Un Prince allemand du XVIIIe siècle d’après des mémoires inédits/01
On a imprimé récemment à Copenhague les mémoires d’un prince du XVIIIe siècle qui, sans avoir laissé un nom dans l’histoire, s’est trouvé pourtant associé à des événemens considérables. Mémoires de mon temps, tel est le titre de ce livre. L’auteur est le landgrave Charles, prince de Hesse, fils du landgrave de Hesse Frédéric II et de Marie, fille de George II, roi d’Angleterre. Après avoir passé presque toute sa vie à la cour du roi de Danemark ou dans l’intimité de Frédéric le Grand, le landgrave Charles, âgé de soixante-dix ans, eut la pensée de consigner par écrit les choses dont il avait été le témoin. De tragiques aventures s’étaient passées sous ses yeux, il avait vu de près des personnages singuliers, il avait recueilli des anecdotes et des conversations qui pouvaient intéresser l’histoire ; pourquoi ne pas fixer de tels souvenirs ? Le roi de Danemark Frédéric V et son fils Christian VII, Struensée, la reine Caroline-Mathilde, le comte de Saint-Germain, les francs-maçons, les illuminés, surtout la cour et le camp du grand roi de Prusse, voilà les principales figures de cette galerie. Le prince de Hesse n’a pas de prétentions à l’art de peindre : il ne sait ni ordonner un tableau ni tracer un portrait ; qu’importe ? L’inexpérience de son langage et la candeur de sa pensée ne donnent que plus de prix à ses confidences ; C’est un esprit grave, une âme religieuse ; fortement attaché aux doctrines chrétiennes, il défend sa foi contre les sarcasmes de Frédéric avec une franchise qui commande le respect, II n’appartient au XVIIIe siècle que par ses grands côtés, l’amour du bien public et le sentiment de l’égalité humaine. C’est ce sentiment, je n’en doute pas, qui l’amenait à Paris en pleine révolution ; c’est une espérance généreuse, non pas seulement la curiosité, qui le faisait s’inscrire en 1790 au club des jacobins. Encore un trait à noter : il dicte ses mémoires en 1816, à une époque de réaction générale contre la France, réaction qui embrasse les lettres autant que la politique, l’idiome aussi bien que les idées, et quelle langue emploie-t-il ? La langue française. Voilà bien des motifs, ce me semble, pour s’intéresser aux mémoires du landgrave Charles. Ajoutons que ces pages n’étaient pas destinées par l’auteur à la publicité, et qu’à présent même, bien que livrées à l’impression, elles n’ont pu avoir qu’un petit nombre de lecteurs. On lit ces mots à la première page : imprimés comme manuscrit. C’est donc un manuscrit, non une publication ; c’est un manuscrit imprimé pour la commodité des personnes à qui on le destine, ce n’est pas un ouvrage offert au grand public. Il n’y a aucune raison toutefois pour interroger à huis clos les mémoires du vieux landgrave, et puisqu’une circonstance propice les a fait tomber entre nos mains, nous en parlerons sans le moindre scrupule, Le secret dévoilé ne sera ici qu’un attrait de plus ; des détails instructifs et piquans n’ont-ils pas une saveur particulière, quand on les a dérobés au demi-jour ?
Le prince Charles de Hesse naquit à Cassel le 19 décembre 1744. Par quelles circonstances un prince de Hesse né sur les marches du trône a-t-il passé presque toute sa vie dans les états du roi de Danemark ? Des divisions religieuses qui éclatèrent peu de temps après au sein de la famille régnante décidèrent des destinées du jeune prince. Son père, qui n’était encore que l’héritier présomptif de la couronne, venait de se faire catholique ; le grand-père, Guillaume VIII, landgrave régnant, en conçut un violent chagrin. Très attaché à la religion de ses aïeux, il craignait surtout pour ses petits-enfans l’influence de l’exemple paternel. Ce fut toute une affaire dans la cour du landgrave. De tels événemens, toujours gravés dans la moindre famille, sont bien autrement sérieux dans une maison souveraine, et qu’on se représente surtout ces petites cours allemandes du XVIIIe siècle, où le formalisme impérieux de l’étiquette donnait à tout événement non prévu des proportions colossales. En vérité, c’était une révolution intérieure que cette abjuration de la foi protestante par le prince héréditaire. Il y eut, on le devine aisément, des scènes pénibles, des négociations orageuses ; bref, le père dut renoncer à ses enfans. Ils furent confiés à leur mère, qui était demeurée fidèle à son église, et placés sous la protection du grand-père maternel, le roi de la Grande-Bretagne, auquel s’adjoignirent deux autres souverains protestans, le roi de Danemark et le roi de Prusse. Notre jeune prince avait dix ans quand il fut envoyé avec ses frères à Gœttingue, dans le palais de son grand-père et tuteur George II. On sait que la maison de Brunswick, appelée au trône d’Angleterre après la mort de la reine Anne, avait conservé le Hanovre à titre de fief masculin, et que ce fief, après avoir appartenu tout un siècle à la couronne de la Grande-Bretagne, ne s’en est détaché que de nos jours, en 1837, à l’avènement de la reine Victoria. C’est donc à Gœttingue, dans le palais du roi d’Angleterre, électeur de Hanovre, que les jeunes princes de Hesse trouvèrent un asile en 1754, sous la surveillance de leur mère, toute dévouée à leur éducation. L’année suivante, George II ayant fait un voyage en Hanovre, les enfans furent présentés à leur grand-père au château de Herrenhausen. Bientôt après éclata la guerre qui allait agiter l’Europe pendant sept années, et comme le Hanovre était un des théâtres de la lutte, les jeunes pupilles du roi d’Angleterre furent conduits à Copenhague. Là encore ils trouvaient sur le trône un tuteur et un parent : le roi de Danemark Frédéric V avait épousé une sœur de leur mère. C’est à Copenhague, sous les yeux de ce vieil oncle, si grave, si bon, si respecté, auprès d’une mère « l’ornement et la perfection de son sexe, » que les jeunes princes commencèrent leur éducation. Le landgrave Charles en parle en termes intéressans.
« Nous fûmes élevés dès notre enfance un peu différemment de la manière alors usitée. Ma mère y prit autant de part qu’il lui fut possible, et ce fut à l’anglaise. On nous donna, au moment où nous sortions des mains des femmes, un gouverneur et un informateur[1], tous deux Suisses et très éloignés dans leurs sentimens des principes d’alors. Le pédantisme, les raideurs de la flatterie, les principes d’orgueil, très communs dans ces temps aux cours et à la noblesse allemande, ne parvinrent point à nos oreilles ni à nos cœurs. Notre gouverneur, Sévery, assez jeune homme, qui avait des propos très libres, nous disait souvent, quand il entendait des idées vaniteuses : « Ne vous imaginez rien de ce que vous êtes des princes, sachez que vous êtes faits de la même boue que tous les autres, et que ce n’est que le mérite qui fait les hommes. » Personne n’a été plus convaincu de cette vérité que moi. Le Deutsche Michel, les étiquettes, les vanités du rang, de la naissance, ont été toujours un objet de ridicule pour moi. Dès mon enfance, je mettais ma confiance en Dieu. Je regardais tous les hommes comme égaux à ses yeux, hormis par leur attachement à lui et à leur devoir. C’est le principe sur lequel mon caractère s’est basé sans le savoir ; aussi pris-je pour ma devise à l’âge de vingt et un ans, quand je reçus l’ordre de l’Éléphant : Omnia cum Deo. C’est lui qui m’a guidé, soutenu et mené dans ma longue carrière, et, grâce à lui, malgré toutes mes imperfections, il n’a jamais permis que ma foi et ma confiance en lui se ralentissent un moment. »
Cette âme religieuse et républicaine fut accoutumée de bonne heure au spectacle impartial des choses d’ici-bas. Le Danemark était neutre dans la guerre européenne que termina le traité de Paris, poste excellent d’où il put voir de loin en observateur désintéressé « le grand théâtre de la guerre et du monde, » tandis qu’auprès de lui la fortune avait mis sous ses yeux « une cour respectée ; très décente, sans luxe superflu, objet de la vénération des sujets et de l’estime des cours étrangères. » Il ajoute plus bas, et ce n’est pas le moindre de ses éloges, « une cour sans intrigues. » Il y avait là un favori déclaré du roi, le comte Moltke, qui s’était élevé du rang de simple page à la dignité de grand-maréchal, et chez lequel la bonté du cœur égalait les qualités de l’esprit. Il y avait aussi un ministre des affaires étrangères renommé pour sa haute sagesse et consulté en maintes occasions par les cabinets européens ; c’était le protecteur et l’ami du poète de la Messiade, M. de Bernstorff. Mais, si la cour est honnête, si la politique est sage, que de vices et surtout quelle incurie dans l’administration intérieure ! A part la marine, rempart et honneur du pays, il n’y a presque pas un service public qui ne soit en souffrance. Je ne parle pas de l’armée ; l’auteur des Mémoires a beau nous la peindre sous des couleurs un peu ridicules, il a beau nous montrer ces régimens d’infanterie composés de déserteurs allemands, ces régimens de milice bourgeoise exercés seulement le dimanche sur les places des églises, cette artillerie insignifiante, cette cavalerie bien montée, bien équipée, mais ne faisant ses évolutions qu’au petit trot dans la crainte de fatiguer les chevaux ; malgré ces traits qui font sourire, on est tenté de porter envie à ce peuple que sa neutralité dispensait alors des lourds impôts de la paix armée, en se rappelant surtout qu’aux heures de péril il saura montrer l’énergie guerrière de son patriotisme. « On n’aimait point le militaire en Danemark, nous dit le prince Charles ; peu de gens de condition y entraient… Il n’y avait point de généraux ; peu des plus anciens avaient vu la guerre. On croyait que la marine suffisait pour défendre l’état. On craignait un souverain militaire. » Malheureusement ce n’était pas toujours aux travaux de la paix que profitaient ces défiances. Le prince Charles, quoique très favorable aux Danois et porté à voir dans le règne de Frédéric V l’aurore d’une civilisation brillante, trace un tableau sinistre de la servitude du paysan. Plus on a de peine à comprendre en plein XVIIIe siècle un pareil avilissement de toute une race, plus on est heureux de répéter avec le prince les noms des hommes d’état qui ont fait disparaître à jamais ces iniquités.
« Le paysan était serf en Danemark dans toute l’étendue du mot. Il n’y avait point de justice pour lui, point de protection contre son propriétaire. Beaucoup d’entre eux avaient été les intendans des possesseurs. Ils avaient ruiné leurs maîtres absens, et avaient fini par acheter leurs terres. Sous le fouet impitoyable de cette engeance se trouvait le malheureux paysan danois, à la merci de son maître qui le forçait à son gré à prendre une mauvaise terre ou cour (Hof) et de la mettre en ordre, et qui, lorsqu’il l’avait à la sueur de son front et par sa diligence mise en état, le forçait à en reprendre une autre et le chassait de celle-ci. Le maître le forçait à se marier avec qui bon lui semblait. À la moindre opposition, il donnait le malheureux à la milice pour y servir peut-être jusqu’à vingt-quatre ans, ou il le vendait pour quarante ou cinquante écus à un chef de compagnie ou d’escadron, à condition de n’oser mettre le pied sur sa terre natale ou même dans la province.
