Un Poète républicain sous Néron

UN
POÈTE RÉPUBLICAIN
SOUS NÉRON

L’histoire des mœurs sous l’empire romain est pleine de contradictions, et ces contradictions sont d’autant plus grandes que les empereurs sont plus mauvais. Plus en effet la tyrannie s’aggrave, plus la violence envahit le monde intérieur de la pensée et du sentiment, pour y porter le trouble et en détruire l’équilibre. Au désordre social répond dans la vie morale un défaut de calme et de stabilité : les âmes s’abandonnent ou s’exaltent, le bien chez les faibles se heurte au mal, et le jugement est livré à l’incertitude. Ainsi s’expliquent sous Tibère, sous Caligula, sous Néron, ces contrastes entre la lâcheté et les passions honteuses qui dominent et les exemples de noblesse et d’héroïsme qui au même moment relèvent l’humanité. C’est le propre des temps agités de mettre ainsi à nu la faiblesse et l’inconsistance morale des peuples et des hommes. Figurons-nous quels troubles en ce genre pouvait produire l’énormité de la tyrannie sous un fou capricieux comme était Néron ! Pour nous aujourd’hui, le témoignage le plus expressif de l’incohérence intellectuelle et morale qui caractérise cette débauche de quatorze ans dans la toute-puissance, c’est la Pharsale de Lucain, ce poème républicain sans mesure et sans proportion où la vraie grandeur se fait jour par instans au milieu de l’énorme et de l’étrange, où des accens sincères se mêlent à la plus fausse déclamation, où d’un scintillement perpétuel et d’une sonorité fatigante s’élancent parfois d’admirables rayons et de magnifiques harmonies, enfin ce poème républicain entrepris par le favori et sous les auspices du prince. C’est ce dernier fait qui paraît d’abord le plus surprenant.

La raison de cette contradiction singulière n’est point à chercher dans la politique de Néron. Entre Néron et la république, il y avait incompatibilité absolue. Qu’il ait souvent existé des rapports et même une alliance entre le despotisme d’un seul et la démocratie, cela est incontestable. Néron lui-même courtisait la foule, il pourvoyait largement à ses plaisirs : elle l’aimait et le regretta ; mais entre la licence de la foule et la liberté de la nation fondée sur le droit et la moralité il n’y a pas de confusion possible, et il serait oiseux de démontrer qu’un prince dont le règne ne fut qu’un outrage éclatant et perpétuel à la moralité et au droit ne peut pas être transformé en empereur républicain. Il n’y visa jamais, et aucune des fantaisies de cet esprit déréglé n’autorise à lui prêter cette prétention. Par quelle étrange anomalie un des plus aimés et des plus attentifs parmi les courtisans du maître choisit-il précisément ce thème pour l’œuvre capitale de sa muse ambitieuse ? C’est à l’histoire, c’est à l’examen des courans suivis depuis un siècle par la littérature et par les mœurs romaines qu’il en faudrait demander l’explication.

L’impression laissée par la chute de la république avait été profonde et durable, car le fait lui-même était immense. C’était l’achèvement de cette grande évolution de quatre siècles et demi qui, d’un des plus petits peuples du Latium, avait fait le maître de l’univers ! Après cette prodigieuse carrière, la république n’avait pu finir tout d’un coup ; les longues convulsions de son agonie, depuis les querelles de Marius et de Sylla jusqu’à la bataille d’Actium, avaient ébranlé tout le monde romain et profondément troublé les imaginations. Aussi, malgré les bienfaits réels du règne réparateur d’Auguste et les rapides progrès de la servilité, des paroles de regret pour le bien perdu ne cessèrent pas sous ce prince de se faire entendre. Même dans les rangs des panégyristes convaincus et officiels, les chefs du chœur, Virgile et Horace, le premier sans caractère politique, le second sincèrement rallié, donnent les louanges les plus magnifiques qu’il ait jamais reçues à Caton, l’homme en qui s’est incarnée l’idée de la résistance à la tyrannie. Le sentiment général est si fort qu’Auguste lui-même ne s’y peut soustraire. De là chez lui une tolérance dont on cite des traits nombreux. Il laissait appeler dans des lectures publiques Brutus et Cassius les derniers des Romains. De là aussi une préoccupation dont Suétone nous a conservé un curieux exemple. Il nous montre dans l’intérieur du palais impérial Auguste lisant devant un auditoire d’amis sa Réponse à Brutus au sujet de Caton et soulagé de temps en temps dans cette lecture par Tibère. Le souvenir de Caton, celui de Cicéron, étaient comme une obsession de la conscience publique : il fallait que chacun se mît à les louer ou à les attaquer.

À la chute de la république étaient liées, comme ses causes, la corruption des mœurs et les guerres civiles. Auguste échoua dans le rôle de réformateur, et, quoiqu’il eût réussi à pacifier Rome et l’empire, la pensée des guerres civiles lui survécut. Elle inquiéta la vigilance de Tibère, car elle impliquait le regret de la liberté ; elle tenta Claude, dans les ardeurs innocentes de sa jeunesse pour les compositions historiques ; elle résista aux persécutions dirigées contre Crémutius Cordus. Ses Annales, malgré la sentence du sénat de Tibère, se lisaient de nouveau sous Caligula, et l’esprit républicain dont elles étaient animées était resté si vivant, au moins chez quelques-uns, que Chéréa, en tuant Caligula, se figurait qu’il allait rétablir la république.

Ainsi les lettres vont avec l’histoire. Celles-ci, par une pente naturelle dans de pareils sujets, inclinèrent souvent vers la déclamation. Certains thèmes avaient été adoptés par les écoles, par exemple les proscriptions et en particulier la mort de Cicéron, où un poète, Cornélius Sévérus, avait le mieux réussi de tous. C’était le jugement de Sénèque le père, et il le justifie par le morceau qu’il cite. Le même sujet avait encore été traité par un autre poète, Sextilius Ena, qui était de Cordoue, comme les Sénèques et Lucain, et avait, comme eux, l’enflure de son pays. Le fait n’est pas indifférent à relever quand on recherche les antécédens de la Pharsale. Si Pétrone critique ce poème et le refait à sa manière, c’est qu’il subit aussi le charme d’un pareil sujet. Il s’est formé sur les guerres civiles une tradition littéraire, et elle est si bien entrée dans les mœurs, qu’on serait tenté de se demander si elles n’ont pas dû exercer les facultés poétiques de Néron lui-même. S’il n’en fut rien, c’est sans doute que son imagination vivait de préférence dans la fiction grecque, le vrai monde de l’art, pensait-il, plus ouvert à son goût de magnificence théâtrale, et où ses talens de chanteur lyrique trouvaient mieux leur emploi.

Tout ce mouvement, cette émotion profonde et persistante laissée par la chute de la république, cette tradition républicaine fidèlement conservée par un côté des mœurs, par les lettres, par les écoles, tout cela aboutit à la Pharsale ; elle en est le monument poétique. Qu’est-ce donc que ce républicanisme capable d’inspirer à Lucain l’œuvre la plus considérable qui soit sortie de la plus grande révolution du monde antique, quelle en est la sincérité, et quelle est aussi l’influence qu’il exerce sur le développement du sujet au point de vue de l’histoire et de l’art ? Si l’on répondait à ces deux questions, on aurait jugé en grande partie la Pharsale, cette épopée qui a eu le mérite de survivre à son époque et de passionner souvent la postérité.

I.

