… » N’est-ce pas que voilà une figure originale, curieuse, vivante, et qui, fait honneur au peintre qui l’a choisie pour modèle ? Vous qui avez souvent entendu parler et qui avez souvent peut-être parlé vous-même de la sécheresse genevoise, dites-moi si ce portrait genevois n’est pas digne d’un Hollandais de la meilleure école, d’un van Ostade par exemple ?

Mme de Gasparin est en effet en littérature un peintre de genre des plus rares et des plus exquis ; elle a les deux grandes qualités qui constituent le peintre de genre excellent, la fidélité à la nature sans servilité minutieuse et la rêverie personnelle. La plupart des peintres de genre, en littérature comme en peinture, croient devoir exagérer la première de ces qualités et se dispenser de la seconde, et c’est pourquoi on compte si peu de tableaux de genre qui soient vraiment poétiques, même parmi les Hollandais, qui sont pourtant passés maîtres en cet art. Un véritable peintre de la réalité (et tout peintre de genre est avant tout un peintre de la réalité) doit, s’il veut être vrai et vivant, exprimer du même coup deux choses : la scène ou la personne qui pose sous ses yeux, et la sensation physique de plaisir, la volupté ou l’émotion morale qu’il éprouve devant cette personne ou cette scène. Ainsi pense Mme de Gasparin. Elle exprime du même coup et l’objet qu’elle voit, et l’impression qu’elle ressent à la vue de cet objet. En quelques traits larges, vifs et rapides, elle dessine la scène et le personnage qu’elle veut faire connaître, puis elle laisse sa rêverie disposer à son gré sur cette scène ou autour de cette personne les magies de la lumière et des ombres. Un tableau de genre où la rêverie personnelle de l’artiste n’apparaît pas n’est-il pas comme un paysage qui serait privé d’atmosphère, ou comme un objet naturel sur lequel la lumière ne tomberait pas ? Mme de Gasparin n’oublie jamais qu’elle est elle-même une partie de la réalité qu’elle veut reproduire ; aussi possède-t-elle ce don qui distingue en peinture un van Ostade d’un Gérard Dow, ou, pour prendre des noms modernes, un Decamps d’un Meissonier. Nul doute qu’elle n’eût renoncé à nous montrer ses petites scènes et ses petites figures, s’il lui avait fallu avoir recours à l’imitation minutieuse, à la patience studieuse de certains peintres de genre, car ces méthodes chinoises ne sauraient convenir à sa nature remuante et ardente. Elle y met plus d’emportement et de vivacité ; elle ouvre brusquement la lanterne sourde du souvenir, et voilà tout un petit monde qui s’agite soudain sous ce rayon ; elle laisse échapper un flot de rêverie, et voilà que de cette vapeur lumineuse sort une figure poétique ; elle laisse couler une larme, et voilà que sur ce miroir microscopique, comme par un art magique, une physionomie invisible apparaît, une scène lointaine, un paysage. Telles sont ses méthodes pour saisir la réalité : il y en a de plus studieuses et de plus prudentes ; il n’y en a pas d’aussi sûres, d’aussi vraies, et qui aillent plus directement au but. Elle connaît d’instinct cette maxime qu’il faut toujours recommander aux artistes et aux poètes, trop enclins d’ordinaire à l’oublier : si vous voulez saisir la vie, cherchez-la avec des instrumens qui soient eux-mêmes vivans, avec des outils qui soient eux-mêmes animés, des outils enchantés qui parlent et qui sentent.

J’en ai dit assez pour donner au lecteur le ton et l’esprit du livre et lui faire comprendre la nature particulière du petit monde qui s’y agite. Je n’insisterai pas davantage. Vous lirez l’histoire de Lady Mary, peinture profonde et cruelle, qui dévoile un de ces secrets du cœur auxquels on n’ose croire lorsqu’on ne les a pas surpris soi-même, un de ces secrets qui font tomber les bras de découragement, et qui, sans nous irriter contre la nature humaine, l’humilient pour jamais à nos yeux dès qu’ils nous sont révélés. Vous lirez les rêveries qui précèdent l’anecdote de l’Homme assassiné, le récit de la visite de l’auteur au logis du petit Juif d’Allemagne, et les portraits de vieilles gens qu’elle a dessinés de mémoire sur les données des souvenirs d’enfance. De telles choses ne se racontent ni ne s’analysent, pas plus que ne se racontent un chant d’oiseau, un murmure de ruisseau, ou les nuances aussitôt disparues qu’aperçues d’une lumière qui change de seconde en seconde. Le charme des écrits de Mme de Gasparin consiste moins dans la pensée que dans le mouvement de la pensée. Sa rêverie n’est pas contemplative, elle est mobile et ardente, et c’est dans sa mobilité qu’il faut la saisir pour en bien comprendre la beauté. Elle a, ai-je dit autrefois, la vaillance de ces petits êtres ailés qui s’agitent infatigablement jusqu’aux dernières heures du soir, et tant qu’il reste un rayon de lumière ; mais une abeille posée sur une plante n’est plus le même être qu’une abeille bourdonnant au soleil ; un papillon posé sur une fleur, les ailes repliées, n’est plus le même être que le gracieux en Tant de l’air qui s’envole si légèrement vers l’azur. Il en est un peu ainsi de la rêverie de Mme de Gasparin. Vouloir la juger au repos, vouloir la faire comprendre par la citation ou l’analyse, ce serait se proposer une tâche impossible. Il y manquerait toujours, quelque soin qu’on y mît, le bourdonnement de la pensée, les caprices rapides, l’agilité et l’animation du vol. J’ai cherché une dernière citation qui pût justifier l’impuissance de l’analyse à exprimer un tel mouvement, et j’ai été assez heureux pour la rencontrer. Lisez les quelques lignes qui suivent, et dites-moi s’il est facile de fixer une pensée soulevée à la fois par tant de souffles, et où parlent tant de voix tout ensemble. « La fleur rouge ! Je n’y pensais plus : les papillons l’avaient emportée. Je pensais que la vie est belle par une matinée de printemps, que c’est un bonheur d’ouvrir les lèvres et d’aspirer l’air frais, que c’est une fête d’ouvrir les yeux et de regarder la terre en robe de noce, que c’est une ivresse d’ouvrir les mains et de cueillir des gerbes de bonne odeur. Puis je pensais au Dieu des cieux : la voûte immense me parlait de sa puissance. Je pensais au Seigneur des petits : les moucherons voletant çà et là me parlaient de sa bonté. Un livre que j’avais me parlait de son amour ; une voix au dedans me parlait de ma misère, et de ces accens si divers émanait l’harmonie, un accord tout pareil à celui qui éclatait dans les prés en fleurs. » Voilà bien en effet l’image de son talent ; mais c’est vraiment un miracle que j’aie pu rencontrer dix lignes donnant avec une telle exactitude la réduction de cette image sans lui faire rien perdre de sa mobilité et de ses contrastes capricieux.

