Un Pélerinage aux sanctuaires du Paganisme - L’Olympe et le Styx

Un Pélerinage aux sanctuaires du Paganisme - L’Olympe et le Styx
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 69 (p. 985-1006).
UN PELERINAGE
AUX
SANCTUAIRES DU PAGANISME

L’OLYMPE ET LE STYX.

Un des progrès les plus heureux de la critique contemporaine, qu’elle s’applique aux littératures, à l’art ou aux religions, c’est l’importance qu’elle donne à la connaissance pittoresque des contrées où se sont produites les grandes créations du génie humain. L’histoire ne s’enferme plus étroitement comme autrefois dans le cabinet solitaire des savans, parmi les documens arides de l’érudition : elle se fait volontiers voyageuse ; elle se plaît à évoquer sur leur terre natale la trace des peuples anciens, et sous le ciel même qui les a éclairés elle comprend mieux les vicissitudes de leur existence et les monumens de leur esprit. C’est en Orient, c’est en Grèce, dans la patrie des vieilles civilisations, qu’une pareille étude est surtout féconde et attrayante. Là en effet, dans les temps reculés, les hommes ont vécu en union très intime avec la nature, tour à tour charmés ou effrayés des merveilles qu’elle leur présentait. Celle-ci a travaillé avec eux à la direction de leurs premiers actes, à l’enfantement de leurs premières pensées, à leurs religions, à leur poésie primitive. C’est cette influence de la nature extérieure ou plutôt cette œuvre commune de la nature et de l’esprit grec que nous essaierons de montrer dans les deux grands dogmes de l’Olympe et du Styx, du paradis et de l’enfer païens, en recherchant en face des horizons mêmes qui les ont provoquées jadis les sensations simples et profondes qui déterminèrent en Grèce sous une forme nouvelle et dernière la lointaine et vague notion du monde surnaturel et de la vie future.

Ces deux dogmes en effet, comme la religion hellénique elle-même, ne sont pas sortis spontanément du sol, où les attachent néanmoins de si profondes racines qu’il n’est pas possible de les en séparer. Le germe du polythéisme fut apporté du dehors et de loin, et l’analyse scientifique de ses origines distingue très nettement aujourd’hui ses deux élémens constitutifs que nous devons rappeler au début de ce travail, à savoir les traditions métaphysiques et saintes de la race aryenne, emportées du Haut-Orient par les ancêtres des Hellènes, et les symboles nouveaux qui, au terme de ce long voyage, rajeunirent ces traditions. L’ethnologie, la philologie et la mythologie comparées sont d’accord pour rattacher par une incontestable filiation le monde grec à cette branche de la famille humaine qui s’est développée, aux temps anté-historiques, dans les vallées supérieures de l’Indus, où elle a produit alors la langue, la religion et la poésie védiques. On entrevoit encore dans les Védas les linéamens de plus d’un mythe grec ; mais il n’est guère possible de retrouver toutes les modifications successives qui conduisent de ce dessin antique aux créations nettes et vivantes, au coloris éclatant de l’hellénisme. Les transformations et les altérations lentes des symboles primitifs nous échappent, de même que, jusqu’à cette heure, la plupart des étapes des migrations aryennes entre l’Asie centrale et l’Europe. De vallée en vallée, comme aussi de génération en génération, cette religion errante perdait quelque chose des croyances premières ; mais, toujours fidèle à son génie propre, attentive à la manifestation des forces et des lois divines dans la nature, elle réparait, par une invention permanente, les brèches que l’éloignement et l’oubli faisaient sans cesse à ses vieux dogmes. Cette renaissance perpétuelle des mythes asiatiques, ces formes changeantes, mais toujours plus parfaites et plus plastiques, sont l’œuvre personnelle de l’esprit grec : elles sont, dans la constitution du polythéisme, l’élément original, autochthone et local. Les peuples répandus sur les rives de la mer Egée et dans les îles de l’archipel ont eu une religion nationale le jour où ils ont entendu et compris la révélation de la nature sous ce beau ciel, le jour où leurs derniers dieux, créés par une foi encore naïve, leur apparurent clairement à travers les évolutions de la vie universelle, les plus grands et les plus forts marchant sur les têtes neigeuses des montagnes, tout rayonnans dans la lumière sacrée, les plus petits et les plus humbles se jouant au bord des sources ou dans les vagues empourprées de la mer. En même temps s’effaçait dans leur esprit le dernier souvenir des traditions originelles. Ils crurent que leurs dieux, comme leur race, n’avaient eu d’autre berceau que cette nature même qui les environnait, et qu’ils contemplaient en l’adorant. Ils n’ont eu ainsi conscience que d’un seul des deux principes qui ont formé leur religion ; mais ils en ont si bien connu la valeur, que nous pouvons, d’après leurs témoignages, localiser dans les différentes contrées du monde hellénique les symboles et les légendes, en suivre les développemens et la marche à travers les vallées de l’Asie-Mineure et de la Grèce septentrionale, à travers les îles et le Péloponèse, et faire en quelque sorte la géographie du polythéisme. Une croyance, d’abord confuse, chemine obscurément quelque part avec les populations voyageuses ; peu à peu les contours en deviennent de plus en plus précis, le sens métaphysique de plus en plus profond. Elle s’arrête enfin un jour au pied de quelque montagne, en vue de quelque grand tableau de la nature : une sensation mystique et poétique, c’est-à-dire créatrice, achève tout d’un coup la forme de la fable sacrée ; la légende flottante se fixe en un mythe. Deux contrées d’un aspect plus saisissant, la région du Bosphore et l’Arcadie, donnèrent à ces poètes une émotion si puissante qu’ils y ont rattaché les deux notions essentielles de toute religion : à la beauté souveraine et séduisante de l’une le séjour des dieux, qui ne s’ouvre pas encore aux élus ; à l’austérité mélancolique de l’autre, l’asile des âmes de ceux qui sont morts. Ces deux croyances résument le polythéisme tout entier, et nous pouvons encore demander le secret intime de son organisation définitive aux lieux mêmes qui les ont fait naître.


I

L’Olympe primitif des races aryennes fut sans aucun doute l’Himalaya. Il y eut, de cette montagne aux côtes de la mer Egée, une série d’Olympes dont le mont Mérou fut peut-être un des premiers, où il faut compter l’Albordji de l’Avesta, et qui marquèrent les étapes de la grande migration. Le premier Olympe grec, celui de Brousse, en face de Constantinople, dans l’ancienne Mysie, à distance égale du Bosphore et de l’Ida, indique le moment où la conscience de la race hellénique se révèle à elle-même. Nous disons le premier, car les Grecs, dans la suite des temps, donnèrent ce nom à un grand nombre de montagnes, et nous devons d’abord établir que celui-là nécessairement a précédé tous les autres.

C’est à lui en effet que nous ramènent toujours avec précision les témoignages des anciens relatifs à un grand Olympe asiatique. Hérodote, décrivant l’armée persique, mentionne les Mysiens, colonie lydienne, et qui du mont Olympe tire le surnom d’olympènes. Les poètes, suivant Strabon, confondent souvent l’Ida et l’Olympe. Quatre sommets de l’Ida portent ce dernier nom ; mais il y a aussi celui de Mysie, proche de l’Ida, et qui n’est pas la même montagne. Le même géographe est ailleurs plus précis. « Deux montagnes, dit-il, dominent la Propontide, l’Ida et l’Olympe mysien. Au pied de celui-là s’étend la Bithyhie ; la contrée qui environne cette montagne est bien peuplée ; dans les parties hautes, elle est couverte d’épaisses forêts. Le versant septentrional est occupé par les Bithyniens, le reste par les Mysiens. » On comprendra sans peine pourquoi quelques voyageurs modernes, tels que le colonel Leake, ont nommé Olympe bithynien cette montagne, dont le plus haut sommet s’élevait en Bithynie et abritait la capitale de cette province ; mais par la plus grande partie de son développement elle appartenait à la Mysie.