« La Jutlande était, autant que je sais, la plus foulée. La Fionie l’était moins ; les terres seigneuriales n’y étaient pas tombées en si mauvaises mains : l’industrie et la diligence y étaient plus innées qu’en Jutlande et surtout en Séelande. Le paysan séelandais était presque entièrement abruti. Il avait une quantité de petits chevaux qui se nourrissaient en hiver presque uniquement de ce qu’ils grattaient sous la neige d’herbes ou de racines. De petits charriots avec lesquels ils menaient quelque peu de blé au marché en ville, des huttes où chaumières qui ressemblaient à celles des sauvages, tel était l’aspect hideux des campagnes de cette belle province. Je dis : ils portaient au marché leurs denrées, mais ce n’était pas dans les petites villes de la Séelande, mais à Copenhague, où même les plus éloignés se rendaient. Ils arrivaient aux marchés, faisaient leur vente, couraient à la taverne se soûler, repartaient ivres et bride abattue, mais s’arrêtaient néanmoins ponctuellement à chaque Kneipe dont toute la route était parsemée à chaque quart de lieue, pour ne pas sortir du seul état bienheureux qu’ils connaissaient. Ce ne fut que par l’abolition de la servitude, ouvrage d’Hercule que le courage, la sagesse et le bon esprit du prince royal, à présent le roi Frédéric VI, y introduisit trente ans après, appuyé et soutenu dans ce plan irrévocablement décidé de lui par le comte de Bernstorff, le comte Christian de Reventlow, président de la chambre, et le conseiller privé Colbjornsen, — que cet état changea. Tout était contre cette mesure, qui changeait absolument la face du Danemark. Les réclamations publiques, les oppositions, les intrigues, les clameurs, rien ne fit effet sur le jeune prince. Il vainquit tout, sans une seule vivacité, laissant toujours agir la loi seule et ne se mettant jamais plus avant que le moment ne l’exigeait. Peu de victoires ont été aussi mémorables que d’affranchir tranquillement un peuple malheureux des liens les plus honteux auxquels l’homme puisse être soumis… »
Attentif à tout ce qui intéressait le Danemark, le prince de Hesse ne tarda guère à y occuper une place considérable. Son esprit appliqué, sa précoce intelligence lui avaient ouvert déjà, presque malgré lui, les portes des conseils supérieurs ; le charme de son caractère et ses vertus de famille l’attachèrent bientôt d’une manière plus étroite à la maison régnante. Le vieux roi Frédéric V aimait tendrement ce jeune neveu si grave, si dévoué au bien public, si étranger aux intrigues de cour, et le prince Charles avait si bien gagné toutes les sympathies que la mort même de Frédéric V ne put empêcher l’accomplissement de ses destinées. Ce fut au lendemain de cette mort pour ainsi dire et sous un roi tout différent que le prince de Hesse, par un mariage selon son cœur, entra dans la famille royale de Danemark. L’année 1766 est une date pleine de souvenirs pour notre personnage ; laissons-lui la parole.
« En 1765, la cour rentra en ville à la fin de l’automne. La maladie du roi se décida bientôt pour une hydropisie mortelle. Je ne puis dire que l’alarme, les craintes de le perdre ne se manifestèrent pas. On cachait assez le danger du roi. il ne voyait personne. Je voyais presque journellement dans ce temps-là le prince royal chez la reine Sophie-Madeleine, mère du roi. C’était, depuis notre venue à Copenhague, notre plus grande protectrice. Elle nous aimait comme ses petits-enfans. Nous passions la part de l’été chez elle à Hirschholm. Nous y dînions et soupions presque toujours seuls avec elle. Elle nous comblait de bontés, et cela s’est soutenu jusqu’à son dernier soupir. Le prince royal était d’une figure charmante, extrêmement dispos, vif, pétillant d’esprit, rempli de bons mots, d’une gaîté extrême et paraissant d’une bonté et douceur infinies. Il ne souhaitait point d’être roi, craignant que cela le gênerait ; mais la Providence en avait décidé autrement. Le bon roi Frédéric mourut beaucoup trop tôt pour le bonheur de son peuple, le 14 janvier 1766. On fit annoncer de s’assembler au Château, dans l’antichambre du roi, à neuf heures du matin. On y attendait en silence le moment où on prononcerait le mot fatal. Toute la place de Christianbourg était remplie de monde qui s’y était attroupé. Le comte de Moltke parut et sortit de la chambre du roi, pâle comme la mort, ne pouvant proférer une parole. Le ministère se rendit avec lui sur le balcon, plusieurs le suivirent. Je sortis avec eux et me trouvai à la droite de M. H. de Bernstorff, qui avait un mouchoir blanc à la main. Il cria trois fois au peuple : Kong Frederik den fertile er dod ; lœnge leve Kong Christian den Syvende[2] ! et tout le peuple répondit par des acclamations de joie : Lœnge leve Kong Christian den Syvende ! tandis que je fondais en larmes. Dans ce moment, le jeune roi sortit de l’appartement de son père et vint au balcon, où il se plaça au milieu, et ainsi entre M. de Bernstorff et moi. Il n’avait point l’air touché du tout et salua le peuple avec la meilleure grâce en répondant à ses acclamations. Le roi, me voyant extrêmement ému et mes larmes couler, me serrait les mains et me dit : Ach, mein armer Prinz[3] ! — Un brouillard épais avait couvert Copenhague jusqu’à ce moment et se dissipa promptement lorsque la proclamation se fit. Cela fut considéré comme un heureux présage. Le roi entra, et au bout de l’antichambre je vis le comte de Moltke tomber évanoui sur une chaise, entouré de quelques-uns de ses fils, qui sentirent vivement la perte de son bienfaiteur et de son ami. Je crois qu’il n’y avait que nous deux qui pleurions bien sincèrement le bon prince dont je révère encore les cendres… »
Ce nouveau roi si peu ému au milieu de la douleur publique, ce jeune souverain si dispos, si pétillant d’esprit et dont la figure charmante respirait une angélique douceur, c’est ce malheureux Christian VII qui deviendra bientôt une espèce de fou, tour à tour furieux et lâche, jouet de ses passions vulgaires encore plus que des intrigans qui l’entourent, le Christian VII qui fera expier sur l’échafaud au comte Struensée, à la reine sa femme au fond de l’exil, les témérités ou les faiblesses dont il a été lui-même le premier auteur ; mais nous ne sommes pas encore en 1772, à l’heure des conspirations ténébreuses et des tragédies sanglantes. L’année 1766 vient de commencer. Christian VII est tout joyeux, et la folle humeur qui avilira chez lui le caractère royal ne se révèle que çà et là par d’innocentes bizarreries. S’il a craint que la couronne ne gênât sa liberté, on peut deviner déjà qu’elle ne l’embarrassera guère. Jusqu’ici pourtant rien de grave ; ce sont tout au plus de juvéniles explosions et des allures fantasques. Il se jette d’une extrémité à l’autre, un jour touché jusqu’aux larmes des sentimens religieux de son cousin, et une heure après racontant la scène à sa mère avec des éclats de rire. Ce compagnon austère qu’il admirait et bafouait tour à tour, au fond il l’aimait sincèrement. Comme Frédéric V, Christian VII voulut attacher le prince de Hesse à la cour de Copenhague. Il avait deux sœurs, l’aînée promise au prince royal de Suède, à celui qui fut plus tard Gustave III, la cadette à peine âgée de seize ans et pour laquelle on n’avait encore formé aucun projet d’alliance. Christian VII avait-il deviné les sentimens du prince Charles pour sa sœur ? « Elle était fort jolie, dit ce dernier, en ses Mémoires, très bien faite, et avait quelque chose de fort spirituel, doux et bon dans la physionomie. » Timidement et discrètement il l’aimait. Le roi brusqua l’affaire et provoqua une déclaration. « Je veux, dit-il, vous fixer en Danemark ; voyez qui vous pourrez épouser. » Il fallut bien que le prince Charles laissât échapper son secret. Dès qu’il eut prononcé le nom de la sœur cadette du roi, Christian lui sauta au cou en criant : « Oui, certes, cela sera. » Il y mit une ardeur si impétueuse que le prince Charles, craignant quelque opposition soit de la reine-mère, soit des ministres, le supplia de se contenir et de vouloir bien mener l’affaire « bride en main. » Tel est pourtant le personnage qui, peu de temps après, au milieu d’un bal, ira s’asseoir à côté de son beau-frère et lui fera cette belle confidence : « Écoutez, mon cher prince, j’ai à vous parler. Il vous reviendra peut-être une foule de choses affreuses qui se disent sur votre compte. Je vous l’avoue en toute franchise, ces rumeurs viennent de moi. J’étais fâché contre vous, je ne sais vraiment pour quel motif, et j’ai dit à qui voulait m’entendre une effroyable quantité de mensonges pour vous perdre de réputation. Il ne faut pas vous en inquiéter, je ne suis plus fâché contre vous. »
Quelques mois après la demande si brusquement arrachée au discret amoureux, le 30 août 1766, le prince de Hesse épousait la sœur du roi de Danemark. Le voilà donc, lui, le grave disciple du christianisme républicain, le voilà devenu le beau-frère de Christian VII, roi de Danemark, et de celui qui occupera bientôt le trône de Suède sous le nom de Gustave III. Entre ces deux personnages si dissemblables, on verra se dessiner plus nettement la douce et austère physionomie du prince Charles. S’il y a loin des caprices désordonnés de Christian aux fantaisies brillantes de Gustave, il y a aussi loin de l’un et de l’autre à la solide raison, à l’humanité sincère du prince de Hesse. Le prince Charles a jugé ses deux beaux-frères dès la première rencontre, et si l’expression de ce jugement n’a pas été remaniée après coup dans les Mémoires, on ne peut qu’en admirer la merveilleuse justesse. À les voir débuter, il devine les tragiques péripéties de leur carrière. Sous les grâces étincelantes du futur Gustave III, à travers ses prévenances et ses mille séductions, ce qu’il y avait de faux ou du moins d’inconsistant chez cette singulière nature ne lui avait point échappé. C’est le premier trait qui le frappe le jour où il assiste au mariage de Gustave avec Sophie-Madeleine. La page mérite d’être citée tout entière ; le tableau des mœurs publiques s’y trouve mêlée à la description des caractères, et peu importe l’inhabileté du peintre quand les choses parlent d’elles-mêmes. Cette figure de Gustave III qu’un écrivain d’un rare savoir fait revivre aujourd’hui sous nos yeux, il y a plaisir à la voir appréciée par un témoin direct. Le jugement combiné à distance d’après les renseignemens les plus variés n’est pas infirmé le moins du monde par le jugement sommaire écrit à brûle-pourpoint. Les contrastes mêmes, s’il y en a par hasard entre les deux récits, ont leur côté instructif et piquant. M. Geffroy nous parle des goûts somptueux de Gustave, de son amour des fêtes magnifiques ; combien l’imitateur de Versailles et de Trianon devait souffrir plus tard en se rappelant les fêtes mesquines de son mariage dans les baraques d’Helsingborg !