La sincérité de Lucain nous serait d’abord suspecte, si nous oubliions l’ensemble de faits qui vient d’être rappelé. Rien à ses débuts ne nous fait entrevoir dans le présent ou dans l’avenir la figure austère du républicain convaincu. Quelques lignes charmantes de Sénèque, si, comme on l’a cru jusqu’ici, elles sont écrites sur Lucain, nous présentent un enfant vif et gracieux, dont la gaîté et le libre babil, dont la vue seule porte avec soi la joie et la sérénité, qui dans les deuils de famille est la consolation et l’espoir des siens. Cet enfant, après avoir brillé dans les écoles de Rome et peut-être d’Athènes, passe dans la cohorte poétique de Néron, où il prend la première place. Comblé aussitôt de faveurs, nommé questeur avant l’âge légal, revêtu d’autres dignités encore, il paie sa dette en poète courtisan. C’est lui qui aux premiers jeux quinquennaux, institution qui fait la joie et l’orgueil de Néron, a l’honneur de réciter l’éloge du prince, déjà parricide et publiquement dégradé. On se figure facilement ce que pouvait être cet éloge. Il suffit de voir, au commencement de la Pharsale, les raffinemens qui renouvellent l’apothéose traditionnelle. Néron dans les palais célestes, heureux de le posséder, et prenant à son gré les attributs des grandes divinités, respectueuses et soumises ; Néron adjuré de choisir la place de son astre bien juste au milieu du monde, afin de n’en pas détruire l’équilibre et d’envoyer directement sur Rome ses feux pacificateurs et bienfaisans ; Néron, et ceci allait plus droit au cœur du césar-poète que les honneurs posthumes de la mythologie astronomique, transformé dès sa vie terrestre en dieu inspirateur, plus puissant qu’Apollon et que Bacchus : aucun de ces traits ne coûte à la complaisance de Lucain, fier de laisser loin derrière lui les exemples trop timides d’Horace et de Virgile. Rien ne vaut la transition par laquelle on passe du sombre tableau des guerres civiles à cette glorification de l’empereur : « si cependant les destins n’ont pas trouvé d’autre voie pour la venue de Néron,… ô dieux, nous ne nous plaignons plus ! »

Voilà par quel langage, voilà au milieu de quelles idées et de quels faits Lucain commence son épopée républicaine. N’est-on pas fondé à craindre que son républicanisme ne soit tout littéraire ? Eh bien ! non ; ce jugement serait trop absolu. Sans doute Lucain n’est pas un héros, un confesseur austère de la foi ; mais il ne faudrait abuser contre lui ni de certains côtés de sa vie, ni d’adulations passées alors dans les mœurs, sans lesquelles il n’avait pas le droit de traiter son sujet, ni même d’être poète. En réalité, il ne ressemble pas à ses personnages : il n’est pas tout d’une pièce ; il est ce que l’on fait les traditions du passé, les influences contemporaines, les inégalités de sa propre nature. Il y a en lui un républicain d’école et de convention, il y a aussi un républicain sincère. Les deux s’unissent et se confondent dans une proportion variable suivant l’inspiration du moment et surtout suivant les circonstances, c’est-à-dire suivant les rapports du poète avec Néron.

D’abord il ne peut exister aucun doute sur la pensée première du poème. L’ambition poétique de Lucain a été séduite par l’espoir d’exprimer avec une puissance jusque-là inconnue la grande idée qui depuis un siècle hantait les imaginations romaines, la perte de la liberté. Cette perte s’était consommée à Pharsale, car, à partir de cette victoire, César était resté seul ; la guerre avait continué terrible et périlleuse, mais le coup décisif était frappé. De là le titre du poème choisi par le poète lui-même : le poème de Pharsale, Pharsalia.

Pour lui, comme pour l’histoire, c’est à Pharsale qu’aboutit le mouvement antérieur des guerres civiles, et il pense que là s’est décidé pour l’avenir le sort de Rome et du monde, qui désormais dépendront d’un maître. Quelles qu’aient dû être dans sa pensée les limites de son œuvre, Pharsale était et devait rester le centre de sa composition. Sans doute, puisque dans la partie exécutée il a dépassé la mort de Pompée, on peut supposer qu’après la guerre d’Égypte, dont il a laissé le récit inachevé, seraient venues les guerres d’Asie, d’Afrique et d’Espagne, et comme il a l’habitude de suivre l’histoire pas à pas en s’arrêtant là où il trouve matière à développement, cette hypothèse donnerait au poème un accroissement dont on ne saurait déterminer la mesure ; mais aucun de ces événemens, quels qu’en aient été la difficulté et les périls, ni Thapsus, ni Munda, n’avait la même importance[1] et ne prêtait autant à l’expression de la pensée principale du sujet. Poussons jusqu’au bout, et admettons que Lucain se fût fixé pour terme la mort de César : la nature de ses idées, qu’il nous a fait très clairement connaître, l’amenait nécessairement à présenter cette mort comme une expiation. Le vainqueur de Pharsale immolé au pied de la statue du vaincu, quelle occasion naturelle de marquer encore l’importance décisive du funeste combat de Thessalie ! Laissons les conjectures : qui sait jusqu’à quel point l’esprit de Lucain pouvait dépasser l’effort du moment et ce qu’il aurait fait, s’il avait vécu ? À prendre son poème tel que nous l’avons, nous y voyons nettement que, s’il est un point sur lequel il ait voulu rassembler ses forces et concentrer sa pensée, qui ailleurs s’abandonne et se dissipe si facilement, c’est la bataille qui fit disparaître de la scène Pompée, le principal adversaire de César, et qui par là fonda l’empire. « En ce combat, dit-il, les peuples sont atteints d’une telle blessure que le siècle présent n’y saurait suffire ; ce qu’ils perdent, c’est plus que leur vie, plus que leur salut : nous sommes abattus pour l’éternité. Les glaives des vainqueurs asservissent avec nous toutes les générations futures. — Et nous, les fils des vaincus de Pharsale, quel est notre crime ? En quoi avons-nous mérité de naître sujets ? Avons-nous manqué de cœur sur le champ de bataille ? Nous n’y étions pas. Si la fortune nous réservait un maître, que ne nous a-t-elle au moins laissés combattre ? »

Lucain, combattant intrépide à Pharsale ! Ce que nous savons de lui nous le montre moins brave en actions qu’en paroles. Son énergie poétique du moins ne faiblit pas. Dans ce septième livre, que remplit tout entier ce grand fait du combat de Pharsale, il n’a rien épargné pour en exprimer la grandeur ; toutes les ressources de la rhétorique et tout le bagage de l’épopée ont été mis en réquisition. Rendons-lui la justice de reconnaître qu’il a rencontré beaucoup de beaux vers dans cette accumulation de morceaux à effet dont se compose son récit de Pharsale : ici les vers sont plus beaux qu’ailleurs, et ils se font valoir mutuellement parce qu’ils sont reliés entre eux et plus constamment soutenus par la continuité de la passion qui anime le poète, le regret de cette liberté qui a emporté avec elle l’honneur national.

Il n’en est pas qui soient plus souvent cités. La liberté fuyant au-delà du Tigre et du Rhin, devenue le bien des Germains et des Scythes, les Arabes et les Mèdes heureux de ne l’avoir jamais connue, parce qu’ils n’ont pas à la regretter : ces traits célèbres, dans la langue énergique du poète, ont une vraie beauté. Le plus curieux peut-être, c’est cette punition qu’il trouve contre l’indifférence du ciel : « les guerres civiles feront des dieux égaux aux maîtres de l’Olympe ; Rome ornera des mânes de foudres, de rayons, d’astres, et dans les temples des divinités elle jurera par des ombres. » La pensée est cherchée : d’où vient qu’elle nous intéresse et nous prend assez vivement ? C’est que dans ces antithèses sonores est contenue une attaque directe contre ce qui est à l’époque même du poète l’expression suprême de la servilité romaine. Ces foudres et ces rayons, c’est l’appareil consacré des apothéoses ; ces astres, c’est le signe adopté pour les empereurs depuis l’apparition de l’astre des Jules. Et le trait n’est pas seulement à l’adresse de Jules César, il est aussi dirigé sur Auguste et ses tristes successeurs ; il atteint Néron lui-même, qu’attendent comme eux les honneurs divins, qui les reçoit déjà de son vivant : qui le sait mieux que Lucain ?

