Un Prêtre émigré (1792-1801)

Un prêtre émigré (1792-1801) d’après des documens inédits
Gaston Lefèvre

Revue des Deux Mondes tome 43, 1908


UN PRÊTRE ÉMIGRÉ
(1792-1801)
D’APRÈS DES DOCUMES INÉDITS


I

Le 19 septembre 1792, un prêtre du diocèse de Paris, l’abbé Gilbert-Jacques Martinant de Préneuf, ayant réussi à franchir secrètement la frontière, arrivait au village flamand de Messines, proche d’Ypres, en compagnie, — ou plutôt sous la garde, — d’un brave homme d’ouvrier parisien qui, sans le connaître et sans rien savoir de lui que le caractère sacré de sa profession, avait tenu à braver tous les dangers pour l’aider à sortir de France. Encore cet admirable chrétien, — il s’appelait Joseph Billaut, et était maître-cordonnier dans la rue Saint-André-des-Arcs, — ne voulut-il point se reposer un seul jour avant d’avoir définitivement assuré le succès de son entreprise. Laissant l’abbé de Préneuf à Messines, il courut aussitôt jusqu’à Tournai, pour y obtenir des pièces officielles qui permissent à son protégé de résider dans les Pays-Bas ; et à peine revint-il de Tournai, le surlendemain, qu’il se remit en route pour sa rue Saint-André-des-Arcs : exemplaire bien caractéristique d’une race d’obscurs et touchans héros que l’on rencontre à chaque pas, dans l’étude des tragédies publiques ou privées de la Révolution. Quant au prêtre dont il avait facilité l’évasion, celui-là allait avoir à attendre longtemps encore, et parmi toute sorte d’épreuves cruelles, le jour où il pourrait enfin rentrer à Paris.

L’abbé de Préneuf était né à Gusset, le 7 février 1757, d’une famille de magistrats très honorablement connue, depuis plus de deux siècles, dans le Bourbonnais. Après avoir fait ses humanités au collège parisien du Fortet, il était entré dans les ordres, avait étudié en Sorbonne, et, ayant obtenu avec éclat son diplôme de docteur en théologie, avait été nommé successivement vicaire de la paroisse de Saint-Merri, chanoine de la même paroisse, et puis, en 1788, curé de l’église Notre-Dame-de-Saint-Lambert, à Vaugirard, — qui était alors un gros village d’environ 2500 âmes. Là, tout de suite, il s’était fait aimer de ses ouailles par sa simple et solide piété, son zèle charitable, et sans doute aussi par cette charmante bonhomie entremêlée de finesse dont ses Souvenirs d’Émigration ont nous offrir de nombreux témoignages. C’est sur le désir unanime de ses paroissiens qu’il avait consenti, en 1790, à faire partie du premier conseil municipal de Vaugirard, et à y remplir les fonctions de procureur-syndic. Aujourd’hui encore, les vieux habitans de Vaugirard n’ont pas entièrement perdu le souvenir de cet homme de bien, et se rappellent notamment la façon, à la fois toute chrétienne et toute politique, dont il avait su réconcilier deux bataillons de gardes nationaux : après quoi, en présence de ces anciens ennemis désormais devenus, — au moins pour quelques heures, — les plus tendres des frères, il avait célébré une grand’messe, suivie d’un solennel Te Deum d’actions de grâces. Tel jadis le bienheureux Jacques de Voragine, l’auteur de la Légende dorée, contraignant, par son ardeur pieuse, les Guelfes et les Gibelins génois à déposer leurs armes et à s’embrasser affectueusement, au pied du maître-autel de leur cathédrale !

Il est vrai que, pour pouvoir jouer ce rôle bienfaisant, l’abbé de Préneuf avait dû, d’abord, prêter le serment qu’exigeait du clergé l’Assemblée Constituante, et désobéir ainsi aux ordres de Rome ; mais il avait l’âme trop profondément catholique pour persévérer longtemps dans cette attitude, et, dès le mois de septembre 1791, très courageusement, en pleine séance de l’assemblée municipale, il avait rétracté son serment de naguère. En même temps, dans une lettre adressée à ses paroissiens, il avait fait part à ceux-ci de sa rétractation, ainsi que « du chagrin et des remords dont il était dévoré. » Il leur disait que, « comme Jonas, il avait mérité la tempête par sa résistance aux ordres de Dieu. » Il rappelait ensuite que quatre évêques seulement, sur cent trente-six, avaient consenti à admettre la constitution civile du clergé, et terminait en affirmant que, obligé maintenant de quitter ses fonctions, il n’en resterait pas moins « le seul pasteur véritable » de la paroisse. En effet, malgré des dangers tous les jours plus sérieux, ce bon prêtre s’était obstiné à demeurer dans sa paroisse, d’abord librement, puis caché dans la maison d’un ami, dont il sortait, chaque nuit, pour aller exercer les devoirs de son sacerdoce. Surpris par une visite domiciliaire le 13 août 1792, il avait pu s’enfuir et s’était réfugié à Paris ; mais bientôt, ayant écrit et répandu à Vaugirard une seconde instruction pastorale, il avait été arrêté, et enfermé dans l’ancien couvent des Prémontrés. De là encore, cependant, le zèle de ses amis lui avait permis de sortir presque aussitôt, — sans que nous sachions au juste comment, — quelques jours avant les fameux massacres qui, selon toute apparence, ne l’auraient pas épargné. Toujours est-il qu’il avait pu se retrouver libre, vers le 14 septembre, et, sous la protection généreuse du maître-cordonnier Billaut, avait eu le bonheur de passer la frontière.


Les circonstances diverses de son emprisonnement et de son évasion, l’abbé de Préneuf n’aura point manqué de les raconter, au début des Souvenirs qu’il s’est mis à écrire en février 1795, dans la petite ville allemande de Prozelten, pour se distraire des tristesses et de l’ennui de l’émigration : malheureusement, les premières pages de ces Souvenirs ont disparu du cahier qui les contenait, de telle sorte que, sans doute, nous ignorerons toujours le détail des événemens antérieurs à l’arrivée de l’abbé dans les Pays-Bas. Mais tout le reste du cahier, au contraire, s’est conservé intact, et vient d’être retrouvé par un éminent lettré et érudit caennais, M. Vanel, qui a eu l’obligeance de nous le communiquer, avant la publication complète qu’il se prépare à en faire. Et c’est encore aux recherches patientes et sagaces de M. Vanel que nous devons d’avoir pu résumer, en quelques lignes trop rapides, la biographie de l’auteur de ces curieux Souvenirs.

Curieux, et tout remplis de renseignemens instructifs sur les hommes et les choses de leur temps ; mais surtout, comme nous l’avons dit déjà, infiniment aimables, avec un mélange de simplicité et de verve spirituelle qui suffirait pour légitimer l’entreprise de leur publication. D’un bout à l’autre du cahier, il nous semble entendre la voix même de l’abbé de Préneuf et le voir, en personne, assis près de nous, avec le fin sourire et le beau regard pénétrant que nous révèle un portrait, d’ailleurs excellent, également découvert par M. Vanel. Bien éloigné de toute prétention au style, ou à la profondeur des vues historiques, il se complaît à évoquer devant nous les années passées, nous racontant tour à tour les angoisses fréquentes et les trop rares divertissemens de son long exil, et toujours nous parlant des autres autant et plus que de soi-même. Avec la grâce attirante de sa bonhomie, son récit nous amuse comme ferait un roman d’aventures ; et nulle part, peut-être, ne nous apparaît plus nettement, dans sa réalité pittoresque, cette vie des prêtres français émigrés qui est l’un des côtés les moins connus, jusqu’ici, de notre histoire révolutionnaire. Mais, au reste, l’analyse et les quelques extraits suivans vaudront mieux que tous les commentaires pour donner une idée, tout ensemble, de l’intérêt documentaire et du vif agrément de ces Souvenirs.