« Il faut que je reprenne une circonstance fort remarquable, c’est le mariage et le départ de la princesse aînée, sœur du roi, Sophie-Madeleine, pour la Suède. L’ambassadeur suédois, M. le comte de Horn, étant venu pour la demander, les noces se firent dans l’église du château, La princesse paraissait contente du sort qui l’attendait. Après les noces, on alla à Hirschholm chez la reine-mère. Nous y passâmes quelques jours et nous rendîmes, ensuite à Kronenborg. Le prince royal de Suède était à Helsingborg. Il avait demandé au roi dans une lettre de vouloir m’envoyer à Helsingborg. La princesse royale de Suède passa le Sund dans une grande chaloupe danoise accompagnée de beaucoup d’autres. Je partis une heure d’avance sur une chaloupe royale, accompagné du ministre de Danemark en Suède, M. de Schack. Je fus reçu très poliment sur le pont de Helsingborg et mené tout droit à la maison du prince royal, ensuite Gustave III, qui me reçut à bras ouverts. C’était un prince doué de beaucoup d’esprit, et qui avait eu une éducation très recherchée ; mais il avait quelque chose de faux dans la physionomie qui me frappa d’abord. Il me combla depolitesses. Lorsque la princesse royale s’approcha, il se rendit au pont, et je l’y accompagnai. J’étais à côté de lui lorsqu’il la vit se lever de sa chaloupe pour descendre à terre. Il s’écria tout haut : « Dieu ! qu’elle est belle ! » Il est vrai qu’elle avait un port très majestueux et très beau. En tout, elle était belle lorsqu’elle était en grande parure, grande, avec de grands et beaux yeux, et beaucoup de bonté dans la physionomie. Le prince royal lui donna la main et la conduisit à sa maison. Le pont était couvert d’un drap bleu à couronnes, la rue d’un drap bleu. Les maisons qu’occupait le prince royal étaient peu éloignées les unes des autres. C’étaient sans doute les meilleures de Helsingborg, qui, alors au moins, n’avait que des maisons d’un étage et beaucoup de chaumières. Les dragons de Scanie bordaient les rues, grands hommes et petits chevaux, uniformes du temps de Charles XII. Tout avait l’air bien singulier et bien mesquin. On dîna à une grande table en fer à cheval. Il y eut bal le soir dans la maison du prince royal, où on avait arrangé une salle sur le galetas. On y avait pendu, au lieu de tapisseries, des couvertures de chevaux de main, avec des armes et autres meubles, pour couvrir les côtés de cet appartement. Le bal commença. M. de Llano, envoyé d’Espagne en Danemark, qui dansait fort bien, mais était d’une taille et d’un embonpoint qui exigeaient une solidité à la salle du bal qui manquait entièrement à celle-ci, commençant ) danser avec sa vivacité ordinaire, la salle fut prête à crouler. On cessa la danse jusqu’à ce qu’on eût étrançonné ce galetas avec des poutres dans la salle d’en bas. On tâcha de rassurer les dames, et le bal continua. »
Voilà un singulier bal et d’étranges incidens pour célébrer le mariage du prince qui sera bientôt le fastueux Gustave III ; mais ce qui me frappe le plus dans ce tableau, ce n’est pas le galetas transformé en palais, les couvertures des chevaux servant de tapisseries, le formidable ambassadeur mettant une salle de bal en péril par sa danse effrénée : c’est le jugement du landgrave de Hesse sur le prince royal de Suède. Avez-vous remarqué ce signalement ; « un prince de beaucoup d’esprit, qui avait reçu une éducation très recherchée, mais dont la physionomie offrait quelque chose de faux ? » Ce je ne sais quoi d’inquiétant, le landgrave de Hesse le retrouvera sur le visage de son beau-frère chaque fois que le hasard les rapprochera. Quatre ans après, le prince royal de Suède ayant passé par Copenhague pour faire son voyage de France, le landgrave devine à sa conversation les futures hardiesses de sa politique, et tout en appréciant son ardeur, il ne peut s’empêcher de le tenir en défiance. C’est encore une page à noter.
« En 1770, le prince royal de Suède et son frère cadet Frédéric firent un voyage en France et passèrent par Copenhague, où ils s’arrêtèrent pendant quelque temps. Notre cour les reçut dans une situation bien extrême. Le ministère était sur le point d’être renvoyé. Struensée, médecin du roi, possédant sa confiance et celle de la reine au plus haut degré, voulait tout écarter qui pouvait être dans son chemin ou résister à son pouvoir absolu. La cour était déserte, et tout annonçait l’écroulement total du gouvernement d’alors. Le prince royal, depuis Gustave III, vint avec son frère, le sénateur Scheffer, et quelques messieurs à Slesvic, où ils logeaient à la poste. Ils se firent annoncer et vinrent souper chez nous et passèrent quelques jours ici, où il y eut tous les amusemens qu’on pouvait leur procurer, Son principal mérite était la conversation, qui ne tarissait jamais avec lui. Il était fort intéressant, quoique regardant toute chose sous un autre point de vue que moi. Il raconta à ma femme et à moi. après avoir déjeuné seul chez nous, l’histoire de la diète de Norkiœping et de ce qui l’avait précédée, le roi son père ayant voulu abdiquer, si elle n’était assemblée. Il parla avec tant de vivacité, d’esprit et de chaleur sur cette affaire que, dans le tableau que j’en traçai à M. de Bernstorff, je lui présageai sur-le-champ la révolution qu’il fit deux années après, étant devenu roi de Suède pendant qu’il était en France. Il me témoigna la plus grande amitié et me fit les plus grandes protestations. Je ne puis nier cependant que je sentais quelque chose qui me forçait à me défier de lui. »
Et comme il peint le roi de Danemark Christian VII, la reine Caroline-Mathilde, le comte Struensée ! Au milieu de ces notes tracées négligemment, quels traits de lumière subits ! On s’est beaucoup occupé, depuis bientôt un siècle, du sombre et mystérieux drame de 1772 ; tout récemment encore, M. de Jenssen-Tusch a raconté d’après de nouveaux documens la conspiration contre la reine Caroline-Mathilde et les comtes Struensée et Brandt[4]. Il s’en faut bien cependant que la vérité soit connue tout entière et que le caractère de Struensée ait été l’objet d’une étude impartiale. La catastrophe du médecin devenu législateur, la douloureuse destinée de Caroline-Mathilde, les fureurs de la reine-mère, l’imbécillité du roi, tout cela prêtait si bien aux explications romanesques et aux déclamations libérales ! Si quelque document doit fournir sur ce point l’occasion d’une analyse pénétrante et définitive comme les aime, l’histoire de nos jours, c’est ce témoignage du landgrave Charles. Non pas que le beau-frère de Christian VII ait cru devoir exposer en détail toutes les péripéties du drame. On voit qu’il pense là-dessus comme Voltaire écrivant à Mme Du Deffant : « Toute cette aventure est bien horrible et bien honteuse. » Il n’en parle donc qu’avec répugnance, comme s’il craignait d’évoquer des images de honte et d’horreur. Quelle que soit pourtant sa discrétion, nous devinons sans peine où sont les acteurs qu’il condamne. Le roi se couvre d’ignominie ; la reine, abandonnée à elle-même, est tout à fait sous la dépendance de ce brillant don Juan, appelé Struensée. « J’avoue, dit le landgrave, que mon cœur était brisé de voir cette princesse, douée de tant d’esprit et d’agrémens, et dont jusque-là le cœur avait été excellent, tomber à ce point et en de si mauvaises mains[5]. » De la part d’un homme aussi sérieusement honnête, aussi candidement libéral que le landgrave de Hesse, ce sont là des indications d’une singulière portée ; l’histoire ne peut se dispenser de les recueillir. Les écrivains allemands font volontiers de Struensée une sorte de Joseph II, un réformateur trop pressé, un disciple de Voltaire et de Rousseau appliquant les principes du XVIIIe siècle à une société qui n’est pas encore mûre pour les recevoir. Des documens trop peu étudiés jusqu’ici, les paroles mêmes de Struensée dans la prison de Copenhague, ses entretiens avec le théologien protestant qui le ramena du matérialisme aux sentimens chrétiens[6], ses aveux, ses confessions, nous présentent sous un jour tout nouveau le rôle de l’aventurier, et, pour peu qu’on y regarde de près, on s’aperçoit bien vite que ces réformes si fastueusement proclamées étaient chose fort secondaire à ses yeux. Il y voyait un moyen, non pas un but. Struensée n’est pas de la race des Joseph II, des Pombal, des Malesherbes, des Turgot, de ceux qui ont appliqué ou essayé d’appliquer au gouvernement des nations les principes du XVIIIe siècle ; Struensée ne songe qu’à lui-même. Ce n’est pas un réformateur pénétré de l’importance de son œuvre, c’est un don Juan qui veut jouir de la vie et qui ne se sert des généreuses idées de son temps que pour assurer sa jouissance. Ce jugement, qui se dégageait peu à peu chez les esprits attentifs, est confirmé aujourd’hui par les Mémoires du landgrave de Hesse. Le silence même du landgrave en dit autant que ses paroles. Animé des meilleures pensées de son époque, ami de toute réforme vraiment humaine, aurait-il passé négligemment sur les innovations de Struensée, s’il avait pu les prendre au sérieux ? Remarquez d’ailleurs la discrétion et l’impartialité du landgrave. Point de véhémence, point de termes de mépris. Il assiste en spectateur attristé aux désordres de la cour et de l’état ; nulle passion personnelle ne lui inspire de paroles injustes. Tout en condamnant Struensée, tout en plaignant la reine Caroline-Mathilde d’être tombée en des mains si mauvaises, il signale la honteuse folie du roi, première cause de tant d’ignominies :
« Le malheureux état du roi se découvrait journellement de plus en plus. On avait naturellement tout l’intérêt imaginable à le cacher. Est-ce que Struensée avait donné au roi quelque chose qui l’occasionna, ou est-ce que cela vint des débauches continuelles du roi ? C’est ce que je ne déciderai point ; peut-être lui donna-t-on des choses fortifiantes pour restaurer sa faiblesse, et qui fissent l’effet de lier les facultés de son esprit sans les lui ôter tout à fait. Si je me permettais de parler métaphysique, j’attribuerais à un autre esprit entré en lui les effets très singuliers de son état. Avant qu’il y tombât, j’observais très fréquemment deux manières de penser en lui si différentes et qui se succédaient si rapidement, l’une douce et amène, l’autre dans l’instant même comme d’un furibond, faisant un visage horrible et grinçant des dents ; mais de celui-là il ne repassait point aisément au premier, et j’étais souvent obligé de m’enfuir. »
Le landgrave aurait pu s’exprimer d’une façon plus correcte ; quant à la folie du roi, on n’en saurait donner une plus fidèle image. Il y avait deux âmes chez ce malheureux Christian VII, une âme douce, une âme furieuse, et l’âme furieuse, l’âme démoniaque, venue on ne sait d’où ni comment, avait fini par dominer l’autre. De là, l’avilissement du roi, l’abandon et les fautes de la reine, de là aussi les entreprises de Struensée auxquelles on ne put mettre fin que par une conspiration où se déchaînèrent d’autres passions non moins coupables. Le landgrave, dans son impartialité, regrette la conspiration dont Struensée fut victime autant qu’il a déploré le scandale de son élévation. « Les choses, dit-il, prirent une tournure moins malheureuse pour l’état, quoique je regarde toujours la révolution du 17 janvier 1772 comme un éclat fatal, et qui, je l’avoue, me peine quand j’y pense. »
Le prince Charles ne fut pas toujours réduit au rôle de spectateur. De graves événemens se préparaient en Norvège. On sait que la Norvège relevait alors de la couronne danoise et qu’elle était convoitée par la Suède. Ces affinités naturelles, qui devaient réunir un jour les deux parties de la péninsule Scandinave sans leur enlever leur caractère distinct, étaient une tentation perpétuelle pour le royaume ébranlé de Charles XII. Or, au moment même où le prince Charles commençait à se faire apprécier du gouvernement de Copenhague, la Norvège était devenue plus que jamais le point de mire de l’ambition suédoise. Combattre ces tentatives de la Suède, maintenir la Norvège sous la suzeraineté du Danemark en respectant ses mœurs et ses franchises, lui inspirer même le sentiment de son autonomie, desserrer à propos ses liens sans les laisser se rompre, en un mot faire sentir aux Norvégiens les avantages de l’union danoise et en dissimuler les inconvéniens, telle fut la tâche délicate dont le gouvernement de Copenhague chargea le landgrave de Hesse. À quelle occasion ? il faut le dire en peu de mots ; c’est un de ces curieux épisodes qui vont se perdre dans l’histoire générale et que des mémoires comme ceux-ci ont le mérite de remettre en lumière.
