Un Politique italien de la renaissance. — Guichardin et ses œuvres inédites

Un Politique italien de la renaissance. — Guichardin et ses œuvres inédites
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 34 (p. 961-994).
UN
POLITIQUE ITALIEN
DE LA RENAISSANCE

GUICHARDIN ET SES ŒUVRES INEDITES.

Opere inedite di Francesco Guicciardini.[1]

Les temps troublés, comme le fut la grande époque de la renaissance, par l’enfantement laborieux d’idées nouvelles et par une transformation intellectuelle et morale voient s’opérer un partage uniforme des esprits. Le passé et l’avenir deviennent comme deux camps, chacun avec son armée : ici les ardens, là les timides et les humbles; les premiers se mêlant au monde, par l’action, par la parole, par les écrits, pour l’entraîner à leur suite dans les voies non frayées; les autres se réfugiant dans la retraite et remontant même, s’ils peuvent, le cours du temps pour échapper à une lumière qu’ils croient fausse et dangereuse. Si quelqu’un de ces derniers, animé par une intelligence puissante et libre, conçoit la courageuse entreprise de sanctifier les élémens épurés du passé par une alliance étroite avec les plus purs élémens des idées nouvelles, on a l’héroïsme d’un Savonarole; mais le plus souvent cet essai de conciliation n’est tenté qu’au prix de l’abaissement des caractères, dont la fleur s’est flétrie aux compromis de ce qu’on appelle la vie pratique. Entre les deux partis, à qui un dogmatisme obstiné, généreux, austère, concilie le respect, flotte, sans parler de la vague multitude, le grand nombre des esprits qu’une expérience mal mise à profit a rendus indifférens, sinon sceptiques. Ce ne sont pas les consciences les plus délicates, puisqu’elles acceptent, toujours trop à l’aise, l’indécision et l’ajournement; mais ce sont très souvent des intelligences dignes d’être comptées parmi les plus vives, les plus exercées, les plus perspicaces de leur temps, parmi celles qui ont le plus curieusement interrogé les diverses connaissances et les innombrables échos du siècle, et qui se sont jetées avec le moins de réserve dans la mêlée des affaires de chaque jour et des questions contemporaines. La lumière mondaine les a enveloppées de toutes parts et a confondu devant elles tous les sentiers; en vain le plus épineux est-il le plus droit: leur sens moral émoussé n’a plus de vue distincte que pour la doctrine funeste de l’intérêt. Au milieu de la renaissance italienne, Machiavel, Guichardin et toute leur école comptèrent dans cette foule. Ils furent de beaux et brillans esprits; mais la grandeur morale leur manqua, et ils subirent sans défense la contagion d’un siècle qui connut l’orgueil d’une civilisation nouvelle et déjà raffinée en même temps que les maux d’une dernière phase d’ancienne barbarie. Cette barbarie du moyen âge communiquait du moins aux caractères une mâle rudesse qui laissait place à la vertu. Dante n’a pas assez de malédictions et d’injures contre ses adversaires, il est vrai, et le prédécesseur des historiens politiques de l’Italie moderne, Dino Compagni[2], écrit, à proprement parler, un manifeste de parti; mais ces esprits sont convaincus et sincères : ils ont cru distinguer entre tous le chemin de la vérité, celui de la justice et du devoir, celui du salut pour la patrie, et ils s’y sont engagés, quelque dur qu’il fût, au prix de la persécution et de l’exil. Il n’en est plus de même à l’époque de la renaissance : l’ardeur des partis s’est éteinte; elle a fait place à une politique plus savante, plus exercée, bien autrement habile, mais aussi moins sévère et à la fois moins généreuse. Sans doute l’Italie, irritée des infortunes innombrables de son moyen âge, a voulu alors conquérir quelque repos à tout prix. Non contente de sacrifier sa liberté, elle a renié ses anciennes croyances et y a substitué ou des imitations factices de l’antiquité, ou des calculs égoïstes et quelquefois perfides, ou de décevantes et vaines utopies.

Tant que nous n’aurons pas les dix volumes inédits de Machiavel et de Guichardin que doit publier le laborieux et savant M. Canestrini à Florence, nous ne pénétrerons point jusque dans le détail le génie de ces deux éloquens témoins de la renaissance; mais les volumes déjà publiés de Guichardin[3], en nous révélant sa pensée intime, suffisent à nous montrer comment en lui l’historien a été préparé par le raisonneur et le politique du XVIe siècle. Ce n’est pas sans réflexion ni calcul, ni même sans un certain combat intérieur qu’il a atteint le sang-froid dont il fait preuve dans sa grande Histoire d’Italie. Ses œuvres inédites nous révèlent cette lutte et nous offrent ainsi l’attachant intérêt d’un double spectacle, à la fois politique et moral.

De concert avec les comtes Pierre et Louis Guichardin, restés en possession des manuscrits de leur illustre aïeul, M. Canestrini fit paraître en 1857 un premier volume des Œuvres inédites contenant des Considérations sur les discours de Machiavel concernant la première décade de Tite-Live, des Maximes (Ricordi) politiques et civiles et des Discours politiques. L’année suivante, il donna un second volume, qui comprenait un Dialogue sur le gouvernement de Florence et des Discours sur les changemens et réformes du gouvernement florentin. Un troisième volume enfin, qui parut en 1859, était occupé tout entier par une Histoire de Florence (Storia fiorentina), dont jamais personne n’avait entendu parler. De tous ces ouvrages, on ne connaissait absolument qu’un certain nombre de Ricordi publiés pendant le XVIe siècle, si épris des compositions de ce genre. Les événemens récens de l’Italie ont seuls empêché les éditeurs die faire paraître en 1860 le quatrième volume, qui doit comprendre les ambassades (legazioni) de Guichardin. On a peine cependant à imaginer, ce semble, une lecture plus instructive et plus piquante à la fois en ce moment même. La carrière publique de Guichardin a été singulièrement active. Au dehors, il a eu à défendre la politique italienne en face de princes jaloux et rusés ; au dedans, il a administré les Romagnes, toujours révoltées contre le gouvernement pontifical, et il a eu occasion d’étudier les conditions particulières de ce gouvernement. Il est permis de penser que les avertissemens de son expérience ne seraient pas sans intérêt pour l’Italie dans son œuvre présente de régénération.

Les esprits tels que Guichardin, dans un temps agité et fécond comme le XVIe siècle, sont avant tout d’habiles et fins observateurs. L’observation et l’expérience d’un grand nombre de phénomènes politiques et moraux, avant d’ébranler chez ces hommes doués d’une vive intelligence les opinions dogmatiques, ont aiguisé en eux l’humaine sagesse et en ont fait par certains côtés d’attentifs et curieux annalistes. C’est pour cela que, parmi les œuvres nouvellement connues de Guichardin, l’Histoire de Florence doit appeler d’abord notre attention. Il est naturel d’estimer que le premier rang dans la série de ses œuvres suivant l’ordre du développement intellectuel doive appartenir à ses travaux historiques, car l’observation générale a naturellement précédé en lui soit l’expression des théories politiques telle que nous la rencontrerons dans le Dialogue, soit la composition de ces Ricordi, résultat suprême de ses méditations et dernier travail de sa vie. Nous verrons d’ailleurs des preuves matérielles confirmer ces conjectures. Si l’Histoire d’Italie de Guichardin, seule connue jusqu’à ce jour, et dont les nouveaux éditeurs promettent de nous donner enfin un texte authentique, ne semble pas prendre dans la série de ses travaux une place conforme à ce développement, c’est qu’elle est une œuvre un peu factice et moins personnelle, en dehors de ce développement intime, et nous montrant l’écrivain, — nous allions dire le rhéteur, — plutôt que l’homme lui-même. L’homme avec sa finesse et sa vivacité d’esprit, avec ses aversions et ses sympathies mal dissimulées, avec ses froids calculs, avec toute cette science pratique qui, le révélant à nos yeux, nous révèle aussi son temps, c’est dans les Œuvres inédites que nous le découvrirons. Il faudra interroger quelques-unes de ces pages où Guichardin étudie lui-même les diverses faces de sa pensée, où il pénètre les motifs variables de ses impressions, où néanmoins il cherche à distinguer un mobile supérieur à toutes ces influences passagères et intéressées. Ce mobile, chez Guichardin, est d’une morale plus haute qu’il ne semble à première vue, car il tient d’un côté à un amour sincère de la patrie, de l’autre à l’inquiétude qui saisit l’âme humaine en présence de la lutte constante que se livrent ses aspirations idéales et ses imperfections natives.


I.

Guichardin a pris soin d’indiquer lui-même, dans le texte de son Histoire florentine, la date de cet ouvrage. Il l’a écrit en 1509, quand il n’avait encore que vingt-sept ans. La grande histoire de Machiavel n’était sans doute pas encore commencée; Guichardin, son ami, l’aurait su et l’aurait dit, et cette œuvre en effet n’a été achevée et présentée au pape Clément VII qu’en 1525. L’Histoire florentine n’a pas été entreprise par suite de quelque dessein d’imitation; c’est une œuvre toute personnelle et non destinée à la publicité : Guichardin n’a voulu que fixer ses premières impressions sur les événemens dont il avait été le témoin, et sur ceux qu’il avait entendu raconter à son père. Il a fait de la sorte son apprentissage de futur historien. À vrai dire, il l’est déjà dans ce livre, et plus à découvert peut-être que dans son Histoire d’Italie.

L’Histoire florentine diffère de l’Histoire d’Italie par le choix du sujet, par la forme et par le fond. Celle-ci, comme son titre l’indique, est un récit de l’histoire générale de l’Italie, où ne se trouve traitée qu’en passant l’histoire particulière de Florence ; elle ne remonte d’ailleurs qu’à l’époque de la première invasion des Français en Italie avec Charles VIII. L’Histoire florentine au contraire, dont le récit commence au milieu du XVe siècle, au temps de Côme de Médicis et de la paix générale établie par les traités de Lodi et de Naples, se borne à peu près exclusivement aux révolutions intérieures de ce petit monde de quelques lieues à peine que Florence composait avec sa banlieue et ses villes sujettes.

Outre le choix du sujet, la forme extérieure diffère, avons-nous dit. On sait combien le style de la grande histoire de Guichardin est régulier et classique ; il n’en est pas de même de celui de l’Histoire florentine. La phrase est ici peu travaillée, assez abrupte, semée de mots latins qui sentent le jeune littérateur à peine sorti des écoles cicéroniennes de la renaissance. L’expression y est moins soignée, mais aussi plus franche, plus naïve et plus abondante. On ne trouve ici aucune de ces harangues par lesquelles Guichardin se fit plus tard l’émule de Thucydide et de Tite-Live. Ce n’est pas que l’auteur s’y abstienne des réflexions que suscite à son esprit le rôle politique des personnages qu’il voit agir ; mais il se préoccupe peu de mettre habilement ces figures en scène, et ne songe pas ici à donner du relief à ses pensées en les plaçant dans la bouche de quelque orateur. Cela donne à cet ouvrage un caractère de sincérité et de naturel qui met le lecteur en présence d’une réalité vive, soit qu’il veuille pénétrer l’auteur de cette sorte de mémoires soit qu’il se propose d’étudier l’époque au milieu de laquelle il a vécu.

