Un Projet français de conquête de l’empire ottoman au XVIe et au XVIIe siècle

Un Projet français de conquête de l’empire ottoman au XVIe et au XVIIe siècle
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 18 (p. 122-147).
UN PROJET FRANÇAIS
DE CONQUÊTE DE L’EMPIRE OTTOMAN
AU XVIe ET AU XVIIe SIÈCLES.

I. Postel, la République des Turcs, 1560. — II. Lusinge, Histoire de l’origine, progrès et déclin de l’empire des Turcs, 1588. — III. La Noue, Discours politiques et militaires, 1587. — IV. De Brères, Discours abrégé des asseurez moyens de ruiner la monarchie des princes ottomans (sans date — V. Sully, les Économies royales (1634-1662). — VI. Michel Febvre, L’Etat prêsent de la Turquie, 1615; Théâtre de la Turquie, 1682. — VII. Jean Coppin, le Bouclier de l’Europe, 1686. — VIII. Du Vignau, État présent de la puissance ottomane, 1687. — IX. De la Croix, la Turquie chrétienne, 1695.

Au milieu de la préoccupation générale causée par les affaires d’Orient, l’idée nous est venue de faire un retour sur l’histoire de la Turquie et sur les rapports de cette puissance avec les divers états de l’Europe dans les siècles écoulés. Nous n’ignorions pas que depuis cinq cents ans la grandeur, puis la décadence des Ottomans, avaient inspiré aux peuples et aux hommes d’état d’Occident quelque curiosité et beaucoup de crainte. Sans doute, si l’on réussissait à mettre la main non sur de vulgaires déclamateurs, mais sur des témoins intelligens et bien informés, mille choses restées obscures seraient expliquées. On sait de quelle importance est l’ethnographie, cette science née d’hier, et dès aujourd’hui chargée de résoudre tant de problèmes en apparence insolubles, et même de réviser toute l’histoire. Or, sans ethnographie, la Turquie reste à l’état de mystère, presque de mythe. Et il ne suffit pas de connaître les races qui se sont partagé son territoire, il faut les suivre dans leur évolution continue, dans leurs transformations incessantes. Les témoignages des siècles antérieurs sont indispensables à qui veut atteindre ce but. Si la Turquie s’est transformée, les rapports de ce pays avec les autres pays de l’Europe se sont également modifiés. Aujourd’hui c’est la Russie qui semble vouloir s’affubler des dépouilles de « l’homme malade. » Sait-on que, dès le début de la maladie, il y a près de trois siècles, une autre puissance, celle qui se désintéresse le plus, et pour cause, des affaires d’Orient, fut sur le point de poursuivre ce rêve dangereux?

Grande est la surprise, lorsqu’en parcourant les nombreux ouvrages anciens concernant les Turcs, que renferment nos bibliothèques, on s’aperçoit que tant d’écrits, d’origines et de caractères si divers, les uns politiques, les autres religieux, ceux-ci protestans, ceux-là catholiques, offrent une suite remarquable, qu’une idée fixe se retrouve dans tous. Tous en effet veulent plus ou moins conquérir, partager et réorganiser l’empire ottoman. Cette constatation a bien son importance : elle nous permet d’affirmer que, lorsque Henri IV formulait le « grand dessein » qui a trouvé place dans les Économies royales de Sully, ce roi populaire et nullement utopiste restait d’accord avec les aspirations de son temps. Comment Henri IV a-t-il été amené à concevoir son grand dessein contre les Turcs? Quelle a été, après sa mort, la fortune de l’idée qu’il avait reçue du XVIe siècle et qu’il a transmise au XVIIe Ce sont là deux questions que l’on se propose d’élucider.


I.

On dirait assez justement de la France de l’ancien régime qu’elle était l’alliée officielle et intéressée, et aussi l’ennemie secrète et résolue des Turcs. Bien des historiens sont frappés uniquement du fait persistant de l’alliance franco-turque; ils croient à une intimité cordiale de nos rois et des sultans, ils affirment que l’opinion publique en France a favorisé l’établissement de ces bons rapports. Un mot des mémoires de Montluc a pourtant marqué l’exacte nuance en cette matière : « Nous les princes chrétiens qui soustenoyent le parti de l’empereur faisoient grand cas de ce que le roy nostre maistre avoit employé le Turc à son secours; mais contre son ennemy on peut de tout bois faire flesches. Quant à moy, si je pouvois appeler tous les esprits des enfers pour rompre la teste à mon ennemy qui me veut rompre la mienne, je le ferois de bon cœur. Dieu me le pardoint. »

Aussi bien n’est-ce pas dès l’instant de leur apparition en Europe que les Turcs sont devenus les alliés de la France. C’est un siècle et demi plus tard, quand un ennemi commun, la maison d’Autriche, surgissant à l’improviste, eut fatalement rapproché le roi très chrétien du chef de l’islamisme. Dans cet événement, il ne faut pas voir, avec la plupart de nos historiens, la sécularisation de la politique française. Il y aurait là un étrange anachronisme. Oublie-t-on que le roi d’Espagne s’unissait à la même époque avec le shah de Perse, un autre mécréant, et que des papes, Alexandre VI et Jules II par exemple, ne dédaignaient pas les secours du Grand-Turc lui-même pour combattre victorieusement des princes chrétiens?

Quand les Turcs s’établirent dans la péninsule des Balkans, une des puissances occidentales, une seule, s’efforça de les refouler en Asie, et cette puissance fut la France. Elle fit, dans cette intention, la plus sanglante et la plus inutile des croisades, celle de Nicopolis, égarée à la fin du XIVe siècle. C’était s’y prendre un peu tard. Nos guerres contre les Anglais ne nous avaient pas permis d’arriver à temps. L’année 1356, où nous essuyâmes le désastre de Poitiers, avait vu le débarquement des Turcs sur la plage de Gallipoli; l’année 1360, tristement célèbre par le honteux traité de Brétigny qui démembrait la mouvance française, avait été au contraire très glorieuse pour les Turcs ; ils s’étaient fixés à Andrinople, menaçant à la fois l’empire grec et les principautés danubiennes. C’est trente-six ans après ce dernier événement, lorsque déjà la Serbie gisait sanglante et mortellement frappée à Cossovo, au fameux Champ des Merles, qu’arriva Jean sans Peur avec l’élite de la noblesse de France, de Flandre et de Bourgogne. Froissart a raconté d’une façon frappante cette expédition, qui rappelle bien celles de Crécy et de Poitiers. L’Amorabaquin, c’est ainsi qu’il désigne Bajazet l’Eclair, fils d’Amurath, fit égorger presque tous les survivans; il n’épargna que ceux dont il espérait une forte rançon. Après deux ans de captivité à Brousse, Jean sans Peur revint en France. Il répétait partout les paroles de son farouche vainqueur : « Je suis né pour les armes et pour conquérir le monde. » — « Je ferai manger l’avoine à mon cheval sur le maître-autel de Saint-Pierre. »

La funeste issue de la croisade, la désolation des plus illustres familles du royaume, n’empêchèrent pas Charles VI d’envoyer le maréchal de Boucicaut, avec une compagnie de gens d’armes, jusqu’aux rives du Bosphore. Constantinople, cette fois, dut son salut à la France. Elle put défier Bajazet, qui, appelé en Asie par un ennemi plus redoutable, Timour-Leng, — le Tambourlan de Boucicaut, — succomba, comme on le sait, sous les murs d’Angora ou Ancyre.

Déchirée par ses dissensions, « la Turquie » (cette expression géographique est déjà dans Froissart) se fit longtemps oublier de la France. L’Eclair avait disparu depuis plus de quarante ans, quand la victoire de son petit-fils, à Varna, fit comprendre que les jours de Constantinople, la seconde Rome, étaient comptés. Charles VII, qui, à l’aide du grand-conseil, réorganisait si sagement son royaume, et qui n’avait encore chassé les Anglais ni de Rouen, ni de Bordeaux, n’avait garde de recommencer la croisade de Nicopolis. Il reprit précisément Bordeaux et Rouen, à la date où Mahomet II entrait à Constantinople. Néanmoins c’est une erreur de croire que la France fût restée insensible à cette catastrophe. Qu’on lise, dans les chroniqueurs du temps, le Vœu du Faisan. Le 9 février 1454, peu de mois après le triomphe des Turcs, le fils de Jean sans Peur, dans un banquet solennel, jura sur un faisan que lui présentait le roi d’armes Toison-d’or, d’aller guerroyer contre les infidèles. Tous les chevaliers du grand-duc d’Occident se vouèrent par un serment analogue « à Dieu premièrement, puis à la très glorieuse Vierge Marie, aux Dames, et au Faisan. » Heureusement Philippe le Bon lui-même reconnaissait qu’au roi seul il appartenait de donner le signal de la croisade. Or le roi était absent, et le discours tenu à Lille par « Dame Église, » qui lui fut à coup sûr redit, le toucha peu. Louis XI, son fils, prince très dévot, et auquel le pape avait envoyé une épée bénite qui devait percer les infidèles, n’aimait les pèlerinages qu’en France et ne voulait nulle part de pèlerinages armés; mais le petit-fils du Victorieux, le jeune Charles VIII, pensa ramener l’ère des croisades. Il se souvint, et la France avec lui, que Jérusalem et Constantinople, aussi bien que Naples, avaient été gouvernés par des princes français. A Rome, il se fit livrer Djem, frère et compétiteur du sultan, successivement hôte et prisonnier des chevaliers de Rhodes et du pape. Le rêve de Charles VIII ne fut pas de longue durée; Djem mourut entre ses bras, peut-être empoisonné. La ligue de Venise le ramena bien vite en France. Longtemps après sa mort, un de ses successeurs, François Ier, roi très chrétien comme lui, fut sur le point de se laisser tenter par le pape Léon X; c’était peu de temps après sa brillante victoire de Marignan[1]. Le sultan Selim le Féroce venait de frapper la Perse et l’Egypte; il s’était emparé des villes saintes. Devenu commandeur des croyans, il allait, en outre, régner sur les saints lieux, témoins de la mission, de la mort et de la résurrection du Christ. Léon X fit un appel pressant à tous les rois chrétiens; non-seulement il projeta une sainte ligue contre l’islamisme, mais il dressa un plan de campagne. François Ier devait être, dans la pensée du pape, le chef le plus glorieux de cette croisade. Si Selim eût vécu, si, après avoir épouvanté l’Asie, il avait voulu réaliser la terrible parole de son ancêtre l’Éclair touchant Rome et saint Pierre, nul doute que cette croisade, la croisade pro ans et focis, ne se fût accomplie.