Après son coup d’état du 19 août 1772, le jeune et brillant roi de Suède, Gustave III, avait besoin de justifier par ses actes l’accroissement de sa puissance. Sans verser une goutte de sang, il avait arraché son pays à une oligarchie désastreuse, il avait déjoué les complots de la Russie, de la Prusse, du Danemark lui-même, enfin il avait enlevé aux spoliateurs de la Pologne l’espérance de se partager la Suède. C’était beaucoup sans doute ; la journée du 18 août méritait de devenir une date glorieuse, pourvu que le despote fit de son autorité un patriotique usage et préparât l’époque meilleure où la liberté pourrait être sans péril restituée à la nation. On a raconté ici même les préoccupations du roi de Suède au lendemain de sa victoire ; on l’a montré recherchant les suffrages de l’opinion à ce tribunal de la France qui jugeait les affaires de l’Europe ; et quelle joie pour lui quand Voltaire, d’Alembert, tous les encyclopédistes, sans parler des reines de salon, saluaient de leurs bravos ce coup d’état qui donnait le pouvoir absolu à un roi réformateur ! Ces acclamations si enviées ne suffisaient pourtant pas : il fallait à Gustave des succès plus rapprochés et des prestiges plus directs pour triompher des ressentimens de la noblesse. Ceux-là mêmes qui avaient applaudi d’abord à la chute de l’oligarchie, bourgeois et paysans, n’allaient-ils pas réclamer le prix de leur adhésion ? Ces réactions inévitables ne permettent pas aux vainqueurs de s’endormir ; Gustave III devait aller au-devant des exigences. Un de ses premiers plans, nous l’apprenons par les Mémoires du landgrave Charles, fut d’exciter une rébellion en Norvège et de s’y faire nommer roi par le suffrage populaire. L’effroi fut grand à Copenhague lorsqu’on sut que les émissaires de Gustave parcouraient le pays, et que lui-même faisant son Eriks gatta, c’est-à-dire son tour de Suède, s’avançait lentement le long des frontières norvégiennes. On se serait effrayé à moins ; il y avait si longtemps que l’incurie et le dédain de l’administration danoise laissaient la Norvège en souffrance. « Tout, dit le landgrave, était dans l’état le plus déplorable : les forteresses tombaient en ruine ; pas un canon monté ; les troupes n’avaient point été exercées depuis dix ans. » Il n’y aurait eu là qu’un demi-mal, si les Danois s’étaient élevés des remparts dans le cœur des Norvégiens. Par malheur, c’était le contraire. En même temps qu’on laissait crouler les forteresses et l’armée se dissiper en poussière, on ne négligeait rien pour s’aliéner les habitans. Ce n’étaient pas des frères, c’étaient des vassaux. Pauvres colons tributaires, la libre importation des grains leur était interdite ; il leur fallait prendre à haut prix le blé venu du Danemark. D’autres impôts non moins iniques pesaient sur cette nation laborieuse et honnête. L’armée, incapable de protéger le pays, n’était bonne qu’à servir les exigences du fisc. Que d’injustices surtout dans les provinces éloignées ! que de violences impunément commises ! Peu à peu cependant les distances, l’isolement des victimes, le silence des longues solitudes ne réussissent plus à cacher les coupables. « On murmurait hautement, dit le landgrave, et déjà les gazettes de Christiania discutaient la question de savoir si la Norvège ne serait pas plus heureuse, unie avec la Suède. Ce fut dans ce moment qu’on me choisit pour le commandement en Norvège. »
L’appel du landgrave à un tel poste et dans un tel moment indique assez l’idée qu’on avait de son mérite. C’était un beau début pour un chef de vingt-huit ans. Les circonstances qui accompagnèrent sa nomination en relèvent encore le caractère. « Prenez garde, avait dit un des ministres, M. d’Osten, si vous l’envoyez en Norvège, il s’y fera roi. » Et comme les autres membres du conseil se récriaient, proclamant la loyauté du landgrave : « Après tout, qu’importe ? dit l’amiral Rœmeling, s’il faut que la Norvège nous échappe, mieux vaut qu’elle soit au prince Charles qu’au roi Gustave. » Cette réflexion singulière coupa court au débat, double preuve et de la situation désespérée où se trouvait la Norvège et de la valeur qu’on attribuait au prince Charles.
Personne n’était mieux fait pour détourner de Gustave les sympathies norvégiennes et les ramener au Danemark ; sa loyauté, on le vit bientôt, égalait ses talens. Il y avait une sorte d’affinité entre l’esprit norvégien et le caractère du prince Charles : même gravité, même candeur, même sentiment du juste. Ces vertus patriarcales dont on se souciait si peu dans les conseils de Copenhague, il les admirait à cœur ouvert. Qui l’eût empêché de se faire proclamer roi à Christiania, s’il n’avait été avant tout esclave de sa parole ? Lorsque le prince Charles aborda sur les côtes de Norvège au commencement de l’hiver de 1772, il apprit que l’armée suédoise était à la frontière avec Gustave III, et que déjà plus d’un émissaire avait semé des germes de révolte parmi les troupes norvégiennes. La présence du prince affermit les esprits chancelans, comme sa loyale attitude fit hésiter Gustave. Il y avait là un capitaine suédois nommé Lilienhorn qui jouait un rôle assez équivoque. « Je parlai, dit le landgrave, à ce capitaine Lilienhorn, qui me porta une lettre de son souverain, fort obligeante, où il me disait qu’il faisait son Eriks gatta, et qu’il serait charmé s’il pouvait me rencontrer quelque part. Je dis à Lilienhorn que j’avais toujours été fort attaché au roi, que j’aurais extrêmement désiré de pouvoir me rendre quelque part pour lui faire ma cour, mais que malheureusement je trouvais des circonstances qui devaient faire craindre que la guerre n’allât s’allumer, qu’il ne me restait ainsi que l’espoir de mériter son estime. » Voilà les deux beaux-frères en présence, l’un séduisant et captieux, l’autre simple et intègre. Gustave eut l’air de battre en retraite, sauf à continuer sous main les intrigues commencées.
Comment s’y prit le landgrave pour déjouer les manœuvres du roi de Suède ? Il détruisit coup sur coup les abus qui causaient la misère publique. Les grains purent entrer librement dans les ports de Norvège sans avoir passé par le Danemark ; plus de disette à redouter, plus d’impôts énormes, plus de vexations insolentes. Or, une fois ces iniquités détruites, on n’était plus Suédois. Même, les produits de la Suède faisant presque tous concurrence aux produits de la Norvège, le Danemark pouvait venir en aide aux Norvégiens beaucoup mieux que le gouvernement de Stockholm. Le prince Charles avait fait cette remarque, et il espérait qu’elle servirait sa politique. Tout allait donc pour le mieux.
« Mais il y avait des démagogues qui avaient une autre idée. C’était de rendre la Norvège un royaume indépendant. Je me rappelle qu’un soir ces messieurs discutèrent cette matière avec une vivacité presque affectée et en concluant qu’il leur fallait un roi à eux seuls. On chante à la fin des soupers en Norvège en buvant des santés. On avait fait des vers sur moi, dont le refrain était en qualité de commandant-général : « En bedre kunde vi aldrig faae[7]. » — Alors toutes les dames commencèrent et les hommes suivirent à me porter ces mots en toast. Tout ceci était une affaire arrangée d’avance. Le roi de Suède, Gustave III, en parla à l’envoyé d’Espagne à Stockholm et lui dit : « Je ne sais comment le prince Charles a fait, mais il a coupé toutes mes liaisons en Norvège, dont j’étais sûr ; ils veulent en faire leur roi. » Et ils me nommaient publiquement le roi Charles par dérision, tâchant de donner par là de l’ombrage à Copenhague. J’ai ces détails par M. de Llano lui-même, qui était depuis longtemps mon intime. Je ne fis jamais semblant de comprendre ou de remarquer ces propos, et je me préparai à me rendre à Copenhague vers le mois d’avril. Je traversai la Suède incognito, en courrier, avec les passeports ordinaires… »
Le prince Charles retournait à Copenhague pour rendre compte de son œuvre et demander la permission de la consolider en y associant la princesse sa femme. Il avait gagné bien des cœurs, la princesse achèverait la conquête. Que de choses peut faire une femme où s’arrête l’action de l’homme ! Au mois de juin 1773, une flotte de douze vaisseaux de ligne était en rade à Copenhague sous le commandement de l’amiral Kaas. On en détacha deux, le Neptune et la Séelande, pour transporter le prince en Norvège avec sa femme et sa fille aînée. Un brick complétait la petite escadre. Le roi, la reine-mère, le prince Frédéric, étaient venus accompagner le sauveur de la Norvège. Ce fut un départ triomphal et une arrivée plus triomphale encore. Quand les augustes voyageurs débarquèrent à Christiania sous le salut des forteresses, une foule immense remplissait le port et la ville. Il y eut un véritable enthousiasme et des acclamations sans fin. On était impatient surtout de voir la princesse établie à Christiania, établie à poste fixe et tenant une sorte de cour. Le prince avait d’autres vues ; avant de s’installer si complètement, il avait promis de faire le tour de la Norvège et d’aller avec sa femme partout où pourraient passer les voitures. Ils partirent à la fin de juillet et se rendirent à Drontheim, recevant sur tous les points de la route des témoignages d’affection et de reconnaissance. De là, une tournée nouvelle les conduisit dans le centre et dans le nord. Ils virent ces belles provinces, comme les appelle le landgrave, ces provinces où la beauté sévère de la nature accompagne si bien la morale beauté de la race humaine ; ils purent connaître de près la grâce de l’ancien peuple ; un sentiment de vénération pénétra leurs nobles âmes… Mais pourquoi traduire ce que le landgrave exprime lui-même avec tant de candeur et de cordialité ? « Ces provinces, dit-il, et celles de Foden sont les plus belles qu’on puisse voir. C’est un sentiment bien doux quand on apprend à connaître ces familles patriarcales de la Norvège, lorsqu’on entend ces gens avec de longues barbes, souvent blanches, qui vous tutoient, vous bénissent, et parlent avec une sagesse et une bonhomie si respectables. Le cœur se dilate. Je ne connais rien de meilleur que ce peuple des montagnes, ou, pour mieux dire, des lacs. L’habitant des villes et des provinces méridionales (smaalaenderne) touchant à la Suède est bien plus corrompu, mais l’intérieur du pays est la nation la plus respectable du globe. Je ne me permets plus d’y penser. La séparation présente du Danemark m’a pénétré de douleur… »
Le prince Charles écrivait ces lignes plus de quarante ans après son premier voyage chez le doux peuple des lacs. Il s’était attaché à ces braves gens non-seulement par sympathie pour leurs mœurs patriarcales, mais par le bien qu’il leur avait fait. La Norvège est restée longtemps sous l’administration du beau-frère de Christian VII : non pas que le landgrave ait été toujours présent de sa personne dans son gouvernement ; mais alors même que sa destinée l’appelait sur d’autres théâtres, le pays qu’il avait délivré de la misère ne cessait de ressentir sa bienfaisante action. Il avait organisé un conseil où se perpétuait son esprit. On n’y décidait rien sans l’avoir consulté. Au camp de Frédéric, dont il va bientôt être le compagnon d’armes, chez les princes de Hesse, où le rappelleront des devoirs de famille, dans ses voyages de France sous la révolution, bref, en tout lieu, en tout temps, le prince de Hesse restera en communication avec ses chères populations des lacs et des montagnes ; travaillant au bien de tous, il surveillera d’un œil attentif les intérêts de chacun ; il pourra enfin se rendre ce témoignage, où se révèle le justicier autant que le réformateur : « j’ai conservé le commandement de la Norvège jusqu’au moment où ce royaume fut perdu, c’est-à-dire plus de quarante et un ans, et je remercie Dieu de m’avoir si bien gardé pendant cette longue période que jamais je n’ai rendu personne malheureux, ni commis, autant que je sais, une injustice quelconque. Jamais du moins je n’ai reçu ni entendu à ce propos une seule plainte. »
Le témoignage que s’accorde ici le prince Charles peut-il être suspect ? Je ne le pense pas. Le prince, on le verra par la suite, est parfois singulièrement crédule en ce qui concerne les autres, tant la candeur de son âme le rend accessible à la tromperie ; cette candeur même est la garantie de son langage en tout ce qui le regarde personnellement. Il y a dans ses confessions un accent de sincérité qu’on ne saurait méconnaître. Nous avons d’ailleurs à cet égard un sûr moyen de contrôle ; l’histoire confirme de la manière la plus éclatante les paroles qu’on vient de lire. À quelle époque finissent les quarante et une années auxquelles le prince ne peut songer sans larmes ? Comment et au milieu de quelles circonstances eut lieu la réunion de la Norvège à la Suède ? Après une révolution accomplie à Stockholm en vue d’arracher la patrie de Charles XII à l’invasion moscovite (1809), après la mort du prince Christian-Auguste de Holstein-Augustenbourg, successeur désigné du trône (1810), le nouveau prince royal, Bernadotte, détournant la Suède de son antique alliance avec la France, s’unit à la Russie contre Napoléon, devient un des chefs de la coalition européenne, et vainqueur de ses anciens compagnons d’armes (1813), va porter la guerre chez nos fidèles alliés du Danemark, où il impose au roi l’abandon de toutes ses possessions norvégiennes (traité de Kiel, 14 janvier 1814). Savez-vous ce que fit la Norvège ? Elle protesta les armes à la main contre cette décision qui la réunissait à la Suède ; elle voulait continuer à vivre sous l’administration danoise, tant le prince Charles avait su protéger les intérêts et faire respecter les droits de son cher peuple norvégien. Vainement le roi Frédéric VI avait-il engagé sa parole, son fils, le prince royal Christian-Frédéric (et notez qu’il était par sa mère le petit-fils du prince Charles de Hesse)[8], fut obligé par les Norvégiens eux-mêmes de prendre le commandement de l’armée pour s’opposer à l’exécution du traité de Kiel. La guerre dura six mois ; la Suède n’obtint la Norvège que par droit de conquête (14 août 1814), et sans les désastres de la France, sans les menaces de la coalition, qui peut affirmer que ses armes eussent triomphé ? Voilà, ce me semble, le plus magnifique éloge de l’administration toute paternelle du landgrave Charles, prince de Hesse.
