Un Programme (Pierre de Coubertin)/Introduction

Imprimerie Chaix (p. 3-7).
Messieurs,

L’homme illustre dont je viens vous parler au nom de ceux qui poursuivent en France le triomphe de ses idées — Frédéric Le Play — n’était ni un rêveur, ni un idéologue. Citoyen d’une autre nation, il se fût sans doute contenté de la culture des sciences exactes qui le captivaient à si haut point ; mais, venu au monde en 1806, il atteignait l’âge d’homme à une époque où l’ordre social se trouvait étrangement ébranlé : tout autour de lui de véritables charlatans politiques mêlés à quelques hommes sincères dont le jugement était faussé, se flattaient de pouvoir régénérer l’Europe par une organisation artificielle des sociétés… Et Le Play, inquiet avec tout le monde de voir que rien de stable ne pouvait s’établir en France, examinait avec la précision de son esprit de mathématicien ces utopies parfois séduisantes ; une à une il les prenait, les retournait, les disséquait, et, finalement, les rejetait comme ne reposant sur aucune base certaine et n’étant que des produits de l’imagination. Alors, peu à peu, l’idée se glissait en lui que certaines lois président à la formation et au développement des sociétés humaines : l’a priori inauguré par Rousseau, ces principes préconçus, ces constitutions idéales combinées dans le silence du cabinet, tout cela le choquait infiniment ; il soupçonnait quelque chose de plus large, de plus vaste, de plus scientifique surtout, et la résolution de chercher ce quelque chose s’enracinait dans son esprit.

Il le chercha pendant de longues années, à travers les steppes de la Russie et de l’Asie, dans les campagnes et dans les villes, auprès des ouvriers de la terre et de la mer, s’asseyant à tous les foyers, observant, interrogeant, analysant tour à tour les peuples prospères chez lesquels règne la paix sociale et les peuples désorganisés que distinguent l’antagonisme des classes et la fragilité des institutions, les sociétés simples où les rouages fondamentaux existent seuls, où la famille est non seulement le principal mais l’unique groupement et les sociétés compliquées qui ressemblent, comme celle de ce pays-ci, à nos machines modernes avec leurs engrenages multiples et leurs savantes combinaisons… et ce fut seulement après avoir achevé cette incroyable odyssée qu’il crut pouvoir, appliquant à son pays le résultat de ses observations, indiquer à la fois la cause du mal et le remède.

Vous le voyez, Messieurs, l’œuvre de Frédéric Le Play est double : d’une part, elle est ouverte sur les perspectives jusqu’alors inexplorées d’une science nouvelle que nous appelons la science sociale, et qui, si elle possède sa méthode d’observation et si elle est basée sur des connaissances déjà étendues, n’en est pas moins comme toutes les sciences, susceptible de grands progrès, — et, d’autre part, elle contient un programme de réforme sociale en France, programme dont tous les points reposent sur l’observation contemporaine des peuples et sur l’examen impartial des périodes de décadence et de relèvement qui marquent les différentes phases de l’histoire.

Répondant, en 1856, au vœu de l’Académie qui couronnait le recueil des « Ouvriers européens », Le Play fonda la Société d’Économie sociale, dans le but de former des voyageurs capables de poursuivre son œuvre d’investigation ; puis, lorsque de nouveaux malheurs eurent fondu sur la France et que bien des yeux se furent ouverts aux véritables causes de tant de catastrophes successives, il groupa autour de lui ceux qui se déclarèrent prêts à travailler au relèvement de la patrie.

Ce n’est pas de la science sociale que je viens vous entretenir ce soir, Messieurs, et ce que je viens de vous en dire n’avait pour but que de vous montrer sur quelle base solide, rationnelle, sur quel piédestal de faits et de réalités notre École appuie les réformes qu’elle propose. Nous avons pensé qu’ici, en ce milieu sagement libéral et vraiment patriote, nos doctrines trouveraient quelque écho : le contact étranger, qui élargit les idées, et le travail, qui leur donne la pondération, seront nos auxiliaires dans vos rangs. Notre programme vous séduira, parce qu’il n’appartient à aucun parti et à aucune secte, parce que, pour l’adopter, on n’a besoin de faire le sacrifice d’aucune croyance ni d’aucune fidélité, parce qu’il écarte résolument les remèdes d’ordre politique dont notre pays a tant de fois fait l’essai et qui lui ont causé tant d’amères désillusions. Il est trop évident que ce n’est pas une combinaison gouvernementale quelconque qui lui rendra ce qui lui manque, la stabilité et la paix intérieure. Rien ne peut suppléer aux résultats d’une vraie et consciencieuse réforme sociale ; mais rien, non plus, ne saurait nous empêcher de préparer le terrain de cette réforme, car il faut qu’elle soit accomplie d’abord dans les idées et dans les mœurs avant de pouvoir devenir une réalité. Sans se désintéresser des luttes politiques auxquelles ils peuvent avoir à se mêler, les membres de nos associations combattent pour des intérêts autrement conservateurs, autrement dignes de ce nom, du moins, que ceux qui se trouvent ainsi désignés dans les luttes électorales. Ils sont plus de trois mille cinq cents ; c’est peu, si l’on considère la grandeur de leurs espérances ; ce serait beaucoup, si tous menaient vigoureusement la campagne et se faisaient les ardents champions des idées de leur fondateur.

Je représente devant vous la première génération de ceux qui n’ont point connu Le Play, qui sont entrés dans la vie active alors que cette grande intelligence venait de s’éteindre, mais qui ont suivi le sillage lumineux qu’elle avait tracée dans son passage à travers ce siècle tourmenté. Je voudrais à mon tour faire passer devant vos yeux un reflet de cette lumière ; puisse votre bienveillance m’aider à remplir une mission si difficile.

La famille, l’État, les rapports sociaux, voilà les trois grandes divisions de cette conférence. On pourrait les étendre davantage, traiter séparément de la religion, du travail, de la propriété, etc. Mais, tout compte fait, rien de ce que nous cherchons à réformer qui ne puisse se ranger sous l’un de ces trois termes ; si la constitution de la famille française était modifiée, si l’État se renfermait dans des limites qu’il n’eût jamais dû franchir, si enfin les rapports sociaux étaient basés sur une véritable fraternité, la France retrouverait la paix sociale et par elle, la stabilité politique, gage d’un avenir prospère.