II

Après s’être reposé six jours à Messines, l’ex-curé de Vaugirard s’est mis en route, le 25 septembre, pour Ypres, où se trouvaient un grand nombre d’ecclésiastiques français émigrés. « J’avais fait le trajet, dit-il, en compagnie d’un prêtre flamand, auquel j’avais été recommandé, mais qui ne me servit que bien peu. Il me quitta, en effet, à la descente de voiture, en ne me donnant que des indications vagues, dont je ne pus tirer aucun profit… A Ypres, d’abord, je ne sus comment me diriger. Nouveau venu, et point initié aux démarches nécessaires, j’errais par les rues, portant mon modeste bagage, et ne sachant où m’adresser pour trouver un logement. Je voyais pourtant beaucoup de mes confrères : mais, espérant toujours rencontrer une figure de connaissance, je ne me pressais pas de les aborder. » C’est à Ypres que le pauvre abbé éprouva, pour la première fois, un avant-goût des amertumes que lui réservaient ses neuf ans d’émigration. Dépourvu d’argent, il eut l’impression d’être volé par le traiteur chez qui il était entré ; et bien que, ce même jour, un confrère parisien heureusement rencontré lui eût rendu le précieux service de le recueillir dans sa chambre, il ne put s’empêcher de constater que cette chambre n’était qu’une « mansarde, et « tellement étroite qu’à peine pouvait-on y faire un mouvement. » Pendant les jours qui suivirent, les gens du peuple, ouvriers, petits bourgeois, notamment un « peintre doreur » et un « maître à danser, » témoignèrent au prêtre émigré la sollicitude la plus touchante ; mais les riches, les nobles du pays, et presque tout le clergé yprois ne manquèrent pas une occasion de lui faire sentir combien ils se seraient volontiers passés de sa venue chez eux. Et sans cesse, malgré une économie extrême, la petite provision d’écus diminuait. Puis c’était, à toute heure, la crainte de voir arriver les troupes françaises.

« Cette ville était trop près de la frontière ; et les habitans, surtout ceux de la haute classe, redoutaient de nous voir nous y arrêter, à cause des passions surexcitées qui, en cas de succès des républicains, les auraient exposés à des vengeances et au pillage. La ville, en outre, était encombrée. Beaucoup de mes confrères, arrivés absolument sans ressources, hésitaient à s’engager plus loin dans le pays ; un grand nombre croyaient à une réaction prochaine, et à leur rentrée en France. Les illusions, sur ce point, étaient si fortes que presque personne ne mettait en doute le renversement de l’odieux Comité qui ensanglantait notre pays, et la défaite de ses séides. Aussi vivait-on dans un espoir que l’avenir, hélas ! ne réalisa pas… et la prostration et l’accablement que nos malheurs amenèrent, bientôt après, n’en furent que plus pénibles. »

De Gand, où il s’était rendu le 27 octobre, avec le vain espoir de trouver à s’y employer, l’abbé de Préneuf avait écrit à l’un de ses anciens amis, l’abbé Dargent, grand vicaire de l’archevêque de Paris, qui se trouvait alors à Bruxelles ; et celui-ci, en réponse, lui avait promis d’obtenir son admission dans une abbaye voisine de Namur. Aussitôt, l’abbé s’était remis en route ; mais, en arrivant à Bruxelles, il apprit de l’abbé Dargent que, « Namur étant trop près de la frontière, » il ferait mieux de se fixer à Maestricht, où étaient réunis un grand nombre d’évêques et de prêtres émigrés. Si bien que, dès le lendemain de sa venue à Bruxelles, notre abbé partit pour Maestricht, ayant eu la chance de rencontrer un brave voiturier qui lui avait offert de le mener gratuitement jusqu’à Louvain.

« Je vois encore les routes à ce moment-là. Tous les émigrés fuyaient au plus vite. Ce n’étaient que voitures et chariots de toute espèce, échelonnés dans toutes les directions, où s’entassaient des familles entières, avec leurs bagages. Toutes les auberges étaient encombrées. Les accidens étaient nombreux : roues cassées, voitures versées, caisses et malles dans la boue, malheureux se lamentant et cherchant à se mettre à l’abri… Des cavaliers portaient des femmes en croupe ; et ce tableau de l’émigration n’était pas encourageant pour celui qui venait de franchir la frontière. »

Le premier séjour de M. de Préneuf à Maestricht, du 9 novembre 1792 au 9 juin 1793, acheva de faire sentir à l’émigré la cruauté tragique de sa situation. Non seulement il y eut à souffrir de la faim, et de mille privations et incommodités matérielles, mais force lui fut de partager l’inquiétude affolée de ses compagnons d’exil, qui, d’un jour à l’autre, s’attendaient à se voir surpris par les troupes républicaines. On peut imaginer les proportions que dut atteindre cette inquiétude lorsque, dans les premiers jours de mars 1793, l’armée de Luckner investit la ville ; et quand ensuite le siège prit heureusement fin, à ces angoisses succédèrent celles d’une violente épidémie de typhus, apportée là par des prisonniers français, et qui fit périr, en moins d’un mois, des milliers de personnes. L’abbé de Préneuf lui-même fut atteint du terrible mal : mais il réussit heureusement à s’en remettre bientôt, et le beau zèle chrétien qu’il avait montré pendant toute la durée du siège lui valut, aux longues semaines de la convalescence, mille précieux témoignages de sympathie et de sollicitude, aussi bien de la part des habitans de Maestricht, catholiques et protestans, que de celle des nombreux prélats français séjournant dans la ville. Au mois de mai 1793, l’abbé, décidément rétabli, put enfin espérer qu’une vie plus calme allait s’ouvrir pour lui. Hélas ! dès le mois suivant, la menace d’un nouvel investissement le contraignit à quitter une retraite où chacun, maintenant, s’empressait à l’accueillir affectueusement.

Mais avant de l’accompagner 5. Bruxelles, qui allait être l’étape suivante de son vagabondage forcé à travers l’Europe, nous ne pouvons négliger de citer encore deux passages curieux de la première partie de ses Souvenirs. Voici, d’abord, un petit tableau de la vie des nobles et des prêtres à Paris, pendant les derniers mois que l’abbé y avait passés :

« À cette époque, la peur avait éteint tout sentiment généreux. La terreur avait oblitéré les consciences. J’ai vu de près combien il était difficile de se soustraire à cette peur irréfléchie qui hantait tous les cerveaux, et qui faisait trembler, derrière leurs portes verrouillées et leurs rideaux tirés, les familles même les moins compromises, quand on entendait, dans la rue, les pas d’une bande de gens armés… J’ai vu des pères hésiter à écrire à leurs fils, de crainte de laisser échapper un mot qui put prêter à des soupçons ; j’ai vu des gens brûler hâtivement tous leurs papiers, et sacrifier ainsi des titres dont la perte fut pour eux un malheur irréparable ; j’en ai vu, au bruit d’une troupe montant leur escalier, avaler des lettres insignifiantes, mais que la peur leur faisait paraître compromettantes… Les enfans mêmes semblaient comprendre le régime de terreur qui pesait sur tout le monde, et évitaient souvent les cris et les amusemens de leur âge… Je dois ajouter que, au milieu de ces horreurs et de ces tueries sanglantes, la vie sociale suivait son cours : les théâtres, les lieux de réunion restaient ouverts, et les rues étaient animées. Des gens qui allaient à des soirées se rencontraient avec les massacreurs qui suivaient les charrettes où étaient entassés les corps des victimes. Certains affectaient, par peur ou par indifférence, une quiétude dont on aurait peine à se faire maintenant une idée. »

Le second passage nous décrit l’accueil fait par les émigrés de Maestricht à la nouvelle de l’exécution de Louis XVI : « Cette mort fut loin de produire les sentimens d’horreur et de colère qu’on pourrait supposer… J’assistai à des scènes véritablement scandaleuses. Tout en faisant la part des malheurs qui avaient aigri le caractère de nombreux réfugiés, je voyais, avec un douloureux étonnement, des gentilshommes, qui avaient tout sacrifié à l’honneur, oublier le respect et l’obéissance qu’ils devaient à leur Roi. Aucun des usages qui accompagnent, à l’ordinaire, un deuil royal ne fut observé ; et je me sentis, pour ma part, si indigné des propos qu’on avait l’air d’étaler complaisamment, alors que le bourreau avait encore les mains rouges de sang, que je pris le parti de rester éloigné de ces réunions. Les tendances funestes, les divisions, que présageaient de tels commentaires, me firent faire de bien tristes réflexions sur l’avenir qui nous attendait. »