Ainsi l’identité de cet Olympe qui ferme si magnifiquement à l’orient l’horizon de Constantinople est bien établie. Il est moins facile de retrouver l’Olympe phrygien ou galate et de justifier ce nom, attribué par Kiepert, dans sa belle carte d’Asie-Mineure, à tout un long rameau, l’Ala-Dagh des Turcs, au nord de l’ancienne Galatie, au-dessus d’Angora (Ancyre), et parallèle à la Mer-Noire. Cette chaîne aurait été le théâtre de la défaite des Gaulois asiatiques par Cneius Manlius que rapportent Polybe et Tite-Live. Appien prétend que le combat fut livré dans l’Olympe mysien. L’erreur est manifeste : il suffit, pour la réfuter, de suivre dans Tite-Live l’itinéraire de Manlius ; mais si l’historien grec s’est trompé, c’est que pour lui, qui n’avait sur l’Asie que des notions vagues, l’Olympe asiatique par excellence était sur la Propontide, c’est que nulle autre montagne du même nom n’était parvenue à une égale renommée.

Le récit même de Tite-Live contredit l’indication du géographe allemand. Manlius, après avoir rencontré aux environs de Pessinunte les prêtres de Cybèle, qui lui apportaient les encouragemens des dieux, atteignit Gordium ou Juliopolis, petite ville célèbre par son commerce lointain. A l’approche des Romains, les habitans s’étaient enfuis dans les rochers de l’Olympe. Le consul remonta donc vers le nord, et campa le premier jour à cinq milles en-deçà de cette montagne, où se cachait l’ennemi. Le surlendemain, avec sa cavalerie, il en fit le tour sans être inquiété. Le combat fut un véritable siège : Manlius enveloppa l’Olympe et l’emporta d’assaut comme une citadelle. D’après la narration détaillée de Tite-Live, l’Olympe de Galatie était donc au nord de Gordium ; mais il paraît aussi que, loin de s’étendre sur une longueur de quinze ou vingt lieues, il ne formait qu’un pic détaché d’un contour peu considérable. Peut-être était-ce le Darwan-Dagh, montagne isolée qui s’élève à égale distance de Gordium et de l’Ala-Dagh, et qui concorderait mieux que ce dernier avec les détails de la première journée de marche du consul. En effet, après avoir fait équiper ses soldats pour un assaut, Manlius sortit de Gordium et s’arrêta à quelques heures de l’Olympe.

Si la situation de l’Olympe galate est incertaine, il n’en est pas de même pour les quatre Olympes de l’Ida, que Strabon place sur le versant méridional de la chaîne centrale. Ces quatre plateaux sont très bien indiqués sur la carte de Kiepert, qui a exploré lui-même toute cette partie de l’Asie-Mineure. Ils sont rangés l’un à la suite de l’autre, et la réunion des quatre montagnes forme une base sur laquelle s’élèvent la cime allongée et le pic septentrional de l’Ida. Il est évident qu’il ne faut assimiler à l’Olympe homérique aucune de ces collines. Les dieux descendent de l’Olympe à l’Ida, qui leur est comme un séjour intermédiaire entre leur demeure céleste et Troie. Rien n’indique d’ailleurs dans la topographie de l’Iliade que cette dénomination d’Olympes idéens remontât à l’âge héroïque ; elle fut imaginée plus tard, à une époque de critique où l’on voulut expliquer géographiquement tous les actes des dieux en resserrant les limites du théâtre où ils avaient agi.

Ainsi nous tenons déjà un premier résultat. En Asie-Mineure et sur le grand chemin des migrations aryennes, il n’y a réellement qu’un Olympe qui compte pour l’histoire de la religion grecque, celui-là seul que l’antiquité a bien connu, et dont elle n’a jamais perdu la notion. Les autres n’en ont été qu’une épreuve affaiblie. L’Olympe de Brousse n’a eu, parmi les sommets sacrés que la Grèce a révérés, qu’un rival, celui de Thessalie, qui, dans la suite des temps, a pris la première place ; mais il ne la dut, selon nous, qu’à la prédominance accidentelle d’une tradition toute locale.

Cet Olympe de Thessalie fut pour Hésiode le séjour des dieux. Le poète passa sa vie dans son bourg d’Ascra, au milieu d’un pays troublé par ces mouvemens de peuplades qui, à la fin de l’âge héroïque, se poussaient encore les unes les autres vers les régions du midi. Les malheurs des temps, les ennuis de la vie domestique, lui firent l’esprit sévère et triste. Aucun rayon venu de l’Orient n’éclaira la poésie du solitaire de l’Hélicon, dont la plus longue et la plus belle peinture est consacrée aux rudes hivers de la Grèce du nord. Ses idées n’allaient pas au-delà de ces hautes montagnes de Thrace et de Thessalie, dont les traditions sacrées contentaient sa curiosité. Ses divinités furent formidables, parfois monstrueuses et sans formes, jamais bienveillantes, et son Olympe fut seulement le théâtre de la colère des immortels.

La nature avait admirablement préparé cette scène de la guerre des Titans contre les dieux olympiens, ou plutôt la légende religieuse ne fut elle-même que le souvenir de ce tremblement de terre qui arracha l’Ossa de l’Olympe et ouvrit un passage au Pénée à travers les ruines des deux montagnes. L’Olympe de Thessalie porte, de sa base à sa plus haute cime, les traces profondes des révolutions géologiques auxquelles il dut sa redoutable illustration. Les roches brisées, déchirées, s’amoncellent au fond des précipices ; en plus d’un endroit, la montagne est fendue, comme foudroyée ; vers le sommet s’ouvre un large amphithéâtre de masses de granit coupées à pic, d’où monte un rocher énorme, de figure étrange. Le jour de cette grande convulsion, que les géologues ont désignée sous le nom de soulèvement du Ténare, l’Olympe, sur les flancs duquel roulaient et retentissaient les rochers bondissant dans la lave rouge, fut véritablement un lieu divin. Là se tenaient les alliés de Jupiter avec leurs cinquante têtes et leurs cent bras, arrachant les entrailles de marbre de la montagne. En face, au-delà de Tempé, les Titans se pressaient sur le Pélion et l’Ossa, qui, poussés en avant par les forces volcaniques, montaient comme une marée prodigieuse à l’assaut de l’Olympe. La lutte fut désordonnée et immense : les éclairs célestes allumaient au loin sur les vagues furieuses de la mer des lueurs sinistres ; mais quand Jupiter eut brûlé de sa foudre la dernière tête du dernier monstre, la nature était pacifiée, et les bruits du combat s’éteignirent autour du trône des dieux olympiens.

Cet Olympe d’Hésiode n’est pas celui d’Homère, bien qu’il reparaisse dans les deux épopées et dans les hymnes homériques. Il est indiqué avec une précision parfaite, au chant XIV de l’Iliade, par la route même que suit Junon pour rejoindre Jupiter sur l’Ida, en passant au-dessus de la Piérie, de la Thrace, du mont Athos et de l’île de Lemnos. Nous croyons néanmoins que c’est en Asie-Mineure et à l’orient de la Troade qu’il faut chercher le véritable séjour des dieux de l’Iliade. Il y a donc dans Homère deux Olympes distincts ? Cette conclusion n’a rien qui puisse étonner depuis que la critique ne le considère plus comme un personnage individuel et historique, mais seulement comme l’expression impersonnelle du génie de la Grèce héroïque. Au temps de la guerre de Troie, lorsque la Grèce se reporta vers cette Asie-Mineure d’où elle était sortie, Thèbes, Sparte, Argos, Athènes, étaient déjà florissantes. Chaque vallée, chaque montagne avait son histoire religieuse. Les cultes locaux s’organisaient. Un grand nombre de traditions originales passèrent avec les flottilles d’Ulysse et d’Agamemnon sur les côtes d’Éolie et d’Ionie, où plus tard elles se mêlèrent naturellement, dans cette Grèce asiatique, aux rhapsodies des homérides. La présence de l’Olympe thessalien dans l’Iliade et l’Odyssée est un signe de ce mélange. La montagne où avait eu lieu la guerre des Titans pouvait donc être représentée dans ce vaste tableau de l’âge héroïque où apparaissaient toutes les peuplades de la Grèce européenne et des îles.