La seconde moitié de l’Histoire florentine concorde pour les dates avec la première moitié de l’Histoire d’Italie. Cette concordance nous permet de comparer dans les deux ouvrages quelques récits communs revêtus d’expressions fort diverses. Il y a par exemple un épisode dont l’auteur a été témoin dans ses premières années, et qui a vivement ému son patriotisme : c’est l’invasion de l’Italie par les Français. Son étonnement a égalé sa colère, car lui aussi, comme tous les grands esprits de son temps, il veut les barbares, c’est-à-dire les étrangers, hors de l’Italie ; il veut l’indépendance de sa patrie garantie par une fédération avec un chef. Pour lui d’ailleurs, l’Italie était l’asile unique et inviolable de la civilisation ; par quelles fautes avait-elle mérité ce terrible fléau de voir sur les rives de l’Arno et du Tibre les grossiers compagnons de Charles VIII? Pour résoudre ce problème, — car déjà l’auteur mêlait à ses émotions de patriote le sang-froid du calculateur politique, — il fallait d’abord s’en rendre compte par une patiente analyse, en séparer les divers élémens, en signaler un à un les effets, d’où l’on remonterait ensuite vers les causes. La courte narration de la grande histoire nous montrait à peine cette patiente recherche et cette secrète curiosité de l’auteur : quelques lignes, formant un résumé concis et habile, y cachaient le dépit du politique sous la calme sévérité de l’historien. Le nouveau récit nous fait beaucoup mieux juger du procédé de son esprit et nous révèle même des émotions dont la trace disparaîtra entièrement plus tard :


« Déjà une partie des troupes du roi Charles VIII avait passé les Alpes. Lui-même entra bientôt en Italie avec le reste de l’armée, composée d’un très grand nombre d’hommes d’armes, d’infanterie et d’artillerie. Je n’en sais pas au juste le nombre, mais je sais qu’avec eux entrèrent en Italie un incendie et une peste qui changèrent non-seulement les conditions des états, mais encore toutes les habitudes du gouvernement et de la guerre. L’Italie étant jusque-là divisée en cinq états principaux, le pape, Naples, Venise, Milan et Florence, l’étude de chacun d’eux était de veiller à ce que l’un ne dépassât point l’autre et ne vînt point à s’accroître d’une manière dangereuse pour tous, et pour cela on tenait compte du plus petit changement, on faisait grand bruit de l’acquisition de la moindre citadelle. S’il fallait enfin en venir au combat, les secours étaient si bien balancés, les troupes si lentes à se former, l’artillerie si molle à agir, que dans le siège d’un seul château se consumait un été, et que tous les faits d’armes se terminaient avec peu ou point de sang répandu. Mais par cette arrivée des Français, comme par une subite tempête, toutes choses furent bouleversées (rivoltatasi sottosopra ogni cosa), l’équilibre de l’Italie fut rompu et mis en lambeaux, et avec lui disparurent tout soin et tout souci des intérêts communs. Cités, duchés et royaumes furent envahis et livrés au désordre; chacun ne s’occupa plus que de ses propres affaires, ne s’inquiétant pas même si cet incendie qui éclatait à droite, si cet écroulement qui retentissait à gauche pouvait enflammer ou ébranler son propre état. Alors naquirent les guerres subites et violentes; alors on vit les royaumes gagnés ou livrés en moins de temps qu’il n’en fallait jadis pour s’emparer d’une maison de campagne; on vit les assauts rapides, les villes prises non pas en quelques mois, mais en un jour, en une heure; on vit les coups de main les plus hardis et les plus sanglans. Et depuis lors, en réalité, les états furent conservés ou ruinés, donnés ou enlevés non plus par de lentes négociations et avec la plume, comme par le passé, mais en campagne et les armes à la main (alla campagna e colle arme in mano). »


Qu’on pardonne à la traduction si elle ne peut rendre tantôt l’ampleur, tantôt la concision elliptique de ce style. L’Histoire florentine offre sous ce rapport des difficultés particulières, parce que l’écrivain y a déposé souvent, en des traits à peine achevés, ses impressions et ses remarques. Ce qu’on y perd en bonne ordonnance et en pureté d’expression, on le regagne à coup sûr en franchise et en variété, et ce n’est pas un médiocre avantage que de voir agir sans entraves et avec toute sa liberté une intelligence aussi vive et aussi déliée que celle de Guichardin. Si le récit des mêmes faits dans l’Histoire italienne offre un tableau sévère, d’une énergique concision, et que de justes proportions unissent heureusement à ce qui l’entoure, la première esquisse en était précieuse à connaître, comme ces dessins qui ont précédé les œuvres des maîtres, et dans lesquels on aime à saisir, avec quelques-uns des secrets de leur talent, la spontanéité des intentions et la richesse des aperçus que le travail émondera et coordonnera plus tard. Poursuivons la comparaison des deux ouvrages. Ne nous arrêtons plus à la surface, c’est-à-dire à la différence de l’exposition et du style. La manière de juger diffère aussi quelquefois : entre les deux histoires, il y a toute la distance du jeune homme à l’homme fait, du jeune homme imparfaitement brisé à la dure école de la vie pratique et des affaires, et accessible encore aux impressions morales, à l’homme endurci par une froide expérience, devenu insensible aux manifestations de la nature humaine, et curieux seulement des combinaisons et des résultats politiques. L’unité de caractère se montre à la vérité, et l’auteur paraît bien, dans l’une et l’autre occasion, panégyriste du succès et admirateur à peu près exclusif de l’habileté; mais enfin l’Histoire florentine nous le montre un peu déconcerté, par exemple, de l’héroïque vertu de Savonarole, et ce n’est pas certainement au même âge ni avec le même esprit qu’il a écrit les deux jugemens qu’on va lire sur le moine réformateur. Voici d’abord le morceau inédit, Guichardin n’a pas trente ans :


« Les commissaires du pape étant arrivés et ayant de nouveau examiné l’affaire, frère Jérôme et les deux autres furent condamnés au feu. Le vingt-troisième jour de mai, ils furent amenés sur la place des Seigneurs, dépouillés des habits de leur ordre, puis pendus et brûlés au milieu d’un concours de peuple plus grand encore que celui qui se rendait à leurs prédications. Et ce fut jugé une chose admirable que pas un d’eux, même le frère Jérôme, n’ait dit publiquement un seul mot ni pour s’accuser ni pour se défendre.

« Ainsi mourut d’une mort ignominieuse frère Jérôme Savonarole, duquel il ne sera point hors de propos de parler plus longuement ici, puisque ni dans notre temps, ni dans celui de nos pères et de nos aïeux, on ne vit jamais un religieux réunissant tant de vertus et obtenant tant d’autorité et de crédit. Ses adversaires mêmes convenaient qu’il était très docte en beaucoup de sciences, particulièrement dans la philosophie qu’il possédait et appelait à son aide en toutes ses propositions comme s’il l’avait faite, mais par-dessus tout dans la connaissance des saintes Écritures, où l’on peut croire qu’il n’y avait pas eu depuis bien des siècles un homme pareil à lui. Il montra un grand jugement non-seulement dans les belles-lettres, mais encore dans les affaires de la vie pratique, comme le prouvent, suivant moi, ses prédications. Son éloquence dépassa par ces mérites celle de tous ses contemporains; en outre elle n’était point artificielle et forcée, mais simple et naturelle; l’autorité et le crédit de cette parole étaient admirables, puisqu’on le vit prêcher continûment avec succès pendant tant d’années, non-seulement les carêmes, mais la plupart des jours de fête, dans une ville pleine d’esprits très difficiles et dédaigneux (sottilissimi e fastidiosi), et où jusqu’à lui les prédicateurs les plus excellens, au bout d’un carême ou deux, ne faisaient plus qu’ennuyer. Son triomphe fat manifeste; tous le reconnurent, ses adversaires aussi bien que ses partisans et ses disciples.

« Mais la grande question est de juger sa vie. Il faut remarquer à ce propos que s’il y eut quelque vice en lui, il n’y eut donc qu’une feinte conseillée par l’orgueil et par l’ambition ; car, en observant attentivement sa vie et ses mœurs, on n’y trouve pas le plus petit vestige d’avarice, de luxure ni de quelque autre faiblesse ou passion, mais au contraire l’exemple d’une vie très religieuse, pleine de charité, de prière et d’observance, non l’écorce, mais la moelle même de la piété; on ne put, dans son procès, noter le moindre défaut de ce côté, malgré les efforts de ses adversaires. Il accomplit, en poursuivant la réforme des mœurs, des œuvres saintes et admirables : il n’y eut jamais dans Florence tant de religion et de vertu que de son temps, et cela décrut de telle sorte après sa mort qu’on vit clairement que ce qui s’était fait de bien de son temps n’avait été créé et soutenu que par lui. On ne jouait plus en public, dans les maisons rien qu’avec retenue. Les tavernes, refuge ordinaire de la jeunesse corrompue et de tous les vices, s’étaient fermées; les femmes avaient quitté en grande partie les vêtemens déshonnêtes et lascifs; les enfans, élevés pour la plupart dans l’habitude du vice, avaient été amenés à une vie modeste et sainte; sous la conduite du frère Dominique, ils avaient été partagés en compagnies, fréquentaient les églises, portaient les cheveux courts, poursuivaient de pierres et d’injures les hommes joueurs et débauchés et les femmes vêtues avec inconvenance. Ils allaient, pendant le carnaval, saisissant les dés, les cartes, le fard, les livres et tableaux impurs, qu’ils brûlaient publiquement sur la place des Seigneurs, et ces jours qui d’ordinaire voyaient mille iniquités, ils les commençaient par une procession avec beaucoup de sainteté et de dévotion; les hommes faits se convertissaient à la religion, venaient à la messe, aux vêpres, au sermon, se confessaient et communiaient souvent; durant le carnaval surtout, un très grand nombre de personnes se présentaient à la confession ; il se faisait beaucoup d’aumônes et de charités. Frère Jérôme encourageait tout le jour ceux qui, laissant les vanités et les pompes, se réduisaient à une simplicité de vie religieuse et chrétienne; même il établit, pour réprimer le luxe des femmes et des enfans, ces lois qui lui suscitèrent tant d’attaques... Ses prédications attirèrent dans les rangs de son ordre beaucoup d’hommes de tout âge et de toute qualité, des jeunes gens des premières familles de la ville et des hommes d’une grande réputation : Pandolfo Rucellai, qui était de l’assemblée des dix et qui avait été désigné pour haranguer le roi de France; messire Giorgio-Antonio Vespucci et messire Malatesta, chanoines savans et vertueux; maître Pietro Paolo da Urbino, médecin renommé et de bonnes mœurs; Zanobi Acciajuoli, très versé dans les lettres grecques et latines, et beaucoup d’autres, si bien qu’eu toute l’Italie il n’y avait pas un seul couvent semblable au sien. Lui-même y dirigeait les jeunes gens dans leurs études latines, grecques, hébraïques, de manière à en faire plus tard les ornemens de la religion.

« S’il fit œuvre si utile pour les choses spirituelles, il ne fit pas une œuvre moins grande pour le gouvernement de la ville et pour le bien public. Après la chute de Pierre de Médicis, le pays restait de toutes parts divisé; les partisans de l’ancien état se voyaient en grande haine et en grand péril, de telle sorte que, malgré la protection que leur accordaient Francesco Valori et Piero Capponi, il eût été impossible de les sauver, cela au grand dommage de la cité, car il y avait parmi eux des hommes estimables, sages et riches, de grande famille et d’illustre parenté. Les violences eussent engendré la désunion des gouvernans, les révolutions, les exils, et peut-être, comme dernière extrémité, une restauration de Pierre de Médicis avec une extermination et une ruine complète de la cité. Frère Jérôme lui seul empêcha ces violences et ces désordres : par l’institution du grand-conseil, il mit un frein aux ambitions; par l’appel à la seigneurie[4], il opposa une digue aux excès populaires; il fit enfin la paix universelle, qui, en coupant court à toute recherche du passé, détourna les vengeances dont les partisans des Médicis étaient menacés.