Arrivé à Bruxelles le 16 juin 1793, l’abbé de Préneuf chercha d’abord à gagner quelque argent, soit en donnant des leçons, soit en se livrant aux devoirs de son ministère. Mais ici, comme déjà à Ypres, ses efforts se heurtèrent à l’hostilité, plus ou moins ouverte, du clergé local. « Loin de nous aider dans notre misérable situation, écrit-il, ce clergé nous écartait le plus qu’il lui était possible. On eût dit qu’il y avait, sur ce point, une sorte d’antagonisme entre lui et nous. » Les gens du peuple, au ‘contraire, à Bruxelles comme dans tous les Pays-Bas, étaient la véritable providence des prêtres émigrés. Ils les logeaient, les nourrissaient gratuitement, leur prodiguaient les marques de la plus respectueuse pitié. « Un fait que je me rappelle encore avec émotion est le refus que me fit, un jour, un petit garçon couvert de haillons, à qui j’avais demandé un loger service, de recevoir la modeste gratification que je lui offrais, et dont il me remercia, mais que je ne pus parvenir à lui faire accepter. »

Ainsi l’abbé de Préneuf « vivota, » pendant le séjour de plusieurs mois qu’il fit à Bruxelles. Il occupait ses après-midi à « rétablir ses sermons et ses instructions, brûlés dans Paris. » Le matin, il disait sa messe à la chapelle de Salazar ; le soir, il s’entretenait avec des confrères français, ou bien fréquentait les quelques salons où se réunissaient les nobles émigrés. Nous regrettons de ne pouvoir pas reproduire en entier la peinture qu’il nous a laissée de ces salons, où éclataient, à chaque instant, d’invraisemblables « querelles d’étiquette, » et où sévissait, avec mille « scènes scandaleuses, » la « passion funeste du jeu. »

Cependant, tandis que ceux des émigrés qui avaient le bonheur de posséder un peu d’argent le perdaient ainsi de la façon la plus folle, beaucoup d’autres, pour se procurer le moyen de vivre, s’avisaient de pratiquer toute sorte de métiers imprévus. Un abbé faisait des crêpes, chez un traiteur ; un chanoine s’était placé comme cellerier chez un marchand de vins. Des gentilshommes exécutaient et vendaient de petits travaux de broderie, ou tournaient des ouvrages en buis. Un grand seigneur réussit à gagner des sommes considérables en confectionnant lui-même, pour le compte d’un boulanger dans la maison duquel le hasard l’avait fait demeurer, un certain gâteau a l’anis, d’après « une recette qu’il s’était autrefois amusé à mettre en pratique dans les cuisines de son château. »

Mais la plus intéressante et la plus aimable de toutes ces figures d’émigrés que nous présente l’abbé de Préneuf est celle d’un ancien officier qui, dépouillé par la Révolution de tous ses biens, parmi lesquels il ne regrettait rien autant que sa magnifique collection de livres et d’estampes, avait profité de sa vieille passion de bibliophile pour revendre aux libraires bruxellois des ouvrages rares, qu’il découvrait sur les marchés ou dans les boutiques des petits brocanteurs. « Souvent on le voyait arriver avec un paquet sous le bras ; et le libraire savait d’avance ce que cela voulait dire. Du reste, tous les deux y trouvaient leur profit ; et si l’acheteur faisait de bonnes affaires, son partenaire n’y perdait pas non plus. » Ce galant homme, dès le début de la Révolution, s’était engagé dans l’armée des princes. Mais une blessure qu’il avait reçue, et qui lui avait ankylosé le bras gauche, l’avait bientôt forcé de renoncer à servir. Il avait, autrefois, connu Voltaire, fréquenté les philosophes, et lié avec Marmontel et l’abbé Morellet, notamment, « un commerce d’amitié qu’il espérait bien reprendre par la suite. » L’excellent abbé de Préneuf, tout en ne nous cachant point la vive sympathie qu’il lui inspirait, le soupçonne d’avoir continué jusqu’au bout à subir l’influence des « néfastes doctrines » de ses anciens amis. « Non qu’il fût, extérieurement, irréligieux : mais on sentait parfois, dans des traits ou des remarques qui lui échappaient, un esprit dégagé, comme on disait alors, des vieux préjugés, et trop enclin à se moquer de certaines pratiques que messieurs nos philosophes avaient remplacées par la raison libre, adaptée surtout à leurs convenances matérielles. »


C’est encore à Bruxelles que notre abbé a rencontré un confrère du diocèse de Paris, l’abbé L…, qui lui a raconté la manière vraiment miraculeuse dont, enfermé à la Force le 2 septembre 1792, il avait été sauvé du couteau des massacreurs. La relation qu’il nous fait de cette aventure tragique est malheureusement trop longue pour que nous puissions la transcrire ici : mais il faut, au moins, que nous essayions de la résumer.

L’abbé L… se trouvait donc à la Force, le soir du 2 septembre, en compagnie de deux autres prêtres. Du « réduit infect » où on les avait jetés, ils entendaient, depuis le matin, les appels des guichetiers, et « les hurlemens des monstres qui traînaient, dans les couloirs, leurs piques et leurs sabres, en conduisant les prisonniers au supplice. » Résignés à mourir et attendant leur tour, les trois prêtres priaient en commun lorsque des hommes tout ensanglantés vinrent les prendre et, les poussant violemment dans le corridor, leur intimèrent l’ordre de les suivre au greffe. Au même instant, un autre groupe, également formé de prisonniers et de massacreurs, se heurta à celui dont faisait partie l’abbé L… : d’où résultèrent « un encombrement et une bousculade pendant lesquels l’abbé se trouva séparé de ses bourreaux et acculé dans un enfoncement, contre une porte qui était restée entr’ouverte. » Il put se glisser dans l’entre-bâillement de cette porte, qu’il referma derrière lui ; et les hommes qui étaient venus le prendre s’éloignèrent sans avoir remarqué son absence.

« Il se trouvait dans une cellule récemment vidée de ses hôtes… Il entendait distinctement, de sa retraite, les cris féroces des assassins ; et bientôt la lueur des torches se refléta sur les trois soupiraux de sa prison. Il passa ainsi une partie de la nuit dans des transes affreuses, secoué, à chaque instant, de nouvelles terreurs, lorsqu’il percevait le pas des égorgeurs emmenant leurs victimes. Vers le milieu de la nuit, le silence se fit peu à peu. L’abbé put alors se rendre mieux compte de sa situation. Comprenant qu’il serait infailliblement découvert dans sa retraite, à la première ronde des guichetiers, il prit le parti d’en sortir, pour tâcher de trouver une issue, ou un abri plus sûr. Il m’a répété que, d’ailleurs, il se sentait perdu, et qu’au fond il ne conservait aucun espoir de se sauver : mais l’instinct de la conservation, qui ne meurt qu’avec l’homme, le faisait se cramponner à la moindre chance de salut. »

Ayant ôté ses souliers, il se hasarda dans le corridor, et, n’osant point descendre au rez-de-chaussée, monta l’escalier qui menait au deuxième étage ; et comme il errait ensuite dans un autre couloir, un bruit de pas qu’il entendit le fit se jeter précipitamment dans l’embrasure d’une fenêtre mansardée. C’est de là qu’il vit arriver un jeune assistant du porte-clés, qui, plusieurs fois déjà, les jours précédens, était venu apporter leur nourriture aux prisonniers, et leur avait dit, entre autres choses, qu’il était fils d’un ancien bedeau de Notre-Dame. Saisi d’une inspiration soudaine, l’abbé, au lieu de continuer à vouloir se cacher, accourut se jeter aux pieds de ce jeune garçon. « Celui-ci, surpris et interloqué, voulut d’abord le saisir au collet pour le traîner au greffe, mais, à la fin, cédant à de meilleurs sentimens, il lui ordonna de se taire et de le suivre… Il le conduisit dans une soupente encombrée de tuiles brisées et de débris de toute sorte. L’abbé se blottit sous la toiture et tâcha de se dissimuler le mieux qu’il put… L’aide lui recommanda de ne pas bouger et de ne faire aucun bruit ; puis il le quitta, en refermant soigneusement la porte. » L’abbé L… eut à passer trois jours entiers dans ce recoin obscur, où il ne pouvait ni se lever, ni même s’asseoir un peu à son aise. Le soir du 3 septembre, son sauveur vint lui apporter une bouteille d’eau et quelques restes de viande, enveloppés dans un chiffon. Le lendemain, à la même heure, le jeune homme revint avec de nouvelles provisions. « Il lui dit qu’il ne pouvait encore essayer de le faire sortir, la prison étant toujours remplie de municipaux et de gendarmes, mais qu’il espérait avoir bientôt plus de facilité. » Et, en effet, le soir suivant, le jeune guichetier fit sortir l’abbé de sa soupente et le mena, ou plutôt le porta, — car le malheureux avait momentanément perdu l’usage de ses membres, — jusqu’à une salle du rez-de-chaussée, où il lui fit revêtir une carmagnole et lui donna un vieux chapeau. Après quoi, il le cacha sous de vieilles toiles, et lui dit qu’il allait tout préparer pour sa sortie.