Toutefois, en dehors de cet épisode détaché, c’est toujours un Olympe asiatique que désignent clairement dans l’Iliade les rapports entre les dieux et les combattans. Les premiers passent sans cesse de l’Olympe à l’Ida, et remontent de l’Ida à l’Olympe. Nulle part il n’est dit qu’ils aient franchi les flots ou même passé d’abord au-dessus de la plaine de Troie. Thétis, quittant sur la rive troyenne Achille qu’elle est venue consoler, ordonne aux nymphes, ses compagnes, de rentrer dans les profondeurs de la mer, tandis qu’elle-même montera sur l’Olympe vers les forges de Vulcain ; mais lorsqu’elle redescendit de la montagne divine vers Troie, elle était accompagnée des premières lueurs du jour nouveau. Elle venait donc de l’orient. A plusieurs reprises, le poète dit expressément que l’aurore se leva sur le séjour des dieux d’abord, puis sur les hommes. C’est au moment où elle verse sur l’Olympe ses rayons dorés qu’Agamemnon, éveillé aux premières blancheurs de l’aube, assemble les chefs de l’armée. Il est par conséquent impossible de placer l’Olympe homérique en Europe, c’est-à-dire à l’occident, puisque, pour les Grecs campés autour de Troie, la lumière découle chaque matin de la montagne sacrée sur le monde de l’humanité.

D’ailleurs c’est toujours en Asie-Mineure, et particulièrement vers la région de l’Olympe de Constantinople, que nous reportent les plus vieilles traditions helléniques. Prométhée, le grand ancêtre des Grecs, avait pour mère ou pour épouse Asia : le Caucase de Prométhée, au sud de la mer Caspienne, qu’il ne faut pas confondre avec le Caucase russe actuel, marque la limite extrême de leurs plus lointains souvenirs. Les légendes des Amazones, de Bellérophon et d’Hercule sont échelonnées le long des côtes méridionales du Pont-Euxin. L’expédition merveilleuse des Argonautes se développe sur les rives de l’Hellespont et de la Propontide : elle s’arrête à loisir dans la Mysie et la Bithynie. Hylas, le favori d’Hercule, est enlevé dans l’Olympe par les nymphes de Diane, et jusqu’au temps de Strabon l’antique ville de Brousse célébra par une bacchanale la mémoire de cet événement. Enfin les aventuriers remontèrent le Bosphore, où Orphée fixa par ses chants les roches Cyanées, alors mouvantes, et que l’on voit encore au-delà de Yeni-Mahalé, à l’entrée de la Mer-Noire.

Les contrées qui forment le bassin de la mer de Marmara furent aussi un foyer primitif de traditions sacrées. On sait que le Jupiter hellénique, le Zeus homérique, dont Phidias inventa la forme dernière et parfaite, ne vint pas de la Grèce du nord, de la Thessalie ou de l’Épire, qui ne connurent jamais que le Jupiter informe et monstrueux des Pélasges, la divinité tellurique qu’on adorait dans le frémissement des chênes de Dodone et le vague murmure des cavernes souterraines. C’est de l’île de Crète que sortit le mythe du dieu personnel et plastique ; mais les élémens dont le concours a produit ce mythe définitif n’appartiennent pas à la Crète : c’est plus loin et plus haut dans l’Orient qu’il faut les chercher, dans cette région que l’antiquité désignait sous le terme vague de Phrygie, et particulièrement dans le pays compris entre l’Olympe mysien à l’est, la péninsule de Cyzique au nord, l’Ida à l’ouest, et le Dindymus de Pessinunte au sud. Là naquit le culte de Rhéa, mère de Jupiter. Les mythologues assimilent Rhéa à Cybèle, la grande mère, dont la religion remplissait toute cette partie de l’Asie-Mineure. Les Curètes, à qui fut confié le jeune dieu dans les montagnes de Crète, n’étaient autres que les prêtres phrygiens de Rhéa, analogues aux corybantes, qui portèrent dans le mont Dicté, avec leurs tambours et leurs cymbales d’airain, les rites orgiastiques et le mysticisme étrange de l’Asie. Parmi les nymphes qui nourrirent le fils de Saturne, l’une s’appelait Ida, comme la montagne de Troade, une autre Adrastée, comme une des villes de la Propontide. Plus on approche de l’Olympe de Constantinople, plus les traditions se pressent. Les Mysiens prétendaient tirer leur nom de Mysos ; fils de Jupiter : ils montraient dans la montagne même de Brousse les ruines d’un temple de Jupiter olympien où avait été le tombeau de Ganymède. Les Bithyniens invoquaient ce dieu sur les plus hauts sommets. Les Argonautes lui avaient élevé un sanctuaire sur l’emplacement actuel de Scutari ; sur la rive opposée du Bosphore, Io avait enfanté de Jupiter Keroessa, qui fut mère de Byzas, fondateur de Byzance. Enfin il est facile encore de suivre la légende divine dans son voyage du nord au midi le long des côtes de l’Asie-Mineure. Nous savons que les Mysiens reculèrent autrefois devant une invasion de Phrygiens thraciques, et se retirèrent au sud vers la région du Tmolus. Ils emportèrent avec eux leurs dieux et leurs cultes. Nous retrouvons leurs traces certaines en Lydie, puis eu Carie, où ils fondèrent un temple de Jupiter protecteur des Mysiens, des Lydiens et des Cares. À l’horizon de ces derniers est Rhodes : entre Rhodes et la Crète est l’île de Carpathos, c’est-à-dire, selon l’étymologie, le chemin des Cares ; c’est par cette route que la religion naissante de Jupiter, mêlée aux rites des vieux cultes asiatiques, passa en Crète, où ses élémens se coordonnèrent, et d’où elle marcha de Cyclade en Cyclade vers la Grèce continentale.

Les considérations et les faits que nous venons d’exposer étaient nécessaires pour marquer exactement dans la région du Bosphore une des grandes étapes de la migration des Aryens, la plus importante peut-être, puisque les émotions qu’ils y ressentirent dévoilèrent à leur foi les mystères du monde idéal et divin. Lorsque les tribus nomades parties de l’Asie centrale parvinrent à une époque dont l’histoire écrite n’a pas gardé la date sur les rives du Bosphore, elles venaient de côtoyer, quelques-unes au nord et la plupart au midi, les bords de la Mer-Noire, la mer inhospitalière, fertile en tempêtes, dont les grèves arides et monotones s’allongent à perte de vue sous un ciel triste, souvent assombri par les brouillards septentrionaux. Celles qui avaient contourné la mer Caspienne avaient entrevu avec étonnement des plaines glacées et vides où erraient, pour leurs imaginations superstitieuses, des êtres étranges et effrayans, débris d’une période terrestre pendant laquelle la nature était difforme, tels que ces Illyriens dont le regard donnait la mort, tels que ces montagnards de l’Inde qui avaient une tête de chien et qui aboyaient, ou ces monstres dépourvus de tête et de cou et dont les yeux étaient fixés aux épaules. Au-delà de ces espaces silencieux s’étendaient sans doute des contrées inconnues au soleil, et telles qu’Homère dépeindra le pays des Cimmériens. On les désignait sous le nom de terre des Scythes, inaccessible désert suivant Eschyle, et que fermaient du côté de l’Asie les formidables rochers du Caucase. Si parmi ces voyageurs qui portaient avec eux la civilisation future de la Grèce et de l’Europe s’était perpétuée, malgré tant de hasards et de si longues aventures, la mémoire des belles vallées de l’Indus, de ces campagnes fertiles et de ce ciel où s’élançait chaque matin le char resplendissant d’Agni, dieu de la lumière et de la vie universelle, quels ne durent pas être leur inquiétude et leur découragement ! Sans doute les dieux les avaient abandonnés, puisque dans cette nature morne n’apparaissaient plus les traces consolantes de la Divinité. Les contrées septentrionales inspirèrent toujours dans la suite une vive répulsion à l’esprit hellénique, qui les peupla de redoutables merveilles ; mais les premiers qui atteignirent le Bosphore le saluèrent certainement comme une région sacrée et bienheureuse. Là les collines et les rives étaient encore vierges. Les sommets que le passage des invasions et la négligence des conquérans ont dans la suite presque partout dépouillés, portaient haut un couronnement de pins parasols qui balançaient lentement dans le ciel un dôme de verdure. Dans les vallons touffus couraient en troupeaux des daims et des chevreuils, comme on en voit encore aujourd’hui en liberté dans le parc du Vieux-Sérail, et tels qu’en abritent les murailles à demi écroulées de l’antique Byzance. Alors comme aujourd’hui, les dauphins bondissaient, se poursuivaient dans le Bosphore, et faisaient luire au grand soleil leurs dos couleur d’azur. Et n’y a-t-il pas comme un écho de l’enthousiasme et des émotions des Aryens voyageurs dans ce vieil oracle de la Pythie aux Argonautes que rapporte Hésychius dans son histoire des Origines de Constantinople ? « Heureux les hommes qui habiteront cette ville sainte sur le rivage humide de la Thrace et l’embouchure du Pont, là où les poissons et les cerfs se nourrissent aux mêmes pâturages ! .. »