« Ces mesures firent sans aucun doute le salut de la cité, et, comme il le disait avec vraisemblance, le profit des nouveaux gouvernans aussi bien que des vaincus. Véritablement les œuvres de cet homme furent excellentes, et de plus quelques-unes de ses prédictions s’étant réalisées, bien des gens n’ont point cessé de croire qu’il avait été vraiment envoyé de Dieu et prophète nonobstant son excommunication, son procès et sa mort. Je ne sais qu’en croire, et n’ai pas sur ce point d’opinion arrêtée en aucune façon, m’en rapportant, si je vis, au temps qui éclaircira tout; mais je conclus volontiers à ceci, que, s’il fut sincère, nous avons vu de nos jours un grand prophète, et, si ce fut un fourbe, un très grand homme. En effet, indépendamment des lumières de son esprit, s’il fut capable de dissimuler si publiquement pendant tant d’années sans être une seule fois pris en faute, on doit confesser qu’il eut une intelligence, une adresse et une habileté d’une profondeur extraordinaire. »


Tel est le récit de l’Histoire florentine. Ouvrons maintenant l’Histoire d’Italie. Guichardin n’y est plus qu’un froid témoin. Prenant acte du mauvais succès des tentatives de Savonarole, il recherche et énumère les fautes qui doivent expliquer son échec. Il lui reproche sérieusement d’avoir indisposé le pape dans un moment où il fallait le ménager pour reprendre Pise par son aide. Négligeant enfin l’histoire intérieure de Florence, passant entièrement cette fois sous silence l’influence exercée par Savonarole sur le gouvernement de la cité et sa réforme passagère des mœurs, prenant une vue plus large, Guichardin s’étend sur le rôle que Savonarole aurait voulu jouer comme réformateur de l’église au moyen d’un concile général. Il termine enfin son récit de la mort de l’illustre dominicain par ces lignes équivoques et glacées : « Il mourut avec constance, mais sans rien dire qui pût faire juger s’il était innocent ou coupable, et sa mort ne fixa point les jugemens passionnés des hommes. Beaucoup demeurèrent persuadés que c’était un imposteur; d’autres restèrent convaincus que l’interrogatoire rendu public était une pièce fabriquée, ou que la force des tourmens plutôt que celle de la vérité avait vaincu sa complexion, qui était faible et délicate; même ils excusaient cette faiblesse par celle du prince des apôtres, qui, sans être emprisonné, ni torturé, ni violenté d’aucune manière, mais sur de simples paroles de serviteurs et de servantes, renia le maître dont il avait entendu les divins préceptes et vu de ses yeux tant de miracles. »

Peut-être faut-il du moins savoir gré à Guichardin de ces dernières lignes. Peut-être y a-t-il de sa part quelque reste de sympathie à se faire également l’écho de ceux qui ont condamné et de ceux qui ont excusé Savonarole, et à rapporter même l’excuse dont ses persévérans admirateurs couvraient ses derniers aveux. Peut-être est-ce le souvenir de ce qu’il a vu et entendu pendant son enfance qui suspend encore son jugement en présence de cette question : Savonarole fut-il fourbe ou sincère? Mais, chose remarquable, la pensée de l’insuccès final semble maintenant non seulement l’empêcher de reconnaître la grandeur du prophète, mais encore lui faire révoquer en doute cette habileté de l’homme pour laquelle tout à l’heure il réservait dans tous les cas son admiration. Tout à l’heure il pouvait, en suspendant sa réponse, ne pas dissimuler quelques évidentes et sincères émotions; maintenant l’avenir avait parlé : l’œuvre de Savonarole avait péri, son échec était incontestable; adieu donc au sympathique et inutile souvenir d’une entreprise éphémère! Ce n’était pas en effet de bonnes intentions, d’honnêtes et vains efforts que l’Italie du XVIe siècle avait besoin, mais de solides réalités, d’énergiques et durables réformes, de force et de succès. Dans le premier de ces deux ouvrages, on entendait parler la conscience de Guichardin aux prises avec le froid calcul ; dans le second, nous avons l’historien ou plutôt le politique, préoccupé non du mérite, mais du résultat des œuvres. Sans l’Histoire florentine, nous ne connaissions que ce dernier; par elle, nous apercevons Guichardin sous un autre aspect, nous savons ce que lui coûte son scepticisme, et jusqu’à quel point il a subi le joug de son temps.

Nous n’avons signalé encore que des différences entre les deux ouvrages de Guichardin: mais il règne aussi entre eux une ressemblance générale qui fait bien reconnaître dans l’un et dans l’autre la même plume et la même intelligence, et qui confirme la conjecture suivant laquelle l’Histoire florentine aurait servi de préparation à l’Histoire d’Italie. Au fond déjà l’identité de caractère et d’esprit, sauf les transformations qui résultent presque toujours de l’expérience et du passage de la jeunesse à l’âge mûr, nous est apparue à travers les différences mêmes. Nous avons vu dès le premier morceau sur Savonarole, à côté d’un témoin étonné et même involontairement ému des grandes choses, un juge surtout épris de l’habileté. Quant à la forme, l’Histoire florentine n’offre pas de harangues, il est vrai, mais on y rencontre çà et là des réflexions et des considérations conformes à la situation des principaux personnages, et réunies pour ainsi dire à l’état de sommaires qu’un développement en discours directs mettait aisément en saillie. S’il est vrai enfin que, moins travaillée, cette histoire ne contienne pas en général de morceaux particulièrement destinés à faire montre de style et d’imitation de l’antique, on y reconnaît pourtant l’élève à peine échappé des écoles de la renaissance, et qui, même dans une esquisse, dans une étude rapide destinée à ne pas sortir de l’atelier, ne saurait s’abstenir de distribuer son dessin et de grouper ses masses suivant les préceptes de l’école et l’exemple des maîtres. Le morceau qui suit montre bien ces habitudes classiques d’esprit et de style, fort en honneur dans l’Italie du XVIe siècle, et auxquelles Guichardin restera fidèle dans son grand ouvrage. Il contient d’ailleurs un curieux portrait de Laurent de Médicis. Après le jugement de Guichardin sur Savonarole, héros de la liberté florentine, nous aurons son appréciation sur le plus illustre de ceux qui avaient supprimé cette même liberté; il l’avait fait au prix de compensations que Guichardin n’était pas homme à dédaigner.


«La cité était dans une paix profonde; son gouvernement était uni et fort, et si puissant que nul n’osait hasarder le moindre signe d’opposition. Chaque jour, le peuple, satisfait par l’abondance des choses nécessaires à la vie et par la prospérité du commerce, se délectait dans les fêtes, les spectacles et les nouveautés de tout genre. Les hommes de science et de mérite applaudissaient en voyant les honneurs et les récompenses se répandre sur les œuvres de l’intelligence, des lettres et des arts. Jouissant de ce complet et heureux repos à l’intérieur, la cité atteignait au dehors le plus haut degré de réputation et de gloire pour la grande autorité de son gouvernement et de son chef, pour l’accroissement récent de son domaine, pour avoir procuré enfin en grande partie d’abord le salut de Ferrare, et ensuite celui du roi de Naples. Alliée de Naples et de Milan, disposant en entier du pape Innocent, la république tenait pour ainsi dire la balance de toute l’Italie, quand un accident renversa tout cet édifice de prospérité, et amena le trouble et le désordre non-seulement dans Florence, mais dans l’Italie entière.

« Dès l’année 1491, Laurent avait souffert d’une assez longue maladie, que les médecins avaient jugée de peu d’importance. Cependant, soit qu’il eût été soigné trop tard, soit que le mal eût fait des progrès cachés, au mois d’avril 1492 il mourut. L’importance de cet événement fut signalée par de nombreux présages : une comète avait paru peu de temps auparavant; on avait entendu hurler des loups; dans l’église de Santa-Maria-Novella, une femme prise de fureur s’était écriée qu’un bœuf avec des cornes de feu incendiait toute la ville; les lions[5] s’étaient battus, et un des plus beaux avait été tué par les autres; enfin, un jour ou deux avant la mort de Laurent, la foudre était tombée de nuit sur la lanterne de la coupole de Santa-Maria-Liperata, et en avait détaché quelques grosses pierres qui avaient roulé du côté de la maison des Médicis. On regarda aussi comme extraordinaire ce qui arriva à Piero Lione de Spolète, le plus célèbre médecin de toute l’Italie, et qui soigna Laurent de Médicis. Laurent mort, il se jeta de désespoir au fond d’un puits et s’y noya; — il est vrai que quelques gens ont dit qu’on l’y avait jeté.

« Il y eut en Laurent beaucoup et d’éclatantes vertus. Il y eut aussi plusieurs vices, en partie naturels, en partie devenus nécessaires. Il s’empara d’une si grande autorité qu’on ne peut dire que de son temps la cité fût libre. Elle jouit du moins de toute la gloire et de toute la félicité que peut posséder un état libre de nom, asservi de fait par un seul de ses citoyens. Les choses qu’il a faites, bien qu’à blâmer sur quelques points, furent néanmoins pleines de grandeur. Il y manque, non par sa faute, mais par suite de l’humeur de son temps, ce fracas des armes, cette science et ce régime de la guerre qui donnaient la renommée chez les anciens. On ne racontera point de lui la défense d’une ville, la prise d’une forteresse, un stratagème habile, une victoire sur l’ennemi; mais, si l’histoire de sa vie ne resplendit pas des éclairs de cette sorte de gloire, on y trouvera du moins tous les signes des vertus qui peuvent briller dans la vie civile. Parmi ses adversaires mêmes, nul ne refuse une grande et singulière intelligence à celui qui a gouverné pendant vingt-trois ans, avec une perpétuelle augmentation de puissance et de gloire, une ville comme Florence, remplie d’esprits subtils et inquiets, où le parler est si libre, où les charges de l’état, peu nombreuses, ne peuvent appartenir qu’à une petite partie des citoyens, au risque de mécontenter la majorité; à celui qu’honorèrent de leur amitié particulière tant de princes en Italie et hors d’Italie : le pape Innocent, le roi Ferdinand, le duc Galéas, le roi Louis de France, jusqu’au Grand-Turc et au Soudan, dont il reçut en présent dans les dernières années de sa vie une girafe, un lion et des béliers...; à celui dont les discours publics et privés étaient d’une pénétration et d’une habileté qui, en diverses occasions, notamment à la diète de Crémone, lui valurent de grands avantages; à celui enfin dont les lettres respirent le plus vif esprit, que rehaussaient une grande éloquence et la parfaite élégance de l’expression[6]... Il aima la prééminence et la gloire plus qu’homme au monde, et on peut lui reprocher d’avoir porté cet appétit jusque dans les choses minimes, ne voulant être surpassé ou imité par personne, ni dans les vers, ni dans les jeux, ni dans les exercices du corps, sachant mauvais gré à qui le tentait, et voulant de même égaler et surpasser dans les grandes choses les autres princes de l’Italie, ce qui déplaisait fort au duc Louis Sforza. Néanmoins, à tout prendre, in universum, cette passion de gloire fut digne d’éloges, et son nom n’eût point été célébré en tous lieux, même hors de l’Italie, s’il n’eût voulu que de son temps les arts et toutes les choses de l’intelligence fussent cultivés plus excellemment à Florence qu’en aucune autre ville du monde.

« Quant aux lettres, il établit à Pise une école pour la philosophie et pour les arts libéraux, et, comme il lui était démontré par beaucoup de raisons qu’elle ne pourrait rivaliser pour le nombre d’étudians avec les écoles de Pavie et de Padoue, il dit qu’il lui suffisait que la réunion des professeurs y fût la première par le mérite. On y vit professer en effet, généreusement payés, les hommes les plus éminens et les plus fameux de toute l’Italie, Laurent n’épargnant pour les avoir ni argent ni peine. C’est ainsi que l’étude des humanités se développa sous messire Ange Politien, l’étude du grec sous messire Démétrius, puis sous Lascaris, la philosophie et les sciences sous Marsile Ficin, maître George Benigno, le comte de La Mirandole et d’autres hommes excellens. Il accorda une même faveur à la poésie en langue vulgaire, à la musique, à l’architecture, à la peinture, à la sculpture, si bien que la cité était remplie de toutes ces délicatesses (gentilezze), lesquelles surgissaient (emergevano) d’autant plus innombrables que Laurent, d’un esprit universel, en donnait son jugement et savait discerner les habiles, qui, pour lui plaire, travaillaient alors à l’envi l’un de l’autre. Ajoutez sa libéralité infinie, fournissant à tous les hommes de mérite les instrumens et les moyens du travail, comme par exemple lorsque, pour composer une bibliothèque grecque, il envoya Lascaris, savant homme qui enseignait le grec à Florence, chercher jusqu’en Grèce même des livres anciens et précieux.

« Cette même libéralité maintenait sa réputation au dehors et ses bonnes relations avec les princes italiens et étrangers, car il n’y avait sorte de magnificence qu’avec ses grandes richesses il ne se permît pour obliger les hommes illustres de son temps. Aussi, ses dépenses augmentant sans cesse à Lyon, à Milan, à Bruges et en d’autres villes où étaient ses comptoirs de commerce, et ses gains diminuant par la mauvaise direction d’agens comme Lionetto de’ Rossi, Tommaso Portinari, etc., lui-même ne s’entendant pas au négoce et ne s’en souciant que fort peu, ses affaires tombèrent en un tel désordre qu’il fut tout près de faillir, et dut recourir à la bourse de ses amis et même aux finances publiques...

