Un Officier des guerres de l’Empire

Un Officier des guerres de l’Empire
Revue des Deux Mondes4e période, tome 151 (p. 623-640).

UN OFFICIER DES GUERRES DE L’EMPIRE

LE VICOMTE MARIE-ANTOINE DE REISET
(1775-1836)

Un soir du mois de juin 1793, le général Kléber était seul sous sa tente, sur les bords du Rhin, lorsque son aide de camp vint lui dire qu’un jeune volontaire désirait lui parler. Grande fut la surprise du général, en reconnaissant dans ce jeune soldat le frère de la jeune fille qu’il aimait et dont il rêvait de faire sa fiancée, un garçon de dix-sept ans qu’il avait laissé peu de semaines auparavant à Colmar, étudiant le latin et la théologie. « J’ai voulu commencer comme vous, mon général, s’écria l’enfant, je me suis rappelé votre conseil, et me voici ! »

C’est ainsi que débuta dans la carrière des armes le vicomte Marie-Antoine de Reiset, qui devait devenir par la suite un des plus brillans officiers des armées impériales, et dont on peut voir le nom inscrit sur l’Arc de triomphe. Né le 29 septembre 1775 à Colmar, d’une vieille famille noble, originaire de Lorraine, il s’était d’abord destiné à entrer dans les ordres ; mais, peu à peu, une autre vocation s’était éveillée en lui, stimulée encore par l’exemple et les entretiens de Kléber. « L’épée te siérait mieux que le petit collet, » lui avait dit et répété le jeune général, durant un long séjour qu’il avait fait à Colmar. Marie-Antoine s’était imprégné de ces paroles, et à peine eut-il vu repartir Kléber, rappelé à l’armée, qu’il obtint de ses parens l’autorisation de l’aller rejoindre. Incorporé aussitôt dans le quatrième bataillon des grenadiers du Haut-Rhin, il recevait, quelques jours après, le baptême du feu, à Wissembourg, où une grave blessure à la jambe gauche le mettait hors de combat.

Le petit abbé s’était définitivement transformé en soldat. Durant les vingt années qui suivirent, il n’y eut pas une guerre où il ne prît part, s’avançant par de rapides degrés aux plus hauts grades de l’armée. Mais, dans une carrière si active, il avait gardé de sa première éducation l’habitude et le goût d’écrire, et il a suffi à son petit-fils de réunir quelques-unes de ses lettres ainsi que les nombreuses notes qu’il inscrivait au jour le jour sur ses carnets de poche, pour constituer une véritable autobiographie de son vaillant aïeul, toute remplie d’intéressans détails pittoresques ou anecdotiques, et d’autant plus fidèle qu’on la sent rédigée en présence même des faits[1].

I

Blessé, comme nous l’avons dit, au combat de Wissembourg, Reiset avait dû être ramené à Colmar ; mais, dès le mois de novembre de la même année, il avait repris son service. « J’assiste pour la première fois à une grande bataille, écrivait-il sur son carnet, le soir de la bataille de Fleurus. Kléber commande l’aile gauche de l’armée. Je fais partie d’un escadron chargé de soutenir l’artillerie. L’affaire est chaude, nous perdons beaucoup de monde. Un dragon, mon voisin, est atteint par un boulet qui lui coupe le ventre : ses entrailles rejaillissent sur moi et me couvrent de débris sanglans. Tout près de moi, l’officier qui commande mon peloton a son portemanteau mis en pièces par un autre boulet. Au même instant, un chef d’escadrons qui commandait un mouvement en avant reçoit une balle dans la bouche et tombe mort. »

Reiset lui-même sortit intact de cette terrible mêlée ; mais, au mois de juillet suivant, il fut de nouveau grièvement blessé dans une reconnaissance près de Tongres. Fait prisonnier sur le champ de bataille avec sept de ses camarades, il trouva cependant assez de forces pour s’enfuir dès le lendemain, après avoir désarmé ses gardiens, ce dont Kléber le récompensa en l’attachant à son état-major.