Nous n’avons pu en effet oublier les adulations du premier livre. Nous en voici bien loin. Est-ce vraiment le même poète qui naguère dépouillait, au profit de Néron, Jupiter et Phébus de leurs attributs, et qui maintenant proteste contre cet outrage insensé à la majesté des dieux ? Je sais bien qu’ici il est entraîné par le développement de cette pensée républicaine d’où son poème est sorti ; c’est le trait final d’un morceau où la déclamation a sa bonne part, et un déclamateur, une fois lancé, ne s’arrête pas facilement en route. Cette explication ne suffit pas ; Lucain est ému d’une indignation sincère, c’est de son âme ulcérée que viennent ces accens plus âpres et ces élans. Il s’est fait en lui un changement dont l’histoire nous apprend la cause, et dont il est assez curieux d’étudier les effets dans son poème.

Nous voudrions pour l’honneur de Lucain que ce changement vînt d’un mouvement naturel de sa conscience, plus touchée des maux de la patrie ou cédant à quelque révolte irrésistible. Nous savons malheureusement qu’il n’en est rien. S’il vint un jour où cessa le désaccord primitif entre le poème et le poète, ce n’est pas à un progrès du sentiment patriotique ni à un élan d’honnête indignation qu’il en faut attribuer la première cause ; c’est simplement à un dépit poétique. Néron, jaloux de Lucain, s’en alla pendant une de ces lectures, et bientôt même lui interdit de se produire en public. La poésie, sans le succès immédiat, ne suffit pas à Lucain. Ce nouveau mode de persécution, qui tout à coup faisait succéder le silence aux applaudissemens et le privait de ses bruyans triomphes, lui parut intolérable. Il comptait bien sur la postérité ; mais cette compensation insuffisante de l’avenir, il voulut la relever par le plaisir anticipé d’une vengeance qui ne pouvait avoir tous ses effets parmi les contemporains. En continuant la Pharsale, il flétrit le pouvoir qui voulait le plonger dans l’ombre, et il la charge de publier plus tard cette flétrissure : « notre Pharsale vivra, s’écrie-t-il, et aucun âge ne l’ensevelira dans les ténèbres. »

Pharsalia nostra
Vivet, et a nullo tenebris damnabitur ævo.

En même temps il recourut à un moyen qui depuis longtemps déjà était dans les mœurs romaines : il fit un libelle contre le prince et ses favoris.

Le libelle de Lucain a péri comme tant d’autres ; mais nous avons tout ce qu’il a pu faire de son poème, et nous y voyons comment se soulagea son ressentiment ; ce fut par des allusions, toutes sur un ton grave. Je ne sais jusqu’à quel point la satire était dans son génie ; sa parodie bien connue d’un hémistiche de Néron, cette bouffonnerie téméraire, ne suffit pas pour nous éclairer sur l’étendue de ses facultés en ce genre. En tout cas, il en eût jugé l’emploi au-dessous de la dignité d’une œuvre comme la Pharsale. Il fit donc des allusions, ou plutôt il fit, contre l’asservissement de Rome, des protestations qui atteignaient le règne de l’empereur.

À vrai dire, de pareilles protestations faisaient partie du sujet, car la Pharsale n’avait jamais dû être autre chose que la perte de la liberté racontée et déplorée ; mais Lucain proteste bien davantage à partir du quatrième livre, dont la composition coïncide avec la date de sa disgrâce. Jusque-là, dans les trois premiers, on peut même être surpris de ne pas rencontrer un plus grand nombre de traits contre l’empire ; d’autres s’en étaient déjà permis, et d’une grande hardiesse. Sénèque, à ce moment courtisan de Néron, n’avait-il pas parlé, dans l’Apocolocyntose, d’un certain Crassus « si extravagant qu’on aurait pu en faire un empereur ? » Le mot frappait non pas seulement les derniers empereurs, le fou Caligula et l’imbécile Claude, mais la dignité impériale présente dans la personne de ce jeune homme dont on fêtait l’avènement par un pamphlet contre son père adoptif. Dans les trois premiers livres de la Pharsale, les seuls publiés de son vivant, deux fois seulement Lucain attaque le régime impérial : c’est pour se plaindre des richesses exorbitantes des empereurs, maîtres de la fortune publique, et des démonstrations hypocrites qu’ils imposent à leurs sujets. César vient de mettre la main sur le trésor oublié à Rome par Pompée dans la précipitation de sa fuite : « alors, pour la première fois, dit le poète, Rome fut plus pauvre que César. » Voici l’autre allusion, qui n’est pas plus directe : « pleurez, vous le pouvez, maintenant que la fortune des deux chefs est encore indécise ; quand il y aura un vainqueur, vous serez contraints d’être joyeux. » Il faut croire que Lucain, travaillant sous l’œil du maître, s’astreignait à une certaine prudence. Il n’en fut plus de même lorsqu’il écrivit les sept derniers livres, n’ayant plus à compter qu’avec lui-même, ou peut-être avec une publicité clandestine. À partir de ce moment, les allusions se multiplient, la pensée s’accentue, l’expression prend plus d’âpreté et d’audace.

La série des césars, ces successeurs de Sylla, de Marius, du sanguinaire Cinna, c’est la perpétuité d’une tyrannie toujours menaçante pour la vie de chacun. Dès le jour où Jules César, cédant à de prétendues instances, se fit coup sur coup dictateur et consul « furent inventés tous ces titres que depuis si longtemps déjà notre bouche menteuse prodigue à nos maîtres. » Voici dans ses trois phases l’asservissement des Romains : Sylla et Marius avaient tué la réalité de la liberté ; quand Pompée a disparu, il en a emporté avec lui la fiction ; aujourd’hui c’est la tyrannie sans feinte et sans pudeur, — à l’impudence du maître dans la domination répond celle du sénat dans la servilité. Quelquefois le coupable expie son crime ; mais la justice divine n’accomplit qu’à moitié son œuvre. Lucain, devançant Tacite, s’écrie : « Pourquoi les dieux ne s’inquiètent-ils pas autant de défendre la liberté que de la venger ? »

La perte de la liberté, tel est le fonds d’où le poète tire en toute occasion des développemens ou des traits. La mort de Curion, celle du centurion Scæva, celle de Pompée, celle de Caton, ramènent avec des variantes ce thème préféré. Il proteste au nom de sa génération innocente, condamnée avant de naître à la servitude ; dans ses transports, quelque peu refroidis par l’amplification, il porte envie aux barbares insensibles au joug qu’ils ont toujours porté, il accuse les dieux, injustes ou impuissans ; enfin il menace. Il menace l’ennemi qu’un duel non terminé met aujourd’hui encore en face de la liberté : « César et la liberté, ce couple d’adversaires, qui est toujours devant nous dans l’arène. » Il se plaît à glorifier les Brutus, surtout le dernier, le tyrannicide. Il fait confier par Pompée mourant à ses fils et aux descendans qu’il espère la mission sainte de combattre les césars. Il se plaint amèrement que les complots contre les empereurs aient échoué : « la liberté, cherchée tant de fois au péril de notre vie, nous est refusée ! » Ces menaces indirectes prennent par l’accent du poète une force singulière. N’oublions pas qu’il deviendra bientôt lui-même le complice de Pison, qu’il sera le conspirateur indiscret et fougueux que Suétone appelle le porte-étendard de la conjuration.