Ces adorateurs de la beauté et de la vie s’arrêtèrent donc religieusement en face d’un horizon incomparable, au sein d’une nature à la fois majestueuse et riante. Nulle part la végétation et la lumière, l’harmonie des eaux courantes et des collines ombreuses ne donnent au regard humain une pareille fête. Au printemps, les bosquets d’arbres de Judée abaissent leurs touffes de fleurs empourprées sur le Bosphore, qui roule comme un fleuve immense ; les cyprès mêlent leur verdure sombre et veloutée aux teintes plus claires des sycomores, des marronniers et des platanes ; les buissons de roses sauvages croissent parmi les sources ; les abeilles bourdonnent dans les hautes herbes. On contemple ce tableau merveilleux et mouvant, et les heures fuient. Les cris d’enfans qui jouent dans les cimetières turcs, la psalmodie lente et douce d’un iman à l’heure du muezzin, le roucoulement des colombes et le bruissement solennel du Bosphore bercent votre rêverie ; puis le soleil s’incline à l’extrémité de la Corne-d’Or, les plus lointaines mosquées de Stamboul s’effacent dans les vapeurs enflammées du couchant, Sainte-Sophie élève ses dômes et ses tours dans le ciel d’un vert limpide, les vagues bleues du Bosphore étincellent, la rive d’Asie paraît plus lumineuse à mesure que les coteaux d’Europe se couvrent d’une ombre plus azurée, Scutari blanchit et rayonne sous sa forêt de cyprès ; à l’entrée de la mer de Marmara, les cinq îles des Princes s’empourprent, les ravins creusés dans les rochers rougeâtres des falaises s’éclairent d’une lueur sanglante. Enfin tout au fond, du côté de l’orient, au-dessus des collines du golfe d’Ismidt et de la baie de Moudania enveloppées d’une brume violette, l’Olympe de Brousse dresse comme sur une base d’améthyste sa grande cime blanche de neige.

Il n’y a pas, pour décrire l’aspect lointain de cette montagne, de traits plus justes que les épithètes pittoresques d’Homère. Vue de Constantinople, elle apparaît comme un sommet allongé, droit, régulier : aucun pic aigu ne s’en détache et ne dérange l’harmonie de cette ligne simple qui marque sur le ciel son profil ; c’est bien là le grand, le long Olympe. Il s’élève sur un piédestal de collines dont le centre se recourbe et s’abaisse, découvrant ainsi les racines de la montagne escarpée, presque inaccessible, le haut Olympe, « au faîte élevé, difficile à gravir. » C’est aussi l’Olympe « aux nombreux plis. » On distingue facilement les gorges qui le sillonnent et se prolongent même jusqu’à la mer. L’une d’elles, profonde de cent pieds, traverse la ville de Brousse. L’épithète homérique « aux nombreux sommets, » qui semble d’abord convenir plutôt à l’Olympe de Thessalie, dont les chants klephtiques célèbrent encore les soixante-deux cimes, s’applique aussi à celui d’Asie. En effet, les ravins descendant du haut en bas de cette montagne s’enfoncent entre des arêtes de rochers qui se dressent avec une vive saillie jusqu’au sommet le plus élevé, qu’elles ne dépassent point, car autrement l’Olympe aurait l’aspect d’une sierra ; mais le relief de ces arêtes est assez marqué pour se distinguer du faîte commun où elles aboutissent toutes et le long duquel elles se groupent. Enfin c’est toujours l’Olympe « neigeux, » qui jamais ne perd sa blancheur, même dans les mois d’été, l’Olympe lumineux, étincelant et rayonnant.

On le voit, il réunit les caractères d’une incontestable beauté. Par la structure, il a l’unité, la régularité, la noblesse d’une œuvre architecturale. Avec ce long sommet droit vers lequel montent en lignes parallèles les replis uniformes de ses versans, il rappelle les grands temples doriques, dont les colonnes, légèrement inclinées comme les plus hautes pentes d’une montagne, soutiennent sans effort la masse de l’entablement. Comme un véritable monument, l’Olympe asiatique apparaît isolé de toutes parts. Du côté de la mer de Marmara, il est le dernier soulèvement du rameau qu’il termine. A son autre extrémité, vers les frontières de l’ancienne Phrygie, il se sépare aisément par son élévation même des chaînons souvent interrompus qui le rattachent au système central du Taurus. Cet avantage en quelque sorte esthétique n’a pas été donné à tous les monts sacrés de l’antiquité. Ainsi les deux cimes du Parnasse, enveloppées dans le massif des montagnes de Phocide, ne se montrent aux navires qui longent le golfe de Corinthe qu’en face de la baie de Salone et de ce vallon étroit qui conduit à Delphes. Cependant à droite et à gauche, en dehors de cette petite anse qui s’enfonce entre des rochers brûlés par le soleil, la double crête neigeuse ne tarde pas à disparaître derrière les ramifications que le Parnasse envoie en des sens très divers sur la côte ; mais l’Olympe, solitaire et écarté comme un sanctuaire, était particulièrement propre à devenir le temple de tous les dieux et le trône de Jupiter.

La plaine de Brousse, qui lui sert de marchepied, est une véritable terre promise. On y voyage encore à travers des bosquets de chèvrefeuilles, de lauriers-roses et de jasmins. De toutes parts l’eau bruit et se déroule au soleil en larges nappes, ou tombe en cascades et fuit à l’ombre des peupliers, des cyprès et des figuiers. De larges avenues de noyers gigantesques conduisent aux bains, qui sont alimentés, par des sources chaudes jaillissant dès premiers contre-forts de la montagne. Les arbres cultivés se pressent autour de la ville comme la végétation d’une forêt vierge. Aujourd’hui Brousse, à demi détruite par les incendies et les tremblemens de terre, n’étale plus dans un cadre de verdure les dômes étincelans de ses cent cinquante mosquées ; mais la nature en orne toujours les ruines. Bans les murailles antiques, dorées par le temps, derniers restes de la ville de Prusias, grimpent et fleurissent les arbustes sauvages, et sur les bords du Vallon céleste, qui s’enfonce à pic au milieu de la ville, se penchent des jardins suspendus entourés d’énormes haies de roses blanches qui se balancent et s’effeuillent sur le précipice.