Selim et Léon X, les deux souverains pontifes, le vicaire de Mahomet et celui du Christ, disparurent presque en même temps. La rivalité du roi de France et de l’empereur d’Allemagne permit à Soliman le Magnifique de prendre impunément Rhodes et Belgrade. Défait et captif, humilié par le traité de Madrid, François Ier se décida à « appeler tous les esprits des enfers pour rompre la teste à son ennemi. » Toutefois cela se fit en cachette, à l’insu de la France comme du reste de l’Europe. Barthélémy de Salignac, protonotaire du saint-siège, dans son itinéraire en terre-sainte, écrit en latin et imprimé à Lyon l’an 1526, croit naïvement que la revanche de Pavie devra être prise par les Français sous les murs de Jérusalem. Salignac, qui est un Français après tout, dit formellement au roi des gentilshommes : « Si vous avez éprouvé un échec dans les plaines du Tessin, que ces nouveaux trophées en abolissent le souvenir. C’est maintenant, maintenant qu’il convient de mettre à exécution le dessein que votre cœur royal a conçu touchant l’empire de Constantinople. »

Ce n’est pas à Jérusalem, c’est à Mohacz que François Ier prit, quoique absent, sa revanche. Il attacha l’islamisme aux flancs des Habsbourg, qui eurent à le combattre sur terre et sur mer. Chose remarquable, le pape Clément VII, traqué jusque dans le château Saint-Ange par le chef du saint-empire, ne refusa pas la main de sa nièce, Catherine de Médicis, à l’allié discret des Turcs, qui les détestait publiquement, tout en les encourageant à bombarder Nice. Bref, le roi de France usait des mêmes procédés et à l’égard des musulmans de Turquie, et envers les protestans d’Allemagne. Il déchaînait hérétiques et mécréans contre la maison d’Autriche; il les faisait consciencieusement brûler dans son royaume, et par là il montrait qu’il était bien toujours le roi très chrétien.

D’ailleurs rien n’était changé dans l’opinion. Quand le nom de Turcs venait sous la plume du plus tolérant, du plus sceptique des bourgeois de Paris, il était infailliblement, inexorablement flétri, en compagnie de ceux de « voleur, meurtrier et assassinateur[2], » Presque chaque année paraissait, en latin ou en français, quelque diatribe ou harangue contre les Turcs, avec privilège du roi, sans que notre alliance avec Soliman courût le moindre danger. En effet, Soliman et les siens n’auraient pu être renseignés que par quelque renégat ou par Charles-Quint, lequel aurait sûrement exploité ce grief, s’il n’eût fait lui-même cent fois pis. Durant tout le XVIe siècle, c’est la diatribe intitulée : De moribiis, conditionibus et nequitia Turcorum, imprimée pour la première fois vers 1478, et souvent rééditée depuis, qui s’imposa tyranniquement à l’opinion. Postel, le célèbre orientaliste, qui avait voyagé dans le Levant et résidé à Constantinople, publia à Poitiers, en 1559, sa République des Turcs, avec dédicace au « roy dauphin » François II. Contrairement à ses habitudes et à celles de tout le monde savant, il l’avait écrite en français, afin, en quelque sorte, de mettre à l’ordre du jour la destruction des Turcs : « Donc estant du tout nécessaire de chasser la ditte race ismaélique... il faut qu’on y procède aiant vraiment parfaite connoissance tant de son estre ou nature temporelle, comme de la nature spirituelle ou religieuse... Ce n’est donc assés d’avoir exposé aux chrestiens et principalement en la langue des roys et peuples très chrestiens cette description : pour donner, en ayant vraye cognoissance de l’ennemy, le moien de lui résister, ainsi que j’ai conclud au chapitre second de la considération intitulé : Pour quoy j’ay escrit en françoys[3]. »

A la grande satisfaction de Postel, le pape, l’Espagne et Venise avaient formé une ligue contre les Turcs. La bataille de Lépante avait anéanti la marine ottomane. Le public français, qui était obstinément contraire aux infidèles, voulait être informé régulièrement des suites de cette grande journée. Il lui fallait « d’amples discours et advis de l’estat et assiette des armées chrestiennes et turquesques et des rencontres et escarmouches. » C’est un éditeur de Paris, Nicolas Chesneau ou Guillaume Nyverd, qui les lui procurait, grâce à un correspondant anonyme, Français vraisemblablement, « Le tout se réduira, disait un de ces advis, sur le printemps, qu’on espère aller voir Constantinople, qui sera chose facile à celui qui est maître de la mer[4]. » Au bas de tous ses advis, Nyverd étalait l’approbation et le privilège du roi. Aussi bien qui aurait pu douter que le roi Charles IX, qui venait d’exterminer chez lui les hérétiques dans la nuit de la Saint-Barthélémy, ne vît de bon œil la destruction des « mahomédistes? » Qui eût pu douter qu’il ne poussât à la réalisation des prétendus songes du sultan Selim II et des prédictions sinistres de ses derviches ? Et pourtant, il est bien avéré que c’est la cour de France qui a mis obstacle aux progrès ultérieurs de la ligue chrétienne. Deux motifs lui dictèrent sa conduite en cette circonstance : elle craignait plus que jamais la prépondérance de la maison d’Autriche; elle voulait à tout prix que le duc d’Anjou, le futur Henri III, recueillît l’héritage des Jagellons. C’est un prélat catholique, François de Noailles, évêque de Dax, le plus habile des négociateurs français du XVIe siècle, qui annula en quelque sorte la journée de Lépante, rassura Selim, les ulémas et les derviches, et fit le duc d’Anjou roi de Pologne. D’ailleurs dans sa lettre à Charles IX il ne montre aucun enthousiasme pour les Turcs : « J’ose bien dire que la bastonnade qu’ils ont reçue est chose venue tout à propos pour rabattre leur orgueil et insolence et leur faire honorer et estimer vostre amitié selon son mérite; car par là ils auront pu connaître combien les forces des chrestiens leur seraient formidables lorsque votre majesté voudrait être de la partie[5]. » Jamais, même dans la diplomatie, le dicton : donnant, donnant, n’avait été plus strictement observé. Plus on considère l’alliance franco-turque, plus elle semble avoir été intermittente, maintenue sans doute officiellement, mais souvent négligée de part et d’autre, et il serait facile de signaler, çà et là, des actes d’hostilité, autorisés soit par la Sublime-Porte, soit par la cour de France. En ce qui concerne cette question, nos rois ont vécu au jour le jour, tout disposés à renoncer aux Turcs, et ne pouvant, en définitive, ni les aimer ni s’en passer.