« Le 5 thermidor an II, écrit Reiset dans ses notes, je pars pour Liège, où je dois m’équiper, ravi de me voir les épaulettes et d’avoir un cheval à moi. » Il rejoint ensuite à Cologne l’armée de Sambre-et-Meuse et prend part avec Kléber au siège de Maëstricht ; après quoi, nous le voyons tour à tour en Hollande, où il passe l’hiver, à Grefeld en Prusse, à Oberingstein sur le Rhin. Une lettre qu’il écrit à son père, le lendemain de la bataille de Dusseldorff, nous le montre dans toute la fièvre de son enthousiasme juvénile : « Demain peut-être, y lisons-nous, j’aurai de nouvelles victoires à vous annoncer. Il faut que nous allions chez lui tirer les oreilles à Monsieur l’Empereur, si nous voulons bientôt avoir la paix… Voilà trois jours et trois nuits que je passe à cheval sans cesser presque de me battre : mais ni périls ni fatigues ne doivent arrêter un Français, et la mort ne peut l’effrayer lorsqu’il est sûr de mourir avec gloire. N’ayez du reste aucune crainte sur mon sort : j’ai tant de fois échappé aux plus grands périls que je me crois maintenant, avec l’aide de Dieu, au-dessus de tout danger. Et j’ai le ferme espoir que bientôt je pourrai vous dire, avec bien d’autres : ce n’est pas en vain que nous avons travaillé à sauver notre malheureux pays, et à lui rendre la paix et la tranquillité dont il a tant besoin. »

Cette même fièvre belliqueuse, mêlée aux mêmes rêves d’une paix universelle et définitive, se retrouve dans les lettres et les notes des mois suivans. « Hier au soir, écrit Reiset d’Andernach le 23 mai 1796, les Autrichiens ont rompu la trêve. Lorsque les tonnerres gronderont, la satisfaction sera complète dans notre armée. Toutes les musiques se sont assemblées sur le Rhin et ont fait retentir notre joie. Il paraît que c’est nous, ou plutôt le général Kléber, qui commencera à montrer à ces fiers sots que nous sommes leurs maîtres. Sois persuadé, mon cher ami, que ce dernier coup nous ramènera cette douce paix, l’espoir de tout le monde. » Et de Mulhein, le 31 mai : « Tout est content, heureux, le soldat a des vivres assurés pour longtemps. Il est bien habillé, bien discipliné, et surtout bien disposé. »

À Altenkirchen le 4 juin, à Ucknek le 19, à Butsbach le 24, le jeune Reiset, qui venait d’être pourvu de son brevet de sous-lieutenant, contribua vaillamment aux succès de Kléber. Il reste à ses côtés encore durant la longue et pénible retraite qui devait aboutir au désastre de Wurtzbourg ; mais déjà rien ne lui restait plus du bel optimisme dont nous l’avons vu animé au début de la campagne. « Nous marchons lentement, écrivait-il en septembre, défendant le terrain pied à pied par une chaleur affreuse. Le pays est difficile, l’ennemi est supérieur en nombre et a l’avantage de manœuvrer dans une contrée qui lui est connue. Après mille fatigues et marches périlleuses, sans vivres d’aucune sorte, nous sommes épuisés. Nous passons les journées à nous battre et les nuits en marche… À Wurtzbourg, mon domestique a été pris avec mes effets et mes chevaux. Il ne me reste plus rien, et nous sommes tous dans le même état de dénûment absolu et d’épuisement complet. »

Il ne fallut pas moins que sa promotion au grade de lieutenant, le 24 décembre 1796, pour rendre au jeune homme un peu de son ardeur. Il était fatigué, souffrant, anéanti, et la tristesse que lui avaient causée les revers de l’armée s’avivait encore au spectacle de l’irritation et du découragement de Kléber. Celui-ci ne se consolait pas d’avoir vu les plans de Jourdan préférés aux siens, et d’avoir dû assister à une retraite qu’il s’imaginait toujours qu’il aurait pu empêcher. Quand Beurnonville, après la bataille de Wurtzbourg, remplaça Jourdan à la tête de l’armée de Sambre-et-Meuse, il eut grand’peine à obtenir de Kléber qu’il restât près de lui jusqu’au jour où sa démission serait acceptée du ministre. La démission fut acceptée en mars, et Kléber quitta aussitôt l’armée.

« Je vais à Colmar en congé, écrivait Antoine de Reiset dans les premiers jours d’avril. J’attends prochainement Kléber, qui m’a promis de venir de Strasbourg pour quelques jours à Colmar pour voir ma famille. Mon ami me décidera sur ce que je dois faire. »