« Ses dernières amours, qui durèrent plusieurs années, furent avec Bartolomea de’ Nasi, femme de Donato Benci, laquelle n’était point belle, mais aimable et gracieuse. Il en était tellement épris que, pendant un été qu’elle passait à sa villa, il partait en poste à cinq ou six heures du soir pour aller la trouver, la quittant d’assez bonne heure chaque matin pour être de retour à Florence avant le jour. Luigi dalla Stufa et il Butta de’ Medici, qui l’accompagnaient, ayant déplu à la dame, elle les mit si bien en disgrâce auprès de Laurent qu’il envoya Luigi en ambassade près du Soudan et il Butta près du Grand-Turc : chose folle en vérité qu’un homme si haut placé, de tant de réputation et de tant de sagesse, à l’âge de quarante ans, fût dominé par une femme ni Jeune ni belle au point de faire des choses déshonorantes même pour un jeune homme !

« Il passait aux yeux de quelques-uns pour cruel et vindicatif à cause de la dureté dont il usa dans l’affaire des Pazzi, lorsqu’après tant de supplices il emprisonna des enfans innocens et défendit aux filles de se marier; mais l’attaque avait été si violente qu’il n’était pas étonnant que le ressentiment en eût été extraordinaire : il s’adoucit d’ailleurs avec le temps. Le plus fâcheux de son caractère, c’est qu’il fut défiant et soupçonneux, non pas tant par nature que parce qu’il régnait sur une cité qui avait connu l’indépendance et où les affaires devaient se traiter encore par les mains des magistrats d’une manière conforme à la coutume, avec l’apparence et selon les formes de la liberté. C’est pourquoi dès le commencement de son autorité il s’appliqua à abaisser tous les citoyens qui, par leur noblesse, leur fortune ou leur réputation, étaient en estime auprès du public... Ceux qui n’étaient point écartés absolument des affaires se trouvaient mêlés dans le conseil des cent, dans les élections et dans l’administration des impôts à une quantité d’hommes de rien, avec lesquels Laurent s’entendait, et qui étaient les maîtres du jeu.

« Par suite du même caractère soupçonneux, il empêchait les familles puissantes de s’unir par des mariages, et s’ingéniait à leur trouver des alliances qui ne pussent lui donner ombrage, obligeant des jeunes gens de qualité à prendre des femmes qu’ils n’auraient nullement choisies. Les choses en étaient venues à ce point qu’il ne se faisait plus un mariage, même d’importance plus que médiocre, sans son ordre ou son consentement. C’est encore ainsi qu’il voulut, les ambassadeurs n’étant pas choisis par lui-même, qu’ils eussent auprès d’eux un chancelier payé par le trésor public, qui fût chargé de correspondre directement et secrètement avec lui. Je ne veux pas mettre sur le compte de cette défiance habituelle cet entourage d’hommes armés qui ne le quittaient pas et qu’il attachait à lui par toute sorte de faveurs, jusqu’à leur donner les revenus d’hôpitaux et de fondations pieuses. La conjuration des Pazzi avait motivé cette façon d’agir; on peut dire toutefois qu’elle était d’un tyran et d’une ville asservie plutôt que d’une cité libre et d’un citoyen. En résumé, si Florence ne connut point sous lui la liberté, elle ne pouvait avoir un meilleur tyran... »


Suit un parallèle entre Laurent et Côme, un parallèle conforme aux règles classiques et qui termine bien ce morceau, dans lequel apparaissent clairement l’élève de la renaissance et le politique du XVIe siècle. Spectateur attentif et curieux, mais en général insensible, Guichardin semble adresser, il est vrai, quelques reproches à Laurent de Médicis pour la légèreté de sa conduite privée en un si haut rang, pour cet entourage d’hommes armés convenant mal dans une démocratie, enfin pour l’élévation de gens de rien égalés aux mieux nés de la république; mais on sent qu’il accueillera vite certaines explications à titre d’excuses, et il lui paraît qu’en somme, si Laurent de Médicis exerça la tyrannie, il fut le meilleur des tyrans. Il est clair que, dans cette première période de sa vie et de ses travaux, Guichardin veut n’être qu’observateur et se défendre même contre ses propres émotions. A peine l’avons-nous vu se trahir un instant en présence de l’héroïsme de Savonarole; à peine le voyons-nous ici désapprouver quelques allures qui dénotent la tyrannie. Il contemple avec intérêt les passions humaines s’appliquant à la politique, il étudie ce jeu complexe et en attend les effets. Toutes les combinaisons diverses qu’offre à ses yeux le gouvernement changeant de Florence lui sont autant d’objets de calcul et de froide réflexion. Quelle riche matière du reste que cette scène étroite, mais animée, qu’il observe et décrit! Florence, comme jadis Sparte et Athènes, nous a fait mesurer la gloire humaine, non pas à l’étendue de la puissance matérielle, mais à la vitalité, à l’énergie, à la puissance de l’esprit. Avec quelques lieues carrées de domination non incontestée, elle est devenue un des plus mémorables états dans l’histoire du monde. Ses agitations intérieures ont montré l’ardeur incomparable et la fécondité du génie italien au temps de la renaissance. L’Histoire florentine de Guichardin et ses Discours sur les changemens du gouvernement de Florence, compris dans le second volume des Œuvres inédites, reproduisent le tableau de cette vivante diversité.

Mais Guichardin se bornait-il enfin à observer, quelque attachant qu’il fût, un tel spectacle? Au milieu de ces conceptions politiques, qui dans Florence entretenaient l’activité du citoyen et y servaient de base, en dépit des disgrâces de la liberté, à tout un magnifique développement intellectuel et moral, n’allait-il manifester aucune préférence ni prendre aucun parti? Des problèmes inévitables naissaient de la vue même de tant d’agitations. Guichardin devait-il s’y soustraire pour rester le jouet d’une perpétuelle incertitude? Une incontestable hauteur d’intelligence, à défaut d’une grande élévation de cœur, devait le préserver, en partie seulement, de cette faiblesse et nous le montrer inclinant vers la vérité, mais sans qu’on puisse lui en savoir beaucoup de gré, et grâce uniquement à l’attrait presque irrésistible de la vérité pour un esprit clairvoyant et délié.


II.

La république florentine du XVIe siècle n’offrait pas seulement le vain tumulte d’un forum étroit envahi par de mesquines ambitions; cela n’eût point suffi à la solidité du génie toscan, qui parut bien plutôt épris de la science politique et préoccupé du grand problème de savoir comment gouverner les hommes. On peut dire que presque toutes les formes de gouvernement imaginables ont été mises en pratique par les Florentins de la renaissance, et qu’ils ont fait toutes les épreuves, celle de la monarchie despotique, celle de la division des pouvoirs et de la représentation restreinte ou étendue, celle de la république, celle même de l’extrême démagogie. Guichardin n’était point parmi eux l’esprit le moins curieux de cette mâle étude des institutions et des lois; il se plaisait à rechercher les principes sur lesquels reposent les sociétés, et nous trouvons précisément dans ses œuvres inédites de pareilles méditations, les plus dignes à son gré d’un homme vraiment libre.

Le Dialogue sur le gouvernement de Florence a été écrit après l’Histoire florentine. Nous le savons d’abord par Guichardin lui-même : il l’a composé, dit-il expressément aux premières pages, sous le pontificat de Clément VII (1523-1534), et au moment où ce pontife lui montrait une entière confiance, c’est-à-dire sans aucun doute lorsque, comme lieutenant-général du saint-siège, il commandait les troupes du pape, ligué avec la France. Quand nous n’aurions pas ce témoignage non équivoque de l’auteur, la lecture du Dialogue suffirait à nous démontrer que Guichardin l’a rédigé dans son âge mûr (il avait en 1530 quarante-huit ans). Ce n’est plus ici, comme tout à l’heure, la simple narration des faits auxquels il a assisté ou qu’il a entendu raconter par des témoins oculaires. S’élevant à un point de vue plus général, il demande à l’expérience un moyen de juger les théories politiques dont il a considéré les effets et une lumière pour la conduite de son esprit. Montant même plus haut encore et dans une région plus abstraite, il veut sonder les principes avec le secours d’une discussion paisible, sans doute marquée de bel esprit, mais inquiète et sincère :


« C’est, dit-il dans son proemio, une chose si belle, si honorable et si magnifique de considérer le gouvernement de la chose publique, d’où dépendent le bien-être, la sécurité et la vie même des hommes, et toutes les grandes actions qui s’accomplissent dans ce monde inférieur, qu’on ne peut refuser sa louange à celui qui applique son esprit à la contemplation d’un si grand et si digne objet, encore qu’il n’en puisse pas toujours tirer des enseignemens appropriés à la pratique de son temps, et qu’il n’ait aucune espérance de voir jamais ses pensées et ses desseins réalisés. Quand Platon méditait et écrivait sur la république, assurément ce n’était pas dans l’attente que son gouvernement idéal pût être adopté et suivi par les Athéniens, devenus dès lors si indisciplinés et si insolens, que, désespérant, comme il l’écrit dans une de ses lettres, de les voir jamais se bien gouverner, il ne voulut jamais se mêler de leurs affaires.

« Il ne sera donc en aucune manière répréhensible de penser et d’écrire sur le gouvernement de notre cité, d’autant moins que si, par l’autorité des Médicis à Florence et du souverain pontife à Rome, la liberté y semble perdue, cependant, par un de ces accidens ordinaires aux choses humaines et qui peuvent renaître à toute heure, comme en un instant Florence a passé du gouvernement populaire au gouvernement d’un seul, elle pourrait avec la même facilité retourner du gouvernement d’un seul à sa première liberté. S’il en devait arriver ainsi, il se pourrait que ces pensées et ce discours ne fussent pas tout à fait inutiles. L’exemple encore récent du temps où Pierre Soderini fut gonfalonier, et pendant lequel cette cité semblait avoir accepté la forme d’un bon et louable gouvernement, permet de croire que ce peuple n’est pas encore corrompu à ce point qu’il faille le regarder comme incapable de la liberté. »


Ce n’est pas en son propre nom que Guichardin veut instituer la discussion et adresser à ses concitoyens ses méditations et ses conseils; il ne s’attribue pas tout le crédit qu’il faudrait pour cette grande tâche, mais il se souvient des entretiens graves et animés au milieu desquels s’est formée son enfance. Dans ces temps si troublés, son père et ses oncles ont pris part aux affaires, et ils ont eu pour amis ou pour adversaires les hommes les plus distingués de la république. Par la pensée, il ressuscite ces témoins respectés; il leur rend la parole suivant leurs caractères, il écoute leurs réflexions et les transcrit sous leur dictée. Le moment qu’il choisit pour y placer ce dialogue est l’année 1494, quelques mois après l’invasion de Charles VIII et l’expulsion de Pierre de Médicis, et quand l’influence de Savonarole commence à fonder le gouvernement populaire. Les quatre interlocuteurs sont des personnages historiques. — Piero Capponi est assez connu : éloquent, spirituel, ambitieux, son crédit dans Florence l’avait fait déjà redouter de Laurent ; il contribua pour beaucoup à la révolution qui renversa Pierre et chassa les Médicis. Lorsque les Français furent entrés dans la ville, c’est lui, avec Francesco Valori et quelques autres, qui alla présenter à Charles VIII les conditions que prétendait imposer Florence. Le jeune roi, à qui elles ne plaisaient point, avait fait rédiger un autre projet de traité, mais qui contenait, dit Guichardin lui même[7], des choses déshonorantes. « Capponi prit le papier des mains du roi, le déchira avec colère, disant que, puisqu’on ne voulait pas s’accorder, les choses se termineraient d’autre manière : que le roi fît sonner ses trompettes, la république ferait sonner ses cloches (che lui sonerebbe le trombe e noi le campagne). » A son retour, Capponi fut plus puissant que jamais. S’étant montré ensuite ennemi de Savonarole, il devint suspect à la multitude, et fut tué d’un coup d’arquebuse dans une des petites batailles qui se livraient aux environs de Florence.