La haine de l’héritier de César associée au regret de la liberté, voilà bien quelle est maintenant la disposition dominante de Lucain. Une fois dans cet ordre de sentimens, il va jusqu’au bout, et, parmi les effets de la servitude, il s’attache avec passion, pour le flétrir, à celui qui représente à la fois le suprême degré de la flatterie et l’hommage le plus doux à l’orgueil du prince, — l’apothéose. Il n’avait que trop bien montré lui-même dans sa fameuse invocation à Néron jusqu’où pouvaient aller en ce genre les hyperboles adulatrices : aussi semble-t-il que cette idée l’obsède comme un remords. Non, les magnifiques funérailles du Champ de Mars ne prouvent rien, César n’est pas un dieu. Vaincus de Pharsale, hâtez-vous de mourir pour prendre votre revanche dans les enfers ; « descendez avec orgueil de vos humbles bûchers, et foulez aux pieds les mânes des dieux de Rome, » c’est-à-dire des indignes héros de l’apothéose officielle. C’est aux soldats de la liberté, c’est aux âmes vertueuses, que sont réservés les honneurs d’un séjour privilégié. Non, ces cérémonies menteuses n’ont point d’effet : dans la région céleste des bienheureux « ne s’élèvent pas ceux qu’on couche dans l’or et qu’on brûle avec l’encens. » Il est un sanctuaire où habite réellement l’âme du grand Pompée, c’est le cœur de Brutus, le vengeur pieux, c’est aussi le cœur de Caton. L’indomptable Caton, voilà celui dont l’apothéose serait seule légitime : « voilà le vrai père de la patrie, celui, ô Rome, qui mérite le mieux tes autels, celui par lequel tu pourras jurer sans rougir, celui dont un jour, si jamais ta tête se redresse libre, tu devras faire un dieu. »

Lucain, qui déclame toujours, est souvent éloquent ; il l’est dans la plupart de ces traits, parce qu’il est animé d’une passion sincère. Il y avait à Rome plus d’un homme de cœur ou de sens que révoltaient ces apothéoses impériales. Au fond, malgré la consécration des rites religieux et peut-être un certain degré de crédulité dans le peuple, personne dans la société ne les prenait au sérieux et n’y attachait plus de valeur qu’à des formalités. Autrement comment Sénèque aurait-il osé tourner en ridicule l’apothéose de Claude et en tirer une bouffonnerie à l’usage de Néron et de sa cour ? Lucain, lui, ne plaisante pas ; il proteste au nom de la dignité et de la raison humaines. Il tient à se rétracter, à nier avec éclat la divinité de Néron en même temps que celle de tous les césars. Voilà jusqu’où l’a mené une rancune personnelle, d’accord avec la nature de son sujet ; il appartient maintenant à ce sujet sans réserve, et se sent complètement libre de le traiter comme il l’a conçu, c’est-à-dire en républicain. Voyons ce que l’histoire y a gagné.


II.

Les allusions, les protestations, les attaques plus ou moins détournées contre le césar régnant, effets visibles dans le poème de Lucain des préoccupations contemporaines, sont déjà par elles-mêmes de l’histoire, et par momens on pourrait être tenté de soutenir qu’elles forment le côté le plus vrai de cette épopée historique. Ce serait une exagération. Ce n’est pas à ce titre que Lucain a été sérieusement compté parmi les historiens ; c’est comme narrateur de la guerre civile, comme narrateur exact et bien informé, et même plus d’une fois depuis Pétrone on lui a reproché une exactitude incompatible, trouvait-on, avec la liberté qui convient à la poésie. « Il y en a qui me refusent le nom de poète, lui fait dire Martial ; mais mon libraire, qui me vend, n’est pas de leur avis. » Au demeurant, il faut avouer que peu de reproches ont été moins mérités, si l’on entendait par là donner à l’historien ce qu’on retranchait au poète, car, au point de vue de l’histoire, son œuvre est d’une déplorable faiblesse. Les défauts de son esprit et le parti-pris républicain ont singulièrement dénaturé et amoindri le grand sujet qu’il avait prétendu traiter.

Quel sujet, en effet, que celui de la Pharsale ! Je ne parle pas seulement des conséquences de la victoire remportée par César : ce fut la crise du monde antique ; mais les faits eux-mêmes et les circonstances où ils se produisent ont un caractère de singulière grandeur. La violence des mouvemens qui agitent la société, l’ardeur des passions, les efforts de l’intelligence et les jeux terribles de la fortune, tout cela forme un drame étrange dont l’imagination ne réussit guère mieux à faire revivre l’ensemble grandiose que le raisonnement à en distinguer nettement les élémens complexes et les ressorts. Des peintres et des historiens supérieurs à Lucain n’y suffiraient pas. On est surpris de voir avec quel degré de courage ou de naïveté il soumet cette admirable et immense matière à un système de simplification ou à des procédés d’amplification raides et faux. Il ne paraît avoir ni le respect ni le sens de la vérité. Voici le thème bien simple dont il suit le développement presqu’en droite ligne : César a tué la république, Pompée l’a défendue malheureusement, donc César et ses soldats sont d’odieux bourreaux, Pompée et les pompéiens sont de nobles et héroïques victimes. Une fois le principe admis, rien n’en gêne guère l’application.

Par exemple, il y a du côté de Pompée un personnage sur le compte duquel il nous est venu des renseignemens assez fâcheux, L. Domitius Aenobarbus ; c’était, semble-t-il, un homme égoïste et pusillanime. Lucain le choisit précisément pour en faire un type de loyauté et d’indomptable obstination dans la lutte : de là l’épithète inséparable dont il paraît orné à la façon d’un héros d’Homère, pugnax Domitius. Successeur désigné de César pour la province de Gaule, il n’alla pas plus loin que Corfinium, qu’il ne réussit pas à protéger. Nous trouvons à ce sujet dans Plutarque le détail d’une petite comédie qui n’est rien moins qu’héroïque. Domitius, à l’approche de César, se décourage tout de suite, et demande du poison pour se soustraire à la vengeance de l’ennemi ; mais bientôt, instruit des dispositions clémentes du vainqueur, il se repent, il se désespère. Heureusement son médecin, qui sans doute le connaissait, ne lui avait donné qu’un narcotique inoffensif. Domitius ne meurt pas, accepte sa grâce et en profite. Suivant d’autres récits, en apprenant l’attaque prochaine de César, il ne songe pas à mourir, il cherche à se sauver en abandonnant la place qu’il doit défendre. Dans le poème, Domitius, trahi par les siens, reçoit en frémissant la vie avec la liberté, et brûle désormais de rejeter ce présent odieux par une mort intrépide sur le champ de bataille. En effet, nous le retrouvons à Pharsale : il y commande l’aile droite, que Lucain lui confie de sa propre autorité ; il tombe percé de mille blessures, heureux de mourir et, en mourant, de braver son vainqueur en face. En réalité, Domitius n’a pas commandé une aile des pompéiens ; après la défaite, il a fui du champ de bataille, et, trahi par ses forces, il a été atteint et tué, par les cavaliers ennemis. Que dire de cet historien qui invente un héros ? C’est, si l’on admet cette excuse, au profit de la cause républicaine ; mais s’il était vrai que cette transfiguration de Domitius, un des ancêtres de Néron, eût été d’abord une flatterie imaginée pour plaire au prince ? La chose est fort possible, et elle s’expliquerait encore malgré le changement des dispositions de Lucain à l’égard de Néron : Domitius, une fois transformé en héros, aurait gardé son rôle ; la figure était créée, elle existait pour le poète, et il ne fallait pas, en la détruisant après coup, affaiblir le parti de Pompée.