« L’ébranlement causé par les épreuves qu’il venait de traverser avait tellement déprimé les forces morales et physiques de l’abbé que, à partir de cet instant, il ne se rappelait plus que vaguement ce qui lui était arrivé. Il avait traversé deux cours où l’air l’avait un peu ranimé ; il avait ensuite longé des couloirs ; et il était sûr que, au moment où on lui fit descendre un petit escalier dont la porte donnait sur une rue étroite et obscure, son libérateur était accompagné par un autre homme, dont il n’avait pu distinguer les traits, et qui avait gardé le mutisme le plus complet. »

L’honnête jeune homme conduisit d’abord son protégé chez sa mère, qui demeurait dans une rue voisine : l’abbé y passa la nuit. Lorsqu’il repartit, le lendemain matin, ni cette femme ni son fils « ne voulurent absolument accepter aucune rémunération. » L’abbé se rendit ensuite chez une marchande de laines qui était originaire de son village, et demeurait dans le quartier du Louvre. Il resta chez elle plus d’une semaine, entouré des soins les plus touchans ; et ce fut encore un parent de la marchande de laines, maraîcher des environs de Paris, qui lui fit franchir la barrière, l’ayant caché sous un tas de légumes, au fond de sa voiture.

« L’abbé L… m’avait conté bien d’autres détails de cette miraculeuse évasion, — nous dit, en terminant, M. de Préneuf ; — mais le temps et les adversités me les ont fait oublier. Il est certain que, dans le monde des guichetiers et des gardiens, il y eut, à cette époque, sous des apparences brutales, rendues nécessaires par l’épouvantable tyrannie qui pesait sur tous, des âmes sensibles et des dévouemens désintéressés qui sont restés inconnus. J’ai, pour ma part, pendant ma détention aux Prémontrés, connu un gardien qui ne me cacha pas ses sentimens, et qui me rendit, autant qu’il le pouvait, bien des petits services. »


Pendant que l’abbé de Préneuf « vivait au jour le jour » parmi la foule nombreuse et mêlée des émigrés de Bruxelles, trois dames nobles et riches qu’il avait fréquentées naguère à Maestricht lui firent savoir qu’elles seraient heureuses de le recueillir chez elles. Ravi d’une offre aussi précieuse qu’imprévue, l’abbé reprit aussitôt le chemin de Maestricht ; et les quelques semaines du second séjour qu’il y fit furent, certainement, l’une des périodes les plus heureuses de toute la durée de son émigration. Mais bientôt la menace d’une nouvelle approche des armées républicaines allait contraindre ses bienfaitrices à quitter la ville, et le forcer lui-même, une fois de plus, à errer tristement sur les routes de l’étranger. Le 11 juillet 1794, il « prit la fuite » avec trois de ses confrères, et se dirigea vers l’Allemagne où devait s’écouler, désormais, le reste de ses années d’exil.


III

Après un voyage assez accidenté jusqu’à Cologne et quelques semaines encore de repos dans cette ville, où le curé de la vénérable église Saint-André eut l’obligeance de « lui fournir des messes pendant tout son séjour, » l’abbé de Préneuf se remit en route, le 24 septembre 1794, sans trop savoir où aller. Sur le bateau qui le conduisait à Mayence, il rencontra un brave négociant de Mittenberg, qui l’invita à s’arrêter dans cette petite ville ; et bientôt, grâce aux démarches généreuses de cet étranger, notre abbé eut la joie inattendue de trouver une installation régulière dans une bourgade voisine, Stadt Prozelten, sur le Mein, dont le curé s’entendit avec six de ses paroissiens pour le recevoir à leur table, chacun un jour par semaine. « Tous les samedis je dînais et je soupais chez le curé ; le dimanche, chez Bernard Keller, batelier ; le lundi, chez Bernard Ulrich ; le mardi, chez Antoine-Michel Brandt ; le mercredi, chez Barthélémy Firmbach ; le jeudi, chez Antoine Reis, maître d’école ; le vendredi, chez Barthélémy Rosbach. Un frère de ce dernier, Adam Rosbach, pauvre et chargé d’enfans, voulut bien, quand même, me donner l’hospitalité chez lui. » C’est dans la société de ces dignes gens qu’il passa l’hiver de 1795, l’un des plus terribles hivers dont on ait gardé la mémoire. Jamais il ne s’était senti entouré d’affections plus dévouées ; et si son second séjour à Maestricht lui avait apporté plus de bien-être et de distractions, le récit qu’il nous en a laissé n’est cependant pas aussi ému, aussi pénétré, tout ensemble, d’admiration et de reconnaissance, que les pages où il nous raconte l’accueil qu’il a reçu de ces pauvres paysans allemands, se privant eux-mêmes du nécessaire pour subvenir à l’entretien d’une demi-douzaine de prêtres français. A Cologne, d’ailleurs, il avait rencontré déjà un petit marchand-grainetier qui, par simple charité chrétienne, l’avait reçu chez lui, et lui avait prodigué les soins les plus touchans.


Mais un jour vint où les armées révolutionnaires, comme elles l’avaient chassé des Pays-Bas, l’obligèrent encore à quitter sa paisible retraite de Prozelten. « Je n’avais pas de ressources, et ne savais pas où m’en procurer. Toutefois, j’entendais dire, avec tant de persistance, que les républicains allaient arriver que je me hâtai de partir. » Le 24 septembre 1795, exactement un an après son départ de Cologne, il dit adieu à ses bienfaiteurs, et, en compagnie d’un confrère, l’abbé de Mallargues, se dirigea vers Augsbourg, où il s’attendait à trouver une occupation lucrative. Hélas ! il ne devait point tarder à découvrir que tous les paysans allemands ne ressemblaient pas à ceux de Prozelten, pour la pratique des œuvres de miséricorde. Jusqu’à Wurtzbourg, le bon Barthélémy Firmbach, son hôte des mercredis, le conduisit « gratis » dans sa carriole ; mais ensuite un voiturier franconien, qui lui avait promis de le mener de Wurtzbourg jusqu’à Nuremberg, et qui s’était fait payer à l’avance le prix du voyage, le déposa impudemment à mi-route, dans une auberge de campagne, « en se récriant sur les exigences des papistes, comme il nous appelait. » Dans cette misérable auberge l’abbé eut à rester cinq jours, faute d’argent pour continuer son chemin. Le curé catholique de l’endroit, lui-même, l’accueillit avec une froideur marquée, et se déclara hors d’état de lui venir en aide. Enfin un routier, qui portait à Nuremberg des sacs de farine, consentit à charger sur sa voiture le bagage de l’abbé ; et celui-ci dut suivre la voiture à pied, trop heureux de n’avoir pas à abandonner son petit paquet de vêtemens et de livres. « Ce ne fut, du reste, ni la première, ni la dernière fois que j’eus à faire à pied une longue route… On partait quand même, se fiant à la Providence, soutenu par la foi et le devoir. J’ai entendu peu de plaintes : les malheurs subis avaient été tels que ceux qui pouvaient arriver, désormais, n’étaient plus’ pour effrayer et décourager. »