C’est certainement à Lusinge que revient ’honneur d’avoir ébauché le projet de conquête dont il s’agit ici[6]. René de Lusinge, seigneur des Alimes, était fils d’un vaillant capitaine de Savoie, qui, lors de l’invasion de son pays par François Ier, avait prêté hommage à la France. Peu de temps après la bataillé de Lépante, — il avait alors dix-neuf ans, — il alla, sous la conduite de Charles de Lorraine, duc de Mayenne, guerroyer contre les Turcs avec 300 gentilshommes. Il fit jusqu’à dix campagnes au service des empereurs Maximilien et Rodolphe. Une négociation diplomatique l’amena à Paris, où il revint plus tard comme ambassadeur du duc de Savoie. Dès son premier voyage, en 1586, il publia, à Paris même, le Premier loisir de René de Lusynge, et, — ceci nous importe davantage, — De la naissance, durée et chute des estats, 1588. Cet ouvrage ne reçut que beaucoup plus tard un titre conforme à son objet : Histoire de l’origine, progrès et déclin de l’empire des Turcs. Comme Montaigne, son contemporain, Lusinge pense que le règne d’Amurath III, petit-fils de Soliman, inaugure la décadence de l’empire turc. Il entreprend bravement de prouver que la puissance du grand seigneur « s’achemine à sa fin; » il montre que, même au temps où les Ottomans semblaient invincibles, « leur fortune a esté balancée entre gain et perte. » Il étudie les causes intérieures et extérieures par lesquelles l’empire turc peut « défaillir. » Il croit fermement que c’est sous l’action de causes « intérieures[7] » que l’empire turc s’écroulera; mais il voudrait que l’on hâtât cet heureux moment. Suivant lui, les chrétiens peuvent surmonter les Turcs « à force. » Il fait toucher au doigt les raisons pour lesquelles les ligues entre princes chrétiens sont d’ordinaire de peu d’efficacité. À ce propos, il critique les coalitions de 1537 et de 1571. Toutefois, il faut bien l’avouer, Lusinge, lorsqu’il s’agit de proposer un plan, se montre faible, très faible. Le voici réduit à écrire : « Il n’est pas nécessaire, pour dresser cette ligue et la faire fructifier, que les forces des confédérés s’assemblent en un même lieu ou bien en une même saison; c’est-à-dire qu’il faudrait que les princes fussent prêts à s’ébranler contre l’ennemi tout à coup, et à même temps et par divers endroits, et que chacun tournât ses forces propres du côté qui lui est plus proche de l’ennemi. » Voilà un plan qui ressemble fort à l’absence de plan. Aussi le projet de Lusinge semble-t-il avoir obtenu peu de crédit.

Il n’en fut pas de même de celui du célèbre capitaine français La Noue, dit Bras-de-Fer, compagnon et ami d’Henri IV. — Le catholique et fanatique Montluc venait d’écrire : « Il ne faut pas renouveler les guerres de la terre-saincte, car nous ne sommes pas si dévotieux que les bonnes gens du temps passé; il vaudrait mieux s’exercer comme faict le roy d’Espagne au Nouveau-Monde. » La Noue, le protestant La Noue, dresse le plan d’une croisade qui doit durer quatre ans au moins! Quel contraste curieux et piquant! C’est que La Noue voudrait avant tout faire cesser ces guerres civiles et étrangères dans lesquelles se complaît trop souvent Montluc. Il est en quête d’un dérivatif. Il s’agit d’opérer une puissante diversion aux discordes entre Français et entre chrétiens. Oui, le grand dessein de La Noue, qui prépare celui d’Henri IV, est éminemment chrétien et français. Il importe d’en bien saisir l’économie.

La Noue, dans la première partie de son Vingt-deuxième Discours, nous peint le triste état de la chrétienté : l’empire d’Orient n’offre plus que des ruines; le fléau s’étend à la Hongrie, à l’Esclavonie, à l’Allemagne, l’Italie est elle-même menacée. Où en serions-nous maintenant sans la victoire de Lépante et sans les utiles diversions du roi de Perse? Unissons-nous donc pour repousser l’ennemi commun. D’ailleurs le moment est favorable. Le grand-seigneur, actuellement régnant, est « plus philosophe que soldat. » Le duc d’Alençon, qui guerroyait en Belgique contre le roi « débonnaire » Philippe II, vient de mourir. C’est au pape qu’il convient de prendre l’initiative d’une ligue européenne contre les Turcs. Il jouit d’un grand crédit auprès de toutes les puissances catholiques. Ce crédit s’étendrait encore quand il s’aviserait de dire aux fidèles : « Cessez de couper la gorge à ceux qui ne veulent pas me reconnaître. Unis aux dissidens, attaquez les sectateurs de l’islamisme. » L’empereur ne saurait manquer de répondre à l’appel du souverain pontife; il entraînerait à sa suite toute la Germanie. Le roi d’Espagne, le prince le plus puissant de la terre, ne se récuserait pas.

La Noue considère comme « naturelle » et « aisée » cette triple alliance du pape, de l’empereur et du roi d’Espagne. Il avoue qu’il sera beaucoup plus difficile d’y rattacher les autres princes. On ne saurait se passer du concours du « roy très chrestien. » Comment lui faire renoncer à l’amitié du Turc, « que ses père et grand-père d’heureuse mémoire ont établie pour la seureté de l’état? » Il serait injuste d’oublier que ce n’est point de gaîté de cœur que le roi de France s’est jeté dans les bras de Soliman. Le vrai coupable fut celui qui voulait lui dénier la possession du Milanais et la suzeraineté de la Flandre et de l’Artois. Bref, conclut La Noue, il faut accorder au roi de France « de bonnes seuretés. » — La Pologne suivrait l’exemple de la France, son alliée. Chacun s’emploierait à « assoupir » toutes les guerres présentes et à étouffer les guerres qui couvent sous la cendre. On se préparerait ainsi à une croisade décisive. Une assemblée « notable, » tenue en un lieu que désignerait l’empereur, à Augsbourg par exemple, prendrait les résolutions suprêmes, et recevrait les sermens des princes. Tous s’astreindraient à un concours actif pour une durée de quatre ans, « sous peine d’infamie, » dit énergiquement La Noue. « On ne s’embarquerait pas sans biscuit. » On ferait ample provision de deniers. Une partie du revenu des états serait consacré à cette lointaine et longue entreprise. En outre, un impôt spécial, déjà établi en Espagne sous le nom de cruzada ou « croisade, » serait prélevé sur tous les fidèles. D’ailleurs il faudrait de la prudence, de la discipline, un bon commandement. Les Turcs, ajoute La Noue, ne sont point des barbares; ils font usage depuis peu de la cuirasse et de l’arquebuse. Si leur infanterie, qui n’a ni corselets ni piques, est vraisemblablement inférieure à celle des chrétiens, ils ont une cavalerie formidable, qui ne compte pas moins de 150,000 chevaux. C’est pourquoi « on prendra les pays étroits plutôt que les larges. » Comme ils ont toujours négligé de fortifier leurs villes, il n’y aura pas de siège sérieux à conduire.

La Noue s’inspire du plan stratégique de Léon X, mais en le modifiant. Léon X aurait voulu que l’empereur, uni aux Hongrois et aux Polonais, s’acheminât par le Danube, la Serbie et la Thrace vers Constantinople; que le roi de France, rejoint par les Suisses, les Vénitiens et les autres princes de l’Italie, s’embarquât à Brindes et vînt s’établir en Albanie pour soulever les populations chrétiennes. Une troisième armée, exclusivement navale, composée d’Espagnols, de Portugais et d’Anglais, aurait appareillé dans le port de Carthagène et se serait sans tarder saisie des Dardanelles; le souverain pontife, parti d’Ancône avec une flotte moins considérable, l’aurait rejointe à Gallipoli. « Ainsi attaquée par terre et par mer, disait Léon X, la puissance ottomane succomberait avec l’assentiment de la divinité. » La Noue est bien partisan de l’attaque simultanée par terre et par mer, mais il ne veut que deux grandes armées, une armée continentale et une armée navale, avec un seul objectif, Constantinople. L’empereur aurait la haute main sur la cavalerie et l’infanterie, le roi d’Espagne sur la flotte. La nouvelle invincible armada serait commandée soit par le duc de Savoie, soit par Alexandre Farnèse, « le premier capitaine de la chrétienté. » Les Français auraient à leur tête le roi de Navarre, — notre Henri IV, — ou le duc de Lorraine, « dont les ancêtres ont été dompteurs de la nation turquesque. »

L’auteur du Discours contre les Turcs indique, année par année, ce que devraient accomplir la flotte et l’armée. Dans la première campagne, l’empereur, pénétrant au cœur de la Hongrie, enlèverait Gran, Bude et Pesth; le roi d’Espagne se saisirait de Coron, Modon et Lépante, et se fortifierait à Corinthe, « en l’encolure de la péninsule. » La deuxième campagne verrait les Franco-Allemands s’avancer jusqu’au confluent de la Drave et du Danube, et les Anglo-Espagnols s’établir fortement dans Négrepont et dans les Cyclades. Une troisième campagne livrerait à ceux-là Belgrade et la Serbie, à ceux-ci Salonique et le rivage méridional de la Thrace. A la quatrième campagne enfin seraient réservées les grandes actions de terre et de mer. L’armée viendrait livrer une grande bataille sous les murs de Philippopoli. 80,000 chrétiens, selon La Noue, y vaincraient 220,000 musulmans. « Ce seraient d’honorables sépulcres que ceux qui se bastiraient là. » La flotte forcerait les détroits, après avoir fait capituler Sestos et Abydos. Alors le grand-seigneur se sauverait en Asie « avec ses trésors et ses concubines. » Aussitôt après commencerait le siège de Constantinople, que les chrétiens assailliraient des deux côtés. La capitale de l’empire d’Orient serait délivrée du joug musulman; l’empereur, avec les princes confédérés, y passerait tout un hiver pour présider à l’établissement du nouvel ordre de choses.