Voici qui est plus grave qu’un défaut de vérité au sujet d’un personnage obscur, ou peut-être même qu’une flatterie à cette époque : l’adulation pouvait n’être qu’une servitude extérieure qui laissait le poète libre pour le fond de son œuvre. Les grands hommes qui existent réellement, qui sont l’essentiel et la vie du sujet, Lucain les dénature et les amoindrit. Il se flatte lui-même qu’il ne sera pas inutile aux grands noms auprès de la postérité, et même qu’il lui gardera le souvenir de César. Cette prétention est bien vaine. Non, Lucain n’a pas été le gardien de la gloire de César, qui assurément n’avait pas besoin de lui, ni même de la gloire de Pompée malgré des efforts plus sérieux pour y réussir, et quoiqu’il y fût plus naturellement conduit par le dessein de son poème. Qu’est-ce en effet que le Pompée de la Pharsale ?

C’est d’abord un personnage fort incohérent. Ce grand citoyen, pour lequel on n’aura bientôt ni assez de sympathie, ni assez de vénération, on nous le présente au début comme un ambitieux qui ne peut souffrir d’égal, qui veut régner seul, complice du crime de la guerre civile. Jaloux de la gloire plus jeune de César, il est insatiable de renommée, il prodigue les flatteries à la foule ; tout au souffle de la faveur populaire, il s’enivre des applaudissemens de son théâtre, celui qu’il a construit pour les plaisirs de Rome et qui s’appelle le théâtre de Pompée. Ce n’est d’ailleurs que l’ombre d’un grand nom ; il ne se soutient que par le respect et n’est pas de force à lutter contre son terrible adversaire. Ce portrait célèbre, y compris la fameuse comparaison avec le grand chêne chargé de trophées et menaçant ruine, est en somme assez conforme à l’histoire, et Lucain n’est tout à fait vrai que là où, en dépréciant son héros, il infirme d’avance les hyperboles de son admiration future.

Tel est bien le Pompée de l’histoire : vaniteux, ambitieux, égoïste. Malgré la simplicité de ses habitudes privées, il adore le faste. La plus grande joie de sa vie, c’est d’avoir obtenu trois fois les honneurs du triomphe. « Le jour du triomphe, c’est le grand jour de Pompée, » dit un spirituel critique de Lucain. Il y convient d’ailleurs par sa belle figure et par sa majesté naturelle ; mais dans ces solennelles occasions est-ce la grandeur de Rome qu’il songe à représenter dignement ? Non ; Pompée songe à sa propre grandeur, et après tout n’est-il pas excusable ? Quand il se voit tour à tour l’idole du sénat et du peuple, fêté plus d’une fois jusqu’à l’enthousiasme, comment ferait-il pour ne pas s’aimer plutôt que son pays ? Il s’agit d’abord de sa popularité, pour laquelle il fait tout et qu’il a l’art de renouveler. De même son ambition ne respecte rien. Il viole outrageusement les lois, tantôt dans son propre intérêt, tantôt pour soutenir ses auxiliaires ou ses complices. Il s’associe aux violences de César consul, même contre Caton, le futur garant de sa cause. Il se fait donner des pouvoirs exorbitans, et s’il ne va pas, comme Sylla, jusqu’à la tyrannie, c’est autant par faiblesse que par scrupule ; aussi n’a-t-il pour lui, quand on le juge aujourd’hui, ni les honnêtes gens, ni les ambitieux déterminés et les partisans du succès ; enfin, s’il ne fut pas l’unique et absolu maître de Rome, il fut triumvir, et dans cette crise, dont le détail est répugnant et odieux, il lui revient autant de responsabilité qu’à personne. Sa victoire, que l’infériorité de ses talens et de son caractère n’a pas rendue possible, n’aurait rien sauvé. Voilà celui dont Lucain fait le défenseur du droit et le martyr de la liberté.

On doit reconnaître que Pompée avait paru pendant longtemps justifier son surnom. Il l’avait acquis et mérité jeune par une générosité native, par son audace, par des succès dont il ne faut pas trop atténuer l’éclat. Général très heureux, il était aussi actif qu’habile. La guerre contre les pirates ciliciens, poussée avec autant d’énergie que d’intelligence, délivra en deux mois toute la Méditerranée, même les côtes de l’Italie, même le voisinage de Rome. Dans les circonstances les plus critiques, il était la grande ressource de l’état, si souvent menacé. Pendant trente-six ans, Rome et le monde le respectent presque comme un maître. Enfin le grand Pompée existe pour le monde et pour Rome avant d’exister pour Lucain ; mais le malheur a voulu pour le poète de la Pharsale que Pompée se diminuât de toute façon à mesure qu’il se rapprochait de la guerre civile, et pendant cette guerre son rôle n’est pas fait pour enlever l’admiration.

Eh bien ! en dépit de l’histoire, en dépit de ses propres appréciations, Lucain, une fois engagé dans son sujet, ne voit plus chez Pompée que de la majesté et de la gloire. Il le loue et le vénère à tout propos. Pompée ouvre-t-il la bouche, il en sort une voix vénérable ; il est vrai qu’elle ne produit pas d’effet sur les soldats qui l’entendent, et qui n’en ont pas plus de confiance dans leur général. De faiblesse en faiblesse, de chute en chute, Lucain le conduira jusqu’à une apothéose à demi stoïcienne, à demi poétique, en somme assez vague, où son âme, échappée à l’humble bûcher du Phare, errera libre et bienheureuse dans la région de la vraie lumière et des astres, puis, au lieu de s’unir à eux, préférera élire pour domicile « la sainte poitrine de Brutus et l’âme indomptable de Caton. » En attendant ce complément suprême de sa destinée, Pompée est toujours d’après son surnom le grand, Magnus. Seulement Magnus fuit toujours. César passe le Rubicon, Magnus s’enfuit précipitamment de Rome à Capoue ; il n’était pas prêt pour ce péril, que plus d’un lui avait prédit. De Capoue, il fuit à Brindes. De Brindes, où César le poursuit, il fuit à Dyrrachium. De là, il est vrai, c’est lui qui suit son adversaire en Thessalie ; mais à Pharsale, avant la fin de la bataille, il fuit encore, et cette fuite entraîne sa perte définitive. Lucain a beau déguiser de son mieux cette situation fâcheuse d’un héros qui fuit toujours, lui faire un perpétuel cortége de ses trophées d’autrefois, lui prêter des sentimens d’humanité, il y a un contraste malheureux et parfois voisin du ridicule entre ces souvenirs et le présent, entre cette grandeur surfaite et la faiblesse des actes ; l’enflure des termes, qui répond à l’exagération de la pensée, au lieu d’atténuer ce contraste, ne le fait que plus vivement ressortir. Il reste cependant un moyen de relever Pompée, c’est de faire sentir au-dessus de lui l’ascendant irrésistible d’une puissance merveilleuse. Lucain y a recours en effet : il met en avant la fatalité ou plutôt la fortune, divinité plus vague et plus commode à la déclamation. C’est Pompée lui-même qui, cédant aux instances de ceux qui le pressent de combattre, dit qu’il ne fera plus obstacle à l’accomplissement du destin : « Fortune, tu m’avais confié Rome à conduire, reçois-la plus grande et protége-la dans les hasards de Mars ; » mais la fatalité ne nous touche que lorsque sa victime se débat sous son étreinte. La molle résignation de Pompée n’intéresse pas. En vérité, qu’est-ce qu’un général qui, avant de jouer dans une bataille la destinée de la patrie, abdique entre les mains de la Fortune et se décharge sur elle de sa responsabilité ?