Pourtant, M. de Préneuf fut bien près de succomber au découragement lorsque, à Nuremberg, puis à Augsbourg, autorités et particuliers lui montrèrent un mauvais vouloir implacable. A peine le clergé catholique lui permettait-il de célébrer la messe. Les gens du peuple, peut-être sous l’effet de leur propre misère, ne faisaient rien pour le secourir ; les bourgmestres et commissaires de police le traitaient comme un vagabond plus ou moins suspect ; et il n’avait, pour toute ressource, que le peu que pouvaient lui offrir des compagnons d’exil. Heureusement il se rappela que son archevêque, M. de Juigné, fixé alors à Constance, l’avait invité autrefois à venir le rejoindre ; et le voici de nouveau sur les chemins, tantôt « cruellement rançonné » par de mauvais aubergistes, et tantôt comblé de prévenances par d’autres, plus charitables ! A Memmingen, par exemple, il eut la chance d’entrer dans une auberge dont l’hôtesse était née à Strasbourg, et avait des parens à Paris : la brave femme non seulement le logea et le nourrit sans vouloir être payée, mais l’engagea instamment à rester chez elle, — à quoi l’abbé aurait peut-être consenti, s’il n’avait pas découvert que « sa bonne hôtesse avait une langue pour quatre. »

A Constance, Mgr de Juigné fit admettre l’abbé à « une table commune où étaient nourris cent cinquante ecclésiastiques français. » Il le chargea de prêcher le carême de 1796 dans l’église des Pères Cordeliers, qui avait été mise à la disposition des émigrés. Et les six mois du séjour de M. de Préneuf à Constance s’écoulèrent, en somme, assez tranquillement, dans une société des plus agréables, sans autre accident fâcheux qu’un incendie qui le priva, une fois de plus, de ses sermons : car nous savons déjà que, ayant été forcé de les « brûler » avant sa fuite, il avait longuement travaillé à les « rétablir », aussi bien à Bruxelles qu’à Maestricht et à Prozelten ; et l’on peut se figurer l’angoisse qu’il dut ressentir à les voir, de nouveau, réduits en cendres. Encore leur perte, apparemment, lui fut-elle moins pénible que l’aurait été celle de sa garde-robe, puisqu’il nous raconte que, ayant pénétré dans sa chambre au plus fort de l’incendie, c’est le ballot de ses vêtemens qu’il réussit à sauver, dans des conditions que, du reste, il n’est pas éloigné de tenir pour surnaturelles.


Avons-nous besoin d’ajouter que, de Constance comme précédemment d’Ypres et de Bruxelles, de Maestricht et de Prozelten, l’abbé de Préneuf se vit bientôt chassé par l’approche des armées françaises ? Le 21 juillet 1796, notre vagabond se remit en marche, avec l’intention de se rendre à Hof, où on lui avait dit qu’il trouverait des leçons de français. « Le cours de mes tribulations, note-t-il tristement, allait recommencer plus que jamais. » En effet, jamais encore aucun de ses voyages n’avait été aussi accidenté que celui qu’il fit de Constance jusqu’à Hof. Non seulement, cette fois, il eut à souffrir de la rapacité impitoyable des aubergistes et des voituriers, mais peu s’en fallut qu’il ne fût exécuté comme un va-nu-pieds suspect, ayant été surpris, au coin d’un bois, par une troupe de cavalerie autrichienne. A Bayreuth, cependant, l’attendaient de nouveau quelques jours de répit. S’étant présenté, à tout hasard, chez un prêtre catholique de la ville, dont quelqu’un lui avait dit le nom, il se trouva accueilli de la manière la plus affectueuse par « un excellent vieillard qui, autrefois chapelain d’une communauté, vivait retiré dans une petite habitation, entre une vieille gouvernante et des volières remplies d’oiseaux de toute sorte. »

C’est à Bayreuth que l’abbé « eut la confirmation des succès étonnans remportés par un jeune général républicain dont on parlait déjà depuis quelque temps, ce général Bonaparte qui est aujourd’hui au comble de la gloire comme Premier Consul. » Tous les officiers émigrés que M. de Préneuf avait l’occasion de rencontrer lui avouaient l’admiration mêlée de stupeur que leur inspirait la tactique de ce nouveau venu. « Quelques-uns, qui savaient qu’il avait fait partie du corps des officiers du Roi, et qu’il appartenait à la noblesse corse, espéraient voir en lui un sauveur futur de la monarchie. Ce sentiment, qui ne reposait que sur des suppositions, était alors beaucoup plus commun qu’on ne pourrait le croire. »

Grâce à la générosité merveilleuse du vieux prêtre de Bayreuth, l’abbé de Préneuf put, en quittant cette ville, le 9 septembre 1796, s’installer commodément dans une diligence qui devait le conduire jusqu’à Hof. Mais sans doute sa destinée ne voulait point qu’il pût faire en paix une seule des étapes de son voyage entre Constance et Hof ; car, cette fois, la diligence qui le conduisait versa, et tous les passagers furent précipités dans un fossé, d’où ils eurent grand’peine à se relever. Ils n’arrivèrent à Hof que dans la nuit, « avec des vêtemens en mauvais état, et des figures entourées de foulards et autres bandages de circonstance. »

Du moins n’avait-on pas trompé M. de Préneuf en lui faisant espérer, dans cette petite ville, des leçons de français. Les leçons étaient fort peu payées, mais suffisaient, à la rigueur, pour couvrir les frais de nourriture et de logement. « Je me souviens, entre autres élèves, d’une vieille dame qui s’était mis en tête d’apprendre le français, et qui, avec les manières les plus respectables, avait les manies les plus ridicules. Elle ne pouvait prendre sa leçon qu’avec ses deux bêtes : son chat sur les genoux et son chien couché à ses pieds. Or, comme ces deux animaux, malgré les ordres de leur maîtresse, se faisaient une guerre acharnée, il ne se passait pas cinq minutes sans des aboiemens ou des miaulemens furieux. Mon français se trouvait très mal de cette collaboration bizarre ; et j’étais obligé de recommencer mes phrases à chaque instant. Au bout d’un mois, la bonne dame me répondait encore en allemand, et, pour tout français, savait prononcer oui et non. »

Parmi les nombreux émigrés qui étaient alors réunis à Hof, et dont l’abbé de Préneuf nous a laissé de charmans et vivans portraits, se trouvait notamment un vieux gentilhomme de près de quatre-vingts ans, « modèle accompli d’antique politesse et de distinction fine et aisée, » qui, dépouillé par la Révolution d’une fortune considérable, s’accommodait presque volontiers de son indigence présente. Il aimait à rappeler les fêtes et toute la vie galante de la cour de Louis XV ; mais souvent aussi il disait à l’abbé de quelle tristesse l’avait rempli naguère, à Coblence, la vue des « mesquines agitations de la cour des Princes. » Ce vieillard affirmait que la noblesse française avait commis une faute inexcusable en sortant du royaume ainsi qu’elle l’avait fait. « L’émigration, disait-il, a été une nécessité pour quelques-uns, mais une mode pour beaucoup. On a dégarni la France de forces, tout au moins morales, qui auraient pu opposer une résistance efficace aux entraînemens et aux excès des exaltés. » Et l’abbé, se souvenant de ce qu’il avait vu à Bruxelles, n’était pas éloigné de lui donner raison.