Resterait à diviser les pays conquis et à attribuer « aux princes et aux républiques » une part en rapport avec les sacrifices faits par chacun. « Mais, dit spirituellement La Noue, il me semble qu’il vaut mieux attendre à départir le gasteau, quand nous l’aurons entre mains qu’en discourir en vain à présent. »


II.

Lusinge et La Noue écrivaient leurs projets de destruction de l’empire ottoman au plus fort de la guerre des trois Henri. Quelques mois après, Henri de Guise et Henri III périssaient assassinés. Henri de Navarre, à qui La Noue attribuait, non sans l’en avertir, le commandement des croisés de France, devenait le titulaire d’une monarchie qu’il lui fallait conquérir les armes à la main. Pendant près de vingt ans il n’eut guère le loisir de remanier, même sur le papier, les affaires d’Orient. Sully, dans ses Économies royales, nous dit formellement que ce fut dans le courant de l’année 1607 qu’il commença à l’entretenir de son grand dessein. Or qu’est-ce que ce grand dessein de Henri IV? C’est, à peu de chose près, le vingt-deuxième discours de celui que Henri IV lui-même avait appelé un grand homme de guerre et un grand homme de bien. Voici à quelle occasion le roi reporta sa pensée sur le projet de La Noue, mort, comme on le sait, en 1591, au siège de Lamballe. Quelques mois auparavant, M. de Brèves, qui avait séjourné vingt ans à Constantinople en qualité d’ambassadeur de France, était revenu dans son pays. Il eut probablement de longs entretiens avec Henri IV qui le nomma immédiatement conseiller d’état et gentilhomme de sa chambre. Ces entretiens roulèrent forcément sur le Grand-Turc et sur les chrétiens d’Orient. La conclusion de tout ceci fut que de Brèves partirait pour l’ambassade de Rome. Soyons plus explicite. À ce moment deux voies s’ouvraient devant le pacificateur de la France. Suivant la politique inaugurée par François Ier, il pouvait poursuivre l’abaissement de la maison d’Autriche, et l’on sait que c’est à ce dernier parti qu’il se rangea peu avant de mourir. Il pouvait aussi, obéissant à ses nobles instincts et aux suggestions déjà bien anciennes de La Noue et de l’opinion, s’efforcer d’entraîner l’Europe chrétienne dans une entreprise commune et glorieuse. Cette dernière pensée l’absorba presque complètement en 1607 et en 1608, et il n’y renonça que lorsqu’il eut reconnu qu’elle était irréalisable. Toujours est-il qu’il discuta très longuement et très sérieusement avec Sully « l’établissement d’une forme de république ou monarchie dite très chrétienne », « la formation et l’entretien continuel des armées suffisantes pour recouvrer le reste des provinces de l’Europe que les infidèles ont envahi. » Dans la réalisation de cette ligue permanente contre les infidèles, on remarquera que Henri IV (d’après Sully) attribuait au pape un rôle prépondérant, exactement comme l’avait fait La Noue, Bras-de-Fer. Voilà bien sans doute pourquoi de Brèves, à peine revenu de Constantinople, fut envoyé à Rome. Nous avons la preuve que cet ambassadeur, longtemps dévoué à « l’alliance qu’a le roi avec le Grand-Seigneur », devint subitement l’ennemi mortel des Turcs. A qui attribuer cette conversion? Au roi ou au pape? Peut-être à tous les deux. Constatons dès à présent que Henri IV, désireux « de décharger les états de leurs mauvaises humeurs » et « d’augmenter l’étendue de la chrétienté », avait fait, plus soigneusement que La Noue lui-même, le devis des forces de la prochaine ligue contre les infidèles. D’après Sully, elle aurait disposé de 117 vaisseaux, de 220,000 fantassins, de 53,800 cavaliers et de 217 canons. Chacun des états était requis de fournir un contingent en rapport avec ses ressources. Il était stipulé que l’on n’attaquerait pas simultanément tous les infidèles. On se garderait bien d’en assaillir deux à la fois. « Tout au contraire, il faudrait essayer de prendre intelligence avec tous les autres. » C’est-à-dire que l’on se concilierait l’alliance des rois de Perse et du Maroc et d’autres princes musulmans contre le Grand-Seigneur. Il ne faut pas croire que le grand dessein de Henri IV n’ait été communiqué qu’à Sully, à de Brèves et au pape. J’ose dire que c’était là le secret de tout le monde. En 1609, au moment où il n’était plus douteux que le roi tournerait ses forces non contre le Turc, mais contre la maison d’Autriche, Jacques Esprinchard, escuyer, sieur du Plom, auteur d’une Histoire des Ottomans ou empereurs des Turcs jusqu’à Mahomet III, écrivait dans sa dédicace au dauphin : « Là se verront leurs forces (des Turcs), leurs desseins, les moyens d’en défendre la chrétienté, même de ruiner l’empire Turquesque ou du moins le priver de ce qu’il possède en Europe. Et qui sait si vous ne serez point cet empereur des Gaules, qui suivant la fatale créance des Turcs serez appelé à faire ce grand œuvre? »

Ce que Esprinchard disait en prose, le poète Jacques de la Fons, Angevin, l’exprimait en vers un peu sauvages dans un poème intitulé le Dauphin[8] :

La palme vous attend dans les champs palestins;
Imitez votre père et suivez les destins.


Le Turc lui inspire l’horreur la plus profonde :

La chrétienté
S’est mêlée avec lui, et de cet adultère
Un vipère s’est fait qui fait mourir sa mère.


Il réprouve donc l’alliance franco-turque et croit bien que c’en est fait d’elle :

Quelle convention de Christ et de Bélial!
De Seth et de Cain ! Voyez comme ce mal
Irrite ce grand dieu, que la douceur renomme,
Jusqu’à se repentir même d’avoir fait l’homme.
Nos neveux plus dévots mécroiront quelquefois
Qu’une alliance ait joint les Turcs et les François.

La régence de Marie de Médicis empêcha la guerre avec l’Autriche qui était imminente lors de l’assassinat d’Henri IV; elle remit sur le tapis les projets d’expédition contre les Ottomans. La turcophobie dont était travaillée l’opinion publique dégénéra en véritable manie. Il se produisit alors un fait inouï. Un nommé Du Pellier ou Du Pelliel, sorte de forban littéraire qui se disait gentilhomme breton, et qui voulait se faire passer pour un homme d’état fraîchement éclos, eut l’idée de donner une seconde édition de l’ouvrage de Lusinge en l’affublant de son nom à lui, Du Pellier. Il se contenta de changer l’intitulé, de transposer quelques chapitres et d’y ajouter le discours d’un esclave aux princes chrétiens, lequel n’était peut-être pas de son cru. Il s’imaginait que Lusinge, mort ou du moins retiré en Savoie, ne saurait rien de ce plagiat effronté. Malheureusement pour Du Pellier, le seigneur des Alimes, disgracié par Charles-Emmanuel à la suite du traité de Lyon, qui lui avait arraché la Bresse et le Bugey, s’était réfugié en France. Averti du larcin dont il était victime, il fit à l’imprimeur un procès retentissant, démasqua « l’affronteur » « le nouveau homme d’état, » qui avait voulu « mériter de la gloire et de l’honneur ; » enfin il le livra à la risée de toute la France et à la vindicte de la postérité. Il fit lacérer le titre des exemplaires qui n’avaient pas été mis en vente, rétablit victorieusement le nom de Lusinge sur la première page, et profita d’ailleurs de l’édition et du privilège royal obtenu par Du Pellier[9].

Si Louis XIII eût pu oublier le dessein contre les Turcs dont Henri IV, La Noue, Lusinge et Du Pellier se disputaient la gloire, c’est de Brèves qui se serait chargé de le lui rappeler. La mort de Henri IV avait mis fin à la mission que ce diplomate remplissait auprès de la cour de Rome. Tour à tour disgracié et comblé d’honneurs, gouverneur de Gaston, frère du roi, écuyer de Marie de Médicis, chevalier du Saint-Esprit, comte de Brèves, il semble n’avoir vécu désormais que pour préparer « les asseurez moyens de ruiner la monarchie des princes ottomans. » On ne sait pas à quelle date il publia pour la première fois le fruit de ses méditations. Ce fut vraisemblablement dans les premières années du règne de Louis XIII. Dans sa dédicace à ce prince, il affirme que durant les vingt-deux ans de séjour qu’il a fait à la Sublime-Porte « pour y servir le feu roy Henry le Grand, » il n’a cessé de s’enquérir des moyens de détruire les Turcs; assertion dont il faut se défier, comme nous l’avons donné à entendre précédemment. Le zélé diplomate propose de servir en cette entreprise « de soldat, de guide et d’interprète.» Nous avouons qu’il va beaucoup plus avant que Lusinge dans la recherche des causes de la chute plus ou moins prochaine de l’empire turc. « L’espouvantable puissance » du Grand-Seigneur ne lui cache point la gravité des maux qui le minent lentement. La vénalité et les concussions des pachas ne sont pas les moindres de ces maux. Les timars ou fiefs révocables, qui assuraient jadis le recrutement de la cavalerie, sont donnés à la faveur; de Brèves les compare aux abbayes et aux commanderies de France. Les janissaires se recrutaient autrefois parmi les enfans des chrétiens. Aujourd’hui les Turcs se glissent dans leurs rangs par supercherie. Tandis que les renégats « abhorraient leurs proches et ne reconnaissaient pour protecteur et pour père que le Grand-Seigneur, » les fils « des Turcs naturels, » devenus janissaires par supercherie, correspondent avec leurs parens, les mettent au fait « du désordre qui règne dans l’état, » et poussent ainsi les provinces à la rébellion. Lette vue profonde honore De Brèves et montre qu’il avait été à Constantinople un observateur attentif et avisé. — Reprenant en sous-œuvre, quoique sans le nommer, le dessein de La Noue et celui de Henri IV, il procède à une nouvelle répartition des forces de terre et de mer qui devront attaquer l’empire turc. Suivant lui, c’est par mer qu’il faut surtout agir. Les précautions élémentaires prises, il conseille d’aller droit aux Dardanelles. Il voudrait qu’un partage fût lait à 1 amiable avant la conquête, afin d’éviter des débats ultérieurs dont les conséquences pourraient être graves.