L’art républicain du poète est donc bien impuissant quand il veut, au mépris de la logique et des faits, glorifier dans Pompée les vertus patriotiques et faire de lui l’héroïque champion de la liberté expirante. Peut-être l’a-t-il senti lui-même, car, dans la peinture de son personnage, il se rejette volontiers sur le côté pathétique. Il le vieillit pour le rendre plus touchant : « que ma vieillesse ne fasse pas l’apprentissage de la servitude ! » lui fait-il dire en suppliant ses soldats avant de combattre. Pompée est un vieillard, et son fougueux adversaire est dans la force de l’âge. En réalité, la différence entre le beau-père et le gendre n’était pas si grande : Pompée avait cinquante-sept ans et César cinquante et un, et, il ne faut pas l’oublier, c’est César qui était le beau-père. Lucain ne l’oublie pas, lui, car il répète ce nom à satiété, et quelquefois de la façon la plus inattendue, pour insister sur le crime de César, que n’arrête pas un pareil lien. Il étend presque la solidarité de ce crime jusqu’à tous ses soldats, autant de forcenés qui se précipitent contre la patrie, « on dirait autant de beaux-pères de Pompée. » On sait ce qu’étaient alors les mariages chez les Romains, combinaisons étranges, où les motifs d’ambition et de fortune tenaient le premier rang, aussi facilement défaites que formées. Pompée, après avoir perdu Julie, perte qui d’ailleurs hâta la guerre civile, s’était déjà remarié avec Cornélie, et c’est celle-ci qui figure dans la tragédie de sa mort.

Cette tragédie est ce que Lucain a fait de mieux, et c’est bien à la victime d’une catastrophe tragique qu’il faut assimiler le Pompée de la Pharsale, si on veut le voir sous son jour le plus favorable. Alors ses faiblesses au milieu des souvenirs de sa gloire passée s’excusent mieux ; ses pressentimens mélancoliques, ses efforts incomplets, sa passivité, les affections douces qui se groupent autour de lui, préparent et relèvent encore l’impression de sa fin, qui est elle-même profondément touchante. On sait comment Lucain en a développé le drame. Ici, à dire vrai, il était très soutenu par l’histoire, si dramatique elle-même. Reconnaissons-lui du moins le mérite d’en avoir bien compris et rendu le caractère. La supériorité relative de cette partie de la Pharsale suggère assez naturellement une réflexion : ces morts tragiques, qui marquent chacune des périodes de cette terrible époque, après la mort de Pompée celle de César lui-même, puis celle de Brutus, enfin celle d’Antoine, n’étaient-elles pas du ressort du drame plutôt que de l’épopée ? Ces ardeurs et ces complications de passions nobles ou basses, ces complots, ces surprises extraordinaires du sort n’appelaient-elles pas les concentrations puissantes et les rapides effets du drame plutôt que les lenteurs de l’exposition épique ?

Quoi qu’il en soit, le Pompée de Lucain ne paraît vrai et touchant qu’au moment où il meurt. Ce ne serait pas assez pour un héros d’épopée, s’il était vrai, comme on est souvent tenté de le supposer, que le poète ait eu la pensée de lui réserver ce rôle. En tout cas, ce n’est pas assez pour l’histoire, et c’est la condamnation de cette grande épopée historique que, par impuissance ou par suite d’un parti-pris, la vérité lui échappe dans la peinture d’un des deux principaux personnages. Si du moins le portrait de l’autre était plus exact ? Il s’en faut de beaucoup ; si Pompée, dans la Pharsale, manque de vérité, que dire de César ? Ici l’insuffisance et l’inexactitude dépassent toute vraisemblance.

De toutes les grandes figures de l’antiquité, c’est peut-être celle de César qui excite le plus vivement notre intérêt. Elle attire, elle fascine, non-seulement les auteurs de pamphlets politiques et quelquefois les panégyristes intéressés du présent, comme un type d’audace destructive ou comme la brillante incarnation d’une providence sans scrupule, mais aussi les historiens les plus sérieux. En réalité, dans cette grande époque à laquelle il appartient, il n’y a rien de plus grand que César. Qu’on lise seulement Plutarque, on est ébloui, comme l’a été Plutarque lui-même, peu enthousiaste par tempérament et dont l’admiration pour les grandes choses n’a rien de profond. On se sent en face d’une nature et d’un temps qui depuis n’ont pu avoir d’analogues. Dans les mœurs de cette société où se forme et réussit presqu’un complot aristocratique comme celui de Catilina, dans les aventures et dans la destinée de César, il y a quelque chose d’immense qui dépasse la portée de notre esprit et de notre imagination. Qu’était-ce chez lui que la passion, qu’était-ce que l’ambition, qu’était-ce que l’intelligence ? Nous ne pouvons nous le figurer. Nous entrevoyons quelques traits extraordinaires : son audace en tout, dans la politique, dans la guerre, dans sa vie, dans ses dettes ; par-dessus tout sa volonté. L’activité et le courage de ce délicat souvent malade, sujet à l’épilepsie, sont presque incroyables. Il réunit les extrêmes. Il ne recule pas devant des exécutions terribles, et il montre une incontestable magnanimité. Puissant politique et grand capitaine, il est homme d’esprit ; c’est un orateur, c’est un écrivain de premier ordre. Quel magnifique sujet pour un poète, pour un historien, pour un moraliste ! Or telle est la triple prétention de Lucain : que fait-il pour la justifier ?

Il a bien par momens l’instinct que César est le véritable héros du sujet ; il va même dans un élan de vanité poétique jusqu’à se donner pour l’Homère de ce nouvel Achille. César, heureusement pour lui, était de force à se défendre contre un pareil chantre, car nous le voyons étrangement défiguré dans le petit nombre de traits grossiers qui ont suffi à ce poète-historien. César, c’est, en deux mots, un soldat formidable envoyé contre le monde par le génie de la destruction. Ajoutons qu’il y a chez lui une impétueuse activité, une témérité aventureuse, une cruauté sanguinaire, une inflexible volonté, un immense orgueil. Quoi encore ? il est hypocrite au besoin, témoin ses larmes feintes sur la tête de Pompée, et dans l’occasion il cède à la volupté, témoin son amour pour Cléopâtre et les imprudences où cet amour l’entraîne. N’y a-t-il donc rien pour les qualités de l’esprit ? Contre toute attente, il est possédé d’une vive curiosité scientifique : pour voir les sources du Nil, « il sacrifierait jusqu’aux plaisirs de la guerre civile, » et au milieu de ses batailles il songe à la réforme du calendrier. Voilà tout entier, moins nombre de beaux vers, le César de la Pharsale. Le tacticien de génie, la grande et délicate intelligence, le vainqueur généreux des guerres civiles, sont supprimés ou même outrageusement travestis.

Ce jugement ne souffre pas d’atténuation ; la vérification en serait facile, mais bien fastidieuse, car on se sent vite pris de dégoût, à voir sur un tel sujet cette succession vide de déclamations qui se prolonge avec une intrépide monotonie. Le parti-pris républicain, qui détruit l’histoire, semble même le plus souvent interdire au poète d’y rien substituer qui puisse séduire l’imagination, et ainsi ce qu’on perd en vérité, on est loin de le regagner en plaisir. César, destructeur de la liberté, a commis le plus criminel des attentats ; soit, mais le crime peut avoir sa grandeur, et assurément César a la sienne. Lucain ne veut pas la lui laisser ; il le dégrade, et ce grand criminel contre l’ordre moral et contre la patrie devient un monstre sanguinaire, chez qui le ridicule le dispute parfois à l’odieux. C’est moins un ambitieux qu’un forcené, amoureux de la lutte pour elle-même. Il vient de passer le Rubicon, et s’avance à travers l’Italie. Tout le monde a toujours admiré la rapidité intelligente de cette marche et la sûreté de ces mesures qui, une fois sa résolution prise, lui donnent en deux mois, sans dévastations et presque sans effusion de sang, l’Italie tout entière, la Sardaigne et la Sicile, Rome enfin, abandonnée dès le premier jour par ses défenseurs éperdus. Telle est l’histoire. Lucain ne pouvait pas l’ignorer ; il connaissait le cri d’effroi de Cicéron à la vue de « cet être prodigieux, dont la vigilance et la rapidité le frappaient de stupeur. » Il n’en a pas moins le courage de développer à ce propos une amplification sur cette rage de lutte et de destruction qui ne laisse à César de plaisir que s’il arrose son chemin de sang, s’il trouve des ennemis à combattre, des champs à ravager, des portes à enfoncer, que s’il marche au milieu de la terreur. Lucain veut bien lui reconnaître une impétuosité irrésistible, « c’est une victoire que de l’arrêter, » — une ardeur « pour laquelle rien n’est fait, s’il reste à faire quelque chose, nil actum credens quum quid superesset agendum ; » le vers est beau et mérite sa célébrité, mais il y a deux choses qu’il refuse obstinément à César, c’est l’humanité et l’intelligence. Il nie absolument la première de ces qualités, et quant à la seconde, il n’en parle pas, même quand elle éclate avec la plus évidente supériorité et constitue tout l’intérêt des faits. Le vainqueur de Pharsale, au moment décisif, inspecte les épées des siens, pour voir celles qui sont tout entières trempées de sang, et celles dont la pointe seule est rougie ; il inspecte les visages, il observe s’il en est qui pâlissent de remords ou de pitié ; il inspecte enfin les cadavres. Reconnaît-il des blessés, il applique sa main sur leurs blessures pour les empêcher de perdre tout leur sang. A-t-on besoin d’armes, il tire des épées et des javelots de je ne sais quel magasin dont sans doute il se fait suivre ; et c’est là ce qui détermine le succès.