Pagol-Antonio ou Paul-Antoine Soderini (qu’il ne faut pas confondre avec Pierre Soderini, gonfalonier après la mort de Savonarole), quoiqu’allié par le sang aux Médicis, avait blâmé les excès de Pierre et tenté d’arrêter sa tyrannie. Lorsque Pierre, se voyant menacé, avait cru devoir consentir à des concessions, Soderini avait été nommé ambassadeur à Venise; il revenait, jeune encore, de ce poste élevé au moment où se place le dialogue. — Le troisième interlocuteur, Pierre Guichardin, est l’ami des deux précédens : il a rempli des fonctions élevées sous les Médicis ; mais son caractère est à peine indiqué dans le dialogue, où il se borne le plus souvent à donner la réplique. — En face de ces trois interlocuteurs jeunes, ardens, enivrés de la récente révolution qui est en partie leur œuvre et qu’ils vantent sans cesse, l’auteur a placé un vieillard, Bernardo del Nero, qui ne partage pas leur triomphe ni leurs espérances. Bernardo regrette les Médicis, sous lesquels il a occupé dans l’état des charges importantes. Il les regrette d’abord pour l’affection qu’il portait à cette famille, et ensuite parce qu’il sait bien que les changemens sont le plus souvent nuisibles. Soderini et Capponi ont beau lui dire que cette révolution-ci est la dernière, et qu’en inaugurant enfin le gouvernement modéré des ottimi, comme à Venise, à une égale distance de la tyrannie et du gouvernement purement populaire, elle clôt la période d’instabilité politique dont il a été le témoin : il répond en invoquant la froide et triste expérience ; il leur montre qu’ils sont déjà dépassés en dépit de leur bon vouloir et de leur patriotisme, et que l’influence de Savonarole a constitué l’autorité populaire. Pour lui, tenant pour chimérique leur modération impuissante et ne voulant rien entendre à leurs tempéramens, il préfère, une fois la domination des Médicis détruite, le gouvernement de tous à ce qu’il traite de fiction; mais tout cela est dit avec une douce franchise, pleine d’aménité, et reçu avec beaucoup de marques de respect. Bernardo reconnaît lui-même que<les jeunes gens sont à présent plus instruits qu’on ne l’était de son temps. Grâce aux travaux de Toscanelli et d’autres, les sciences ont fait de grands progrès : Marsile Ficin et maints philosophes ont tenu des écoles de politique: Bernardo ne dédaigne pas chez des adversaires tous ces avantages; il n’a reçu, lui, que les enseignemens des affaires et de l’expérience, il parle suivant les seules inspirations du bon sens (posposta ogni autorità de’ filosofi, parlando naturalmente) : aussi écoute-t-il les objections attentivement et fait-il volontiers la part de sa propre faiblesse. Habile contraste entre ces jeunes gens aimables, tout épris de l’avenir, et ce prudent vieillard, content du passé; contraste que rend plus touchant encore la confidence où est le lecteur du sort qui attend les deux principaux interlocuteurs! Comme Capponi, Bernardo paiera de sa vie le malheur des guerres civiles; pour n’avoir pas révélé un complot en faveur de Pierre, il sera décapité. Les souvenirs et les regrets que Guichardin met sur ses lèvres pendant tout le cours du dialogue empruntent à la pensée de cette vertu et de cette prochaine infortune un nouveau caractère de noblesse et de loyauté.

À cette scène ingénieuse, l’auteur a su dessiner un cadre d’une rare élégance, qui fait revivre à nos yeux toutes les grâces de la renaissance florentine. On se rappelle l’admirable exposition du Phèdre de Platon. Phèdre a conduit Socrate au-delà des portes d’Athènes, jusque sur les bords de l’Ilissus, au pied d’arbres qui semblent être là en fleur seulement pour embaumer l’air : « Par Jupiter! dit Socrate charmé, quel beau lieu de repos ! Comme ce platane est large et élevé ! Quoi de plus gracieux que cette source dont nos pieds attestent la fraîcheur ! Ce lieu pourrait bien être consacré à quelque nymphe et au fleuve Achéloüs, à en juger par ces figures et ces statues. Goûte un peu l’air qu’on y respire : est-il rien de si suave et de si délicieux? Le chant des cigales a quelque chose d’animé et qui sent l’été. J’aime surtout cette herbe touffue qui nous permet de nous étendre et de reposer mollement notre tête sur ce terrain légèrement incliné. Mon cher Phèdre, tu ne pouvais mieux me conduire... » Telle est la peinture empruntée par le philosophe grec au doux climat de l’Attique et qui s’accordera si justement avec la sérénité de l’entretien. Il s’attache un peu du même charme à l’exposition du dialogue sur le gouvernement de Florence. L’élévation du sujet annoncé est presque la même ; la politesse florentine prendra la place de l’urbanité grecque; les bords de l’Arno rappelleront les bords de l’Ilissus, les hauteurs de Fiesole celles du Pentélique et de l’Hymette, le ciel de Florence celui d’Athènes. — Les trois jeunes hommes, Capponi, Soderini et Guicciardini, revenant d’un pèlerinage à l’église de Santa-Maria-Impruneta, s’arrêtent chez Bernardo del Nero, qui. dans la solitude et la paix de la campagne et au milieu des soins de l’agriculture, se repose des honneurs qu’il a perdus. Le vieillard, qui les accueille avec bonté, se défend d’abord de reprendre avec eux les souvenirs et les discussions de la vie politique : « Allons plutôt, s’il vous plaît, leur dit-il, visiter l’habitation; je vous montrerai beaucoup de belles cultures que je veux entreprendre, non plus pour moi, mais pour ceux qui viendront après moi. Je vous montrerai le projet d’une belle construction qui se pourrait faire, non par moi, car, après un si long temps employé aux affaires de l’état, je ne suis pas assez riche pour me passer de telles fantaisies; mais vous verrez quel plaisir je prends à l’agriculture, et comme on peut honnêtement profiter du repos... » Il dit, mais les jeunes gens ne connaissent pas le repos; ils sont venus pour s’entretenir avec un ami respecté des affaires de la république, ou plutôt pour interroger sa prudence comme des fils qui consultent un père (non dirò tra amici, ma più tosto tra padre e figlinoli). « C’est un si grand plaisir d’entendre parler de ces grandes choses un homme qui les a apprises non dans les livres des philosophes, mais avec le temps, par l’expérience et l’action... Laissons, s’il vous plaît, laissons à un autre moment l’agriculture, les jardins et les bâtimens, et dites-nous, nous vous en prions, votre avis sur notre dernier changement. » Bernardo se laisse persuader; il prend bientôt plaisir lui-même à sentir renaître ses anciennes pensées; il les livre tout entières, écoute et réfute les objections; le soir venu, il fait souper ses hôtes, les retient dans sa demeure, et consacre encore la matinée du lendemain à l’entretien que tout à l’heure il redoutait. « Les nuits sont longues, dit-il en les abordant de nouveau, et d’ordinaire les vieillards dorment peu; j’ai donc eu plusieurs heures pour réfléchir à notre conversation d’hier soir : plus j’y ai songé, plus m’ont semblé vraies les choses que je vous ai dites. Toutefois, comme je puis facilement me tromper, j’entendrai avec plaisir ce que vous avez encore à me répondre, non pour disputer (ce ne serait que gagner de l’ennui), mais pour nous instruire mutuellement et éclaircir cette matière. De toute façon, vous ne me quitterez point sans avoir dîné ici : nous ne sommes donc pas pressés; ne soyez pas plus avares de vos pensées que je ne l’ai été moi-même hier, car je serai heureux de vous entendre. » Telle est l’urbanité, tel est le ton d’exquise politesse qui règne dans tout le dialogue, et grâce auquel chaque opinion se produit à l’aise, avec le respect de l’opinion contraire et la conscience de sa propre honnêteté.

Les deux journées forment deux livres : dans le premier, chacun s’efforce de montrer l’excellence de la forme de gouvernement qu’il soutient et les défauts de celle que vante son interlocuteur; dans le second, l’état actuel de Florence étant accepté de part et d’autre, on se réunit à chercher ensemble comment on pourra mener à bien la dernière révolution et la conduire vers les meilleurs résultats. A vrai dire, deux opinions seulement sont en présence, celle de Bernardo et celle de ses trois visiteurs.

« Il n’y a, dit Bernardo, que trois formes imaginables de gouvernement : celui d’un seul, celui de quelques-uns, celui de tous. Le premier peut seul être bon. » Pour le démontrer, Bernardo n’aura pas recours à des théories qu’il croit vaines: c’est l’expérience qui doit, à l’entendre, décider en pareille matière. «Voyons donc quels ont été les résultats du gouvernement des Médicis, et nous chercherons ensuite quelles seront les conséquences naturelles des deux autres gouvernemens. Ne sera-ce pas la meilleure route? — Non, disent les jeunes gens. Ce n’est pas par l’expérience, ou du moins ce n’est pas par elle uniquement qu’il faut se déterminer en politique. Il y a ici, comme en morale, des principes dont il ne faut pas se départir et qui dominent tout. Du reste, si ces principes sont fondés sur la raison et la vérité, l’expérience les vérifiera nécessairement. » Cela dit, on accepte la discussion sur le terrain où Bernardo l’a placée, et elle s’engage d’abord à propos des mérites et des vices du gouvernement des Médicis.

Capponi surtout les charge avec l’ardeur d’une conviction généreuse. Dans un état comme celui de Florence, il faut considérer, pense-t-il, trois choses : l’administration de la justice, la distribution des honneurs et la politique du dehors. Pour ce dernier point, qu’arrive-t-il sous le gouvernement d’un seul? Ce n’est plus l’intérêt de la république, mais celui d’un individu ou d’une famille qui devient la règle des alliances et des traités. Le peuple, qui s’aperçoit bien qu’on ne traite pas ses propres affaires, ne supporte plus si volontiers les charges de la guerre. Enfin la gloire ou la honte de l’état dépend des talens ou des fautes d’un seul homme qui peut tout compromettre, témoin la perte de Pise, qu’il faut reprocher éternellement à la mémoire de Pierre de Médicis. — Au dedans, comment sont distribués les honneurs et les grâces auxquels tout citoyen participant aux charges de la république doit avoir, s’il les mérite, un facile accès? S’il s’agit des Médicis, qu’on se rappelle leur favoritisme exclusif, l’oubli de la naissance et de la vertu, les grâces prodiguées aux flatteurs, aux femmes et au plus bas domestique, toute une partie des citoyens, par exemple les Strozzi et leurs partisans, exclus à jamais, eux, leurs familles et leurs descendans, de tous les emplois publics, les plus grands honneurs au contraire confiés à des gens de la plèbe ou à des familles déshonorées. Quant à l’administration de la justice, si les Médicis évitaient de peser eux-mêmes sur les juges, leurs ministres et leurs favoris le faisaient sous leur nom sans aucun scrupule, et l’iniquité se produisait finalement « par et vice naturel attaché à l’autorité des tyrans, dont les désirs sont tenus en telle adoration que ce qu’ils ne disent point, on cherche à le deviner autour d’eux (le voluntà de quali sono avute in tanto rispett, che eziandio tacendo loro, gli uomini cercano di indovinarle.) » Ne les vit-on pas enfin, ces Médicis, refuser absolument d’établir des lois fixes pour la perception des impôts, afin d’accabler à leur gré les familles qui leur étaient hostiles et d’étendre aussi leur joug sur les citoyens qui leur eussent échappé par leur éloignement des affaires publiques ou leur indifférence ?

Voilà ce que démontre l’expérience ; mais encore une fois certaines questions de principes la dominent : « ceux qui ont l’âme grande et l’esprit généreux ne peuvent ni ne doivent vivre contens sous la servitude : » ils ne peuvent ni ne doivent préférer la soumission sous le bon plaisir d’un maître à la responsabilité envers la patrie et eux-mêmes. « Au tyran déplaisent tous les esprits élevés, tous les mérites éminens, surtout quand leur crédit vient de la vertu, qui se peut le moins abattre… Je ne veux appliquer ces paroles à personne en particulier, mais vous savez tous que je ne les dis pas au hasard. » Si le premier objet de tous ceux qui ont gouverné avec justice, si le premier soin des philosophes qui ont écrit de la politique a été de favoriser la vertu et le perfectionnement des intelligences, combien doit-on blâmer un gouvernement qui met tous ses soins à éteindre la générosité dans les âmes ! Quelle honte ce fut pour notre patrie (che vituperio ! che vergogna !) le jour où la nouvelle se répandit dans toute l’Italie et dans le monde entier que Florence, jusqu’alors une si noble ville, si généreuse, si respectée, qui passait pour être la plus ingénieuse des cités, était devenue esclave contre sa volonté, étouffée par ses richesses mêmes et par le poignard des braci et des partisans, devenue esclave, lâche et pusillanime jusqu’à être gardée en cet état, non par des armées ni par quelques bataillons, mais par vingt-cinq estafiers ! Je ne sais pas de malheur plus grand pour une république, à moins d’être mise à sac par le fer et le feu, que de perdre son honneur et sa bonne renommée, de se laisser enlever timidement cette dignité et cette splendeur qui lui avaient coûté tant d’argent et tant de nobles vies ! »

Tels sont les argumens des adversaires de Bernardo. L’un, Soderini, a surtout invoqué les principes ; l’autre, Capponi, s’est chargé de condamner les Médicis par les témoignages de l’expérience. La parole est maintenant à Bernardo ; les jeunes gens se pressent autour de lui et l’écoutent avec déférence. Suivons-le nous-mêmes, et n’allons pas imaginer, à entendre ses maximes, qu’il puisse s’agir ici d’une autre époque que le XVIe siècle italien.