Nous avons indiqué déjà le tendre motif qui attirait Kléber dans la maison des Reiset : Anne de Reiset, la sœur aînée de Marie-Antoine, ou plutôt de Tony, comme on le nommait familièrement, était alors une jeune fille de vingt ans, dans tout l’éclat de la jeunesse et de la beauté. Le jeune général, durant son séjour à Colmar, n’avait pu la voir dans les quelques salons restés entr’ouverts sans en devenir amoureux, et il avait tout lieu de croire que ses sentimens étaient partagés. Au moment de se quitter, les deux jeunes gens avaient en secret échangé des aveux et des promesses, et, après quelques mois d’absence, il avait hâte de venir s’assurer que la jeune fille lui gardait sa foi. Elle la lui gardait en effet, et, sans vouloir considérer l’origine modeste du jeune général, elle opposait aux argumens de son père, peu soucieux de cette alliance, la gloire et la vaillance qui entouraient déjà le nom du héros : Kléber fut si touché de ce témoignage d’affection, qu’il eut un instant l’idée de lui sacrifier définitivement ses rêves de gloire militaire. Il se remit à ses études d’architecture, dressa des devis, traça pour M. de Reiset, alors receveur général des finances à Colmar, des plans de maisons de campagne. Mais il n’en encourageait pas moins son jeune ami à persévérer dans la profession dont il se prétendait lui-même à jamais dégoûté. Et, quand il quitta Colmar pour aller à Paris, quelques mois après, Reiset avait obtenu déjà de reprendre du service au 17e dragons.

Il ne voulut point, cependant, rejoindre son corps sans être allé passer quelques jours à Paris auprès de son ancien général. « Je trouvai Kléber, écrit-il, installé dans ce qu’il appelait son ermitage, pavillon isolé situé sur les hauteurs de Chaillot, d’où l’on embrasse toute la vue du Champ de Mars. Il vit là très retiré, traité presque en suspect par le gouvernement, auquel il n’a pas craint de témoigner son peu de sympathie. Il s’occupe d’études militaires, voyant seulement ses anciens compagnons d’armes. Jourdan, avec lequel il s’est réconcilié, est, avec Moreau, un de ses hôtes les plus assidus. »

« Pendant mon séjour à Paris, ajoute Reiset, j’eus occasion maintes fois de constater, en fréquentant divers officiers, combien les formes extérieures adoptées dans l’armée du Rhin et dans celle d’Italie sont différentes. L’armée d’Italie se glorifie d’être une armée révolutionnaire, composée de citoyens et non une armée de messieurs, comme ils nous appellent dédaigneusement. »

Il revint encore à Paris en janvier 1798, pour faire ses adieux à Kléber qui allait en Égypte, et qu’il ne devait plus revoir. C’est durant ce séjour qu’il lui fut donné pour la première fois d’approcher le général Bonaparte : « Je pus me rendre compte aussitôt, dit-il, de l’enthousiasme qu’il excitait. Il affectait pourtant une grande simplicité, et cherchait le plus possible, par coquetterie peut-être, à se soustraire aux ovations dont il était l’objet chaque fois qu’il se montrait en public. »

II

Nous ne suivrons pas Reiset dans sa longue relation de la campagne de Suisse, qui l’occupa durant toute l’année 1799. Mieux vaut nous en tenir à un épisode de cette campagne, où il se trouva chargé d’un rôle particulièrement important, et dont il a fait, comme on va voir, un récit plein de couleur dans sa simplicité : la prise de Zurich, accomplie le 26 septembre, à la suite de la victoire remportée par Masséna sur les armées autrichiennes et russes.

« Après avoir attendu quelques heures que Soult et Masséna lui-même aient passé la Limmat, écrit Reiset, Zurich fut tourné, et je fus envoyé avec un trompette et une ordonnance pour sommer la ville de se rendre. Quelques tirailleurs se retirent à mon approche. J’arrive à la place qu’occupaient les lignes russes, et je ne trouve que les sacs de leur infanterie alignés avec un ordre admirable. J’arrive au faubourg et j’avance dans la ville, ne trouvant que des fuyards, mais recevant des coups de fusil au détour de toutes les rues. Arrivé au pont de la Limmat, dans le centre de la ville, je suis arrêté par un poste d’infanterie embusqué sur l’autre rive. Après avoir essuyé le feu, j’appelle l’officier à moi, et je lui dis en allemand que je suis un parlementaire, que la ville est à nous, et que toute résistance est vaine désormais ; qu’il ait donc à me rendre son épée et à faire mettre bas les armes. Mon trompette sonnait. En même temps j’entendis des voix qui me criaient : « À moi, mon capitaine, ils ne sont qu’une vingtaine ! » À ce moment je m’élançai sur l’officier, je lui arrachai son épée que je jetai dans la Limmat ; et, le soulevant par son hausse-col, j’allais en faire autant de lui-même, lorsqu’il se jette à genoux sous mon cheval, me demandant grâce de la vie. En même temps je vis le poste entier jetant ses armes et fuyant. Mon ordonnance avait lui-même distribué quelques coups de sabre, et nous délivrâmes à peu près 300 prisonniers français que ce poste maintenait dans les premières maisons de l’autre côté du pont.