Le premier de tous ceux qui ont étudié cette difficile question, Il se préoccupe de la conduite qu’il conviendra de tenir à l’égard des chrétiens orientaux. Il dit avec beaucoup de sens : «Il serait nécessaire de ne faire point de différence entre ceux de la créance grecque et la nostre, d’ouïr leurs messes, d’honorer leurs ecclésiastiques, de faire le signe de la croix comme eux, d’observer leurs jeûnes, et les imiter le plus qu’il est possible, de faire cheminer leurs ecclésiastiques à la teste de nostre armée. »

Le pieux diplomate ne dissimulait pas dans son livre qu’il éprouverait une joie indicible si le dessein en question pouvait s’effectuer avant que Dieu disposât de lui. Il n’eut pas la satisfaction accordée jadis au vieillard Siméon. Il partit et les Turcs restèrent. Pourtant la diplomatie française, quelque positive qu’elle fût, aimait à avoir toujours sur le métier un plan contre les Turcs. En 1621, Des Hayes fit un voyage dans le Levant sur l’ordre de Louis XIII. À son retour, il publia une relation intéressante, où il avertit le lecteur que la puissance du sultan n’est plus que l’ombre d’elle-même. La guerre de Trente ans ne permit pas un seul instant de songer à la croisade. Cependant le capucin Joseph du Tremblay, l’alter ego du cardinal de Richelieu, au milieu des négociations les plus ardues, composait, dit-on, un long poème, la Turciade, pour inviter les chrétiens à la délivrance de Constantinople et de Jérusalem.


III.

C’est au temps de Louis XIV que se sont décidées les destinées de l’empire ottoman. Avant le XVIIe siècle, cet empire, dirige par une dynastie que Montaigne proclamait « la première race du monde en fortune guerrière, » et dont Cervantes reconnaissait la surprenante sagacité, s’était maintenu intact en dépit de quelques revers et de quelques insurrections. À partir du XVIIe siècle, la minorité ou l’imbécillité des princes le fit tomber sous la tutelle des validés et des kislar-agas. Osman et Ibrahim furent étranglés, Mustapha et Mahomet IV déposés. Le règne de Mahomet IV[10] fut, croyons-nous, l’âge critique de la domination turque. À défaut d’un grand-seigneur vraiment digne de ce nom, les Ottomans eurent des grands vizirs d’un génie incontestable, les Kiuprili. Sous leur impulsion, l’islamisme reprit sa marche triomphante. Du vivant même d’Ibrahim avait commencé ce fameux siège de Candie qui devait durer plus longtemps que la guerre de Troie. En 1645 paraissait à Bologne le Classicum ad sacrum bellum, plus pressant que le Turca Νίϰητος, publié bien antérieurement à Francfort. L’idée de la croisade était remise en avant, et le roi de France était convie en termes chaleureux et y prendre part. Ce n’est que beaucoup plus tard que Louis XIV put montrer ses sentimens à l’égard des Turcs. Il fallut pour cela que Mazarin disparût de la scène politique. On sait que les questions de préséance et d’étiquette avaient aux yeux du grand roi une importance capitale. Le même prince qui se brouillait avec Philippe IV, son beau-père, parce que l’ambassadeur d’Espagne avait osé disputer le pas à son ambassadeur à lui, M. d’Estrades, ne put pardonner à Kiupruli les avanies, — mot expressif en Turquie, — infligées à ses envoyés, Delahaye et Nointel : la question du sofa, pour l’appeler par son nom, faillit ruiner sans retour l’alliance traditionnelle de la France et de la Sublime-Porte. Louis XIV ne déclara pas officiellement la guerre à Mahomet IV, mais il la lui fit d’ne façon semi-officielle en Hongrie et en Crète. Un petit-fils de Henri IV périt au siège de Candie. « Nous rencontrons partout dans les rangs de nos ennemis, les Français qui se disent pourtant nos amis, » déclarait un jour le grand vizir à l’un de nos ambassadeurs. Bossuet élevait le duc de Bourgogne, l’héritier du trône, dans l’idée qu’il fallait faire aux Turcs une guerre implacable[11]. Il est avéré que Louis XIV lui-même aurait de son chef organisé une croisade, à condition d’en avoir l’honneur et le profit. C’est la juste défiance de l’empereur d’Allemagne, archiduc d’Autriche, qui l’empêcha de cueillir des lauriers plus abondans sur les bords du Danube en combattant le croissant. Dans un certain milieu, plus religieux, il est vrai, que politique, mais très influent et très distingué, il fut, pendant vingt ans, considéré comme le futur empereur de l’Orient. Lui-même, et Louvois, encouragèrent ces espérances que Colbert dut combattre avec obstination. Les textes sur lesquels nous nous appuyons en ce moment ne sont pas inédits ; mais comme mainte chose publiée depuis deux siècles, ils étaient passés inaperçus.

Qu’on nous permette d’introduire un personnage à peu près inconnu à notre siècle, mais digne d’étude, et qui, si les événemens eussent pris un autre cours, aurait pu être appelé à jouer un grand rôle[12].

Michel Febvre, en religion père Justinien, était né à Neuvy, à sept lieues au nord de Tours. Il entra jeune encore dans l’ordre des capucins, qui avaient, à côté des carmes et des jésuites, organisé de nombreuses missions dans le Levant. S’étant fixé à Alep, il y séjourna environ dix-huit ans. Il y apprit le turc, l’arménien, l’arabe et le kurde. Il était admirablement situé pour observer le jeu des institutions ottomanes et les rapports des différentes races qui peuplent ce vaste territoire. Mieux que personne, il a mis en lumière la hiérarchie ethnographique établie par les Turcs dans leur empire. Il s’est rendu compte par lui-même de la difficulté et de la rareté des communications intérieures. Il a suivi plus d’une fois des caravanes à travers les déserts de Syrie, et il en fait une peinture saisissante. Il a recueilli et nous livre un grand nombre de proverbes turcs, tels que ceux-ci : « J’ai nourri un corbeau, et, s’étant fait grand, il a commencé par m’arracher les yeux; — baise la main que tu voudrais avoir coupée et mets-la sur ta tête. » — Une circonstance mémorable lui donna un instant un véritable lustre. Il eut la bonne fortune de ramener au catholicisme le patriarche d’Antioche, qui l’envoya d’abord auprès du sultan, puis auprès du pape. Il visita Constantinople. Nous devons à cette circonstance « les particularités d’une fête ou cérémonie qui se fit à Constantinople en présence du grand-seigneur, » et le récit de a la sortie magnifique que fit le grand-seigneur de la ville de Constantinople avec son armée et les principaux officiers de son empire. » Ce sont là deux tableaux achevés où le plaisant se mêle au sévère.

A Rome, il fut reçu avec beaucoup de faveur et de distinction par les papes Clément X et Innocent XI, qui songeaient à armer la chrétienté contre l’islamisme redevenu menaçant. On le pria d’écrire ce qu’il avait vu en Orient; mais il ne voulut pas, à l’instar des explorateurs de profession, ne livrer au public que des impressions de voyage. Il composa en italien un traité didactique sur l’empire ottoman sous ce titre : l’Etat présent de la Turquie (1675). L’ouvrage eut un grand succès; il fut traduit en espagnol et en allemand[13]. Sept ans après, en 1682, il agrandit son cadre primitif, et il composa le Théâtre de la Turquie, si souvent copié et si rarement cité. C’était une noble et difficile entreprise de faire connaître « les quatorze nations » qui habitent l’empire ottoman. Le père Justinien de Neuvy, qui se dissimulait en quelque sorte sous son nom laïque de Michel Febvre, nous dépeint les sept sectes infidèles, Turcs, Arabes, Kurdes, Turcomans, Jézides, Druses et Juifs, et les sept sectes chrétiennes, Grecs, Arméniens, Jacobites, Nestoriens, Maronites, Cophtes et Solaires.