« Vous venez de parler, dit-il, en si bon ordre et avec de si fermes souvenirs sur les défauts du gouvernement des Médicis, qu’il est facile de voir que vous y avez réfléchi bien souvent. Ces défauts, je ne veux pas les nier ou les atténuer outre mesure, car nous raisonnons ici pour trouver la vérité et non pour disputer; mais je crois bien qu’il me sera facile de vous montrer que ce gouvernement nouveau dont vous attendez un âge d’or ne manquera pas d’offrir un bon nombre de ces mêmes défauts et quelques autres encore, si bien qu’en balançant soigneusement l’un et l’autre, vous trouverez peut-être les choses fort différentes réellement de ce que vous imaginez. Mais voilà Soderini qui me veut sans cesse barrer le chemin avec le mot de liberté, disant que c’est un si grand bien qu’il faut l’acheter même au prix de quelques malheurs... J’en parlerai donc d’abord, afin de ne pas laisser entre nous d’équivoque.

« J’ai considéré souvent que ce nom de liberté sert plutôt à ceux qui veulent en faire un prétexte et un voile pour leur ambitieuse passion qu’il n’exprime un désir vraiment naturel aux hommes... Ce qui est naturel aux hommes, si je ne me trompe, c’est le désir de la supériorité et de la domination sur leurs semblables, si bien qu’il en est fort peu qui, trouvant occasion de se faire les maîtres, ne le fassent volontiers. Au fond de ces discordes civiles suscitées au nom de la liberté dont on éblouit les simples, que trouverait-on le plus souvent, si ce n’est des ambitions personnelles? N’a-t-on pas vu presque toujours celui qui renverse le tyran au nom de l’égalité et de la liberté se mettre ensuite à sa place?... Et quels sont d’ordinaire les ennemis du tyran? Ceux à qui il refuse des honneurs dont ils se croient dignes, ceux qu’a irrités quelque injure personnelle, ceux enfin qui comptent profiter du désordre qui suivra sa chute. Pour ceux qui ne détestent le tyran que par amour de la liberté et de la patrie, certes je consens à ce qu’on leur accorde une suprême louange, d’autant plus méritée qu’ils sont plus rares : en vérité, il y en a si peu qu’on n’en peut pas tirer une conséquence générale; comme dit le proverbe, une hirondelle ne fait pas le printemps (una rondine non fa primavera)... Notre temps est corrompu, c’est pourquoi je dis que la plupart de ceux qui prêchent la liberté, s’ils croyaient rencontrer pour eux-mêmes sous un gouvernement despotique une meilleure condition, y courraient, et par la poste, — et ces grandes âmes, ces esprits généreux dont Soderini a tant parlé, n’y arriveraient peut-être pas des derniers...

« Laissons donc les théories (continue Bernardo), et revenons à l’expérience : un gouvernement se juge à ses résultats. Quels qu’aient été les défauts de celui des Médicis, ceux du gouvernement du grand nombre doivent être plus grands encore; l’élection populaire aura de pires effets que le choix d’un maître. Le peuple n’a pas de discernement, il va à la grosse (va alla grossa). Si un homme lui plaît, il le croit propre à tout. Point de contrôle pour l’administration de la justice sous le gouvernement populaire; bien plus, le magistrat craignant de mécontenter le peuple, les corruptions sont plus multipliées, principalement s’il s’agit de juger des personnes appartenant à d’importantes familles. Sous les Médicis au contraire, par exemple sous Laurent, le magistrat se sentait soutenu, et cet appui lui permettait de résister. — Vous accusez la répartition des impôts. Craignez que, sous le gouvernement populaire, les pauvres, facilement envieux, ne frappent les riches jusqu’à les réduire outre mesure, au grand détriment de la cité, car leurs richesses font l’honneur de la patrie et tournent finalement à l’avantage du pauvre. Comment d’ailleurs pourrez-vous établir l’assiette fixe de l’impôt? L’impôt foncier est de peu d’importance dans un pays où la fortune territoriale fait défaut, et quant aux propriétés mobilières, il est en partie impossible de les atteindre : l’argent se dissimule de mille manières. Tiendrez-vous compte aisément de tous les contrats et de toutes les transactions particulières? Irez-vous, quand ce serait possible, publier l’état réel des affaires d’un négociant dont toute la fortune repose sur le crédit? Vous accusez la mauvaise distribution des emplois, comme s’il était possible que le maître ne sentît pas le besoin de s’appuyer sur des hommes de mérite et de talent, et comme si les mauvais choix n’étaient pas encore plus funestes sous un gouvernement populaire, où le fonctionnaire supporte seul tout le poids de sa charge, que dans l’état despotique, où il se sent dirigé et corrigé. S’il s’agit enfin de la politique étrangère, combien plus d’unité, combien plus de secret dans les vues, combien plus de rapidité dans les entreprises sous le gouvernement d’un seul!

« — Souhaitez-vous donc le retour de Pierre de Médicis?

« — Je parlerai librement et sans passion. Je voudrais que Pierre n’eût pas été renversé, parce que je ne vois pas ce que nous aurons gagné à ce changement;... mais, comme je l’ai dit aussi, je ne crois pas que les changemens fassent du bien à notre cité. Puisque Pierre est chassé, je ne désire pas qu’il revienne. D’ailleurs il ne pourrait rentrer maintenant que ramené par les armes étrangères, pour le malheur et la honte de notre patrie, ou bien par suite des divisions qui pourraient naître parmi nous, rappelé par un parti au milieu de nos déchiremens civils. Que rapporterait-il enfin, sinon de toute nécessité certains désirs de vengeance et la volonté d’assurer désormais son pouvoir par la force et de réparer sa fortune détruite?... Non, je ne désire pas une restauration, je ne demande pas le retour des Médicis; je vous supplie au contraire de faire en sorte qu’il devienne impossible, c’est-à-dire de maintenir l’union dans la république. Cette union dépend de vous; il faut vous contenter de ce que les circonstances vous apporteront de succès réels, sans prétendre à la satisfaction de vos derniers désirs. Il faut aussi que les principaux citoyens oublient leur propre ambition, afin d’éviter les divisions intestines qui préparent l’élévation d’un nouveau tyran ou livrent carrière à la dissolution et à l’anarchie... Mais comment me laissé-je entraîner à vous donner des conseils, à vous qui savez tout cela mieux que moi? L’affection, non la présomption, m’a emporté; mais vous m’excuserez. Voici l’heure du repas : s’il vous plaît ainsi, nous en resterons là pour aujourd’hui; puisque de toute façon vous ne me quitterez pas demain matin sans avoir déjeuné, nous aurons le temps d’ajouter ce qui resterait à dire. Andiamo dunque a cena. — Andiamo. »


Ainsi se termine le premier livre. Dans le second, nous l’avons dit, le champ de la discussion se restreint: il ne s’agit plus du passé; on examine quelles sont les conditions qu’a faites à Florence la dernière révolution, et quels sont les moyens de faire réussir le mieux possible le nouveau gouvernement. Malgré son loyal désir d’y contribuer par ses conseils, Bernardo retrouve sans cesse des objections. «Vous voulez imiter Venise, dit-il, et vous avez tort; Venise et Florence ne sont pas faites pour le même gouvernement. Venise a des institutions séculaires que la tradition consacre aujourd’hui à ses propres yeux et qu’elle respecte par une longue habitude; Florence au contraire va de changement en changement. Venise a une noblesse à la fois puissante et habile, qui laisse parvenir aux honneurs et aux principaux emplois de la république tous ceux qui s’en montrent dignes; Florence au contraire a perdu son aristocratie, et elle est éprise d’un sentiment d’égalité qui n’exclut pas l’envie. Venise a un vaste empire au dehors, qu’elle gouverne par sa marine et par sa diplomatie; Florence a un territoire continental relativement peu étendu, compacte, mais qui lui crée des relations constantes avec beaucoup d’états voisins. Pour Venise, un immense commerce et une incomparable richesse comptent parmi les secrets de sa grandeur, tandis que, pour Florence, la prospérité matérielle est devenue, dès avant le règne des Médicis, une source d’affaiblissement moral... »

Joignons à ces lignes le souvenir de la curieuse page de l’Histoire florentine où nous avons vu décrite en un style d’une admirable ampleur cette prospérité italienne que l’arrivée des Français grossiers et barbares était venue subitement interrompre : quels magnifiques témoignages n’avons-nous pas de ce que fut au commencement du XVIe siècle l’Italie de la renaissance, et quel précieux tableau d’ensemble à côté des minutieuses descriptions qu’on trouvera dans le second livre du dialogue! Quant à la comparaison de Florence avec Venise, qu’on mette à la place de ces deux noms de villes ceux des deux nations les plus puissantes de notre temps : ne croirait-on pas entendre les mêmes argumens qu’invoquent pour expliquer une rivalité et une diversité contemporaines les politiques d’aujourd’hui? Que d’enseignemens dans ce dialogue du XVIe siècle, qui agite les mêmes problèmes si ardemment discutés au XIXe ! Renvoyons au plaidoyer de Capponi ceux qui traitent de paradoxes inventés par quelques beaux-esprits de nos jours ces principes que la liberté et l’égalité ne sont pas une même chose, que la liberté est bonne en soi, qu’il faut s’obliger à l’aimer, mais qu’on en doit remplir les devoirs avant d’en réclamer les droits, qu’elle mérite enfin d’être achetée même au prix de quelques maux, que le souverain bien d’un peuple n’est pas la prospérité matérielle, mais la dignité et l’honneur. Non, toutes ces croyances ne sont pas inventées d’hier; loin de là, elles sont déjà vivantes dans les ouvrages de l’antiquité, dans Cicéron, Tite-Live et Tacite. Héritière de ces grands esprits, la renaissance italienne a remis ces croyances en honneur, sinon en pratique ; c’est du moins un mérite de Guichardin de s’en être fait çà et là l’intelligent interprète.

L’interprète a-t-il été convaincu? Pour les avoir exprimées, ne fût-ce qu’en passant, avec tant de fermeté, il faut bien qu’il les ait embrassées avec quelque ferveur. Quand il fait parler Capponi et Soderini si chaleureusement en faveur de la liberté, c’est sans doute qu’il l’aime au fond du cœur, qu’il la croit désirable et qu’il honore ceux qui s’y dévouent; mais Bernardo vient ensuite avec ses désillusions, avec Bernardo parle la triste expérience. Pour avoir mêlé à son langage cette douce, mais profonde ironie, il faut bien que l’auteur l’ait ressentie lui-même. A tout prendre, Guichardin a déposé dans le discours de Bernardo le dernier mot de sa pensée. Guichardin est de ceux qui inclinent leurs principes devant ce qu’ils appellent la nécessité pratique, et qui prennent le succès pour règle de leurs jugemens. Or le succès appartient également au mal comme au bien sur la terre; mais il est vrai que Bernardo peut nous apparaître ici comme le vulgaire honnête homme des temps fort éclairés et à la fois fort troublés, qui voit du bien et du mal dans toutes les opinions, qui, après s’être indigné peut-être, prend en pitié son indignation, se raffermit et redevient calme, non par la sérénité pure d’une ardente conscience pleinement satisfaite, mais par une contemplation désormais indifférente des affaires humaines et d’une agitation regardée comme stérile.