« Nos prisonniers s’emparèrent des armes russes, et j’en profitai pour me protéger dans le cas où j’y serais assailli. Je poursuivis mon chemin jusqu’au quartier général du prince Jean et de Korsakoff, non sans beaucoup de peine et de danger, recevant des coups de fusil, et escorté par ces horribles figures de Cosaques dont les lances me menaçaient. J’entendis par les fenêtres des habitans qui me disaient : « N’avancez pas, ils sont encore nombreux ; ne vous fiez pas à eux ou vous êtes perdu ! » J’avais un devoir à remplir, je continuai ma route. Au détour de la dernière rue, un énorme Russe me déchargea sur la cuisse un violent coup de crosse, après m’avoir ajusté et manqué à dix pas. Enfin j’arrivai à la place. L’officier d’état-major vint à ma rencontre en entendant la trompette, et l’on me banda les yeux jusqu’au quartier général. Là je déclarai qu’on eût à évacuer la ville sur-le-champ, et je tirai ma montre en donnant une demi-heure, sans quoi tout ce qui serait dans la ville, hommes, chevaux ou équipages, serait en notre pouvoir. Je ne vis pas, mais j’entendis un grand mouvement de voitures d’artillerie vers la porte de Winterthur. On voulut avoir une heure, mais je persistai. Dans cet intervalle, nos troupes s’étaient mises en marche, et elles entraient dans les faubourgs lorsque je me suis remis en route. Mon retour ne s’effectua pas sans risques plus graves encore, car je rencontrai dans toutes les rues nombre de traînards armés. Nous passâmes la nuit dans la ville, et le lendemain nous nous mîmes en marche sur la route de Winterthur.

« J’avais eu dans la matinée un cheval blessé, qui succomba le lendemain. Je l’ai remplacé par un cheval russe magnifique, qui vient de m’être volé ainsi qu’une fort belle voiture anglaise que j’avais fait relever d’un fossé, et dans laquelle mon ordonnance a trouvé, dit-on, 1 800 louis cachés dans des doubles fonds, avec lesquels il a disparu. »

Nous retrouvons Reiset l’année suivante en Allemagne, à l’armée de Moreau, qui, après l’avoir attaché à son état-major, le place en qualité d’aide de camp auprès du général Richepanse. « Hier, mon cher ami, écrit-il à son frère, le 21 juin, du camp d’Ittereichem, la droite de notre armée a battu complètement l’ennemi. Nous sommes maîtres de Güntzbourg et de trois ponts sur le Danube. On a fait trois mille prisonniers, pris vingt pièces de canon et quatre drapeaux. Pour te rendre cette journée encore plus agréable, je t’annonce qu’il m’est arrivé à l’instant une commission de capitaine… Écris-moi, et parle-moi dans tes lettres de Mme  Richepanse : son mari me demande toujours si l’on en parle. Il voudrait voir arriver d’elle une lettre par heure. On n’est pas plus amoureux de sa femme. »

À Hohenlinden, où il parvint avec quelques hommes à franchir un régiment ennemi qui l’avait enveloppé par surprise ; à Schwanstadt, où il eut la bonne fortune de faire prisonnier un général autrichien, et d’ailleurs, durant tout le cours de cette glorieuse campagne, Reiset donna tant de preuves d’habileté et de courage qu’aussitôt après la paix de Lunéville Moreau lui offrit le choix entre un sabre d’honneur et la nomination au grade de chef d’escadrons. Le jeune homme se décida pour le second parti : nommé le 15 juin 1801, il fut envoyé le 4 février suivant à Soissons, pour y tenir garnison. C’est là que nous allons le retrouver tout à l’heure : mais peut-être nous saura-t-on gré d’extraire encore d’une lettre écrite de Paris en 1801 ces quelques détails sur le mémorable voyage en France du roi et de la reine d’Etrurie :

« Le prince de Toscane don Luis Ier, que le Premier Consul vient de faire roi d’Étrurie, est venu le visiter avant de se rendre dans son royaume. Il semble ne pas briller par l’intelligence et l’on s’est un peu égayé à ses dépens. Son air emprunté ne prévient pas en sa faveur ; et son économie, poussée à l’extrême dans les plus petites choses, prête souvent à rire dans son entourage. Pourtant le Premier Consul n’aurait pas permis que tout cela allât trop loin : aussi les critiques se sont faites tout bas, et il a reçu, malgré tout, un accueil dont il a lieu d’être satisfait. Mme  de Montesson a donné en l’honneur de Leurs Majestés un bal des plus hrillans. Une fête du même genre a eu lieu chez M. Chaptal, le ministre de l’Intérieur, et les deux réunions ont rivalisé de magnificence. Le prince a désiré assister à une séance de l’Institut, quoique ses aptitudes personnelles ne semblent pas beaucoup justifier cette idée. C’est le même M. Chaptal qui les y a reçus ; mais ni le roi ni la reine n’ont semblé prendre grand plaisir à tous les beaux discours qu’on a prononcés en leur présence et auxquels ils n’ont point paru comprendre grand’chose. »