Et la montagne elle-même est un jardin immense où habitent, parmi les tombeaux des santons et des prophètes, les derviches musulmans, qui ont remplacé dans ces solitudes les anachorètes chrétiens ; Il semble que l’Olympe ait toujours conservé l’attrait d’un lieu sacré, et les Turcs l’appellent encore « montagne des Moines. » On chemine longtemps, au-dessus de Brousse, dans une forêt de noyers, de charmes et de cerisiers, où se jouent les chevreuils et où chantent les rossignols. Sur le premier plateau, planté de grands châtaigniers, on rencontre un petit monument qui a gardé sa légende. Le jour où fut prise Constantinople, un prêtre priait à Sainte-Sophie. Au moment où Mahomet II entrait à cheval dans la basilique, le prêtre monta sur la coupole, et, s’élevant dans les airs, s’enfuit sur le mont Olympe, où s’est ainsi perpétuée sa mémoire.

Peu à peu la forêt s’éclaircit : à la région des chênes succède celle des hêtres ; mais l’herbe que l’on foule est encore épaisse et fleurie, et des bandes de perdrix s’élancent bruyamment de leurs retraites de verdure. Bientôt la montagne, de plus en plus austère, se dépouille : des rochers gris et nus s’entassent au fond des escarpemens, on dirait l’écroulement d’une ville énorme. De hauts sapins dressent leurs troncs bruns dans les crevasses ; leurs branches se détachent vigoureusement sur la neige étincelante, dont les premières nappes se montrent ça et là. Enfin on ne rencontre plus que des pins rabougris dont tous les vents du ciel ont tourmenté et tordu la tige, et qui s’accrochent avec énergie à un sol glacé ; puis toute végétation s’arrête : on touche au front de neige et de marbre de l’Olympe, que surmontent trois dômes dont la blancheur éblouit. Là toute vie est suspendue ; parfois seulement quelque grand aigle traverse la solitude, et le battement de ses ailes est le seul bruit qui anime encore un instant la demeure vide de Jupiter.

Certes l’horizon que l’on découvre de cette cime est digne d’une pareille montagne. Au loin brillent deux mers : la Mer-Noire au-delà du golfe d’Ismidt et de Nicomédie, la mer de Marmara le long des côtes bleuâtres de la Thrace. A l’orient s’ouvrent les plaines profondes de Mysie et de Galatie, et plus près les vallées étroites de la Bithynie. On distingue, lorsque le ciel est pur, le sommet allongé de Stamboul, du Vieux-Sérail à la mosquée d’Eyoub. La double chaîne du Bosphore se referme comme une muraille derrière Scutari et Constantinople. Au nord et à l’occident, au pied même de l’Olympe, s’étalent trois beaux lacs, et vers la Troade se dressent les crêtes innombrables de la chaîne de l’Ida.

Le mot de lord Byron sur l’Orient s’applique rigoureusement à la contrée que nous venons de décrire. « C’est, dit-il, un pays où tout est divin. » Là donc s’épanouirent de nouveau dans l’âme de nos ancêtres la paix, la sérénité et la joie, tous ces sentimens candides et profonds qui demeureront toujours parmi les traits originaux du génie hellénique, d’Homère à Phidias, de Sophocle à Épicure. Et en même temps, sans aucune préoccupation théologique, mais portés à leur insu et naturellement par la poésie vers la foi, ils vénérèrent cette montagne si belle comme le séjour des dieux, et, créant ceux-ci à leur propre image, ils déclarèrent qu’ils y vivaient joyeux et bienheureux. Tel est le fond primitif et simple du mythe de l’Olympe. Peu à peu les poètes l’enrichirent de leurs inventions. Ils dépeignirent le palais de Jupiter, qui couronne la plus haute cime, environnée d’une campagne fleurie. Sous son vaste portique, dont le pavé est d’or, se réunit l’assemblée céleste. Les nuages, dérobent aux regards des hommes cet inviolable sanctuaire, et les Heures veillent près des portes saintes. « Là, dit Homère, jamais les vents ne soufflent, jamais ne tombent les flocons de la neige ; du ciel toujours pur découle une lumière blanche. » Mais les âmes humaines après la mort ne remontent point vers les immortels, car les dieux grecs ne sont pas des providences, et le paradis n’est pas dans le polythéisme homérique la récompense de la vertu. Ils ne sont guère les amis des hommes ; leur bienveillance est aussi passionnée et capricieuse que leur haine. Ils sont jaloux de l’homme trop longtemps heureux, et ils rient impitoyablement lorsqu’une infortune subite le terrasse. S’ils ne s’abaissent pas vers l’humanité, dont ils se jouent, ils l’attirent à eux par le charme tout-puissant de la jeunesse et de la joie. Leur beauté les rend adorables. Les voluptés des hommes prennent sur l’Olympe un air d’ineffable grandeur. Des nuées d’or voilent les amours des dieux, et sous une pluie lumineuse fleurissent autour de leur couche nuptiale les lotus et les hyacinthes. Néanmoins dans la salle du festin, tandis que le nectar remplit les cratères, les muses chantent au son de la lyre d’Apollon ; les Grâces, se tenant par la main, mènent le chœur des danses, et le retentissement du rire des bienheureux descend d’écho en écho sur la terre jusqu’aux hommes qu’il réjouit. Beaucoup plus tard, lorsque la vieille religion déclinait déjà, les Grecs, sous l’empire des doctrines spiritualistes qui suivirent Anaxagore et durèrent jusqu’à Aristote, jugèrent que la passion, le plaisir, la colère ou le rire étaient indignes des dieux, et Phidias, interprète de ces idées nouvelles, sculpta pour les temples ces figures si calmes et si augustes où rayonne seulement l’intelligence, et dont ni l’amour ni le désir ne troublent l’impassible sérénité. Toutefois la trace des antiques croyances avait été trop profonde, et bientôt la Grèce, avec Praxitèle et Épicure, avec ses derniers sculpteurs et ses derniers sages, revint aux heureuses et voluptueuses divinités qu’elle avait naguère imaginées dans une région de félicité. Lucrèce, qui ne croyait plus à l’Olympe, traduit encore, pour peindre le ciel de ses dieux solitaires et indifférens, la description idéale d’Homère, à laquelle il ajoute dans un vers magnifique le large sourire de la lumière céleste, tant la sensation primitive, tant l’émotion poétique donnée par la nature avait été vive ; elle survécut au polythéisme lui-même, et, après avoir inspiré les poètes et les artistes, recueillie par des raisonneurs et des sceptiques, elle colora encore comme d’une lueur mourante les aridités de la métaphysique.