Est-ce là cependant tout Guichardin, et le double jugement que nous en avons déjà porté rend-il compte de tout son caractère? L’indifférence ou au moins l’indécision prolongée en matière d’intérêts publics, fort précieuse à qui place en première ligne le souci de son repos, aurait-elle encore le privilège d’être saine pour le cœur et l’esprit? Ce seraient, en échange de peu de mérites, trop de récompenses à la fois. Poursuivons notre étude; grâce au volume de Maximes ou Ricordi que Guichardin a laissé, observons la troisième phase de sa pensée et le dernier résultat de sa méditation. On l’a vu observateur et historien ou s’exerçant à le devenir; on l’a vu théoricien politique, demandant à une critique générale de l’histoire un enseignement et une règle, et n’y trouvant, quant à lui, que l’indifférence : il va s’élever à une vue plus abstraite encore des choses humaines et de leurs vicissitudes, et c’est là que nous l’attendons. Nous apprendrons une fois de plus quels liens intimes rapprochent la politique et la morale, ce qu’on risque à les dédaigner, et quelle distance sépare l’indifférent citoyen ou ce qu’on nomme quelquefois l’homme pratique du véritable honnête homme.

III.

Les Ricordi de Guichardin ne sont pas un travail entièrement inédit. En 1576, Jacques Corbinelli en traduisit cent cinquante environ sous les auspices de la reine-mère Catherine de Médicis, zelatrice solennissima di cosi spirituale esercitio, et il intitula son livre : Plusieurs conseils et avertissemens de M. Guichardin, gentilhomme de Florence, en matière d’affaires publiques et privées... Un chevalier de Lescale en donna encore un certain nombre en 1634 dans un petit volume publié à Paris, et qu’il désigna ainsi : l’Art de manier sagement les grandes affaires et de se maintenir auprès des princes. En effet, l’ouvrage de Guichardin ne pouvait manquer de plaire dans un temps où la littérature et les mœurs italiennes étaient de mode parmi nous, quand sa grande Histoire, publiée en 1561, était partout admirée, quand dominaient enfin dans la société française à la fois le goût sentencieux des maximes républicaines et l’esprit de cour; mais, bien qu’il y eût réellement dans les écrits de Guichardin de quoi satisfaire ces différentes humeurs, les éditeurs y faisaient leur choix et traduisaient suivant leurs convenances, de telle sorte que l’original disparaissait presque entièrement sous un travestissement étranger. M. Canestrini nous donne, d’après les manuscrits autographes, plusieurs centaines de ricordi, et il a eu sous les yeux, entre autres documens, un manuscrit de 1528 en tête duquel l’auteur a écrit qu’ayant pu profiter pendant cette année même, après la nouvelle expulsion des Médicis, d’un repos profond, qui ne devait pas durer, il avait fait une révision complète de tous les ricordi rédigés pendant les années précédentes. M. Canestrini a trouvé encore d’autres ricordi épars çà et là dans les papiers de Guichardin, sur des feuilles séparées, en marge de ses manuscrits ou même de ses livres; évidemment c’est un genre de composition qu’il a continué pendant toute sa vie, surtout depuis 1512, époque de son voyage en Espagne. Ce n’est pas l’œuvre factice d’un bel esprit oisif: c’est le résultat des continuelles réflexions d’un homme mêlé aux grandes affaires, d’un observateur spirituel et fin, préoccupé de la signification des événemens politiques, avide d’apprendre comment on peut attirer et fixer la fortune, comment on achète le succès ici-bas ou par quels chemins on s’en éloigne à jamais. C’est un livre de méditation et de morale pratique, où nous verrons aux prises l’action et la pensée, l’homme de l’expérience et le moraliste.

Une preuve que ces ricordi ont été écrits pour la plupart au milieu de l’action, c’est que les manuscrits joignent souvent à une maxime le nom du personnage ou l’indication de la circonstance qui l’a inspirée. C’est un nouveau lien qui unit les Ricordi au Dialogue et à l’Histoire florentine. Une autre preuve serait le grand nombre de portraits évidemment tracés d’après nature qui se rencontrent parmi ces fragmens détachés. On ne s’étonnera pas que Guichardin ait étudié avec soin des caractères comme ceux du roi Ferdinand le Catholique, des papes Jules II et Clément VII, de Ludovic Sforza et de tant de princes italiens de son temps qu’il a vus à l’œuvre et avec lesquels il a dû traiter. Ferdinand surtout paraît l’avoir étonné par l’habileté et par le succès :


« J’observais, quand j’étais ambassadeur en Espagne auprès du roi Ferdinand d’Aragon, prince sage et glorieux, que, lorsqu’il méditait une entreprise nouvelle ou quelque affaire importante, loin de la publier d’abord pour la justifier ensuite, tout au contraire il s’arrangeait habilement de manière à ce qu’on entendît premièrement répéter dans le public : « Par telles raisons, le roi devrait faire ceci ou cela, » et alors il publiait son dessein, disant qu’il voulait accomplir ce que chacun regardait déjà comme nécessaire, et il est incroyable avec quelle faveur et quels éloges on recevait après cela ses propositions.

« Une des plus heureuses fortunes est d’avoir occasion de montrer qu’on a été déterminé par la pensée du bien public à des actions où l’on était engagé par son intérêt particulier. C’est ce qui donnait tant d’éclat aux entreprises du roi catholique; toujours faites en vue de sa propre grandeur ou de sa propre sûreté, elles paraissaient avoir pour but la défense de l’église ou l’accroissement de la foi chrétienne.

« Nous avons eu en Jules II et Clément VII deux papes fort différens de caractère : l’un d’un vaste et grand esprit, quoique impatient et emporté, d’une humeur franche et libérale; l’autre d’une âme médiocre et timide, mais très patient, modéré et dissimulé. Des hommes si différens ont accompli l’un et l’autre de grandes actions. C’est que chez les maîtres (nei gran maestri) la patience et la fougue sont également propres à enfanter de grandes choses : l’une opère en emportant les hommes et violentant les choses, l’autre en lassant les uns et les autres, en les subjuguant à l’aide du temps et de l’occasion. Les posséder ensemble et les employer chacune en son temps serait un don divin; mais c’est à peu près impossible, et je crois que, pour conduire à bonne fin les plus importantes affaires, mieux valent, omnibus computatis, la patience et la modération que la précipitation et l’impétuosité. »


Nous pourrions multiplier les citations qui montreraient l’auteur ne se séparant pas de l’étude particulière de son temps et restant historien ; mais ce serait donner une imparfaite idée des Ricordi, qui doivent surtout révéler dans Guichardin le moraliste. Si quelquefois on le voit encore instituer à ce qu’il semble, comme dans le Dialogue, une sorte de discussion sur les différentes formes de gouvernement, ce sera, on peut le dire, par exceptions. Il n’en est plus ici à chercher la solution d’un problème si ardu; il admet toutes les formes, il n’en repousse aucune, il plane au-dessus de ces difficultés dont il s’est affranchi, et en homme pratique il donne des conseils pour la conduite à tenir dans chacune des conditions diverses. Certes le sentiment de la justice et du droit, celui du désintéressement et de l’honneur et l’amour de la patrie n’ont pas été choses inconnues de Guichardin; mais ils ne composent pas la trame principale de son livre, ils n’apparaissent que comme de rares et vagues souvenirs sur un fonds de scepticisme; on en jugera par les maximes qui suivent :


« Une nature sincère et libérale est chose généreuse et qui plaît d’ordinaire, mais nuit quelquefois; d’autre part la dissimulation est utile et même souvent indispensable à cause de la méchanceté des hommes; il est vrai qu’elle est détestée et a quelque chose de vil : cela fait qu’on ne sait comment choisir. Je croirais volontiers qu’on peut user de la première généralement sans pour cela renoncer à la seconde, c’est-à-dire qu’on peut, dans l’habitude commune de la vie, s’en tenir à la première manière, de façon à gagner le renom de personne sincère et libérale, et néanmoins, dans certains cas importans et rares, appeler à soi la dissimulation, laquelle devient d’autant plus utile et plus assurée du succès qu’ayant le renom contraire on trompe plus facilement. — Par ces motifs, je ne loue pas celui qui se conduit toujours avec artifice et dissimulation, mais j’excuse celui qui en use quelquefois.

« Ne combattez jamais contre la religion ni contre les choses qui semblent dépendre de Dieu, parce que cet article-là a trop de prise sur l’esprit des sots (questo obietto ha troppa forza nella mente delli sciocchi).

« Ce que disent les personnes pieuses que celui qui a la foi fait de grandes choses, ou que, selon la parole de l’Évangile, « celui qui a la foi commande aux montagnes, » ne signifie rien autre chose, sinon que la foi engendre l’obstination. Avoir la foi, c’est croire avec fermeté et presque avec certitude des choses qui ne sont point selon la raison, ou, si elles sont selon la raison, d’y croire avec une résolution plus grande que celle que donnerait la raison seule. Celui donc qui a la foi devient obstiné dans ce qu’il croit, et marche dans sa voie intrépide et résolu, surmontant les difficultés et le péril et supportant toute extrémité, d’où il arrive que, les affaires humaines étant soumises à mille traverses, un secours inespéré peut naître des innombrables vicissitudes qu’enfante une longue période de temps pour celui qui a persévéré dans l’obstination. Cette obstination venant de la foi, on dit avec raison que la foi fait de grandes choses. Notre temps en a vu un grand exemple dans cette obstination des Florentins, qui, malgré toutes les raisons du monde, s’étant mis à soutenir la guerre contre le pape et l’empereur sans espérance d’aucun secours, désunis et assaillis de mille difficultés, ont défendu depuis sept mois leurs murs[8] quand on n’aurait pas cru qu’ils pussent les défendre sept jours, et conduit les choses à ce point que s’ils étaient désormais vainqueurs, nul ne s’en étonnerait. Leur obstination n’a d’autre source que la foi qu’ils ont de ne pouvoir périr, suivant la prédiction de Jérôme Savonarole.

« Ce n’est pas un bien suprême que d’avoir des amis. Cependant, quand vous pouvez, ne perdez point l’occasion d’en acquérir, car les rapports sont fréquens entre les hommes; les amis servent et les ennemis nuisent en des temps et des circonstances qu’on n’a pas prévus.

« Priez Dieu de ne vous point trouver mêlé aux vaincus, — dove si perde, — parce que, n’eussiez-vous aucune part réelle dans la défaite, il en rejaillira quelque chose sur vous; pouvez-vous aller sur toutes les places et dans toutes les assemblées pour vous justifier? Par contre, celui qui se trouve mêlé aux vainqueurs, — dove si vince, — en remporte toujours quelque profit, n’eût-il absolument rien fait pour cela.

« Nie obstinément ce que tu ne veux pas qui soit su, affirme obstinément ce que tu veux qu’on croie, car, quand même l’effet contraire aurait toute probabilité et presque toute certitude, nier ou affirmer gaillardement met toujours quelque trouble dans la cervelle de celui qui t’écoute.

« La vraie et ferme sécurité consiste en ceci, que celui qui voudrait te nuire ne le puisse pas faire; celle qui se fonde sur la sagesse et la bonne volonté d’autrui est trompeuse, tant il y a peu de foi et de justice parmi les hommes. »


Ce n’est pas assez de mettre à profit la faiblesse et les fautes des hommes; Guichardin veut encore (c’est de sa part une principale étude) tourner en instrumens utiles leurs bonnes qualités et leurs vertus : par là surtout, ces qualités et ces vertus vaudront à ses yeux. Il n’oublie pas d’ailleurs qu’on pourrait bien ressentir un certain plaisir à agir noblement, et cela serait un nouveau profit; bien plus, il se pourrait que ce fût avantageux et bon par soi-même : en tout cas, le plus sûr est peut-être de devenir vertueux réellement pour paraître tel. Guichardin descend jusque-là; il conduit jusqu’à ces extrémités sa théorie de l’utile :


« Ni Alexandre le Grand, ni César, ni les autres capitaines qui ont eu cette gloire n’usèrent jamais de la clémence lorsqu’elle eût pu affaiblir ou mettre en péril leur victoire : c’eût été de la démence; mais ils ne manquèrent pas d’en user dans les cas où, sans diminuer leur sécurité, elle pouvait leur attirer l’admiration des hommes.

« Se venger n’est pas toujours l’effet de la haine ou d’une mauvaise nature; c’est quelquefois nécessaire pour se faire craindre. Il se peut très bien qu’on se venge sans avoir dans l’âme aucune sorte de rancune.