Il y a pourtant dans César un genre de grandeur qui séduit Lucain lui-même, et qu’il respecte : c’est l’ascendant de l’homme supérieur sur la foule. L’histoire lui donnait à raconter la révolte de Plaisance. César, dans son récit, voit toute la grandeur du péril et le brave en face. Il sait que dans les guerres civiles l’autorité du chef est chancelante ; « c’est le soldat qui est le maître de l’épée qu’il tire. » Au plus fort du péril, il se présente à son armée ; son attitude, son visage, l’accent de ses paroles, la réduisent aussitôt, il la domine en un instant et l’écrase de son dédain. Ils osent réclamer et parler d’eux-mêmes ! ils osent s’attribuer les succès passés ! instrumens obscurs et sans prix de la destinée, ils se croient maîtres de l’avenir ! ils s’imaginent qu’ils comptent à côté de César ! « Croyez-vous avoir pesé de quelque poids dans ma fortune ? Non, jamais les dieux ne s’abaisseront à ce point que les destins s’occupent de votre mort ou de votre salut. Les grands se meuvent, et le reste suit ; le genre humain ne vit que pour quelques-uns, humanum paucis vivit genus… Tombez à terre… » Lucain n’a pas manqué de placer dans ce discours l’apostrophe célèbre de Quirites qui, à elle seule et sans aucun développement, suffira plus tard pour apaiser un soulèvement de la dixième légion. Ici, ce cri du fanatisme militaire est délayé et enveloppé, et par là il perd toute sa force. Lucain n’est pas seulement inexact en ce point. Si la neuvième légion s’était soulevée à Plaisance, ce n’était pas uniquement par fatigue du service militaire, c’était aussi par avidité : les soldats réclamaient le paiement d’une gratification promise à Brindes. À ce motif, Lucain, dans les plaintes d’ailleurs éloquentes qu’il leur prête, substitue un sentiment plus noble : l’horreur de la guerre civile, le désir d’y mettre fin. Ainsi voilà César condamné par les siens ; toute la responsabilité retombe sur lui, il est le grand et unique coupable que suscite l’implacable destinée. Nous retrouvons un parti-pris de dénigrement jusque dans les hommages que le poète rend par exception au grand homme.

À vrai dire, le César de la Pharsale, et c’est par là que Lucain prétend nous toucher, est un être surhumain, surtout dans le mal. Son orgueil dépasse toute mesure ; sa colère est épouvantable. Dans la forêt de Marseille, si les soldats se décident à frapper de la hache les chênes sacrés, ce n’est pas qu’ils soient libres de toute crainte religieuse ; mais, tout bien pesé, la colère de César leur paraît plus redoutable que celle des dieux, expensa superorum et Cæsaris ira. Dans cette voie, Lucain arrive nécessairement au fantastique, auquel d’ailleurs il est porté par nature. C’est le propre de ces imaginations fortes et incomplètes que ne soutient pas le sens de la vie. Son chef-d’œuvre en ce genre, c’est l’apparition de la Patrie, personnification puissante d’une idée vraie et des scrupules de celui qui va franchir le Rubicon. Dans cette scène, le rôle de César est plus théâtral que conforme à la vérité, bien autrement touchante. Un beau vers nous le montre à la fin, quand il a traversé le petit fleuve, gonflé par le poète pour l’effet, entraînant son armée à travers les ténèbres. C’est le génie fatal de la ruine et de la tyrannie qui commence son œuvre sous ces funestes auspices, et se précipite en avant, poussé par la destinée. Rien n’arrêtera désormais son aveugle élan, ni les élémens déchaînés, avec lesquels il traite d’égal à égal, ni les sentimens humains, auxquels son cœur est fermé. Un instant, dans la barque d’Amyclas, il se croit vaincu. Il est vrai qu’il s’agit d’une tempête qui confond les vagues de la mer Égée avec celles de la mer Tyrrhénienne et menace de replonger la nature dans le chaos. Déjà son orgueil cherche une consolation dans la pensée d’une mort mystérieuse qui laissera le monde dans l’attente, et dans l’effroi de le voir reparaître, — lointain prélude, semble-t-il, des vers connus sur le César moderne :

Dans les nuits d’hiver, le nocher,
Si quelque orageux météore
Brille au sommet d’un noir rocher,
Croit voir le sombre capitaine,
Immobile, croiser ses bras,
Et dit que, pour dernière fête,
Il vient régner dans la tempête
Comme il régnait dans les combats !

L’analogie des deux poètes a été remarquée. César ne disparaît pas dans les flots ; une vague complaisante le dépose doucement avec sa nacelle sur la partie la plus unie du rivage, et il y retrouve « sa fortune, » qui l’y attendait.

Dans les combats, il est en proie à une folie sanguinaire ; il ne respire que le meurtre et le parricide : c’est une sorte de monstre déchaîné par les puissances infernales, les seules auxquelles sans doute il sacrifie ; il leur appartient, elles le torturent pendant la nuit et le rendent plus furieux à l’activité du jour. Ainsi le combat de Pharsale est suivi, pour César et pour ses soldats, d’une nuit de terreurs et de visions horribles. Les malheureux ont osé dormir dans le camp de Pompée, pillé par leurs mains avides, souillé par leur présence impie. Un gémissement s’élève de la terre, et elle leur envoie les âmes de leurs victimes. Parmi les torches des Furies, les sifflemens de leurs vipères, les pères, les frères qu’ils ont tués apparaissent chacun à son meurtrier. César, lui, voit à la fois tous ces mânes. Tous les glaives qui ont combattu à Pharsale, tous ceux que le sénat lèvera un jour sur lui, le menacent pendant qu’il s’agite sous le fouet des Furies. Après un pareil sommeil, le matin, il ne s’en fait pas moins servir son repas en vue de tous ces cadavres dont il ne peut détacher ses yeux, de ces montagnes humaines qui s’effondrent en sanie et qu’il défend de brûler ; il se repaît de ce spectacle jusqu’à ce que les exhalaisons le forcent à céder la place aux troupes de loups et d’oiseaux de proie qui accourent de tous les points de l’univers.