II

La notion de l’enfer dans les religions primitives des Aryens répond à la préoccupation inquiète des destinées des hommes au-delà de cette vie terrestre. Le sentiment de l’immortalité de l’âme, étranger aux anciens peuples sémitiques, et qui fut éminemment propre à la race indo-hellénique, porta celle-ci à imaginer le séjour de ceux qui ont vécu avec cette curiosité pénétrante qui lui avait fait concevoir la demeure des êtres éternels. Le mystère de la mort, l’entraînement invincible des individus vers leur fin, la fuite perpétuelle et l’écoulement des générations humaines, s’imposèrent dès les temps les plus reculés aux esprits méditatifs et religieux non-seulement comme la loi fatale de notre espèce, mais comme la loi universelle des êtres et des choses proclamée et subie par la nature entière. De même que celle-ci, par la beauté et la grandeur de ses formes, par la puissance infinie et variée de sa vie, leur dévoilait les merveilles du monde divin, elle leur découvrit, par des analogies de phénomènes devenus autant de symboles, les secrets mélancoliques du tombeau. Le mouvement sans repos de l’eau courante, ses formes fuyantes, ses couleurs, qui sans cesse naissent et s’évanouissent, surtout sa chute irrésistible vers les lieux inférieurs et obscurs, sa disparition dans les ouvertures de la terre ou l’abîme insondable de la mer, ses retours inattendus à la lumière du jour et sa puissance de fécondation furent une des révélations initiales d’où sortirent avec leur poésie singulière les croyances et les mythes des peuples aryens sur les régions infernales, sur le sommeil éternel de l’âme ou sa renaissance à une autre vie. Pour les Indiens, les Perses et les Grecs, le courant des vies humaines est emporté vers les espaces souterrains comme celui des fleuves, et le gouffre noir où ceux-ci tombent et s’engloutissent est la patrie des morts. Le Gange, chez les Indiens, était le fleuve sacré, tour à tour céleste et infernal. La cosmogonie de l’Avesta, dans la source Ardouissoura, qui découle du trône d’Ormuzd, nous offre, malgré une différence importante, le type originel du Styx hellénique. Ardouissoura descend d’abord en cent mille canaux d’or des sommets divins de l’Albordji, la montagne première, qui a mis huit cents années à s’élever et à grandir au-dessus du ciel solaire jusqu’au foyer de la lumière incréée[1]. De l’Albordji sont sorties les autres montagnes : la plus élevée est le Houguer, du haut duquel Ardouissoura tombe à la profondeur de mille hommes ; de là elle se répand jusqu’au golfe Persique et à l’Océan indien. Zoroastre la nomme le Palais des ruisseaux ; elle est la mère de toutes les fontaines et de tous les fleuves ; chacun de ses canaux se replie en circuits si nombreux, qu’un homme à cheval ne pourrait les parcourir qu’en quarante jours. C’est d’elle que viennent toutes les eaux célestes et souterraines, les nuages et les sucs des plantes. Elle a un corps de vierge et de déesse, un visage brillant, des cheveux d’or ; son trône s’élève sur cent colonnes étincelantes. Enfin c’est vers elle que se tournent les morts ; ils l’invoquent et revivent, car elle est un principe de vie et un breuvage de résurrection.

Ici toute analogie cesse avec le Styx des Grecs. L’enfer de ceux-ci gardait éternellement ses hôtes. L’idée de la renaissance des âmes, qui est tout orientale, ne fut rendue pour la première fois à l’Occident hellénique qu’au temps de Pythagore, et sous la forme de la doctrine des métempsycoses. La résurrection des morts, la défaite définitive de l’enfer et des démons, le bonheur immortel des justes et des pécheurs purifiés, Ahriman, le principe du mal, vaincu et détruit, toutes ces croyances appartiennent en propre à la religion de Zoroastre. L’eau, élément sacré comme le feu, et que l’on prie à l’égal du soleil, est non-seulement pour la nature matérielle une cause de fécondité ; c’est encore elle qui donne à l’homme l’intelligence, qui écarte de lui les démons et le lave des souillures du péché, c’est une source inépuisable de vie pour le corps et les âmes. Les méchans, après leur mort, tombent, il est vrai, dans l’eau noire de l’enfer du haut de ce pont qui sépare la terre du ciel, qui s’abaissera au jour de la résurrection universelle, mais où ne peuvent passer d’abord que les seuls élus montant vers Ormuzd. Ardouissoura, l’eau divine, coule à travers la verdure et les fleurs, les êtres vivans naissent sans fin sur ses rives ; elle reparaît tous les jours avec le soleil sur l’Albordji, l’Olympe et le paradis de l’Avesta, où séjournent les anges gardiens des hommes vertueux, — montagne bienheureuse où il n’y a, dit Zoroastre en termes analogues à ceux d’Homère, ni nuit, ni vent glacé, ni chaleur, ni fruit de la mort, et où marche continuellement le Roi-Soleil.

Le polythéisme grec à son origine, avant que les écoles philosophiques et les religions de l’Orient ne l’aient modifié, ne connut pas les espérances consolantes de la vie future. Il livrait les âmes à une angoisse douloureuse. Dans la Grèce asiatique elle-même, si poétique et si brillante, qui vivait à la lumière sereine de l’Olympe, la pensée de la mort étendait son ombre sur toutes les joies. Mourir, pour les homérides, c’était perdre à jamais la jouissance du soleil et errer éternellement au-delà de l’océan dans les ténèbres, parmi les pâles asphodèles. Cependant la race religieuse des Pélasges était parvenue de vallée en vallée jusqu’au centre des montagnes du Péloponèse, où elle s’arrêta, et où elle ne fut jamais troublée, même par l’invasion des Héraclides. — Ils avaient des mœurs simples et pastorales, l’esprit austère, peu artiste, mais porté à la méditation des choses invisibles. La nature de l’Arcadie était bien appropriée à leur génie et à leur tristesse ; ils se recueillirent en face des phénomènes singuliers et des paysages sévères qu’ils y rencontraient, ils la peuplèrent de leurs petits dieux humbles et doux, de leurs cultes grossiers et naïfs ; puis, cédant peu à peu à la révélation du monde extérieur et agrandissant leurs superstitions au contact de la nature, ils créèrent pour toute la famille hellénique la religion des enfers.

Grâce à la constitution géologique de l’Arcadie, la circulation et l’écoulement des eaux vers la mer présentent dans cette contrée une particularité très remarquable, qui eut une influence certaine sur la formation des mythes infernaux. Le point culminant de toute cette région montagneuse et du Péloponèse entier est le massif des monts Aoraniens au nord, en vue du golfe de Corinthe. De ce vaste sommet découlent vers les quatre points de l’horizon des cours d’eau dont quelques-uns seulement, tels que le Styx uni au Crathis, trouvent aussitôt du côté du golfe une issue libre. Les autres se réunissent d’abord dans la petite vallée circulaire du Phénéos, où ils forment un lac profond. Ils en sortent par des conduits souterrains où ils s’engouffrent, et qui les déversent dans des vallées inférieures. Là d’autres barrières de montagnes les arrêtent et les enferment ; mais de nouvelles ouvertures les attendent par où ils se précipitent encore vers les étages successifs des plaines du Péloponèse. Plusieurs de ces courans échappent de la sorte jusqu’à trois reprises à un cercle continu et qui semble infranchissable. C’est ainsi que des neiges perpétuelles des monts Aoraniens descendent, tantôt à la lumière du ciel, tantôt à travers les entrailles du sol, les eaux du Ladon et de l’Alphée vers le couchant, des marais d’Orchomène et de l’Eurotas vers le sud, du lac Stymphale, des marais de Lerne et des ruisseaux de l’Argolide à l’orient. Aristote a expliqué avec précision ce phénomène naturel ; mais les vieux Pélasges, qui en furent les premiers témoins, tout entiers à leurs préoccupations mélancoliques, ne virent dans ces trous béans où s’enfoncent avec fracas les rivières et les lacs que les portes retentissantes du Tartare. Ils étaient entrés dans le Péloponèse par l’isthme de Corinthe et en Arcadie par la vallée de Stymphale. C’est cette route même qu’il faut encore prendre, si l’on veut suivre jusqu’au Styx, dernière limite pour les vivans d’un voyage aux sombres rives, la gradation simultanée des paysages infernaux et de l’initiation religieuse.