III

Nous nous sommes promis de retrouver Reiset à Soissons, où il arriva en février 1802, et tint garnison un peu plus de trois ans. Mais en vérité la partie la plus intéressante de ses lettres et notes de cette période n’est point celle qui se rapporte à son séjour dans la petite ville picarde. Il menait à Soissons une vie très tranquille et un peu monotone, uniquement employée aux devoirs de sa profession ; et rien de ce qu’il nous en dit n’a de quoi intéresser beaucoup les historiens de son temps. Mais les nombreux loisirs que cette vie lui laissait lui ont permis de faire à mainte reprise de petits voyages en Alsace, en Flandre, à Paris surtout, et d’assister ainsi à toutes sortes d’événemens, qu’il n’a point manqué de décrire aussitôt, avec son exactitude et sa précision ordinaires.

« Tout s’est métamorphosé ici, écrivait-il de Paris en 1802, et chacun reprend peu à peu les usages de l’ancienne monarchie. Partout on voit des livrées brillantes et des habits somptueux, pareils à ceux qu’on portait sous Louis XVI. Les modes militaires de la Révolution, qui s’étaient imposées même dans le costume civil, ont complètement disparu. Aux bottes et aux pantalons ont succédé des bas de soie et des souliers à boucles. Le Premier Consul donne lui-même l’exemple, et la livrée verte qu’il a adoptée fait beaucoup parler, parce que c’était la couleur du Comte d’Artois. J’allai à une réception au château : c’était un luxe incroyable de toilettes, de plumes et de broderies. Le coup d’œil pourtant est bizarre, car beaucoup semblent gênés par ces élégances de cour auxquelles ils ne sont pas accoutumés. Le général Bonaparte se rend souvent au palais de Saint-Cloud, qui a été remis en état. C’est sur la demande des habitans qu’il s’est décidé à en faire sa résidence d’été : ils avaient adressé à ce sujet une pétition au Corps législatif. Beaucoup des anciens serviteurs de Marie-Antoinette sont encore employés au château : car Bonaparte, ayant appris qu’un grand nombre d’entre eux étaient restés à Saint-Cloud, leur fit proposer de reprendre leur ancienne place. »

Deux ans après, lors des fêtes du sacre, Reiset reçut l’ordre d’amener à Paris un bataillon qui devait faire la haie devant Notre-Dame, sur le passage du cortège : et ce fut encore pour lui, dans ses lettres, l’occasion de tableaux pleins de couleur et de vie. Le Pape, en particulier, avec sa robe de moine et son austère visage, paraît lui avoir laissé une très profonde impression. Il ne se lasse point de parler de lui, et nous fournit, par la même occasion, certains détails assez curieux sur la crise d’enthousiasme et de ferveur religieuse provoquée par sa venue dans les diverses classes de la société parisienne.

« Chaque jour, dit-il, on vient en grand nombre recevoir sa bénédiction. La terrasse des Tuileries est couverte d’une masse énorme, qui l’appelle à grands cris jusqu’à ce qu’il ait paru au balcon et béni la foule pieusement agenouillée… Il s’est ouvert à Paris une quantité énorme de boutiques où l’on vend des chapelets et des rosaires. Les cardinaux en distribuent une incroyable quantité. On dit qu’il y avait des magasins où l’en en vendait plus de cent douzaines par jour. Dans le courant du seul mois de janvier, un marchand de rosaires réalisa quarante mille francs de bénéfice net. »

Voici maintenant la description d’une revue passée par Napoléon à Compiègne, le 17 juin 1804, et où Reiset assista avec son régiment. « Nous prîmes notre rang de bataille dans la grande plaine de Compiègne : il y avait onze régimens de dragons réunis, tous se disputant l’avantage pour la tenue et l’instruction. Chaque brigade, l’une après l’autre, mit pied à terre ; l’Empereur en passa une stricte et minutieuse revue, et fit beaucoup de questions. Puis, après avoir manœuvré, on nous fit former le carré ; et l’Empereur, accompagné du prince Louis, grand connétable de l’Empire, se mit au centre. Tous les officiers des régimens vinrent alors se ranger autour de lui, et les colonels prêtèrent serment. Napoléon nous adressa quelques paroles pour nous exprimer sa satisfaction ; il loua notre zèle et notre instruction, et termina son discours en nous promettant la place d’honneur sur le premier champ de bataille ou de fête. Quelques jours après, je reçus mon brevet de légionnaire. »