Dans sa seconde publication surtout, il approfondit les institutions des Osmanlis. Il définit admirablement le cheik-ul-islam, qu’il appelle « le grand casuiste. » Il scrute les vices irrémédiables de la justice turque. — Pascal venait de dire dans ses Pensées : « Il faudrait avoir une raison bien épurée pour regarder comme un autre homme le Grand-Seigneur environné, dans son superbe sérail, de 40,000 janissaires. » Michel Febvre a été capable d’un tel effort. Il chicane les 40,0000 janissaires et le Grand-Seigneur lui-même. Sa science et sa pénétration sont au-dessus de tout éloge. Nous le préférons de beaucoup au célèbre Tavernier : ce que Tavernier a entrevu, Febvre l’a observé à loisir. On loue assez justement Leibniz d’avoir, dans son Consilium Ægyptiacum, mis à nu les causes du déclin de l’empire turc. Toutefois, en y regardant de plus près, on se convainc que Leibniz s’est inspiré de notre de Brèves. Febvre reste donc hors de pair. Il prétend exposer « scientifiquement, » — c’est son mot, — les choses orientales : il n’a visé ni trop haut ni trop loin.

Comme Leibniz, il eut la pensée de s’adresser à Louis XIV et de lui soumettre a les moyens qu’on doit tenir pour subjuguer facilement et en peu de temps la Turquie et pour la conserver après la conquête. « Il s’imposa résolument la tâche de traduire de l’italien en français son État présent de la Turquie. Il fit offrir ou offrit lui-même à Louis XIV son manuscrit. Il lui disait dans son épître : « Si ce livre est assez heureux d’être regardé favorablement de votre majesté, il paraîtra en public. » Le fait seul de sa publication montre donc qu’en effet Louis XIV l’agréa. Le père Justinien avait déclaré au monarque « que, passionné au possible pour sa gloire, il espérait en voir un jour le comble dans la conquête de la Turquie. » Louis XIV, qui naguère avait applaudi au vers de Boileau :

Je t’attends dans deux ans aux bords de l’Hellespont,


approuva également la démonstration du père Justinien; mais la guerre de Hollande, et, immédiatement après, les conquêtes françaises en pleine paix, le retinrent bien loin des Dardanelles. Le père Justinien ne se découragea pas, puisqu’il traduisit encore de l’italien en français son second ouvrage; mais cette fois ce fut à Louvois, non à Louis XIV, qu’il dédia cet autre travail, le plus considérable des deux. Il lui disait en propres termes : « Monseigneur, votre excellence y reconnaîtra les moyens dont on pourrait se servir pour détruire la puissance ottomane et pour rétablir la religion chrétienne dans les pays d’où elle s’est communiquée au nôtre. Votre zèle pour la gloire de Dieu et le crédit que vous avez auprès du roi peuvent beaucoup contribuer à ce grand exploit. »

Les dernières pages du Théâtre de la Turquie sont consacrées à la solution « des objections et difficultés qu’on fait d’ordinaire touchant la future entreprise de la conquête de la Turquie. » A ceux qui objectent que les croisades des siècles antérieurs n’ont pas réussi, le père Justinien de Neuvy répond que les croisés des anciens temps étaient conduits par « des chefs aveugles et sans expérience, sortis des cloîtres et des solitudes, tels que Pierre l’Ermite et d’autres. » Aussi bien peut-on dire qu’elles n’ont pas réussi? Assurément non, car les chrétiens conquirent alors la Syrie, Jérusalem, Chypre, l’empire grec et une partie de l’Egypte.

Voudriez-vous engager le roi à porter la guerre en Turquie, pendant que les autres princes, jaloux de ses triomphes, songent à se liguer contre lui ? Ne fera-t-il pas mieux de « poursuivre sa pointe dans les vallées et le plat pays, avant de grimper sur les montagnes du Levant? » — Sans doute, répond le savant capucin, je prétends seulement vous montrer qu’il n’est rien de plus aisé que de subjuguer le Turc.

Peut-on espérer que jamais les monarques chrétiens parviennent à se mettre d’accord pour former une ligue ? — Ici Michel Febvre est visiblement embarrassé, et il se range, sans le savoir, à la tactique du seigneur des Alimes ; pour éviter les inconvéniens qui pourraient se produire au sujet de la préséance, il serait bon que chacun attaquât de son côté sans s’inquiéter des autres. Ne peut-on d’ailleurs jamais espérer que la paix s’établisse entre les princes chrétiens? Une suspension d’armes pour trois ans est-elle impossible? Les Français ne pourraient-ils pas venir seuls, assistés toutefois des forces d’Italie, de Pologne et de Perse? On laisserait en France assez de troupes pour garder nos frontières. Mais quoi! l’empereur et le roi d’Espagne se rendraient odieux à la chrétienté tout entière, s’ils profitaient de l’absence de Louis XIV pour envahir ses états. Et dût-on revenir en toute hâte, on aurait, devant Dieu et devant les hommes, l’honneur d’une si sainte entreprise, tandis que ceux qui l’auraient entravée seraient « l’opprobre et la risée des peuples. »

Plus loin, Michel Febvre s’efforçait vraisemblablement de répondre aux objections de Colbert. Que deviendraient les consuls et les marchands français établis actuellement dans les ports ottomans, si le roi déclarait la guerre au Grand-Seigneur; les abandonnerait-on à la rage des infidèles? — Le roi, réplique le capucin, n’aurait qu’à demander au sultan l’abaissement des droits de douane. Sur son refus, qui n’est pas douteux, il le prierait de permettre aux Français de se retirer. S’il y mettait obstacle, Louis menacerait de ruiner tous les ports de Turquie. Force serait de lui rendre ses sujets.

Supposé que la paix fût faite entre les rois chrétiens, qu’adviendrait-il? — Le roi de France, qui jouera sans doute le premier rôle dans cette affaire, prierait le pape de diviser d’avance les états du Turc et de leur assigner un point d’attaque. Si les Espagnols ne voulaient pas marcher sous les étendards de la France, on pourrait prendre celui de l’église et « déclarer le roi généralissime des armées chrétiennes et chef de la croisade. »

A quoi bon se consumer en dépenses inutiles? Quand même les Français se rendraient maîtres de la Turquie, ils ne gagneraient rien à cette conquête. — Et pourquoi donc le roi de France serait-il moins heureux que le roi d’Espagne, qui garde les royaumes de Naples, de Sicile, des Indes occidentales, du Mexique? En mettant les choses au pire, il poserait la couronne d’Orient sur la tête d’un des princes de son sang royal[14]. Si le nouveau monarque mourait sans héritiers mâles, c’est le roi de France qui désignerait son successeur. Un traité d’union perpétuelle serait conclu entre le suzerain et le vassal. D’ailleurs la France se réserverait quelques îles de l’Archipel, « tant pour la commodité de son commerce que pour obliger cette puissance à être plus attachée à ses intérêts. » Enfin le père Justinien lâchait son grand argument : « Ne serait-ce pas assez d’avoir établi un empire catholique sur les ruines de celui des mahométans? »

Voici les procédés qu’il conseillait pour arracher la péninsule des Balkans à l’islamisme d’abord, puis au schisme grec[15]. Le port d’armes serait interdit à tous. — Un gouverneur français serait établi dans chaque province; à côté de lui siégerait un juge originaire du pays. On mettrait dans les places des garnisons composées de chrétiens orientaux et de Francs. Afin de « fortifier de jour à autre le parti des chrétiens » et de diminuer le nombre des mahométans, on ferait peser sur ceux-ci les impôts que paient actuellement ceux-là. Cela ne durerait pas plus d’un an. Pour se soustraire à cette vexation, les infidèles se feraient baptiser; mais on profiterait de l’occasion pour les contraindre à se faire catholiques romains et non pas grecs ou arméniens.

Après avoir réduit les musulmans, on réduirait à leur tour les schismatiques. On les traiterait d’abord comme des frères en Jésus-Christ. On ordonnerait aux chrétiens de toute secte de porter le turban rouge ou le chapeau. Cette conformité de livrée et de couleur serait une admirable préparation à la fusion des croyances. Les églises seraient communes. Il ne serait plus permis de dire : l’église des Francs, des Grecs ou des Arméniens. On recommanderait à tous les patriarches, à tous les évêques, de prêcher l’obéissance au pape. Pour gagner plus sûrement les ecclésiastiques, on leur assignerait une pension annuelle sur le revenu des mosquées, « à condition d’adhérer aux sentimens de l’église et aux intentions du prince. » A l’avenir, on ne conférerait la prêtrise qu’à ceux qui s’engageraient à vivre dans le célibat. Défense serait faite « aux maîtres d’école » d’enseigner à lire en arménien, en chaldéen et en syriaque. Il faudrait s’en tenir à l’arabe, au turc et au franc. Par là on arriverait un jour à l’unité de rite. Car le père Justinien de Neuvy ne se contente pas de l’unité religieuse, il lui faut l’unité de rite : il ne conçoit pas que les uns puissent jeûner le mercredi, les autres le samedi, que ceux-ci solennisent des fêtes pendant que les autres travaillent, « Au reste, ajoute naïvement le capucin, notre rite et nos coutumes valent bien les leurs. » Et il conclut que ce serait aux Grecs de subir la loi du plus fort.


IV.