Lorsqu’on atteint le sommet dépouillé des plateaux qui bornent l’Arcadie du côté de Sicyone et de Corinthe, on aperçoit tout d’abord devant soi le mont Cyllène, au pied duquel s’étend la plaine étroite, mais allongée de Stymphale. C’est la montagne dédiée à Mercure, le grand dieu pélasgique, dieu de la vie et de la mort, qui présidait à tous les actes des hommes, veillait sur leurs derniers momens, et d’un vol silencieux guidait les âmes vers leur demeure éternelle. Le Cyllène est aride, simple de forme, toujours neigeux ; la vallée qu’il domine, privée de verdure, plate et monotone, est l’ancien lit du lac, aujourd’hui presque à sec, pays malsain, d’où les exhalaisons marécageuses éloignent même les oiseaux. Nous n’y vîmes que les stymphalides, qui ressemblent à des corbeaux de petite taille, mais dont la tête est très grosse, qui voltigent çà et là et sautillent sur le sol limoneux. Cette région est maintenant inhabitée ; quelques pauvres bergers, malades de la fièvre, couchés au soleil dans les rochers où s’élevait l’antique ville de Stymphale, gardaient leurs chèvres, qui broutaient parmi les pierres de maigres tiges d’asphodèles et d’anémones. Un peu plus loin est un gouffre où tombe un courant d’eau bourbeuse qui sort des montagnes du Phénéos et dont le trop-plein formait le lac. C’est un puits ou plutôt une caverne ouverte à la base d’une colline. Le ruisseau jaunâtre roule lourdement jusqu’à l’ouverture de la grotte qu’il couvre, où il s’abîme sans bruit et presque sans mouvement ; mais plusieurs grands cercles composés de débris de végétaux tournent lentement et sans, fin en des sens opposés les uns aux autres sur la bouche du gouffre,..et sur les bords coassent encore les grenouilles qui saluèrent de leurs chants ironiques le Bacchus d’Aristophane entrant aux enfers.

Les montagnes du Phénéos resserrent et ferment bientôt la vallée. Il faut alors gravir pendant deux heures une pente difficile où aucun sentier n’est tracé. Enfin l’on touche au faîte, et le plus beau paysage du Péloponèse, grandiose autant que sévère, apparaît aux yeux du voyageur. Tout au fond d’un cratère énorme et à pic est un lac dont les rivages dessinent un ovale parfait, et autour duquel se rangent, en face du rempart de rochers qui clôt l’horizon de Stymphale, sept montagnes d’une hauteur égale et pareilles à des pyramides qui s’enveloppent mutuellement de leurs grandes ombres. Des forêts de pins noirs se déroulent le long des versans réguliers comme un vêtement de deuil, et autour des cimes flotte une brume d’azur. Au pied des cimes, le lac qu’elles assombrissent tremble et reluit avec des reflets d’acier bleuâtre. Ajoutez le silence et la solitude : pas une barque sur ces eaux, pas un village ni une cabane sur ces rives, où il semblerait que les hommes n’ont jamais passé. Les traditions infernales planent encore sur le Phénéos. C’est par l’un de ses gouffres que Pluton s’était précipité avec Proserpine, qu’il avait enlevée dans les prairies d’Eleusis et qu’il emportait dans les enfers. La légende s’est altérée, mais dure encore dans le pays sous sa forme chrétienne. Deux diables, racontent les paysans d’Arcadie, se disputaient le lac. Le plus rusé imagina de lancer à son adversaire des balles de poix qui s’enflammaient au contact de son corps. Le malheureux démon, tout en feu, éperdu, arracha un rocher et s’abîma dans le sein de la terre. Depuis lors, les eaux du lac se précipitent par le même chemin vers le sombre royaume.

La petite ville de Phonia, bâtie à quelque distance du Phénéos, sur les premiers degrés du mont Crathis, où il faut passer la nuit, est peu hospitalière. Après de longues discussions, on daigna y abandonner à mes amis et à moi une misérable chaumière dont le toit enfumé laissait voir les étoiles. Nous dormîmes sur la terre nue autour du foyer. On ne voyage pas autrement dans toute la Grèce. C’était la veille du vendredi saint, et jusqu’à une heure avancée l’église voisine, où l’on chantait l’office, nous fit entendre des psalmodies mélancoliques. Le lendemain, avant le lever du soleil, nous montions au col du Crathis à travers un bois de sapins où s’évanouissait le léger brouillard de la nuit. Bientôt l’horizon du Phénéos disparut ; mais devant nous s’ouvrait une région ravagée, comprimée entre des montagnes immenses, sans arbres et sans pâturages, — tout au bas un torrent qui courait sur un lit de cailloux à demi enfouis sous l’argile. Nous descendîmes à pied, en tirant nos chevaux derrière nous, dans la neige et la boue, heurtant des quartiers de roches brisées, escaladant les troncs des pins morts au Crathis ; puis nous parcourûmes, en suivant le torrent, la triste vallée. On y traverse, comme une verte oasis, l’humble village de Zarukla, dont les maisons, peintes de vives couleurs et entourées de jardins, sont ombragées de bouquets de peupliers et de bouleaux ; mais au-delà c’est le désert. Nous tournâmes à gauche vers un défilé qui s’enfonce entre deux murs de rochers à pic ; un torrent en sort, qui se joint aussitôt aux ondes du Crathis. Notre guide descendit de son cheval, y puisa dans sa main quelques gouttes et fit dévotement le signe de la croix. Mavro nero, nous dit-il, c’est l’eau noire. C’était le ruisseau du Styx.

Deux pauvres hameaux, Solos et Peristera, où l’on compterait bien douze chaumières, gardent l’issue du défilé. Notre hôte de Solos, vieux chef d’irréguliers, qui s’était battu jadis contre les soldats d’Ibrahim et ne pouvait se consoler de la chute du roi Othon, nous remit à un berger qui devait nous conduire jusqu’au Styx. On était à la fin d’avril, où l’hiver dure encore pour l’Arcadie. Le ciel s’était couvert dans la matinée, aucun rayon de soleil n’égayait le morne paysage ; de lourds nuages immobiles pesaient autour des cimes et rampaient sur les nappes de neige en tramées livides. La gorge où bondit le torrent monte comme un étroit corridor entre deux ; amoncellemens de masses rocheuses dont le ton général est une couleur d’ardoise mêlée de fange, et où pas, un arbrisseau ne verdoie ; les émanations sulfureuses du Styx ont tué sur ses bords toute végétation. Tout à couple double rempart se referme : les rochers entassés entre les pans déchirés de la montagne se groupent comme les ruines colossales d’un cirque. Au plus haut sommet, le Styx, qui s’échappe à travers la vapeur grise des neiges éternelles, glisse le long des granits escarpés, pareil à un ruban noir. Au tiers de sa chute, il s’enfonce dans un gouffre qui le garde quelque temps, et d’où il rejaillit en mugissant.