Un des plus curieux épisodes des Mémoires du landgrave Charles, c’est son séjour auprès de Frédéric le Grand. En 1774, le landgrave avait reçu du roi de Danemark le titre de feld-maréchal pour ses services en Norvège ; quatre ans après, on lui proposa d’aller servir en volontaire auprès du roi de Prusse. Le prince accepta l’offre avec joie. La guerre était sur le point d’éclater entre Frédéric et l’empereur Joseph II au sujet de la succession de Bavière. Quelle occasion meilleure de faire ses premières armes et de voir à l’œuvre sur son terrain le héros de la guerre de sept ans ! Le feld-maréchal de Christian VII se rend en toute hâte à l’armée de Silésie, commandée par Frédéric ; son frère aîné, héritier présomptif du trône de Hesse, qui servait en volontaire avec le titre de major-général prussien, y avait déjà son quartier. La présentation se fît brusquement et militairement. Un matin, les deux princes de Hesse, se rendant au quartier-général, voient accourir le roi, accompagné d’un aide-de-camp. Ils se rangent pour le laisser passer. Le roi s’approche : « Ah ! dit-il, c’est le prince votre frère ! J’aurai le plaisir de vous voir au quartier-général. » Et il continue sa route. la cérémonie était terminée. Au quartier-général, on se connaissait déjà ; le roi fut plein de cordialité pour le jeune maréchal danois, et après maintes questions sur sa bonne amie, la reine-mère de Danemark, il l’invita le soir à sa table. Le dîner fut long, car le roi parla beaucoup et fit beaucoup parler le jeune prince. Il s’agissait surtout de la Norvège, de l’état du pays, de ses ressources matérielles et morales, et comme le prince, possédant son sujet à fond, répondait aux interrogations du roi avec autant de précision que de plaisir, ce premier examen lui fut de tout point favorable. Les jours suivans, l’examen recommença, les questions se multiplièrent et prirent un caractère nouveau. Soit que Frédéric, après un premier témoignage de sympathie, revînt à son tour d’esprit naturel, soit qu’il voulut tâter le prince Charles, il laissa siffler le sarcasme à travers son enquête. Ce n’étaient plus seulement les questions d’une intelligence curieuse et avide, c’étaient des questions mordantes. Le prince était sur ses gardes, tout prêt à la riposte, et attentif toutefois à ne pas oublier les lois du respect. Un soir, c’était le troisième ou le quatrième dîner, le roi paraissait un peu échauffé en se mettant à table : il venait d’apprendre que ses réclamations à Joseph II au sujet de l’occupation de la Bavière par les troupes autrichiennes avaient été mal reçues, et que la guerre était inévitable.
« À table, le roi commença ses questions, et cela sur l’agriculture du Holstein. Je lui dis que les chevaux et les bestiaux en étaient la principale branche, qu’il y avait des terres qui possédaient trois cents, quatre cents, cinq cents vaches. Le roi me répondit avec vivacité : « Par Dieu ! je crois que ma bonne amie la reine Julie m’assisterait volontiers avec trente mille bœufs. — Je n’en doute pas, sire, lui répondis-je, et dans ce cas ce serait moi qui les commanderais ! Et si Annibal put avec une quantité de bœufs détruire les aigles romaines sous Fabius, je ne doute pas que je n’aie ce même bonheur pour le service de votre majesté. » Tout le monde se tut et baissa les yeux. Le roi prit un ton radouci et me dit : « Ah ! mon cher prince ! » puis continua à parler d’autres choses. Cela me valut son estime, et j’appris quelques jours après, du comte Goerz et d’autres, qu’il renchérissait chaque jour sur l’opinion qu’il avait bien voulu témoigner de moi. »
De la fermeté, de l’esprit, de l’à-propos, tout cela, joint à un fond solide, devait plaire au vieux Fritz, et nous voyons en effet le jeune maréchal de l’armée danoise entrer décidément dans l’intimité du roi de Prusse. Que Frédéric revienne à la charge, qu’il attaque son commensal sur des matières plus graves, le prince ne reculera pas d’une semelle : il sait ce qu’il doit et ce qu’il peut.
Quelques jours après, la guerre prévue éclatait, et Frédéric se jetait sur la Bohême. Cette vive campagne, que l’impératrice Marie-Thérèse se hâta d’arrêter au plus tôt, eut pourtant ses émotions et ses péripéties. Le prince Charles put y étudier de près le caractère de Frédéric dans la dernière période de sa carrière et les sentimens qu’il inspirait autour de lui. On ne saurait dire que ce fût de l’affection. Ses anciens lieutenans étant morts, et comme il n’y avait plus personne qu’il crût digne de toute sa confiance, il arrivait parfois que ses meilleures idées, mal comprises ou mal exécutées, amenaient des échecs assez graves. En vain, selon le témoignage du prince, savait-il embrasser les conceptions les plus vastes et les plus petits détails, il eût fallu qu’il surveillât tout par lui-même. Or, à chaque mésaventure de ce genre, on se réjouissait au camp de prendre le roi en faute. C’était la punition de son orgueil et de sa défiance. Un jour, des convois arrivant de Silésie par ordre du roi avaient été surpris au passage par des pandours autrichiens. « Le lendemain matin, raconte le prince, lorsque je vins à l’ordre, chacun s’empressa de me régaler de cette nouvelle, qui me semblait désastreuse ; la joie était inconcevable de ce que le roi avait eu un revers qu’on lui attribuait. J’en fus indigné ; c’est pourquoi on m’appelait le royaliste. On ajoutait : Maintenant que la vache est partie, il va fermer l’étable. En tout, la disposition des esprits était bien différente de ce qu’elle devait être pour ce grand homme. »
Ce sont là des traits qui intéressent l’histoire ; le Frédéric de 1779 n’est plus le Frédéric de la guerre de sept ans. Son génie est toujours le même, actif, pénétrant, lumineux, mais les années sont venues, la mort a emporté les compagnons de sa jeunesse ; isolé dans sa défiance, il est mal servi, et ce sentiment du respect qu’il a si peu enseigné par ses paroles fait défaut aujourd’hui à tous ceux qui l’approchent. On n’ose pas encore se moquer de lui en face, seulement on prend plaisir à le désobliger. Jamais une parole amie, jamais un éloge parti du cœur. « Personne, — je cite encore le prince Charles, — personne ne faisait au roi le plaisir de lui dire une chose agréable, même vraie ; par contre, on se faisait presque une fête de lui donner les nouvelles les plus désagréables. Je lui ai toujours dit, quand l’occasion s’en présentait, la pure vérité, mais j’étais charmé quand je pouvais lui dire indirectement et sans flagornerie que je savais apprécier ses grandes qualités et les grandes choses qu’il avait faites dans son pays et dans le militaire. En revanche, je croyais de mon devoir de contredire toutes les fausses opinions qu’il avait sur des personnes ou des choses que je connaissais mieux. Ses propos sur la religion m’étaient insupportables… » Disputer sur la religion et en même temps ranimer ses souvenirs de gloire au feu de ce jeune enthousiasme, c’était double profit pour le vieux Fritz, environné d’ennemis intimes. Aussi, comme on devine bien sa joie au moment où le prince Charles provoque ses confidences ! Il l’a pris en telle amitié, tout en le bourrant çà et là, qu’il lui confie des secrets dont personne autour de lui ne doit soupçonner le premier mot. Savez-vous pourquoi cette campagne de Bohême, si vivement commencée, a été terminée si tôt par le traité de Teschen ? Parce que Marie-Thérèse, répond l’histoire, se hâta d’envoyer des négociateurs au camp du roi de Prusse, parce que le roi de Prusse lui-même, soit prudence, soit fatigue, hésitait à reprendre une bonne fois ses bottes de la guerre de sept ans. Les Mémoires du prince Charles nous donnent à ce sujet des informations plus précises. Un jour que le prince exprimait au roi sa surprise sur cet empressement à terminer la guerre : « C’est que je sentais venir ma goutte, » répondit le roi. Nouvel étonnement du prince Charles, qui ne reconnaît plus le hardi capitaine et qui insiste au nom de sa gloire. N’est-ce donc pas Frédéric qui a écrit ces mots empruntés à Maurice de Saxe : Il n’est pas nécessaire que je vive, mais bien que j’agisse ? N’est-ce pas lui qui, pris d’un accès de goutte au matin d’une bataille, se fit porter par ses grenadiers sur un brancard et conduisit l’armée à la victoire ? Le roi lui répondit : « Ah ! si ce n’étaient maintenant que de légers accès, je n’eusse pas hésité à prolonger la partie ; mais cette goutte maudite s’accroît pendant neuf jours, reste neuf jours en son paroxysme, met encore neuf jours à décroître, et pendant tout ce temps-là j’ai continuellement une espèce de transport au cerveau. Je sens alors que je suis hors d’état de commander, que je ne fais que des confusions ; mais c’est alors aussi que je suis le plus jaloux du pouvoir, et je vois trop bien qu’il me faut donner le commandement à un autre qui marcherait en avant et me laisserait en arrière. » Un conquérant devenu goutteux au point d’en perdre la tête, un maître jaloux de son pouvoir et qui se défie de ses lieutenans, voilà les vrais préliminaires du traité de Teschen.