On ignore absolument ce que devint le père Justinien de Neuvy. Il retourna peut-être en Orient, et y termina une carrière vouée à l’étude. Peu de temps après lui un autre religieux, le révérend père Jean Coppin, s’expliqua sinon plus savamment, du moins plus nettement, sur le grand dessein qui tenait depuis un siècle la France en éveil. Coppin avait été capitaine lieutenant de cavalerie, puis consul des Français à Damiette, avant d’entrer dans les ordres. Au lendemain de la bataille de Saint-Gothard, il avait présenté à Louvois des engins de son invention, qui devaient, disait-il, être fatals aux Turcs, et dont il ne nous épargne pas la description. Touché de la grâce, il s’était retiré au diocèse du Puy. Honoré de la faveur de Mgr de Bélhune, évêque et seigneur du Puy, comte de Velay, suffragant immédiat, de l’église romaine, conseiller du roi en tous ses conseils, — il devint visiteur des ermites de l’institut réformé sous l’invocation de saint Jean-Baptiste. Il eut, en outre, le titre tout honorifique, croyons-nous, de syndic de la terre-sainte. C’est en 1686, à l’âge de soixante-dix ans, que l’idée lui vint d’écrire son Bouclier de l’Europe ou la guerre sainte. Il le dédia au successeur du vénérable Adhémar de Montiel, ce légat du pape qui avait guidé les premiers croisés. Aussi bien, dans sa préface, il donnait d’utiles avis « aux sacrées majestés et altesses » de l’Europe. Il les conjurait de mener à bonne fin « ce que Charles VIII et Henri le Grand avaient voulu commencer. » Comme tous ses précurseurs, avec plus de naïveté peut-être, il réfutait, pour la centième fois, les objections que soulevait la ligue chrétienne, toujours imminente, jamais réalisée. Il réglait les détails de l’expédition d’une façon vraiment minutieuse. Il indiquait la Sicile et le port de Messine comme rendez-vous général des flottes de la chrétienté. C’est à Malte que l’on devait entasser les canons pris aux infidèles, pour les répartir ensuite entre tous les belligérans. Il faudrait gagner à sa cause le roi de Perse et les petits Tartares, se défier des Grecs, tourner contre les Turcs leurs sujets arabes, et les gratifier des timars enlevés aux spahis : à ce prix, ils embrasseraient volontiers la civilisation occidentale. Coppin, à l’instar de Sully et de Brèves, dresse un tableau des forces de terre et de mer nécessaires à la croisade : il semble donner tort à de Brèves et raison à Sully. Où il est original, vraiment comique en son genre, c’est lorsqu’il entreprend de faire un partage catégorique et détaillé des contrées orientales entre les futurs confédérés. Il est préoccupé de maintenir en tout et pour tout, l’équilibre européen, sans donner néanmoins à Louis XIV le moindre sujet de plainte. C’est ainsi qu’il mesure au cordeau l’Afrique, l’Europe et l’Asie. Dans les états barbaresques, il donne aux Anglais Tanger, aux Espagnols Oran et Alger, aux Français Bone et Tunis, aux Portugais Tripoli, aux Hollandais Barcah. — La Morée ou Péloponèse est à ses yeux d’un prix inestimable; il la met en menus morceaux fort appétissans. La France aura Corinthe, l’Espagne Argos; l’Angleterre Lacédémone, le Portugal Sicyone, Venise Messène, la Hollande Pise. La Savoie, Florence, Gênes et Lucques auront chacune un quart de l’Elide, où florissaient autrefois les jeux olympiques. Le pape sera mis en possession d’une moitié de l’Arcadie, et abandonnera l’autre aux ducs de Modène et de Parme.

Venise redeviendra la reine de l’Adriatique; elle aura l’Esclavonie, la Bosnie, l’Albanie, l’Epire. L’empereur recouvrera la Hongrie, augmentée de la Serbie, d’une partie de la Bulgarie et de la Macédoine. La Pologne s’accommodera de la Valachie, de la Moldavie, de la Podolie et du reste de la Bulgarie. L’Espagne occupera tout l’espace entre le golfe de l’Arta et le défilé des Thermopyles : l’Achaïe, Athènes et Thèbes seront comprises dans son lot. A l’Angleterre la Thessalie, au Portugal le reste du littoral de l’Archipel jusqu’aux Dardanelles. La France sera maîtresse des détroits : elle aura Constantinople, Andrinople, Brousse, c’est-à-dire les trois capitales ottomanes et leur territoire; elle s’étendra jusque sur le plateau d’Asie-Mineure, jusqu’à Trébizonde. Les Cyclades et les Sporades feront le bonheur des petits princes et des petites républiques italiennes, que Jean Coppin, qui a reçu du pape le mot d’ordre (il le donne à entendre), soigne d’une façon particulière. Chemin faisant, il se rappelle que Modène, Mantoue, Parme, etc., n’auraient pas la moindre galère pour communiquer avec leurs îles microscopiques. Il les autorise donc à s’en défaire, moyennant finance. — Les Toscans, les Génois, les Hollandais, les Anglais, les Espagnols, prendront position sur le littoral asiatique comme sur le littoral européen. Les Portugais devront se réjouir d’avoir, par Alep, une communication permanente avec les Indes orientales, où ils dominent. Le duc de Savoie aura l’île de Chypre, les chevaliers de Malte l’île de Rhodes. Le pape régnera sur Jérusalem. Si la France doit posséder Constantinople en souvenir de l’empire latin, elle doit aussi revendiquer la Basse-Egypte à cause de la croisade de saint Louis. Elle ne s’embarrassera pas toutefois de la garde et de l’administration de la vallée du Nil. Elle y maintiendra à l’état de tributaires les seigneurs actuels « qui montrent beaucoup de candeur pour des infidèles. »

Chose remarquable : dans sa répartition, Coppin, fidèle aux vues d’Henri IV, oubliait « le grand tsar ou duc de Moscovie, » qui avait naguère adressé au pape une lettre pour le conjurer de hâter la croisade. « Il donnera un état de ses prétentions lorsqu’on lui proposera le projet. »

Le syndic de la terre-sainte recommandait de ne point s’attaquer tout d’abord à Constantinople. Le sieur du Vignau, écuyer, seigneur des Joanots, chevalier du très saint-sépulcre, secrétaire interprète sur les escadres du roi dans toute la Méditerranée, émit un avis opposé dans un livre intitulé l’État présent de la puissance ottomane[16]. Au chapitre IV de son œuvre, il montra la facilité qu’auraient à présent les princes chrétiens de reprendre Constantinople. Une fois les Dardanelles forcées, — et l’auteur développe longuement les moyens de s’en rendre maître, — la capitale de l’empire ne résisterait pas un seul jour. Il voudrait qu’on la détruisît de fond en comble. « De simples pots à feu que l’on jetterait avec la main suffiraient pour causer un embrasement et une désolation universelle. »

Coppin et Du Vignau commettaient un grave anachronisme lorsqu’ils entretenaient le public français de leurs projets de croisade. Au moment où ils prenaient la plume, c’en était fait de ce grand dessein qui avait tenu en haleine tant de générations. Après bien des événemens dont nous ne saurions faire aujourd’hui le récit, le grand-vizir de Mahomet IV, Kara-Mustapha, était venu mettre le siège devant Vienne. C’était en 1683, un an après l’apparition du Théâtre de la Turquie de Michel Febvre. Le chef de la maison d’Autriche, menacé de perdre ses états, refusa les secours que lui offrait Louis XIV, son ennemi. Se voyant dénier le rôle de protecteur de la chrétienté, celui-ci fit sans doute des vœux pour le succès de Kara-Mustapha. Un évêque fut disgracié pour avoir lancé un mandement où nous lisons ce passage : * Quoi ! l’église périt, et nous nous tairions... Les ennemis da nom chrétien ôtent à Jésus-Christ des provinces entières, et nous en entendrions le récit comme d’une victoire politique? » Bossuet, dans l’oraison funèbre de Marie-Thérèse, exprimait les mêmes sentimens et pleurait sur la Hongrie et l’Autriche ravagées ; mais il répondait aux pensées secrètes du roi de France quand il s’écriait : « Puisse la chrétienté ouvrir les yeux et reconnaître le vengeur que Dieu lui envoie ! Pendant qu’elle est ravagée par les infidèles qui pénètrent jusqu’à ses entrailles, que tarde-t-elle à se souvenir et des secours de Candie et de la fameuse journée de Raab, où Louis renouvela dans le cœur des infidèles l’ancienne opinion qu’ils ont des armes françaises? »

On le voit, Louis XIV n’avait renoncé que bien malgré lui à la croisade; c’est la chrétienté qui, justement défiante, l’empêchait de combattre les infidèles. Néanmoins, c’était dépasser la mesure que d’accuser le roi très chrétien d’avoir par esprit de vengeance et de domination déchaîné les Turcs[17]. En cette année mémorable, 1683, il parut à Cologne un grand nombre de pamphlets où ce grief fut nettement, trop nettement articulé. Mentionnons : l’Abrégé du dessein ottoman sur la chrétienté par la France ; la France turbanisée; le nouveau Turc des chrétiens. Ce nouveau Turc, est-il besoin d’en prévenir le lecteur? c’était Louis XIV lui-même. Colbert qui, pendant vingt-deux ans, s’était opposé de toutes ses forces à une attaque dirigée contre l’Orient, dut autant et plus que son roi être exposé à la malveillance de l’opinion. En France, comme à l’étranger, on remarqua que le célèbre contrôleur des finances était mort dans la semaine où Sobieski délivra Vienne (6-12 septembre 1683). De là l’idée d’un curieux pamphlet qui a pour titre : Entretien dans le royaume des Ténèbres sur les affaires du Temps entre Mahomet et M. Colbert, cy-devant ministre de France. Mahomet remercie vivement Colbert de la protection qu’il n’a cessé d’accorder aux Turcs, et il lui annonce, à sa grande stupéfaction, la victoire des chrétiens. Colbert répond qu’il ne s’est proposé qu’un but : infliger à la France un régime semblable à celui que les sultans font peser sur la Turquie. C’est ainsi, ajoute-t-il, que la noblesse a été systématiquement abaissée, et tous les Français réduits à l’état d’esclaves.