Ces inventions puériles et cette fantasmagorie déclamatoire, voilà ce que Lucain a le courage de nous donner à la place de l’histoire. La vérité est que les soldats de César, arrachés par l’ascendant de leur chef au pillage du camp ennemi, ont terminé cette journée d’immenses fatigues par des travaux pénibles pour cerner un corps considérable de pompéiens réfugiés sur des hauteurs, et que le lendemain matin le vainqueur le forçait à se rendre et le traitait avec humanité. En même temps que Lucain dégrade son principal personnage, il altère profondément les faits. Ne va-t-il pas jusqu’à nier le plan de César ? La pensée supérieure qui domine les hasards de ce grand duel, la prévision de génie qui, avant le premier choc, assure la victoire à la plus faible de beaucoup des deux armées, cet admirable triomphe de l’intelligence dans les scènes brutales de la guerre, n’existent pas pour lui. Il aura bien la prétention de peindre et d’expliquer la suite des manœuvres et le progrès de la bataille ; mais au début il ne nous montre qu’un chef qui lance en aveugle son armée au crime et des soldats qui se précipitent au hasard : « il n’y a ni ordre de bataille, ni science stratégique, stant ordine nullo, arte ducis nulla. »

Si l’on tenait à se convaincre davantage de cette inexactitude volontaire et inintelligente qui détruit l’intérêt avec la vérité, on n’aurait qu’à lire la campagne d’Ilerda successivement dans les Commentaires et dans la Pharsale. On verrait ce que devient dans les amplifications de ce poète impitoyable cette narration précise, animée sans aucune recherche d’effet, qui fait si bien comprendre les desseins, les périls, le succès mérité du grand capitaine, de l’admirable chef d’armée. César, à peine arrivé devant l’ennemi, semble perdu. Un orage de ces terribles pays de montagnes a subitement gonflé les eaux des deux rivières entre lesquelles il campe et emporté ses ponts. Prisonnier, sans communications extérieures, la faim, semble-t-il, va inévitablement le livrer à ses adversaires déjà triomphans. Quelques jours après, c’est l’armée de Pétréius et d’Afranius qui, affamée, dévorée de soif, est arrêtée dans sa fuite, réduite à l’impuissance, et se rend tout entière à son vainqueur. Ce sont les ressources de son esprit et de sa volonté, c’est son activité, c’est sa science du commandement et l’ardeur intelligente qu’il inspire à ses soldats qui ont accompli ce prodige. Le grand Condé s’était donné le plaisir d’étudier sur les lieux cette belle campagne, et depuis elle a fait l’admiration des hommes de guerre, à commencer par Napoléon. Lucain y a vu la matière de trois amplifications : sur la tempête et l’inondation, sur la soif des pompéiens, et, dans l’intervalle, sur un accord momentané des deux armées. Tous les artifices de la poésie déclamatoire y sont consciencieusement employés, il y a même dans le détail des faits un certain degré d’exactitude ; mais les rapports qui les unissent, cette action qu’ils forment et qui a ses phases, sa crise, sa péripétie, l’émotion qui les anime et surtout la pensée de l’homme supérieur qui les domine et les conduit, ont complètement disparu. Quel vide ne fait pas dans la Pharsale cette absence du vrai César !

Quand on voit ces altérations profondes des personnages et des faits, on a peine à comprendre qu’on ait pu reprocher à Lucain d’être trop historien. C’est le reproche contraire qu’il mérite, s’il est vrai que l’histoire est autre chose que la notation exacte des faits, des temps et des lieux. Les mots de Voltaire, une gazette pleine de déclamations, — de la sécheresse cachée sous de l’enflure, ne conviennent que trop bien à la plus grande partie du poème, et ces énormes défauts sont incontestables : il suffit d’ouvrir les yeux et de regarder. Aussi ce qu’on se proposait ici, c’était moins de les signaler que de montrer comment ils sont aggravés par le républicanisme du poète, ou pour mieux dire par son genre de républicanisme, car le tort de Lucain est non pas d’être républicain sous Néron, mais de l’être de manière à fausser l’histoire et à faire douter de sa sincérité.

Voilà donc à quoi aboutit ce grand effort du meilleur poète de l’épopée latine après Virgile, du chef de l’épopée purement romaine : une œuvre où le talent abonde, mais fausse, fatigante et déplorablement au-dessous du grand sujet que l’auteur a prétendu traiter. La décadence a-t-elle donc été si rapide et si profonde depuis le siècle d’Auguste ? Oui, et cependant telle est dans la suite des siècles la rareté des génies poétiques, que la place de Lucain reste encore honorable. La pensée première, des élans généreux, des traits en quantité, un certain ordre de qualités ou même de défauts poétiques soutiennent et font vivre ce poème si imparfait. Il a pu séduire le génie à la fois naïf et cherché du grand Corneille. Cependant aujourd’hui la critique ne peut guère hésiter dans ses conclusions. Lucain est de cette race d’hommes de talent incomplets et non perfectibles, qui ne peuvent sortir d’eux-mêmes par infatuation ou par une incurable faiblesse originelle. C’est ce qui fait que son imagination est vive et impuissante. Il est indissolublement lié à certaines formes de la pensée et du style qui se sont moulées sur son esprit. Ce dur relief, ces saillies heurtées, ces plis contournés, ces surfaces étroites, c’est son goût, c’est sa nature ; c’est par là qu’il s’est révélé presque enfant, il s’y est tout de suite et pour toujours attaché. Il est mort jeune, à vingt-sept ans : eût-il vécu cinquante ans de plus, il n’eût pas fait un progrès. C’est le plus monotone des poètes, quoique sa curiosité et son effort se soient portés sur bien des objets divers.

Il y a d’ailleurs sur son œuvre une marque de son temps qui, malgré l’esprit républicain dont elle est pénétrée, le rapproche du prince qu’il a fini par tant haïr : c’est un goût tout extérieur de recherche et de magnificence théâtrale. On pourrait étudier dans Néron l’artiste, et montrer comment une idée d’art se faisait jour, non-seulement dans ses prétentions de poète et de musicien, mais souvent aussi dans ses monstrueuses ou ridicules fantaisies. Je ne sais trop qui serait tenté d’approfondir cette esthétique de Néron ; mais on reconnaîtrait facilement, je crois, que ces erreurs, exagérées encore par la folie, ne sont pas sans quelque analogie avec les défauts de Lucain. Il semble même assez probable que la magnificence de la Maison-Dorée était de meilleur goût que celle de notre poète. Quelle que fût la profusion avec laquelle on y avait prodigué les matières précieuses, l’effet de l’ensemble exigeait nécessairement des conditions de perspective et d’harmonie que ne paraît pas avoir soupçonnées le poète de la Pharsale. C’est qu’on peut dire en thèse générale que la décadence agit plus sensiblement sur la poésie que sur les arts. Dans ceux qui emploient la matière et qui parlent aux yeux, la tradition de la forme est beaucoup plus impérieuse que dans la poésie, plus ouverte à la fantaisie et au caprice personnel. La musique elle-même, plus facile aux altérations que les arts plastiques et que la peinture, résiste mieux que la poésie, parce que les lois du rhythme et de l’harmonie y sont plus positives, plus arrêtées, plus perceptibles aux sens, plus indispensables à la construction d’une œuvre d’art. Enfin la débauche de l’esprit et l’affaiblissement du sens moral se communiquent directement à la littérature, même à celle qui prétend se maintenir le plus haut, le plus au-dessus de la vie pratique. Une étude complète sur Lucain, ce poète éminent d’un âge de décadence, aboutirait donc, comme terme naturel, à une étude morale. Lui-même il voulait être moraliste en même temps que poète et qu’historien. Comme poète, il n’est plus à juger ; peut-être vient-on de voir à peu près quelle est sa valeur comme historien. Il y aurait de l’intérêt à rechercher ce que c’est chez lui que le moraliste et la morale : on trouverait chez Lucain moraliste, comme chez Lucain poète, beaucoup de faiblesses et une certaine grandeur.

Jules Girard, de l’Institut.
  1. Non istas habuit pugnæ Pharsalia partes
    Quas aliæ clades.