Mais c’est surtout à table qu’il faut écouter le roi de Prusse. En réunissant les pages dispersées çà et là dans les Mémoires du prince Charles, on composerait un chapitre intitulé : Propos de table de Frédéric le Grand. Il ne s’agit plus des soupers philosophiques de 1750, plus de Voltaire pétillant de sarcasmes, plus de Lamettrie scandalisant Voltaire, plus de ces licences impies que Frédéric lui-même était obligé de mettre en fuite en évoquant tout à coup l’image de la royauté : Silence, messieurs, voici le roi ! Aux dîners de la campagne de Bohême, c’est le roi qui parle, qui parle toujours, harcelant celui-ci, mordant celui-là, cherchant qui lui réponde, surpris et charmé si quelqu’un ose lui tenir tête. Il y a là de vieux généraux qui trouvent les séances bien longues et dont les paupières s’engourdissent. Réveillés un instant par une boutade du roi, ils jettent un mot à l’aventure, puis se rendorment. Le roi reprend la parole et ne s’arrête plus. Qui donc l’écoutera jusqu’au bout ? Le prince Charles.
« La table du roi m’était fort intéressante ; presque tous les autres convives la craignaient et se désolaient de sa longueur. Il y avait peu de mets, mais ce qu’il y avait était bon. Le roi buvait un vin de Grave léger, trempé de beaucoup d’eau, et il en buvait copieusement, surtout de l’eau. Une bouteille de vin de Champagne non mousseux se donnait à la fin du repas. Il en prenait un verre et rarement deux. Nous n’étions que sept ou huit à table. Il vidait toujours sa carafe d’eau, et lorsque la conversation s’animait, il s’en faisait donner une seconde. On était sûr alors qu’on resterait au moins encore une bonne demi-heure à table ; mais s’il y avait une discussion, ou, si j’ose l’appeler ainsi, une dispute, chose qu’il aimait beaucoup et qui lui arrivait si rarement avec d’autres, alors elle se prolongeait outre mesure au grand désespoir des convives. J’appris au commencement que le roi disait souvent : « Ma table est une république, chacun peut y dire ce qu’il veut. » Seulement on ajoutait : « Mais il n’y a que lui qui parle. » Le roi n’échangeait ordinairement que peu de mots avec le prince héréditaire de Brunswick, qui n’aimait guère à entrer en conversation, tandis qu’il badinait avec le prince Frédéric de Brunswick. Celui-ci répondait, riait et parlait volontiers ; mais ce n’était pas du fruit nouveau pour le roi. J’eus cet honneur-là, car je m’attachais à saisir chaque occasion pour le faire parler, soit de sa vie, soit de ses opinions militaires et politiques, et, si j’ose le dire, cela lui faisait grand plaisir. Je réserve pour la suite de parler des conversations mêmes du roi. »
Un des propos les plus singuliers de Frédéric le Grand pendant ces libres épanchemens est celui qu’il tint un soir au prince Charles dans une mauvaise baraque de Jaegerndorf. C’était pendant la campagne de Bohême. Le prince Frédéric de Brunswick venait de culbuter les Autrichiens qui occupaient la ville. Au moment où il accourt au galop pour annoncer ce succès au roi et prendre ses ordres, le roi, pensif, boudeur, lui commande sèchement de retourner à Jaegerndorf. Il venait de manquer une opération qui pouvait amener de bons résultats, et se sentait fort humilié du contraste. Il se décide pourtant à gagner lui-même avec ses troupes la ville que le prince de Brunswick vient de lui donner et d’y établir son quartier-général. Il boudait toujours. Au lieu d’entrer dans la ville même, où tout était déjà disposé pour le recevoir, il s’arrête dans une espèce de ferme très mal tenue, s’assied sur un banc au milieu des ordures, et, retenant le prince Charles auprès de lui, se met à parler de toute sorte de choses pour donner le change à sa mauvaise humeur. C’est là que le lendemain, dînant seul à seul avec le prince, il lui racontait la conduite de l’impératrice Marie-Thérèse dans le partage de la Pologne. C’est une révélation des plus curieuses, et la scène mérite d’être citée tout entière.
« Dans ce moment, le prince Frédéric de Brunswick arriva de Jaegerndorf, où il n’était pas entré sans résistance et où il avait mis une brigade pour garnison. Il s’approcha du roi, qui n’était rien moins que de bonne humeur. « Que voulez-vous, prince Frédéric ? » Le prince répondit : « Je voulais faire mon rapport à votre majesté ; j’ai occupé Jaegerndorf selon ses ordres. — C’est fort bien. Retournez à Jaegerndorf. — J’y ai mis le chef de la brigade pour commandant, dit le prince, après avoir arrangé tous les postes dans la vieille forteresse. — Retournez, prince Frédéric… » Le lieutenant-général Bülow s’approcha du roi pour prendre ses ordres. Le roi lui dit quelque chose que le général ne comprit point, et on n’osait pas le lui redemander. Le général Bülow s’adressa donc à moi et me demanda tout haut ce qu’il devait faire, n’ayant pas compris le roi. Je lui répondis assez haut pour que le roi pût l’entendre : Ich vermuthe dass der König die Einrückung in die Quartiers befohlen hat[9]. Le roi ne dit rien, mais continua sa marche vers Jaegerndorf au pas, où je l’accompagnai. »
« Lorsque nous fûmes devant la ville, dans le faubourg, le roi demanda où était son quartier-général. On lui répondit : En ville. Il vit une grande cour, et ordonna sur-le-champ qu’on fît tout venir de la ville à cet endroit. Il s’assit devant la porte de la maison, dans la cour, sur un banc de bois, et m’appela pour m’asseoir à côté de lui. Il s’écoula un temps assez long avant l’arrivée des bagages. En attendant, le roi fit la conversation sur toutes sortes de matières, tournant en ridicule la cense ou cour qu’il avait choisie. Elle était assez en désordre et remplie de fumée et d’ordures. Nous apprîmes qu’elle appartenait au prince Lichtenstein, et le roi me dit le lendemain lorsque j’entrai pour le dîner : « J’ai l’honneur de loger dans l’étable à cochons de son altesse le prince de Lichtenstein. »
« Il ordonna de faire vite un petit repas et me dit : « Vous resterez avec moi. » Nous étions seuls. Il entra alors en matière politique et voulut me mettre au fait de sa politique avec la maison d’Autriche. Il n’aimait point du tout Marie-Thérèse. Il disait : « Dès le commencement de mon règne, j’ai observé cette b… de près, car toute ma politique l’avait pour objet[10]. » Il raconta plusieurs anecdotes à cette occasion, mais principalement celle du partage de la Pologne, qu’il me contait en ces termes : — « Benoit (envoyé de Prusse en Pologne) avait découvert en Pologne d’anciennes prétentions qu’il voulait que je fisse valoir. Je les fis rechercher, et, ne les trouvant pas sans fondement, je bâtis mon plan là-dessus : l’impératrice de Russie l’accepta d’abord, mais Marie-Thérèse était beaucoup trop consciencieuse pour y entrer. J’envoyai alors Edelheim à Vienne pour gagner le confesseur, qui persuada à Marie-Thérèse qu’elle était obligée pour le bien de son âme de prendre la portion qui lui était assignée. Alors elle se mit à pleurer terriblement. En attendant, les troupes des trois co-partageurs entraient en Pologne et s’emparèrent de leurs portions, — elle, toujours en pleurant ; mais tout à coup nous apprîmes, à notre grande surprise, qu’elle avait pris beaucoup plus que la part qu’on lui avait assignée, — car elle pleurait et prenait toujours, — et nous eûmes beaucoup de peine à obtenir qu’elle se contentât de sa part du gâteau. Voilà comme elle est ! »
Il y a deux choses fort importantes dans ce récit de Frédéric, premièrement l’aveu de son initiative, en second lieu la révélation du rôle que joua Marie-Thérèse. À en croire les Mémoires de Frédéric le Grand, il n’aurait fait que suivre les deux impératrices et se conformer bon gré, mal gré, à leur politique. L’Autriche et la Russie, Marie-Thérèse et Catherine II, avaient décidé le partage de la Pologne ; il fallait bien, ce sont ses termes, entretenir la balance des pouvoirs entre de si proches voisins. L’auteur du projet de partage, selon Frédéric historien, c’était Marie-Thérèse ; Catherine II s’était jointe à elle, et le roi de Prusse avait dû suivre son exemple. Il est vrai que la postérité n’a pas été toujours dupe de ces affirmations. Vainement Jean de Müller, vainement M. Preuss ont-ils admis sur ce point les indications intéressées que Frédéric avait données à Voltaire, à d’Alembert, à Rulhières, un écrivain de nos jours, aussi spirituel que savant, un diplomate accoutumé à voir clair dans les imbroglios de la politique, M. Alexis de Saint-Priest, a débrouillé ici même ce procès ténébreux et restitué à chacun des acteurs le rôle qui lui appartient[11]. M. de Saint-Priest faisait valoir d’excellentes preuves pour attribuer à Frédéric l’initiative du grand attentat commis en 1772 ; les révélations du prince Charles viennent confirmer aujourd’hui ses arrêts et dissiper jusqu’au dernier doute. « Je bâtis mon plan là-dessus. » Est-ce clair ? Le plan est donc bien réellement l’œuvre personnelle de Frédéric malgré tout ce qu’ont pu dire les historiographes de Prusse ; Frédéric a été sincère dans ses confidences avec le prince Charles, tandis qu’il arrangeait l’histoire à sa guise dans ses lettres à Voltaire. Il a été sincère aussi, je n’en saurais douter, quand il a peint si plaisamment le double rôle de Marie-Thérèse, et là encore je suis frappé de voir une conformité singulière entre les paroles que nous transmet le commensal de Frédéric et le jugement formulé par M. de Saint-Priest. Qu’on relise ces savantes études sur le partage de la Pologne, qu’on examine attentivement le portrait de Marie-Thérèse, cette fine et vivante gravure où apparaît si bien le caractère complexe du personnage « mélange de dignité, de vertu et d’artifice ; » qu’on se rappelle la scène où l’impératrice, tourmentée par sa conscience, exprime avec une si vive angoisse sa crainte de la vengeance divine, puis ramenée sur le terrain des affaires par un mot de son interlocuteur, conclut en disant que l’Autriche tient sa part et saura la garder. « Marie-Thérèse est là tout entière, ajoutait M. de Saint-Priest. Le premier mouvement est d’une âme pieuse, morale, sensible, capable d’un remords ; le second appartient tout entier au génie tenace de sa maison. » Sous une autre forme, c’est le mot si vif, le mot si mordant de Frédéric au dîner de Jaegerndorf : Elle pleurait et prenait toujours.
Nous n’avons pas épuisé dans les Mémoires du prince de Hesse le chapitre des propos de table de Frédéric le Grand. Les autres, pour être d’un intérêt historique moins élevé, ont bien cependant leur valeur. N’est-ce pas un tableau inattendu par exemple que celui des rapports du roi avec le jeune maréchal sur le terrain des idées religieuses ? N’est-ce pas chose touchante de voir le disciple couronné de Voltaire, l’injurieux ennemi du christianisme, obligé de respecter la croyance loyale du prince, et le prince à son tour, le prince tant de fois blessé au cœur par les sarcasmes du vieux roi, s’attachant toujours de cœur et d’âme à ce roi si grand, si digne de plainte, si dépourvu d’amis, chez qui se rallumaient jusqu’à la dernière heure les flammes généreuses de la jeunesse ? Après une absence de quelques semaines, le prince Charles revient trouver le roi à Breslau. M. de Catt, le lecteur du roi, allait s’informer chaque jour de la part du maître si le prince n’arrivait point.