Le 8 août suivant, il partit de Soissons pour IJoulogne, où eut lieu, comme l’on sait, la grande distribution des croix de la Légion d’honneur. « Pendant le défilé des légionnaires, ajoute-t-il après avoir décrit la cérémonie, un événement imprévu vint encore accroître l’émotion de tous. Une vive canonnade se fit entendre tout à coup du côté de la rade ; l’Empereur parut inquiet et envoya de suite un de ses aides de camp aux informations. C’étaient quelques vaisseaux venant du Havre rejoindre la flottille dans le port, et qui échangeaient avec les Anglais quelques coups de canon. De temps en temps, l’Empereur faisait interrompre le défilé et étudiait à l’aide d’une longue-vue les péripéties de la lutte. Ce ne fut qu’une fausse alerte : au bout d’une heure, tout était terminé, et les vaisseaux étaient en sûreté sans avaries sérieuses. »

IV

En quittant Boulogne, le 22 août 1804, Reiset ne se doutait pas qu’il aurait à y revenir bientôt, mais cette fois dans des conditions beaucoup moins agréables. Il venait en effet de se fiancer à une jeune fille, Mlle  Amélie de Fromont, dont il avait fait la connaissance au château de Vic-sur-Aisne, près de Soissons, lorsque, le 10 juillet 1805, il reçut l’ordre de partir avec son régiment pour le camp de Boulogne : le 16e dragons, qu’il commandait, venait d’être désigné pour prendre part à l’expédition d’Angleterre.

Les premières lettres qu’il écrivit aux siens, de Calais d’abord, puis de Boulogne, sont remplies de doléances sur le vent, la pluie, la mauvaise installation, toutes choses qui, sans doute, lui auraient été plus indifférentes sans le chagrin qu’il avait d’avoir été brusquement interrompu dans ses beaux rêves de bonheur domestique. Attendant d’un jour à l’autre l’avis d’embarquement, il s’ennuyait et se morfondait ; et l’incertitude de l’avenir s’ajoutait encore à ses regrets du passé. « On dit, écrit-il vers le milieu du mois d’août, qu’on a signalé à Boulogne la flotte combinée marchant sur Brest ; on dit que nous allons avoir une guerre continentale ; enfin on dit tant de choses qu’on ne croit plus rien du tout, car on est obligé de revenir à chaque instant sur ses conjectures, et cela n’a pas le sens commun. »

L’ordre du départ vint enfin, dans les derniers jours du mois d’août : mais ce n’était point celui qu’il avait attendu. « J’arrive ici de Boulogne, écrivait-il à sa fiancée le 27 août, de Saint-Omer. J’arrive harassé de fatigue, avec huit cents hommes que je devais faire embarquer ; mais j’ai reçu brusquement contre-ordre pour venir joindre les dragons. Nous sommes quatorze ou quinze mille hommes en marche. On dit, et j’ai entendu dire au ministre de la Guerre lui-même, que l’Empereur voulait être le 15 brumaire à Vienne. Nous allons à Saint-Quentin, où nous recevrons des ordres. S’il est possible que je m’échappe, je vous verrai, oh ! mon amie, mon amie, mon cœur en pétille, et si je suis assez heureux pour l’obtenir, j’oublierai volontiers tous les tracas que j’éprouve. »