Mais revenons au récit de ses propres misères ! Peut-être auraient-elles pris fin dès le moment où nous sommes arrivés, et notre abbé aurait-il pu rester tranquillement à Hof jusqu’au terme de son exil, entre son vieux commensal et sa vieille élève, si une cupidité, — d’ailleurs la plus innocente du monde, — ne l’avait conduit à accepter, pour gagner un peu plus d’argent, un emploi de professeur de français qu’on lui offrait dans un château des environs d’Auerbach, sur les confins de la Bohême. Le château appartenait à un gentilhomme allemand et protestant, le baron de Beulwitz ; et l’abbé était chargé d’enseigner le français aux enfans du baron. Le malheureux ! Nous sentons, en lisant ses Souvenirs, qu’il aurait consenti à retarder de neuf autres années son retour en France si le sort, en échange, avait voulu le dispenser de ces quelques mois de séjour chez les barons allemands. Car ceux-ci, tout en acceptant ses services, se firent un devoir de lui témoigner, dès le premier jour, le mépris qu’ils éprouvaient pour sa double qualité de Français et de catholique. La mère des enfans, à dire vrai, mettait quelque réserve à l’expression de ce sentiment ; mais les enfans eux-mêmes, et leur père, et leur précepteur allemand, ne cessaient point d’imaginer des procédés nouveaux pour vexer et humilier l’infortuné professeur. Par exemple, on voulait absolument l’empêcher d’aller dire sa messe chez les catholiques d’Auerbach : on lui cachait, pour cela, ses chaussures et son manteau, ou bien on l’enfermait à clef dans sa chambre, et force lui était d’y passer toute la matinée, sans déjeuner et sans feu. « À midi, ayant été délivré par une servante qui descendait du grenier, je me plaignis au baron ; mais il ne fit qu’en rire. » À table, les deux sujets de conversation à peu près invariables étaient la falsification de l’Écriture sainte par l’Église romaine et « la monstrueuse dépravation du clergé français avant la Révolution. » « Les quelques mois que j’ai passés à Auerbach ont été, pour moi, dit-il, les plus durs de mon exil : relégué dans une chambre haute, sans feu, sans aucune aide, méprisé même par les domestiques, qui ne se gênaient pas pour me faire sentir qu’on me faisait l’aumône, et qui plaisantaient sur mes vêtemens usés et le peu de linge que j’avais pu conserver ! Je me couchais aussitôt que possible, et j’étais réduit à garder le lit, quelquefois, pendant douze heures de suite… Je ne pouvais, en dehors des heures de leçons, me présenter dans la chambre des enfans ; et quand je me risquais auprès du feu de la cuisine, les valets, qui voyaient comment leurs maîtres agissaient envers moi, me bousculaient, ou tenaient de tels propos que je devais me retirer. »


Cette situation d’un prêtre et gentilhomme français avait quelque chose de si scandaleux que les châtelains des environs finirent par s’en émouvoir ; et nous pouvons nous figurer ce que durent être le soulagement et la joie de notre pauvre abbé lorsque l’un de ces châtelains, le baron Henri de Welhoff, vint l’arracher à sa servitude, pour l’installer chez lui, où lui-même, sa jeune femme, et toute sa famille s’ingénièrent à le consoler des grossièretés des barons de Beulwitz. Ce fut littéralement, pour l’abbé de Préneuf, le « bon Fridolin » succédant au « méchant Thierry. » Toutes les pages qu’il a consacrées au récit de son séjour chez les Welhoff sont comme éclairées d’un rayon de soleil ; il n’y a pas un détail de ce séjour qui ne lui ait laissé au cœur un souvenir exquis. Qu’on lise, par exemple, ces quelques lignes, prises un peu au hasard : « Parmi les distractions, je dois dire que la musique était en grand honneur. Ces dames jouaient à merveille du clavecin et de la harpe ; et c’est là que j’entendis, avec un plaisir et une émotion qui me sont encore restés présens, les sublimes productions de Mozart, qui venait de mourir. Cette musique d’une harmonie si belle et d’une inspiration si élevée, d’une pureté et d’un accent à la fois triste et doux, me faisait oublier, en l’entendant, mes misères passées, et celles que me réservait encore, peut-être, l’avenir. »


IV

En réalité, les « misères que réservait l’avenir à l’abbé de Préneuf devaient, désormais, lui paraître très suffisamment tolérables, en comparaison de celles que lui faisait ainsi oublier la musique de Mozart, sous les doigts légers de Mme de Welhoff. La plus cruelle de toutes fut, j’imagine, la déception qu’éprouva l’abbé durant l’automne de 1797, lorsqu’il se vit brusquement arrêté dans le voyage qu’il avait entrepris, déjà, pour rentrer en France. Depuis l’été, en effet, ses propres correspondans et ceux de ses hôtes s’accordaient à lui représenter sa rentrée comme la chose la plus sûre et la plus facile. « Les affaires, me disait-on, avaient été si bien menées, que le rétablissement de la royauté n’était plus qu’une question d’opportunité. Le Directoire était gagné, et l’on m’écrivait que les troupes, dans Paris, étaient prêtes à acclamer le nouvel état de choses… Je me croyais presque rendu à ma paroisse. » De telle sorte que, le 14 septembre 1797, — « le même jour où j’étais parti de Paris en 1792, époque que je croyais être pour moi d’un bon augure, » — il avait quitté les Welhoff et s’était mis en route vers la France : mais à peine était-il parvenu à Eger, que la nouvelle du coup d’Etat du 18 fructidor lui signifia l’effondrement de ses beaux espoirs. Trop heureux encore de n’avoir point suivi l’exemple d’autres émigrés de sa connaissance, qui, « confians dans le succès du complot, s’étaient présentés aux frontières, où on les avait laissés passer, et avaient, depuis, payé de leur tête la hâte trop grande qu’ils avaient mise à revoir leur patrie ! »

N’importe : le temps des véritables « misères » était fini pour le prêtre émigré. A Ratisbonne, où il se rendit en apprenant l’impossibilité de son retour en France, sa bonne étoile lui permit d’entrer, tout de suite, en rapports avec l’évêque du diocèse, homme instruit et zélé chrétien, qui, — le premier, semble-t-il, depuis le début de l’émigration, — reconnut la valeur personnelle de l’un des membres les plus distingués, à coup sûr, du clergé français. Non seulement il l’accueillit régulièrement à sa table, mais, le voyant fatigué, il l’envoya passer plusieurs semaines dans son château de Spintelhof, à trois lieues environ de Ratisbonne. Tous les domestiques du château étaient à la disposition de l’abbé, avec ordre de ne rien épargner pour la commodité et pour l’agrément de son entretien. Quel rêve merveilleux, pour l’ex-précepteur des petits Beulwitz, ces journées d’automne somptueusement vécues au château de Spintelhof ! « Hautes futaies, pièces d’eau, allées ombreuses, tout était réuni pour charmer les yeux, et pour offrir à la méditation et aux calmes jouissances un asile enchanteur… Bien soigné, bien nourri, je faisais de longues promenades dans une voiture mise à mon service ; et j’avais la société de quelques ecclésiastiques du pays et du voisinage, dont je n’eus qu’à me louer en toute façon… Aussi fus-je bientôt rétabli. »

Après l’avoir gardé quelque temps encore auprès de lui, à Ratisbonne, le prince-évêque installa son protégé dans une petite ville toute proche, Donaustauf, sur le Danube, où un logement lui était réservé chez le maître de chapelle de la cour épiscopale, et où le bailli s’était engagé à le nourrir, en échange de leçons de français données à ses enfans. C’est là que l’auteur des Souvenirs passa, très paisiblement, les trois dernières années de son exil. Le seul gros ennui qui lui soit resté en mémoire fut la nécessité où il se trouva, le 28 février 1799, de renoncer à prendre ses repas dans la maison du bailli. Ce bailli lui-même était « un excellent homme, instruit, et d’un cœur généreux ; » et ses enfans s’étaient profondément attachés à leur professeur. Malheureusement il y avait là Mme la baillive, qui était « d’un caractère tout opposé à celui de son mari. » Avec cela, protestante, et ne pouvant souffrir l’idée que ses enfans subissent l’influence d’un prêtre catholique. Pendant près d’un an, toutefois, le tact et la douceur naturelle de l’abbé avaient réussi à calmer « les susceptibilités » de cette dame, quand « un léger incident vint tout gâter. » Le bailli recevait souvent à sa table un ancien conseiller, « brave homme, mais fort bavard et très expansif, » qui, dès le premier jour, s’était pris, pour l’abbé, de la plus vive amitié. Un soir, ce conseiller, malgré tous les efforts du bailli et de l’abbé pour le faire taire, entreprit une discussion acharnée, avec son hôtesse, sur les qualités et les défauts des prêtres catholiques : sur quoi, tout à coup, la dame se leva de table et quitta la salle, emmenant ses enfans.