« Catt ne pouvait exprimer l’impatience que le roi avait de mon retour, disant qu’il donnerait alors de grands dîners. Le lendemain le roi me reçut d’une façon extrêmement gracieuse. Le grand dîner consistait en douze ou quatorze personnes. Le roi s’asseyait au coin, et j’étais à sa gauche, au même coin. Le prince de Prusse, Hatzfeld, les généraux, les ministres, étaient à la table. On plaça une chaise à côté du roi pour sa chienne favorite. Tous ces chiens, — il y en avait cinq ou six, — vinrent à ma rencontre avec beaucoup de caresses ; au contraire l’abbé Bastiany, chanoine de Breslau, homme de beaucoup d’esprit et que le roi aimait beaucoup, ne pouvait jamais entrer dans la chambre du roi sans que tous ces chiens se rangeassent devant lui et commençassent à aboyer et à hurler, ce qui amusait beaucoup le roi, qui disait alors : « Mes chiens ne peuvent pas souffrir les catholiques ; » La table était servie au mieux sur la plus belle porcelaine de Berlin. Je dînai ensuite tous les jours chez le roi. Le ministre Herzberg, le général Tauenzien, Bastiany et moi., nous étions les convives ordinaires. J’eus un jour une conversation assez animée avec le roi au sujet de la religion. Il ne pouvait voir un crucifix sans blasphémer, et quand il en parlait à table, ainsi que de la religion chrétienne, je ne pouvais me mêler de la conversation, mais je baissais les yeux et me taisais entièrement. Le roi le remarquait très bien. Enfin il se tourna avec vivacité vers moi et me dit : « Dites-moi, mon cher prince, croyez-vous à ces choses-là ? » Je lui répondis avec un ton très ferme : « Sire, je ne suis pas plus sûr d’avoir l’honneur de vous voir que je suis sûr que Jésus-Christ a existé et est mort pour nous comme notre sauveur sur la croix. » Le roi resta un moment enseveli dans ses pensées, et, me prenant tout à coup le bras droit, me le serra fortement et me dit : « Eh bien ! mon cher prince, vous êtes le premier homme d’esprit que j’aie trouvé y croyant ! » Je lui répondis en peu de mots pour lui réitérer la certitude de ma foi. Lorsque je passai l’après-dînée par la chambre attenante, j’y trouvai seul le général Tauenzien, l’homme le plus grand et puissant que j’aie presque connu. Il me mit les deux mains sur les épaules et me couvrit d’un torrent de larmes en me disant : Nun, Gottlob, hab’ ich doch erlebt dass ein ehlicher Mann Christum bekannt hat vor dem König[12] ! » Ce bon vieillard me combla de caresses. Je ne puis me retracer cet heureux moment de ma vie sans la plus grande reconnaissance à Dieu de m’avoir fourni l’occasion de professer devant le roi ma foi en lui et en son fils.
«….. Après avoir passé une quinzaine à Breslau, je demandai au roi la permission de retourner à mes pénates et de revenir au printemps. Le jour où je pris congé de lui après le dîner, il laissa tous les autres convives dans la chambre à dîner et me mena dans l’attenante, auprès de la cheminée, où il me dit : « Vous voulez donc me quitter, mon cher prince ? J’en suis bien fâché ; mais revenez bientôt. » Je lui demandai ses ordres pour Brunswick. « Mais votre chemin, dit le roi, ne passe pas par là. — Non, sire, mais madame votre auguste sœur ayant bien voulu me recommander à votre majesté, je lui dois de lui porter des nouvelles de votre santé, à laquelle elle s’intéresse au-delà de toute chose en ce monde. » Il eut les larmes aux yeux et me dit : « C’est bien bon de votre part, je vous remercie. » Il m’embrassa alors à plusieurs reprises. « Revenez bientôt chez moi, je vous attendrai avec impatience, » J’étais extrêmement touché en le quittant. J’étais sincèrement attaché à ce grand homme, et mon cœur lui était toujours ouvert. Peu lui ont rendu justice ; il découvrait chez moi des sentimens à son égard qui lui étaient neufs, et pour lesquels il me voulait d’autant plus de bien. »
Quand on maintient si résolument ses croyances sous l’artillerie d’un Frédéric le Grand, quand on oblige un tel railleur à s’ensevelir dans ses pensées, il n’est pas étonnant qu’on sache aussi défendre ses amis contre les injures du maître et lui infliger le plus respectueusement du monde d’inflexibles démentis. C’est ce qui arriva un jour au prince de Hesse. La scène que nous venons de reproduire avait lieu aux derniers jours du mois de décembre 1778, quelques semaines avant la signature du traité de Teschen. Après avoir passé l’hiver à Slesvig auprès de sa femme et de ses enfans, le prince, sur les instances de Frédéric, repart pour la Prusse dès les premiers jours du printemps. Le roi voulait fêter le rétablissement de la paix avec son compagnon de guerre ; mais laissons parler le prince.
« J’arrivai à Berlin, où je reçus sur-le-champ une invitation du roi de me rendre le lendemain à Sans-Souci. Je ne puis assez dire avec quelle bonté et amitié il daigna me recevoir. Le prince Frédéric de Brunswick, le ministre Finckenstein, le comte de Schulenburg-Volfsburg, y avaient été en même temps invités. On me dit que le roi, à son retour à Postdam, avait eu une dispute très vive avec M. Noël, son maître d’hôtel, auquel il dit qu’après avoir eu la guerre il ne pouvait lui donner tant pour chaque plat. Il y en avait huit. Le roi ne voulait donner, au lieu de quatre écus, que deux écus par plat. M. Noël lui assura qu’alors aucun plat ne serait bon ni de son goût. Enfin le roi, pour couper court, ne voulut que quatre plats qu’il paya quatre écus la pièce ; mais au jour de mon arrivée il fut donné ordre de remettre les huit plats. Il faut dire qu’ils étaient excellens. Les soupers étaient admirables. Autant y avait-il de personnes, autant de houzards et laquais entraient dans l’appartement et apportaient chacun une écuelle de porcelaine couverte, remplie de soupe et de toute sorte de choses extrêmement délicates. Les plats étaient pour la plupart à la française, et quelques-uns d’une force extraordinaire…
« Le roi aimait beaucoup les disputes à table. Il se fâchait assez vivement de la contradiction, à laquelle il n’était pas accoutumé, et comme je savais que cela lui faisait plaisir, je saisissais toutes les occasions où je le voyais mal instruit sur des circonstances pour lui mettre la vérité sous les yeux. Un jour, il se fâcha réellement contre moi, et cela fut au sujet du prince de Weilburg, qui avait épousé la princesse d’Orange et qui était un bien digne prince et mon très intime ami. Le roi me dit : « J’ai vu le prince de Weilburg à Loo, il y a une couple d’années ; c’est une bête que ce prince. » Je lui répondis : « Non, sire, c’est un des meilleurs hommes et souverains de son petit pays qu’il rend le plus heureux possible et où il fait tout le bien imaginable. S’il avait eu le bonheur d’être plus connu de votre majesté, je crois qu’elle le jugerait autrement. » Alors il dit : « Oui, je l’ai vu et je lui ai parlé. — Sire, vous lui aurez imposé. Outre cela, il n’était pas bien en cour, et c’est pourquoi il se sera retenu plus qu’il n’aurait fait d’ailleurs ; mais votre majesté peut être sûre que c’est un homme qui mériterait sa protection et sa confiance, s’il avait le bonheur d’être connu d’elle. » Il me dit alors : « C’est son père qui m’a reçu franc-maçon. » Puis il mit sa serviette sur la table et on se leva. Après une assez courte séance, il rentra dans sa chambre sans rien dire. Je vis que toutes les physionomies s’allongeaient vis-à-vis de moi. Les comtes de Finckenstein et de Schulenburg s’approchèrent d’abord et me dirent : « Mon Dieu, vous avez fâché le roi ! » Je répondis : « J’en serais désolé, je ne lui ai rien dit que la vérité. — Mais, mon Dieu ! pourquoi le fâcher ? Nous avons tous intérêt à ce que vous soyez bien avec lui, car nous savons ce qu’il pense de vous. » J’avoue que je me fâchai un peu, et je leur répondis : « Messieurs, le prince de Weilburg peut avoir besoin un jour de la protection du roi. Dans ce cas, le roi se rappellera ce que je lui ai dit. J’aurais cru commettre une lâcheté en me taisant. Je dis tous les jours la vérité au bon Dieu, et j’en ferai de même au roi aussi longtemps qu’il me permettra de le voir, et si même il se fâche un moment, le lendemain il trouvera que j’ai raison. »
« Lorsque je vins au dîner, le jour suivant, le roi sortit aussitôt de sa chambre, vint à moi et me dit mille choses obligeantes. M. de Gatt m’avait dît que la veille, au moment où il était entré chez le roi après le dîner, le roi lui avait dit sur-le-champ : « Je n’ai jamais vu une tête comme celle de ce prince Charles. Il ne démord jamais de son opinion, quoi que je puisse dire. Je ne sais personne à qui je n’aie pu faire entendre raison, excepté lui. » M. de Catt lui répondit : « Mais, sire, le prince est persuadé que vous aimez à discuter, et c’est pourquoi il se permet de vous contredire. Outre cela, il est sûr que votre majesté aime la vérité, et c’est pourquoi il a dit comme il a pensé. » Le roi trouva que Catt avait raison et parla de moi avec beaucoup de bonté. »
Au moment où le prince Charles s’attachait ainsi à Frédéric et lui inspirait cette tendresse mêlée de déférence, le roi venait de voir disparaître presque tous les compagnons de son âge mûr. Frédéric, parfois si amer contre le genre humain, a toujours eu besoin d’amitié. L’année même où il était monté sur le trône, en 1740, il avait perdu le confident de ses juvéniles enthousiasmes, M. de Suhm, noble et suave figure sur laquelle les lettres du royal ami ont fait tomber un rayon immortel. Un peu plus tard ce fut Jordan, ce Jordan qu’il tutoyait comme un camarade, à qui la veille des batailles il adressait des lettres si touchantes et dont il pleura la mort si longtemps. À l’époque où il vit le prince Charles pour la première fois, vers 1778, amis et compagnons étaient tombés tour à tour, et il ne restait plus à ses côtés que des indifférens. Algarotti était mort à Pise le 3 mai 1764 ; il perdit le baron de Bielfeld en 1770, le général de Seydlitz en 1773, et l’année suivante le vieux baron de Lamotte-Fouqué, tous associés à lui par des souvenirs qui n’intéressaient pas seulement le roi ou le capitaine, mais l’homme. L’année 1775 lui fut particulièrement fatale ; elle lui enleva deux aides-de-camp, Krusemark et Schmettau, qu’il avait jugés dignes de ses confidences intimes aux heures les plus critiques de sa vie, et l’ambassadeur de France, M. le marquis de Valori, qui pendant un séjour de seize ans à Berlin lui avait inspiré une inaltérable affection. « J’ai reçu, écrivait-il au chargé d’affaires de France, j’ai reçu la lettre où vous m’apprenez la mort du marquis de Valori. Dites à ses petits-fils que j’en suis pénétré jusqu’aux larmes… » Enfin en 1778 le vieil ami de toute sa vie, l’excellent mylord Maréchal venait d’expirer à quatre-vingt-dix ans. Quelques familiers lui restaient encore, l’abbé Bastiany, le comte Lucchesini ; mais qu’étaient pour son cœur les autres personnages de la cour ? Je les ai nommés des indifférens, c’est trop peu dire ; il y avait parmi eux des esprits hostiles, fatigués du joug, blessés par les sarcasmes, incapables de découvrir l’homme excellent sous le maître hargneux, et toujours prêts, on l’a vu tout à l’heure, à se réjouir de ses échecs. On devine en ces conditions le charme que dut exercer sur un caractère aigri la subite apparition d’une âme jeune, naïve, loyale, qui réveillait le souvenir des jours de gloire, et qui, aimant et vénérant le roi, savait se concilier à elle-même l’affection et le respect. Se faire aimer, a dit le poète, c’est être utile aux autres. Que cela est vrai surtout de Frédéric et de son besoin d’aimer ! Voilà le service que le landgrave de Hesse rendait au vieux roi de Prusse. En écoutant les conversations de Frédéric avec le prince Charles, on songe parfois à l’idéale amitié de M. de Suhm et de celui qui n’était encore que le prince royal. Il faut tout dire pourtant, ce rapprochement est loin d’être exact. Les deux épisodes se ressemblent comme un dernier rayon du soleil d’automne ressemble à la féconde lumière d’une matinée d’avril. Ce qui manque, hélas ! à la suprême amitié dont je rassemble ici les détails inconnus, ce n’est pas la noblesse, l’élévation, la sincérité, c’est la flamme et la vie.