Le soir approchait : par en bas, le crépuscule revêtait d’ombre le vallon infernal, tandis qu’un brouillard transparent noyait sous un voile humide les hauteurs, et, par l’éloignement des perspectives, agrandissait encore l’aspect des Aoraniens. Perdues dans les nuées, les dernières cimes apparaissaient comme des tours prodigieuses penchées sur un abîme. Bientôt s’éteignirent les dernières pâleurs du jour ; toutes ces grandes formes semblèrent reculer et s’engloutir dans la nuit, et nous n’entendîmes plus enfin, dans les ténèbres de cette vallée mortuaire, que la clameur retentissante du Styx qui s’élevait, pareille à une lamentation, jusqu’au ciel sombre et sans étoiles. On n’imaginerait pas, pour le fleuve des morts, de cadre plus funèbre que ce paysage décoloré sous un ciel terne et ce chaos énorme de la nature. La plaine de Stymphale, le lac Phénéos, avec son horizon sévère et noble, la vallée elle-même du Crathis, ne sont que les avenues lointaines du Tartare ; mais ce lugubre défilé est bien le vestibule de l’enfer. Le mythe hellénique, avec sa poésie originale et ses symboles étranges, s’impose ici au regard et à la pensée à l’égal d’une réalité. Homère et Hésiode ont dépeint fidèlement la descente du Styx du haut des rochers à pic, et ces « colonnes blanches comme l’argent » des Aoraniens, dont les neiges s’amoncellent de toutes parts, sur les pentes rapides, dans les ravins resserrés des escarpemens. La rivière infernale, dit Hésiode, est fille de Thétys et d’Océan, les aînés de la race des Titans ; elle est elle-même la plus auguste parmi les Océanides. Il n’y a pas de source plus sacrée, car elle pénètre jusqu’aux entrailles du monde et arrose dans ses immenses replis la région indéfinie et brumeuse où flottent les formes légères de ceux qui sont morts. Les dieux olympiens ne juraient qu’en tremblant par l’eau du Styx, et les cités y envoyaient leurs ambassadeurs pour y conclure, sous le sceau d’un serment formidable, leurs traités d’alliance. L’entrée de l’enfer est cette ouverture même de la montagne qui reçoit le Styx ; mais il n’est permis à aucun mortel d’y descendre ni à aucune âme d’en sortir. Aussi le vieux mythe n’apprenait-il aux Grecs que peu de chose sur les destinées des morts. On savait seulement qu’ils n’étaient pas heureux dans leur patrie souterraine. Les supplices n’étaient, il est vrai, réservés qu’à quelques grands criminels, tels que Tantale ou Sisyphe ; tous les autres vaguaient çà et là, pareils à des oiseaux nocturnes, solitaires ou réunis à leurs amis d’autrefois, regrettant avec amertume les joies de la vie terrestre, et poursuivant encore l’ombre de leurs anciens plaisirs. Orphée, dans la grande peinture de Polygnote à Delphes, jouait de la lyre assis sur un tombeau, les filles de Pandaros, couronnées de fleurs, jouaient aux osselets. Le sentiment très arrêté de la peur de la mort répondit, dans l’esprit des plus anciens Grecs, à la profonde impression d’effroi religieux qu’ils éprouvèrent en vue du paysage désolé du Styx, et ceux qui, dans cet horrible vallon, songeaient aux splendeurs de l’Olympe, où même les meilleurs d’entre les hommes ne devaient pas monter, protestèrent sans doute par la plainte douloureuse qu’à tous les âges de son développement la poésie grecque renouvela contre la durée éphémère et les destinées tragiques des hommes, contre le bonheur égoïste et l’ironique injustice des dieux.

On ne rencontrerait pas, dans le monde connu des anciens, de sites mieux appropriés aux deux grands dogmes de l’immortalité bienheureuse des dieux et de la vie lugubre des âmes humaines après la mort. Il n’est pas nécessaire de porter en soi des préoccupations d’archéologue et de lettré, il suffit d’être homme pour éprouver, à la vue de ces deux tableaux incomparables de la nature, des émotions qu’on n’oubliera jamais. Les paysans de l’Arcadie, qui ne connaissent plus même le nom du dieu de leurs pères, Hermès, guide et ange gardien des morts, regardent encore comme une terre de malédiction ce défilé du Styx, où ne pousse pas un brin d’herbe. Les Turcs, qui aiment la contemplation immobile, vont s’asseoir durant les beaux jours dans les prairies émaillées du Bosphore ou sous les pins du Vieux-Sérail, les yeux fixés sur les collines, la mer et les côtes de l’Asie, égrenant leurs chapelets sans dire une parole, et s’imaginant peut-être entrevoir dans les vallons de l’Olympe lointain les bosquets de lotus sans épines et de bananiers toujours en fleur du jardin de Mahomet.

Cependant la foi religieuse inspirée et entretenue par l’aspect des régions que nous venons de décrire a duré moins longtemps que le paganisme lui-même. Elle s’est altérée dès que s’affaiblirent les émotions si naïves et si fortes dont avait été remplie l’âme des hommes qui inventèrent ces vieux mythes. De même que l’Olympe de Constantinople, les paysages de l’Arcadie et la vallée du Styx avaient fait oublier aux Hellènes toutes les montagnes célestes et les contrées infernales où, de loin en loin, du centre de l’Asie aux mers de l’Europe, s’étaient reconnues et ranimées les croyances de la famille aryenne ; de même aussi les exemplaires nouveaux de ces deux grands sites que la diffusion du polythéisme multiplia à travers le monde grec obscurcirent peu à peu la révélation primitive. Partout où pénétra la religion homérique, les fidèles rattachèrent à quelqu’un des lieux pittoresques de leur propre contrée des croyances qui n’auraient jamais dû, pour se perpétuer intactes, se séparer de leur point d’origine. Toute montagne aux formes harmonieuses ou tourmentées par les convulsions géologiques, surtout lorsqu’elle s’élevait isolée, fut un Olympe. Nous connaissons ainsi, d’après le témoignage des anciens géographes, environ quinze sommets distincts qui portaient ce nom dans la Grèce continentale, les îles de l’Archipel et l’Asie-Mineure ; mais ni celui de Thessalie, entouré des vestiges d’une révolution terrestre, ni celui de la rocheuse et stérile Attique, privée d’eaux courantes et de forêts, ni celui de l’austère Péloponèse, où les vallées resserrées et profondes ont un remarquable caractère de sévérité, ne répondait plus au type originel, à la grande montagne d’une beauté accomplie, revêtue de magnificence, qui domine la contrée la plus heureuse de l’Orient, où l’abondance des eaux, la richesse de la végétation, l’éclat des fleurs, l’immensité des horizons lumineux, « le rire infini des mers, » pour employer le trait descriptif d’Eschyle, révèlent la vie toute puissante et toute joyeuse de la nature. Le Styx à son tour fut déplacé, ou plutôt les noms divers de ses affluens et de ses replis furent attribués à un grand nombre de cours d’eau dans les provinces les plus éloignées de l’Arcadie. C’est ainsi que les plaines marécageuses de l’Épire, sur lesquelles se balancent la nuit des flammes violettes, furent traversées par les différens fleuves des enfers, l’Achéron, le Cocyte et le Pyriphlégéthon. L’antre de Trophonius, au centre de la Béotie, aux environs du Parnasse, fut considéré aussi comme une des portes principales du Tartare, l’entrée de la région de Perséphone, l’une des quatre, dit Plutarque dans son dialogue sur le démon de Socrate, que séparaient les sinuosités du Styx. Rien de moins formidable que cette caverne de Trophonius. C’est un rocher droit comme un mur, d’une taille médiocre et percé de quelques ouvertures très étroites qui aboutissent sans doute à une grotte commune et où les petits enfans de la moderne Livadie, que n’effraient plus les mystères antiques, se glissent et disparaissent volontiers pour quelque menue monnaie. Au pied coule un ruisseau peu profond, qui sort des racines mêmes de la montagne où l’antre s’appuie. Au-dessous de celle-ci s’étend une plaine verdoyante et bien arrosée, qui forme un jardin naturel autour de cet enfer sans terreur. La Grande-Grèce eut pareillement, dès une époque fort ancienne, dans le voisinage de Naples, entre les collines de Pausilippe et le gracieux petit golfe de Baïa, sa contrée infernale, son Achéron, son lac Averne, et plus loin, en face du rocher de Misène, ses Champs-Elysées. Il n’y faudrait pas chercher les sombres paysages inventés par Virgile. C’est là que les beaux esprits et les oisifs de Rome, qui ne s’effrayaient guère de la vie future et de ses châtimens, venaient dans les mois d’été abriter leurs plaisirs. Là, au bord de ce golfe qu’Horace proclamait le plus riant du monde s’élevait la villa de Cicéron, pour qui les enfers n’étaient qu’une fable d’enfans, et qui ne croyait qu’à l’immortalité des grands citoyens. Au temps de l’empire, le rigide Sénèque décrivit dans ses lettres, avec une colère apparente, le lac Averne, parsemé de roses, couvert de barques aux mille couleurs et retentissant jour et nuit de la musique des sérénades et du chant des courtisanes. Les contemporains de Néron pouvaient se jouer à leur aise des traditions saintes, c’est la Grèce elle-même qui leur avait appris le scepticisme. Elle montrait en tant de lieux divers les abords du royaume de Pluton et le séjour des dieux éternels, que c’était folie d’y croire encore, et il y avait longtemps déjà que les vieux dogmes étaient morts.


ÉMILE GEBHART.

  1. L’Albordji est au sud de la mer Caspienne dans la chaîne du Mazandéran. C’est l’Elbourz actuel.