« Faites plus de fondement sur celui qui a besoin de vous ou dont les intérêts sont d’accord avec les vôtres que sur celui dont vous avez été le bienfaiteur, car les hommes sont ingrats. Prenez cette vérité pour mesure, si vous ne voulez pas vous tromper.

« J’ai posé la maxime qui précède parce que je connais la vie et sais ce que valent les choses, mais non pour vous dégoûter de répandre des bienfaits; outre que c’est une chose généreuse et qui procède d’une belle âme, on voit encore quelquefois qu’un bienfait est reconnu et d’une manière qui compense beaucoup de déceptions. Il est d’ailleurs permis de penser que cette puissance qui est au-dessus des hommes se plaît aux actions nobles, et ne permet pas qu’elles restent toujours sans récompense.

« Fais tout pour paraître bon, cela sert à beaucoup de choses: mais comme les opinions fausses ne durent pas, difficilement tu réussiras à le paraître longtemps si tu ne l’es en effet. Mon père me le disait déjà. »


Restons-en sur ces dernières citations. Nous avons ici le vrai Guichardin, l’homme qui, dans une époque féconde, mais troublée, a pris en pitié ce combat de la vie qui, bien soutenu, porte en lui-même sa récompense, parce qu’il élève et fortifie les âmes; l’homme qui a oublié, pour le gain passager du succès matériel et extérieur, l’inaliénable et viril triomphe de la grandeur morale; l’homme qui s’est résigné à ce que la froide expérience devînt la règle finale de sa vie, après avoir réduit l’expérience aux étroites limites d’un calcul entre la somme des revers et la somme des succès que comporte la vie humaine, comme à l’égoïste satisfaction d’une moyenne de bonheur à conquérir à tout prix et par tous les moyens. Celui-là seul est sage, selon Guichardin, qui ne porte pas plus loin ses vœux: celui-là seul est sage qui sait marcher invinciblement vers ce médiocre but : s’il l’atteint sans qu’on ait pénétré ses intrigues, c’est un habile homme; il est bien plus habile s’il a su n’employer que d’estimables armes: s’il a échoué faisant bien, c’est un sot, d’autant plus sot s’il méritait davantage. Du reste, il faut rendre cette justice à Guichardin qu’après avoir parcouru laborieusement la route, il s’efforce d’instruire les autres hommes à sa manière, leur signalant les instrumens et les obstacles ou ce qui est tel à son gré, leur dénonçant les pièges, les guidant de son mieux, cela sans leur dissimuler pourtant le néant du succès tel qu’il se l’est proposé, tel qu’il l’a lui-même atteint.


« J’ai désiré, comme font tous les hommes, la richesse et les honneurs, et souvent j’en ai obtenu au-delà de mon désir et de mon espérance. Néanmoins je n’ai jamais trouvé en eux cette satisfaction que j’avais imaginée. Quelle raison, si l’on y pensait bien, pour rabattre la vaine cupidité des hommes!

« La grandeur et les honneurs sont communément souhaités, parce que tout ce qu’ils contiennent de beau et de bon apparaît au dehors, gravé sur la surface, et que les soucis, les fatigues, les dégoûts, les périls intérieurs, sont cachés. Si ceux-ci se montraient aussi bien que le reste, il n’y aurait plus de raison à ces convoitises des hommes, si ce n’est que plus on est honoré, respecté, adoré, plus il semble qu’on devienne presque semblable à Dieu. Et qui ne voudrait ressembler à Dieu?

« Ne croyez pas à ceux qui font profession d’avoir laissé la grandeur et les honneurs volontairement et par amour du repos; presque toujours il y a quelque raison secrète : légèreté ou nécessité; ce qui se voit bien à l’épreuve, si on leur offre la moindre ouverture pour retourner à leur première vie : abdiquant le repos si vanté, ils s’y rejettent avec la même ardeur que le feu met à s’emparer d’un bois sec et baigné d’huile.

« Je ne sais à qui plus que moi pourraient déplaire l’ambition, l’avarice et la mollesse des prêtres, soit parce que chacun de ces vices est haïssable en lui-même, soit parce qu’ils s’accordent si peu avec une vie consacrée à Dieu, soit enfin parce que, réunis, ils me semblent dénoncer une corruption d’âme singulière. Néanmoins la place que j’ai occupée auprès de plusieurs pontifes m’a forcé d’admirer leur grandeur. N’était ce sentiment personnel, j’aurais, quant à moi, aimé Martin Luther, non pour secouer les règles prescrites par la religion chrétienne, telle qu’elle est interprétée et comprise généralement, mais pour voir réduire ce troupeau de scélérats à de justes termes : je veux dire à vivre sans vice ou sans autorité (arei amato Martino Lutero... per vedere ridurre questa caterva di scelerati à termini debiti, cioè a restare o sanza vizii o sanza autorità). »


Voilà, de la part d’un ministre de plusieurs papes, une curieuse confession qui jette soudainement une vive lumière sur les périls et les abus de toute sorte où les difficultés d’un temps aussi agité que le XVIe siècle entraînaient le pouvoir temporel de la cour de Rome. Nous verrons de tout près Guichardin aux prises avec ces abus et ces difficultés dans le prochain volume que publiera M. Canestrini, et qui doit contenir les Legazioni ; maintenant on sait à quel dépit l’avait entraîné ce spectacle, et nous en pouvons conclure de quel effet il devait être sur l’esprit des peuples. Il semble peu douteux d’ailleurs que Guichardin ait accepté, dans le domaine des idées religieuses, un compromis entre une entière liberté de croyances et un acquiescement traditionnel au dogme. Les Ricordi contiennent plusieurs témoignages pareils à celui-ci, et il faut avouer que cette explication s’accorderait avec ce qu’on sait de tout l’homme. Ils donnent aussi de nouvelles lumières sur le philosophe politique, et confirment les résultats auxquels nous avait conduit la lecture du Dialogue. Guichardin déteste la tyrannie assurément, car il en aperçoit tous les maux; il déteste également la démagogie, et par surcroît il la méprise. Le gouvernement des plus instruits et des meilleurs, devenus les mandataires de leurs concitoyens, a sans doute ses intimes préférences; mais au demeurant il ne conseille ni les conspirations ni la révolte : il met son expérience au service de tous, des tyrans comme des victimes; gloire à qui réussira et malheur aux vaincus !


« A qui vit sous le despotisme, dit-il, Tacite peut bien enseigner la manière de se gouverner librement; mais il n’enseigne pas moins bien aux tyrans les moyens de fonder la tyrannie.

« Pour se préserver d’un tyran brutal et cruel, il n’y a précepte ni remède qui vaille, si ce n’est celui qu’on donne contre la peste : fuir le plus vite et le plus loin possible.

« Rien de plus contraire à la réussite d’une conjuration que d’y vouloir trop de sécurité, et de prétendre presque à la certitude du succès. En effet, celui qui en agit de la sorte emploie nécessairement plus d’hommes, plus de temps et plus de moyens : autant d’occasions de se faire découvrir. Et voyez donc combien les conjurations sont choses dangereuses : ce qui fait la sécurité en d’autres affaires devient péril dans celles-ci! — Serait-ce que la fortune, qui a tant de force en pareilles occurrences, s’indigne contre celui qui veut limiter sa puissance?

« C’est folie de s’irriter contre ceux qui, par leur élévation, sont au-dessus de notre vengeance. Si vous vous sentez offensé par quelqu’un de ceux-là, il faut pâtir et dissimuler.

« Qui dit un peuple dit vraiment un animal fou, plein d’erreurs, de confusion, sans jugement, sans stabilité, sans intelligence.

« J’ai désiré voir trois choses avant ma mort; mais, quelque longue que ma vie doive être, je désespère d’en voir une seule : un état de république bien ordonnée dans notre cité, l’Italie délivrée des barbares, et le monde délivré de la tyrannie de ces prêtres scélérats ! »


Telles sont les maximes de Guichardin, et au travers de ses maximes nous pénétrons ses vœux, ses déceptions, sa fausse sagesse; elle a le tort, sinon d’avoir pour but constant l’intérêt, au moins de se tenir toujours d’accord avec lui et de le ménager sans cesse : mauvaise manière de faire croire à du dévouement. Évidemment Guichardin avait cru d’abord à la liberté; il n’en a pas moins servi tous les pouvoirs, ne se dévouant en entier à aucune fortune, ne sombrant aussi dans aucun naufrage. Jurisconsulte, ambassadeur, administrateur dans le gouvernement des Romagnes, lieutenant-général des armées pontificales contre Charles-Quint, il a participé à toutes les grandeurs de son siècle et il a méprisé tous ses maîtres. La dernière formule de cette vie a été le scepticisme et l’égoïsme. Les œuvres inédites publiées par M. Canestrini répandent une vive lumière sur les replis de cette âme, à laquelle, par des faiblesses communes, beaucoup d’âmes ressemblent. Pour mieux calculer ses fautes, il fallait mieux connaître ses grandes qualités, l’étendue de son intelligence, les ressources de son esprit, la libéralité de son éducation. Voilà ce que les Œuvres inédites nous montrent sans réserve; elles nous permettent de porter sur son caractère et sa vie un jugement mieux informé et d’en retirer une plus grande leçon. Le moderne annaliste des Italiens, M. Cantu, qui ne connaissait pas encore les volumes publiés par M. Canestrini, nous semble trop sévère, ne parlant guère que de sa « bassesse, » de son habitude des manœuvres honteuses, de ses perpétuelles apostasies et de son déshonneur. Par contre, M. Thiers nous paraît trop indulgent lorsqu’il croit reconnaître dans le ton chagrin et morose de son Histoire, « comme dans la sévérité sombre de Tacite, la tristesse de l’honnête homme. » Les temps agités, qui rendent la ténacité dans le bien difficile, éprouvent les grandes âmes; celle de Guichardin ne s’est pas élevée au-dessus de l’épreuve, il faut le reconnaître. Cela n’empêche pas d’admirer les efforts, la résistance, la lutte, et après la défaite même les protestations de son énergique esprit. Le spectacle n’en est que plus intéressant. Tâchons seulement qu’il soit pour nous instructif, et qu’après en avoir imposé à ses contemporains, celui qui a recommandé la fausse doctrine de l’utile n’en impose pas à la postérité. — Un dernier mot. Il serait injuste de ne pas faire valoir en faveur de Guichardin la seule vertu peut-être qu’il ait pratiquée, le patriotisme. Si à l’exemple de Machiavel, son maître et son ami, il a invoqué la force et glorifié le succès, nous avons dit en commençant que c’était peut-être au nom de l’Italie : l’Italie avait inutilement essayé des autres moyens de salut; il n’était pas de douleur qu’elle n’eût subie, de déchirement auquel elle n’eût été en proie. La doctrine que soutinrent Machiavel et Guichardin s’inspira du désespoir; il faut se rappeler leurs angoisses et les cruelles humiliations dont ils furent témoins pour porter aujourd’hui sur eux un jugement équitable : on rencontrerait peut-être cette équité en se plaçant à une égale distance du blâme énergique qu’on doit aux doctrines sceptiques et de la pitié que réclame le découragement d’une passion vive et généreuse dans son principe.


A. GEFFROY.

  1. Illustrate da Giuseppe Canestrini e publicate per cura dei conti Piero e Luigi Guicciardini. — Firenze 1857 ; Barbera e Bianchi.
  2. Voyez l’intéressante monographie publiée tout récemment par M. Carl Hillebrand, Dino Compagni, étude historique et littéraire sur l’époque de Dante, Durand, in-8o.
  3. On n’a publié de Machiavel qu’un premier volume, contenant, des écrits d’administration militaire.
  4. Par une loi due à l’initiative de Savonarole, tout condamné politique avait acquis le droit d’en appeler à la seigneurie, qui ne pouvait elle-même rendre son arrêt définitif qu’après un délai de quarante jours écoulés depuis le premier jugement. C’était donner aux passions populaires le temps de se calmer et sauver finalement la plupart des accusés.
  5. De la ménagerie.
  6. M. Canestrini promet la publication de ces Lettres de Laurent le Magnifique relatives à son gouvernement, encore inédites.
  7. Histoire florentine, page 118.
  8. Il s’agit du siège de 1529.