La délivrance de Vienne fut le signal de la décadence de l’empire turc. Deux grands généraux d’origine française, Charles de Lorraine et Eugène de Savoie, remportèrent victoire sur victoire dans la lutte qu’ils soutinrent contre les vizirs de Mahomet IV, de Soliman III, d’Achmet II et de Mustapha II. Chose bien dure pour Louis XIV ! C’est sans lui, presque contre lui, par des princes qu’il avait dépouillés ou dédaignés, que furent remportées les journées de Salankemen et de Zenta. L’Autriche, qu’il cherchait vainement à accabler dans la guerre d’Augsbourg, avait encore assez de force pour reconquérir la Hongrie et ses dépendances.

Puisque l’Autriche suffisait à cette tâche, il ne pouvait plus être question d’une sainte ligue ayant pour but de conquérir et de partager l’empire turc. Le démembrement de l’empire turc se faisait lentement, et il se poursuit encore sous nos yeux. La France, qui ne pouvait plus avoir la velléité ou l’espérance de recouvrer Constantinople et Jérusalem, n’avait qu’à retarder le plus possible la ruine de la domination ottomane. C’est sous ces impressions que la politique française se sécularisa, et que l’idée seule d’une croisade devint bientôt un non-sens.

Cependant l’antipathie pour les Turcs a survécu en France à cette longue opposition religieuse. Voltaire, l’apôtre de la tolérance, se montre intolérant à l’égard des Turcs. Dans son Tocsin des rois, il exprime des frayeurs d’un autre âge : « On craint que la maison d’Autriche ne devienne trop puissante, et que l’empereur des Romains ne commande dans Rome. Aimez-vous mieux que les Turcs y viennent?.. On craint encore plus la Russie; mais en quoi cette puissance serait-elle plus dangereuse que celle des Turcs? » Il lance une incroyable pièce de vers contre Mustapha, qui n’écrivait pas à Voltaire, comme Catherine, mais qui déjà faisait présager les réformes de son fils Selim III et de son neveu Mahmoud II. Le 1er mars 1771, il demande à Frédéric II de chasser de l’Europe « ces vilains Turcs. » Ce terme chasser, appliqué aux Turcs, accuse une grande ignorance[18]. L’ethnographie nous enseigne que les Turcs sont chez eux en Europe, au même titre que les Bulgares et les Hongrois. Des mélanges successifs les ont rendus étrangers à l’Asie où l’on voudrait les renvoyer. C’est par habitude que nous disons sans cesse : « Il faut chasser les Turcs d’Europe. » Cette habitude remonte à la croisade de Nicopolis, c’est-à-dire à cinq siècles.

Insistons sur les résultats de l’enquête que. nous venons de faire. On ne saurait dire que le grand dessein contre les Ottomans n’ait pas été sérieusement conçu. Il est en quelque sorte l’expression de l’opinion publique et des tendances des hommes d’état, depuis le commencement du règne de Charles VI jusqu’au milieu du règne de Louis XIV. Ce qui prouve bien qu’on songeait à la croisade contre les Turcs, c’est qu’on en a fait une effectivement, qu’une seconde fois on s’est arrêté à moitié chemin, et qu’on a guetté pendant longtemps l’occasion de se remettre en route.

Tous les rois et tous les ministres qui ont gouverné la France avant le XVIIIe siècle ont eu alternativement deux projets. L’un était le projet du jour, celui qui les saisissait à la gorge et qui réclamait une solution immédiate : expulsion des Anglais, abaissement de la maison d’Autriche, extension des frontières françaises. L’autre était le projet séculaire, celui que nous venons d’exposer, et dont le tour, par suite des circonstances, ne revint pas. Dans la pensée populaire, il était urgent, ce dernier projet, moins urgent toutefois pour la France que pour l’Autriche. Comme toutes les choses vivantes et profondément implantées dans le cœur d’une nation, il a subi, dans le cours des siècles, des modifications incessantes. Il a vécu, il s’est développé, et il est mort. Élaboré, sinon formulé, avant les querelles du catholicisme et du protestantisme, il est resté pendant longtemps un dessein chrétien, universel. C’est sous cet aspect qu’il s’offre à nous dans le Discours de La Noue et dans les Économies royales de Sully. La Moue et Sully étaient des protestans, mais des protestans politiques qui montraient une égale bienveillance à l’égard des évêques catholiques, des recteurs luthériens, des pasteurs calvinistes et des popes grecs. La croisade qu’ils méditaient n’était menaçante pour aucune secte chrétienne, pour aucune nation européenne, mais seulement pour l’islamisme et pour les Turcs. Sous la régence de Marie de Médicis, nous avons vu les calculs de la dévotion catholique et de l’ambition française se glisser doucement, avec De Brèves, dans le grand dessein, si désintéressé, de Henri IV. Au temps de Louis XIV, la déviation est complète; c’est que Henri IV a eu pour continuateur inattendu un capucin qui se fit écouter du pape, de Louis XIV et de Louvois. Dans cette nouvelle phase, le roi de France fut désigné comme le futur empereur d’Orient, comme l’exterminateur non-seulement de l’islamisme, mais de l’église grecque.

Est-il donc si regrettable que Louis XIV n’ait pas pu faire honneur à la parole de ses ancêtres? Dénaturé par le fanatisme religieux, le grand dessein eût produit des fruits amers. L’Orient aurait eu ses dragonnades. Contenue dans de justes limites, l’action de la France de l’ancien régime resta toute bienfaisante en politique comme en religion. Félicitons le christianisme d’avoir eu Louis le Grand pour protecteur et de ne l’avoir pas eu pour vengeur.


LUDOVIC DRAPEYRON.

  1. Voyez le livre récent de M. Mignet, Rivalité de Charles-Quint et de François Ier.
  2. Voyez, par exemple, la Harangue de monsieur d’Aubray pour le tiers état, dans la Satire Ménippée.
  3. De la République des Turcs, troisième partie, p. 90.
  4. Nombre de ces advis, réunis en un volume par les soins de Le Tellier, archevêque de Reims, se trouvent à la Bibliothèque Sainte-Geneviève (à la réserve, avec la marque G. 143, in-8o).
  5. Voyez, dans les Documens inédits de l’histoire de France, le premier volume des négociations dans le Levant, recueillies par M. Charrière.
  6. Son livre parut toutefois un an après celui de La Noue.
  7. « J’estime que celle qui serait plus à propos, ce serait si le Grand-Seigneur mourait sans héritier de la vraie tige et race des Ottomans. »
  8. Nous en possédons un exemplaire orné d’un portrait de Louys, dauphin de France, âgé de huit ans (1609).
  9. on peut faire la confrontation de Lusinge et de Du Pellier à la Bibliothèque nationale; comparez les exemplaires marqués J. 480 aa et J. 482 aa.
  10. Voyez de Vize, Histoire de Mahomet IV dépossédé, 1688 (2 vol. in-12) Nous n’avons trouvé le second volume de cette curieuse relation qu’à la Bibliothèque Sainte-Geneviève.
  11. Voyez sa lettre à Innocent XI sur l’éducation du Dauphin
  12. Bernard de Bologne (Bibliotheca scriptorum capuccinorum), dit de lui : In ar duis expedientis consilio satis est commendatus.
  13. Nous ne l’avons trouvé qu’à la Bibliothèque de l’Arsenal, avec la marque H. 11320, in-12.
  14. A la date de 1675, Michel Febvre aurait voulu deux monarchies à part (Europe et Asie), sous deux Bourbons.
  15. Voyez page 277 de l’État présent de la Turquie (1675).
  16. A la Sorbonne, Bibliothèque de l’Université, avec la marque H. M. 0.9.
  17. Voyez Lettre de M. S. L., seigneur polonais, à M. le marquis C. L., où l’on voit manifestement les pratiques et menées secrètes des Français avec les Turcs et les Hongrois rebelles. Ratisbonne (1683).
  18. On remarquera que l’érudit Michel Febvre parle non pas de chasser les Turcs, mais de les convertir.