Le volume se termine par une rêverie où l’auteur prend à partie la sombre pessimiste Hawthorne et son attristante nouvelle, le Jeune Goodman Brown. Cette rêverie, qui porte pour titre Emmanuel, est la conclusion légitime du livre. Là apparaît enfin, sous sa forme la plus familière, un personnage qui passe invisible à travers toutes les nouvelles et toutes les rêveries de l’auteur, mais duquel émanent la lumière dont elles sont inondées et les parfums dont elles sont imprégnées. Il était présent, dis-je, quoique invisible, dans tous les lieux où nous promène Mme de Gasparin ; c’est lui qui prononça par la bouche de l’homme assassiné les paroles du pardon, lui qui mit les larmes de tendresse et de regret dans les yeux de Mme Alfred, lui qui entra dans la chambre du vieux nègre Kalempin pour y renouveler le miracle de Naïm, lui qui pénétrait dans les maisons des pauvres avec la fille du docteur, et qui voilait miséricordieusement à ses regards les misères de son existence opprimée, lui qui remit aux mains du vieux Juif la belle Bible hébraïque, afin de donner au proscrit la vision divine de cette Jérusalem si désirée. Ce personnage invisible se révèle à la fin et se nomme, non pas du nom majestueux et douloureux qu’il porta parmi les hommes, mais du nom gracieux que lui donnèrent les anges lorsqu’ils présentèrent autrefois à sa mère le beurre et le miel. L’apparition inattendue, quoique partout préparée, du personnage de Jésus dans le livre de Mme de Gasparin a rappelé à mon souvenir un certain tableau anglais qui figurait à la grande exposition de 1856, et qui avait pour moi je ne sais quel irrésistible attrait. Autour de ce tableau figuraient d’autres œuvres plus admirées de la foule, les animaux si coquets et si élégans de Landseer, les féeries de M. Paton, les bizarreries originales de M. Millais ; mais un charme particulier m’attirait toujours vers cette petite toile, œuvre d’un préraphaélite d’ailleurs renommé, M. Hunt, qu’illuminait un rayon de véritable poésie religieuse. Le Christ, divin watchman, fait sa ronde de minuit. Il n’est pas enveloppé de gloire et de majesté ; il porte, comme un visiteur ami ou un bon voisin, une petite lanterne, qui éclaire d’un jour familier sa physionomie pleine de mansuétude. Il a sans doute déjà frappé à bien des portes, il n’a pas toujours trouvé ceux qu’il cherchait ; mais la légèreté et l’endurcissement des cœurs humains n’ont pu lasser sa patience et épuiser sa douceur. Il frappe encore : une porte s’ouvre, et l’on aperçoit une figure partagée entre l’hésitation et le bon vouloir. Faut-il laisser entrer le visiteur ? Il est bien tard, et on ne l’attendait pas. Il est venu, selon sa promesse, à l’improviste, et comme un voleur. C’est à peu près ainsi qu’il passe dans l’aimable livre de Mme de Gasparin, inconnu, s’adressant à tous familièrement et sans se nommer. Il s’est caché et dissimulé, car il ne voulait point parler à ceux qui le cherchaient, mais à ceux qui ne l’attendaient pas. S’il s’était nommé, combien parmi ceux-là auraient fermé leur porte et leur cœur ! Il a donc pris, par un stratagème, la forme qui pouvait séduire les indifférens et les hostiles, il a donné à sa voix le son qui pouvait les toucher, et ils ont été séduits et touchés. La fraude divine a réussi, car, sachez-le bien, ô littérateur-juré, insensible à tout, si ce n’est aux belles paroles et aux harmonies de la phrase, c’était lui qui vous parlait dans ces expressions vives et dans ces phrases pleines de mouvement ; c’était lui qui faisait réfléchir votre esprit, ô moraliste dont la curiosité est la vie, et qui l’arrêtait sur quelque problème psychologique bien raffiné et bien subtil, choisi exprès pour vous amuser ; c’était lui qui touchait votre cœur, mondains et mondaines, et qui réveillait en vous les meilleures aspirations de votre nature assoupie, lorsque vous avez ouvert ce livre avec l’espoir d’y trouver une de ces distractions païennes dans lesquelles s’écoule votre vie.


EMILE MONTEGUT.