Il obtint en effet de s’arrêter à Soissons, et plus tard encore, à Colmar, auprès de sa mère. Mais dès le 26 septembre, il avait passé le Rhin, et quelques jours après il était à Stuttgart. « Le 4 octobre, raconte-t-il, l’Empereur entra à Stuttgart, et fut accueilli par L’armée avec des cris d’enthousiasme. L’électeur de Wurtemberg le reçut avec une grande magnificence, et le logea à Louisbourg, qui est sa maison de plaisance. Le 5 nous quittâmes Stuttgart et marchâmes sur Ulm. Le 13 nous arrivâmes à Elchingen. J’y établis mon bataillon. Le temps était affreux, les vivres manquaient. Ce fut dans la matinée du 14 que le maréchal Ney réussit à franchir le Danube et à s’emparer du village. Sous une grêle de balles et de mitrailles, il s’avança jusqu’au bord du fleuve, et fit rétablir sous ses yeux le pont d’Elchingen, dont les travées avaient été enlevées, et dont les chevalets seuls avaient été maintenus. Quelques travées venaient à peine d’être rétablies, et le pont n’était pas encore consolidé, quand il s’élança de l’autre côté du Danube, et dispersa les Autrichiens qui gardaient la rive gauche. À la fin de la journée, il était maître de l’abbaye d’Elchingen, avait fait trois mille prisonniers et enfermé dans Ulm l’armée autrichienne. Nous fûmes chargés de garder le pont ; mais, le lendemain, le Danube, grossi par les pluies, monta subitement de plusieurs mètres et l’enleva. Nous fûmes inondés tout d’un coup dans notre bivouac. Le champ de bataille était encore couvert de morts et de blessés, et toutes les maisons et les granges du voisinage en étaient remplies. L’eau, qui montait toujours, gagnait les abris de ces malheureux, et, malgré nos efforts, il en périt un grand nombre. C’était un spectacle horrible. Quelques-uns, cloués au sol par d’affreuses blessures, poussaient des cris déchirans en voyant les flots monter jusqu’à eux. D’autres, moins grièvement blessés, essayaient de lutter quelque temps, mais bientôt, vaincus par la douleur et la fatigue, disparaissaient dans le fleuve avant qu’on ait pu leur porter secours. Nous manquions de tout absolument, et nous souffrîmes cruellement de la faim. »

Encore ces fatigues et ces privations ne furent-elles pas aussi pénibles pour Reiset que le fut pour lui, le mois suivant, un repos forcé où il se trouve condamné. Tandis que l’armée poursuivait sa route sur Vienne, il reçut l’ordre de se rendre à Neubourg et d’y passer l’hiver pour y établir des manèges et fournir des cavaliers aux escadrons.

« Nous y arrivâmes le 26 octobre, écrit-il à sa fiancée, et je fus Logé chez le comte de Reisach. Après avoir enduré toutes les fatigues, souffert de la famine et de toutes les intempéries, je me trouve toui à coup transporté dans une petite ville sur le Danube, où je dois rester sans soucis et sans dangers, mais inutile et inactif tandis que l’armée s’avance et marche de succès en succès. On m’a logé dans un palais où mon hôte a pour moi les soins les plus minutieux et les attentions les plus délicates. Quelle différence avec la position où je me trouvais, il y a huit ou dix jours, sans toit, sans pain, dans l’eau jusqu’aux genoux, et ne me séchant que près d’un mauvais feu, que la pluie ou le vent éteignaient toujours. Maintenant bon lit, bonne table, et des salons où je me perds. Eh bien, chère Amélie, je suis bien loin de me trouver heureux ! Dans mon métier, et à mon âge, on ne peut aimer le repos lorsqu’il faut le payer de sa gloire et de sa réputation. Vous vous rappelez d’ailleurs qu’on a mis une condition à notre bonheur : ma mère et la vôtre m’ont positivement annoncé qu’on attendrait que j’eusse un grade plus élevé ; et au poste où je me trouve je n’ai absolument aucun avancement à espérer. Je n’ai point hésité à faire le sacrifice de mon repos, et j’ai écrit partout pour solliciter une rentrée au corps. Malheureusement je sors de chez le général d’Hilliers, sur lequel je comptais beaucoup : il m’a déclaré que je ne pouvais quitter mon poste sans un ordre du ministre ou de l’Empereur. »

Reiset fit du moins tout son possible pour se distraire durant ce séjour à Neubourg ; et l’on peut même croire qu’il y réussit parfaitement, à en juger par les continuelles peintures de fêtes, bals, spectacles, etc., dont sont remplies ses lettres et ses notes. Son hôtesse, Mme  de Reisach, qui était « jeune et jolie, » s’ingénia tout le temps à le divertir. Tantôt elle le conduisait à la petite cour que tenait à Neubourg la duchesse de Deux-Ponts, tantôt elle lui montrait les environs de la ville et le tombeau de La Tour-d’Auvergne, à Oberhausen ; d’autres fois, c’étaient des chasses organisées en son honneur. Le jeune officier aurait été tout à fait heureux, sans les nouvelles qui lui parvenaient tous les jours de victoires auxquelles il n’avait pu prendre part. Un jour enfin, le 14 novembre, n’y tenant plus, il partit pour Munich ; le 19, à midi, il entrait à Vienne, où était l’armée. « Le général d’Hilliers, écrit-il, me traita avec beaucoup de bonté. Il me mit aux arrêts pourtant pour quelques jours, mais m’assura que cela ne nuirait en rien à ma carrière. Je passai un mois tout entier à Vienne fort agréablement. »