Ainsi l’abbé eut à se priver de repas quotidiens qui doivent avoir été d’une saveur exceptionnelle, à en juger par la manière dont, longtemps même après son départ de Donaustauf, il ne pouvait s’empêcher de les regretter. Et sans doute ce regret fut encore aggravé par le contraste de la cuisine qui succéda, pour lui, à celle du bailli : car il nous apprend que, toutes les pensions de la ville étant « trop chères pour sa bourse, » il se résolut à se préparer lui-même ses repas, dans sa chambre. « J’achetai quelques ustensiles, et me mis à pratiquer les mystères du pot-au-feu. Quelle cuisine ! Elle n’était ni difficile, ni compliquée, mais n’arrivait jamais qu’à des résultats qu’un Vatel n’aurait certainement pas enviés. » Enfin, après dix-huit mois de ce régime, l’abbé fut invité par le doyen de Donaustauf à venir, chaque soir, dîner à sa table, sans autre rémunération que la petite corvée d’une partie d’échecs, souvent assez longue, à la fin du repas. Ces dîners chez le brave doyen allaient être les derniers « souvenirs » culinaires que l’abbé de Préneuf devait garder de son exil.


Toute la fin de l’émigration de l’abbé s’est, d’ailleurs, écoulée si tranquillement qu’il n’a trouvé à nous en raconter que deux épisodes, mais l’un et l’autre assez curieux pour valoir encore d’être signalés. Un jour, en septembre 1799, parmi l’un des nombreux convois de prisonniers français qui traversaient Donaustauf, et que M. de Préneuf tâchait, naturellement, à secourir de son mieux, il lui arriva de reconnaître le fils d’un artisan de Vaugirard, à qui il avait donné jadis des leçons de catéchisme. « Tous ces malheureux étaient dans un état pitoyable : mal vêtus, quelques-uns sans chaussures, les pieds enveloppés dans des bandes d’étoffe et de corde. A peine quelques chariots suivaient-ils la colonne, pour ramasser ceux qui, à bout de forces, ne pouvaient plus avancer. Ils se plaignaient aussi de la nourriture restreinte et détestable qu’on leur donnait, et des marches forcées qu’on leur faisait faire. » L’ancien curé de Vaugirard éprouva un mélange singulier de plaisir et de compassion, à rencontrer ainsi l’un de ses paroissiens ; et nous le croyons volontiers quand il nous dit qu’il questionna longuement le prisonnier sur sa famille, comme aussi sur tout ce qui s’était passé à Vaugirard depuis son départ. Il fut assez heureux pour lui procurer, par l’intermédiaire du bailli, « du linge, qui lui manquait absolument, et quelques provisions dont sa figure hâve et décharnée indiquait le plus pressant besoin. » Encore le jeune homme ne voulut-il accepter ces présens qu’à la condition de les partager avec ses camarades. Le convoi fut logé à Donauslauf jusqu’au lendemain : puis il repartit « pour le fond de l’Autriche. »

Le second épisode serait, par lui-même, assez insignifiant, et le récit de l’abbé en contient une foule d’autres qui auraient plus de titres à nous intéresser ; mais, grâce aux recherchés érudites de M. Vanel, il nous apporte un témoignage tout à fait caractéristique, à la fois, de la parfaite véracité du prêtre émigré et de la fidélité de ses souvenirs. Nous allons, tout d’abord, reproduire son récit : il nous transporte, de nouveau, à Augsbourg, où l’abbé, pendant son séjour à Donaustauf, au mois de décembre 1800, s’était offert à accompagner un vieux prêtre, malade, et incapable de voyager seul.


Comme je me rendais, un matin de très bonne heure, à l’église, pour dire ma messe, je fus abordé par un militaire français, qui tenait son cheval par la bride, et qui me demanda, très poliment, si je parlais sa langue. Sur ma réponse que j’étais son compatriote, il me pria de lui dire si je connaissais, à Augsbourg, où il devait se trouver, un prêtre, dont il me cita le nom. Ce prêtre était de son pays et il désirait le voir. Le nom ne m’était pas inconnu : mais je lui fis observer que, étant fort pressé, je ne pouvais lui répondre comme je l’aurais désiré.

Il me répliqua qu’il m’attendrait bien, et que, à ma sortie, il me demandait la permission de venir me retrouver. Ce militaire avait un air si respectueux que j’en fus touché ; et, aussitôt ma messe dite, je sortis à son devant. Il m’attendait, en effet, auprès de l’église, et nous liâmes conversation. Il était originaire d’une province de l’Ouest de la France (je crois qu’il était Poitevin), et il avait été pieusement élevé par un chanoine qui lui avait appris la musique et le chant. Il lui était resté, de cette éducation, un fond de religion, ou au moins de respect pour ses ministres, qui m’avait tout aussitôt frappé. Je m’intéressai à lui, et je lui proposai de le conduire dans la pension où les prêtres français prenaient leurs repas ; il avait là plus de chances que partout ailleurs de retrouver celui qu’il cherchait. Chemin faisant, il me dit qu’il se rappelait avec plaisir ses jeunes années ; qu’il n’avait jamais oublié les soins et l’éducation que lui avait donnés le bon chanoine, et qu’il était bien aise de pouvoir rencontrer un prêtre de son pays, pour lui prouver sa reconnaissance.

Malheureusement, l’abbé qu’il cherchait avait, depuis quelque temps, quitté Augsbourg ; et ce brave garçon s’en montra fort peiné. Pour se dédommager, il voulut, avec une telle insistance, nous offrir à déjeuner, à moi et à deux ou trois de mes confrères qui l’avaient renseigné, que nous fûmes forcés d’accepter, pour ne pas le désobliger. La pension, heureusement, n’était pas chère.

A table, il nous découvrit d’excellens sentimens, et nous parut si franchement honnête que j’ai toujours gardé, de cette rencontre, un souvenir consolant. Nous fûmes pénétrés de reconnaissance pour l’acte affectueux et cordial de ce brave soldat qui, en nous quittant, nous assura que, s’il avait été le maître, nous n’aurions pas été persécutés et contraints d’émigrer. Il espérait nous revoir, bientôt, dans nos églises.


Or, il se trouve, par une coïncidence piquante, que ce « brave soldat » a écrit, lui aussi, ses Souvenirs, et qu’il y a raconté, lui aussi, sa rencontre à Augsbourg avec l’abbé de Préneuf. Il s’appelait Philippe-René Girault, et était, en 1800, musicien d’état-major du 5e régiment de hussards. Voici en quels termes il nous a rapporté l’épisode, dans ses Campagnes d’un musicien d’état-major pendant la République et l’Empire, récemment découvertes et publiées par M. Frédéric Masson :


J’avais appris, par un de mes pays, qu’il y avait à Augsbourg un prêtre de Poitiers[1]. Comme nous ne devions que traverser la ville, je demandai à mon colonel la permission de m’y arrêter. Il me l’accorda, avec quelque difficulté. En entrant en ville, je vis un prêtre assez mal vêtu : c’était un émigré français. Je l’arrêtai, et lui demandai s’il connaissait l’abbé Cherprennet, et s’il pouvait m’indiquer son logement : « Je le connais, me dit-il ; et si je n’étais pas obligé d’aller dire ma messe, je me mettrais de suite à votre disposition pour vous conduire auprès de lui. Indiquez-moi un endroit où je pourrai vous retrouver, et, après ma messe, j’irai vous rejoindre. » Dans la rue où nous étions se trouvait un café qui avait pour enseigne : Café des Émigrés. Je lui dis que je l’attendrais là. J’allai mettre mon cheval à l’écurie et j’entrai dans le café. Il était rempli d’émigrés et d’officiers de tout grade qui, en passant, étaient venus embrasser des parens, des amis, éloignés de France depuis bientôt dix ans. J’assistai, tout ému, à plus d’une scène touchante.

L’abbé, ayant dit sa messe, vint me chercher ; et je me dirigeai avec lui vers la pension des prêtres français, où il espérait trouver celui que je cherchais. A notre arrivée, je fus entouré de plusieurs prêtres qui pensaient avoir par moi des nouvelles de leur pays. J’appris que l’abbé Cherprennet était parti, depuis quelques jours, pour la Suisse.