En voulez-vous une preuve ? Je la trouve dans une anecdote fort curieuse qui intéresse en même temps l’histoire générale de l’Europe. Le prince Charles, après avoir passé quelque temps auprès de son père à Cassel, est rappelé par le roi de Prusse, qui ne saurait consentir longtemps à se priver de sa compagnie. Le prince Charles a eu l’occasion de rencontrer le grand-duc et la grande-duchesse de Russie dans plusieurs des petites cours d’Allemagne ; tout ce qui concerne la Russie excite l’attention inquiète du roi ; il veut savoir ce qu’on dit à Saint-Pétersbourg, il veut interroger le prince et lui demander conseil. Qu’il vienne donc au plus tôt, le vieux roi demande ce service à son ami ; la situation est grave. Qu’est-ce donc, et de quoi s’agit-il ? C’est le moment où Catherine II, saisissant à propos toute occasion de morceler l’empire turc et de marcher vers la Mer Noire, venait de s’emparer de la Crimée. Le prince Charles arrive à Postdam, où Frédéric le reçoit à bras ouverts. Les entretiens recommencent, entretiens à table sur les matières générales, entretiens secrets sur les questions qui le préoccupaient alors si vivement :
« Il me parla de la politique de l’impératrice Catherine II et de son ambition démesurée, visant à la conquête de Constantinople. Je savais déjà que l’armée avait reçu l’ordre de faire tous les préparatifs pour marcher au premier ordre. À dîner, où il y avait cinq ou six personnes, entre autres le général comte Pinto et le chambellan Lucchesini, la conversation tomba sur la France, et Pinto faisait l’éloge de cette puissance, qui, au moment d’avoir terminé la guerre la plus glorieuse en Amérique, se trouvait au pinacle dans l’époque présente. Je me tus pendant cette digression. Le roi me parla d’autre chose. Le lendemain, avant le dîner, je fus derechef appelé chez le roi. Il fut encore question de Catherine II. Il croyait qu’elle se brouillerait avec l’Angleterre. Je lui assurai le contraire. « Mais pourquoi donc ? dit-il. — Par reconnaissance, sire, car elle tire une pension de l’Angleterre comme grande-duchesse. » Le roi fut effrayé de cette idée et s’écria : « Mon Dieu ! comment est-ce possible ? » Je lui répondis : « Le besoin des finances détermine souvent les successeurs à recevoir de quoi attendre mieux à leur aise le moment de régner. Le prince des Asturies est dans le même cas ; il a aussi une pension de l’Angleterre[13]. » Tout ce que je disais paraissait frapper extrêmement le roi. Enfin dans une autre conversation après le dîner, le roi s’ouvrit tout à fait à moi, et me dit : « Vous voyez, mon cher prince, que l’armée est prête à marcher. Voilà l’impératrice Catherine qui s’est emparée de la Crimée. Je ne puis permettre qu’elle s’agrandisse à ce point impunément. Dites-moi bien sincèrement votre avis. » Je lui dis : « Sire, dès que vous me l’ordonnez, je parlerai avec la plus grande franchise. La Russie, en faisant la conquête de la Crimée, s’affaiblit, au moins pour le commencement, bien plus qu’elle ne gagne. C’est un superbe pays peut-être, mais un peuple nomade, des Tartares qui l’abandonneront et le laisseront inculte. Pour le soutenir, une armée de cent mille hommes devra y être tenue. Elle diminue sa population et ses forces mêmes, surtout de votre côté, sire. Outre cela, l’empereur Joseph se croira obligé, pour soutenir la Russie, de vous déclarer la guerre. — Je n’en doute pas, dit le roi ; mais la France enverra cent mille hommes contre les Autrichiens. — Ah ! sire, lui répondis-je, si même M. de Vergennes est entièrement pour votre majesté, à la première victoire remportée sur les Autrichiens, la reine de France demandera au roi son époux s’il avait donné l’ordre à M. de Vergennes d’écraser son frère l’empereur. L’armée française fera halte, et vous ne pouvez vous fier effectivement sur son secours. J’avoue que je ne vois aucune raison pour que votre majesté s’expose elle-même et ses états à un tel point pour la prise de la Crimée. Si elle me permet de la conseiller véritablement, ce serait de saisir cette occasion pour regagner l’impératrice Catherine en lui faisant dire que votre majesté prend part à sa gloire et la félicite de la belle conquête qu’elle vient de faire. » Le roi était fort pensif. Tout à coup il se redressa et me prit le bras gauche avec la main droite, le serrant fortement, et me dit : « Vous avez bien raison, mon cher prince, et je suivrai votre conseil. »
« J’ose dire avoir reproduit chaque terme, chaque mot de cette conversation si importante, et je rends toujours grâces à Dieu de s’être servi de moi comme d’un instrument de paix, pour prévenir une rupture qui aurait fait couler des flots de sang dans le monde entier, et aurait même pu mettre le Danemark dans les plus grands embarras par son traité d’alliance avec la Russie. Lorsque je revins en Holstein, je trouvai le comte de Bernstorf à Altona, où nous nous étions donné rendez-vous. Il était dans ce temps-là hors du ministère et s’était retiré en Mecklembourg sur ses terres. Je lui racontai toute la conversation. Il m’écrivit, quelques semaines après, qu’il n’avait jamais été plus frappé que d’apprendre la déclaration que le roi de Prusse venait de faire à Pétersbourg, où tous les mots que je lui avais dits avaient été exactement employés. »
Telle fut la dernière conversation du prince Charles avec le grand Frédéric. Le landgrave s’y montre à nous en toute franchise. Sensé, loyal, humain, il n’a pas la moindre étincelle d’héroïsme. C’est bien le compagnon des vieux jours de Frédéric, il aurait eu moins de succès au temps des guerres de Silésie. Est-il bien sûr que Frédéric ait eu tort de se montrer si inquiet de l’ambition moscovite et de prévoir la marche des Russes sur Constantinople ? Est-il certain que le prince de Hesse ait donné au roi de Prusse un sage conseil en le détournant d’une résolution qui aurait arrêté Catherine ? C’eût été, dit-on, une guerre européenne, qu’importe ? N’est-il pas des circonstances où il faut savoir braver un grand péril pour écarter un péril plus grand ? Mais non, ce n’eût pas été une guerre européenne, c’eût été avant toute chose un avertissement à l’Europe entière, et on aurait prévu à temps ce qui n’a été compris que de nos jours, le danger de l’établissement des Russes dans la Mer-Noire. Frédéric le Grand était digne de couronner sa carrière par une action comme celle-là. Qui pourrait dire ce qu’une telle protestation accomplie par un tel homme aurait préparé pour l’avenir ? La tradition de la politique prussienne en aurait été changée, et l’on n’aurait pas vu la Russie, comme cela est arrivé si souvent depuis deux tiers de siècle, enchaîner les successeurs de Frédéric aux mauvaises causes qu’elle représente dans le monde.
Le landgrave Charles a beau remercier Dieu de l’avoir pris pour un instrument de paix, sa politique, on le voit, n’est pas une politique de haute portée. Ses conseils à Frédéric, en supposant qu’ils aient eu l’influence dont il parle avec une si naïve complaisance, ne l’autorisent point à entonner un cantique d’actions de grâces. C’est que le prince Charles a plus d’honnêteté que de génie. Souvent même il est un peu simple. Il écrit des souvenirs, il fait des révélations, et l’on voit bien qu’il est véridique jusqu’à la naïveté ; voilà l’intérêt de ses Mémoires. Ne lui demandez ni art, ni science, ni vues profondes d’aucune espèce. Sa naïveté crédule éclate surtout au milieu des aventuriers ou des fous qui agitent l’Allemagne à la veille de la révolution. Tantôt il en est dupe, tantôt il en a peur. N’importe, sur ce point encore il est curieux à entendre. Puisque le hasard des événemens l’a mis en rapports intimes avec le comte de Saint-Germain, puisqu’il a été initié presque malgré lui à la secte des francs-maçons et des illuminés, quel guide plus honnête pourrions-nous souhaiter en ce ténébreux sujet ? Passer de Frédéric le Grand à toutes ces confréries mystérieuses qui pullulaient d’un bout de l’Allemagne à l’autre, passer de l’esprit le plus net à ces rêveurs, à ces mystiques, à ces charlatans, à ces dupes enthousiastes, à ces révolutionnaires exaltés et avortés, à ces évocateurs de fantômes qui s’épouvantent eux-mêmes, — assurément c’est mêler tous les tons et brouiller les contraires. Qu’importe, puisque ce brouillamini est un des caractères du XVIIIe siècle à son déclin ? Sur ce point comme sur bien d’autres, les Mémoires du landgrave Charles, prince de Hesse, si mal composés qu’ils soient, offrent dans leur confusion une fidèle image du temps qu’ils nous racontent. Après avoir fait connaître au lecteur le témoin désintéressé des révolutions de Danemark, le gouverneur libéral de la Norvège, le loyal ami de Frédéric le Grand, il nous reste donc à lui présenter dans la seconde partie de ce tableau le prince honnête et timide devenu malgré lui l’un des chefs des illuminés.
SAINT-RENE TAILLANDIER.
- ↑ C’est le mot informator que les Allemands ont emprunté aux Latins pour dire un précepteur, un instituteur domestique.
- ↑ « Le roi Frédéric V est mort ; longue vie au roi Christian VII ! »
- ↑ « Ah ! mon pauvre prince ! »
- ↑ Die Verschwörung gegen die Königin Caroline-Mathilde von Danemark, geb. Prinzessin von Grossbritannien und Irland, uni die Grafen Struensee und Brandt, von G. F. von Jenssen-Tusch. 1 vol., Leipzig 1864.
- ↑ Mémoires de mon temps, p. 53.
- ↑ C’était le docteur Balthazar Munter. Sa fille, Mme Frédérique Brun, est une des figures les plus intéressantes de la société de Coppet. Il est souvent question d’elle dans les lettres de Sismondi, et Mme de Staël lui a consacré des paroles très flatteuses dans une note de Corinne. On a de Mme Frédérique Brun une correspondance en allemand avec Bonstetten qui est capitale pour l’histoire intime de ce groupe illustre. Singulier hasard qui vient relier l’horrible aventure de Struensée aux brillantes journées du château de Coppet !
- ↑ « Nous n’en trouverions jamais un meilleur. »
- ↑ Une fille du prince Charles, la princesse Marie, avait épousé le fils de Christian VII, celui qui régna sous le nom de Frédéric VI, de 1808 à 1839.
- ↑ « Je crois que le roi a ordonné de faire rentrer les troupes aux quartiers. »
- ↑ Frédéric parle un autre langage, un langage plus digne de lui, quand il écrit à d’Alembert, à propos de la mort de Marie-Thérèse : « Je regrette la mort de l’impératrice-reine ; elle a fait honneur au trône et à son sexe. »
- ↑ Voyez, dans la Revue des 1er et 15 octobre 1849, le Partage de la Pologne, par M. le comte Alexis de Saint-Priest.
- ↑ « Enfin ! Dieu soit loué ! j’ai donc assez vécu pour voir un homme de cœur confesser le Christ devant le roi ! »
- ↑ Le prince Charles était-il bien informé’ ? l’impératrice de Russie recevait-elle encore de l’Angleterre le subside honteux qu’elle avait reçu comme grande-duchesse ? Tout est possible au XVIIIe siècle. Une chose certaine, c’est que le détail concernant la grande-duchesse, s’il était inconnu à Frédéric le Grand, ne l’était pas à la cour de France. J’en trouve l’indication dans les Souvenirs du marquis de Valfons (1800, p. 408).