Comme je voyais qu’on allait servir à dîner, je demandai si je pouvais, en payant, m’asseoir à la table, pensant que c’était une table d’hôte. On me dit que la table n’était point commune, que chacun se faisait servir suivant ses ressources, que je pouvais demander ce que je voudrais et qu’on me servirait. Je priai alors mon guide, et deux de mes interlocuteurs, de vouloir bien accepter de dîner avec moi. « Je suis, leur dis-je, un ancien serviteur de l’Église : les prêtres ont nourri mon enfance, et je serais heureux de rendre à quelques-uns les bienfaits que j’en ai reçus. » Ils acceptèrent volontiers : car la plupart de ceux qui fréquentaient cette pension faisaient maigre chère, faute de ressources. Je fis servir un bon dîner maigre, — car c’était un vendredi, — et la conversation s’engagea. Naturellement, il ne fut question que des malheurs de la Révolution et de la persécution de l’Église. Je ne pouvais pas en dire grand’chose, car, pendant toute la Terreur, j’avais été hors de France.

Pendant notre conversation, je voyais que tous les prêtres qui entraient dans la salle venaient faire un grand salut à l’un de mes convives. L’un d’eux eut à lui parler et le traita de « Monseigneur ; » j’appris, de cette manière, que je traitais un évêque, et je crus devoir m’excuser de la familiarité de mes manières avec lui ; mais il n’accepta pas mes excuses et me dit qu’il était, au contraire, très touché de mes bons procédés envers de pauvres prêtres qui, probablement, n’auraient jamais l’occasion de me rendre la politesse que je leur faisais. « On nous fait espérer, continua-t-il, que, d’ici quelque temps, la religion catholique sera rétablie en France, et que nous pourrons rentrer dans notre pays. Alors, si le hasard voulait que nous nous rencontrions, soyez assuré que ce serait un grand bonheur pour moi de vous recevoir à ma table, dans mon palais épiscopal ! »

Je le remerciai de ses bonnes paroles, et le dîner continua gaiement, arrosé de quelques bouteilles de vin de France. Ma bourse était bien garnie et je ne l’épargnai pas : aussi je laissai ces bons prêtres fort contens de moi, et moi enchanté de l’accueil que j’en avais reçu.


On affirme volontiers que jamais, depuis que les hommes se sont avisés d’écrire l’histoire, deux hommes ne se sont trouvés pour raconter un fait de la même façon. Dans le cas présent, il faut reconnaître que, sur le « fait » essentiel, la rencontre du soldat et du prêtre émigré, les deux témoignages concordent pleinement ; et il n’y a pas jusqu’aux circonstances dont plusieurs ne nous soient, rapportées, presque pareilles, dans les deux récits : ce qui suffirait à justifier la confiance que nous ne pouvons nous empêcher d’accorder aux charmans Souvenirs de l’abbé de Préneuf. Mais les deux récits ne laissent point, avec cela, de différer sur quelques détails. D’abord, le musicien a-t-il attendu le prêtre « auprès de l’église, » comme le veut celui-ci, ou bien, comme il le prétend lui-même, au « Café des Emigrés ? » Plus tard, à la pension, René-Philippe Girault assure que les trois prêtres « acceptèrent volontiers son invitation, » tandis que, suivant l’abbé de Préneuf, « le brave garçon mit tant d’insistance à cette invitation que les prêtres furent forcés d’accepter, pour ne pas le désobliger. » Enfin se pose à nous la question de l’évêque. M. de Préneuf ne fait aucune mention de ce prélat, à qui le musicien d’état-major nous apparaît tout heureux et tout fier d’avoir pu offrir un plantureux dîner (maigre), « arrosé de quelques bouteilles de vin de France. » Cet évêque, avec l’effusion de sa reconnaissance, et sa promesse de recevoir « à sa table, dans son palais épiscopal, » le généreux militaire qui lui fait l’amitié de le régaler, ne serait-il pas, simplement, une « blague, » inventée, peut-être, à l’origine, par Girault pour « épater » ses camarades de régiment, et redite par lui si souvent qu’il en est arrivé à la tenir pour vraie ? Mais il convient de laisser à M. Frédéric Masson le soin de résoudre ce petit « problème historique. »

L’abbé de Préneuf était en train de faire une partie d’échecs avec le doyen de Donaustauf, un soir du mois de janvier 1801, lorsqu’il reçut, de Paris, une lettre qui lui annonçait formellement « que toutes les difficultés étaient levées, » et qu’il pouvait désormais rentrer en France sans avoir rien à craindre.

« J’attendis encore un mois pour me renseigner plus complètement, et je me décidai enfin à reprendre le chemin de la patrie. Mes bagages ne furent pas longs à faire. J’avais reçu des fonds suffisans. Ce ne fut pas sans émotion que je dis adieu à mes excellens protecteurs, et même à cette Allemagne qui m’avait abrité pendant tant d’années, au milieu d’événemens si tragiques, et de dangers accompagnés ou aggravés, souvent, par le manque des ressources les plus nécessaires. »

Le 17 février 1801, il « monta en diligence, » se dirigeant vers Paris ; et à cette date s’arrêtent ses Souvenirs d’Émigration.


V

Comment l’abbé de Préneuf, aussitôt qu’il fut rentré en France, reprit possession de sa cure de Vaugirard ; comment il réussit, par son zèle et son intelligente activité, non seulement à relever de ses ruines l’église Saint-Lambert, mais à lui rendre même toute sa richesse et tout son éclat d’autrefois ; comment ensuite il eut à administrer, tour à tour, l’église de Sceaux, en 1807, et, en 1821, l’église parisienne de Saint-Leu et Saint-Gilles ; et comment enfin il mourut, à Paris, le 13 septembre 1827, plein d’années et de bonnes œuvres, après avoir rédigé un long testament qui nous le fait voir partageant son cœur entre les trois paroisses entre lesquelles s’est partagée sa vie : tout cela nous sera conté bientôt par M. Vanel, dans la préface des Souvenirs d’Émigration, avec une foule de détails émouvans ou pittoresques. Notre unique objet a été d’analyser brièvement ces Souvenirs eux-mêmes, tableau fidèle d’une existence qui doit avoir été celle de milliers de prêtres français, pendant les huit dernières années du XVIIIe siècle.

Cependant, il y a parmi les nombreuses découvertes de M. Vanel, une série de documens que nous ne pouvons nous empêcher de mentionner encore : ils ont trait à la destinée de l’héroïque maître-cordonnier Joseph Billaut, à qui l’abbé de Préneuf a dû, en 1792, de réussir à passer la frontière. Dans une des premières pages de ses Souvenirs, écrites à Prozelten en 1795, et que l’abbé, sans doute, n’aura jamais trouvé le loisir de revoir, nous lisons que cet homme admirable est mort sur l’échafaud, peu de temps après son retour des Pays-Bas, victime de sa compassion pour les prêtres persécutés. Non pas : fort heureusement, M. Vanel nous apprend que l’abbé s’est trompé sur le sort de son bienfaiteur. Billaut a été effectivement arrêté, à plusieurs reprises, et a même comparu devant le Tribunal révolutionnaire, le 20 avril 1793. Il avait été dénoncé, le 28 mars précédent, par la section du Théâtre-Français, dont dépendait sa rue Saint-André-des-Arcs ; et une perquisition faite dans son logement avait révélé la présence, chez lui, « d’ornemens d’église, de croix, d’hosties, de cierges, et de lettres de correspondance avec des émigrés. » Comme le dit très justement l’érudit caennais, « c’était là plus qu’il ne fallait pour conduire à l’échafaud ; » et nous avons peine à comprendre par quel miracle Billaut est parvenu à sauver sa tête, en déclarant simplement que les objets en question, « dont il ignorait la nature, lui avaient été laissés en dépôt par un chartreux qu’il ne connaissait point. » Mais une autre pièce, du 28 juin de la même année, nous le montre ayant la chance incroyable d’obtenir un non-lieu, « à condition d’être désormais plus circonspect. » Après quoi, son dossier aux Archives Nationales ne porte plus aucune trace d’une autre arrestation ; et rien ne nous défend donc d’imaginer que l’abbé de Préneuf, de retour en France, au moment où il s’apprêtait à célébrer une messe pour le repos de l’âme de l’excellent maître-cordonnier, ait eu la joyeuse surprise de rencontrer, bien vivant en chair et en os, celui qui avait été le premier témoin de son émigration.


GASTON LEFEVRE.


  1. Philippe-René Girault lui-même, comme « croit se le rappeler » l’abbé de Préneuf, était effectivement Poitevin.