Les mois suivans se passèrent en marches et en contremarches, dont Reiset nous fait, dans ses lettres, une description assez désolante. « Nous allons de village en village, écrit-il en février 1806, faisant, par le froid et la neige, des courses longues et pénibles, tantôt dans les montagnes, tantôt dans les bois, le plus souvent par des chemins impraticables… Nous étions aux portes de Munich, lorsqu’on nous fit rétrograder jusqu’à Dinjelfingen, où nous attendons notre sort ultérieur. Nous rentrerons probablement les derniers en France : nous formons l’arrière-garde du maréchal Soultn qui évacue le dernier l’Allemagne, notre retour s’effectuant pas la haute Bavière. Il est probable que nous passerons le Rhin à Spire et à Mayence. »

Hélas ! il était loin de compte, et l’heure n’était pas venue de son retour en France ! « Nous sommes depuis vingt jours, écrivait-il le 9 avril, dans un affreux trou appelé Nadermack, où il n’y a aucune ressource : et je perdrais volontiers patience, tant on a de peine à se faire aux habitudes et aux manières des gens de ce pays-ci. Je loge à la ville haute chez un huissier, et j’ai deux pièces à ma disposition. Dans ma chambre et dans celle qui précède, j’ai trois énormes crucifix, dont un de toute la hauteur de l’appartement, et par conséquent beaucoup plus gros que moi. Il fait face à mon lit, et m’impressionne péniblement lorsque j’ouvre les yeux en me réveillant. Il faut ajouter à cela une demi-douzaine de saints et de saintes. La fureur des crucifix et des vierges est unique dans ce pays-ci. Il y en a partout, à chaque coin de rue, dans les appartemens et les corridors, même sur les escaliers, où chacun en montant fixe le visage pitoyable et tout dégouttant de sang du pauvre crucifié. »

« Nous sommes à Schwandorff sur la Nahe, écrit Reiset dans les premiers jours de mai, cherchant à passer notre temps le moins tristement possible. Nous avons été, il y a deux jours, faire visite à une princesse de nos environs qui parle français. Avant-hier nous avons joué à la bague sur nos chevaux dans un manège découvert. »

Le mois suivant il est à Sullzbach « constamment en fêtes. » Non content d’assister à des bals et à des spectacles, il en organise lui-même, s’improvisant décorateur, metteur en scène, acteur, toujours avec l’idée que d’un instant à l’autre, un ordre de départ viendra rendre ses préparatifs inutiles. Mais rien n’arrive. « Dimanche dernier, enfin, écrit-il le 23 septembre, un courrier nous porte à l’improviste l’ordre de partir le lendemain matin. Nous sommes placés sur deux Lignes, et faisons face à Bayreuth et à la Saxe. Je ne sais ni ne me doute de ce qu’il en sera ; depuis le maréchal jusqu’au caporal, on n’en sait rien ; mais le bruit est à la guerre. »

Ce bruit se trouve confirmé le jour suivant. Une nouvelle coalition s’était formée contre Napoléon : il s’agissait maintenant d’écraser la Prusse, comme on avait fait de l’Autriche. « Je viens d’assister à une bataille terrible, écrivait Reiset le soir d’Iéna (14 octobre 1806). Nous avons pris trois cents canons et soixante drapeaux : il y a quarante mille prisonniers et vingt mille hommes ont été tués ou blessés… Toute la campagne entre Iéna et Weimar est entièrement couverte de blessés et de morts. Les obus des Prussiens ont mis le feu à la ville d’Iéna, et la ville de Weimar ne sera bientôt plus qu’un monceau de cendres. »

Le 29 octobre, Reiset se dirigeait avec l’armée de Murat vers Prentzlau, sur la route de Berlin, lorsqu’on apprit que la ville était occupée par vingt mille Prussiens. Pendant que Murat, avec le gros de l’armée, s’occupait de prendre la ville, l’escadron de Reiset, qui s’était porté sur la gauche pour poursuivre quelques corps de troupes, rencontra à la hauteur de Schœnoerden un bataillon d’infanterie prussienne qui, à son approche, se forme en carré. « Nous nous portâmes sur lui, mais nous fûmes repoussés avec perte. Trois fois nous chargeâmes avec impétuosité, mais trois fois nous dûmes reculer. Nous ne perdions pourtant qu’une quinzaine de chevaux et une dizaine d’hommes : trois officiers seulement avaient été blessés. Ces différens assauts n’ayant pas réussi, je résolus de ne plus chercher à entourer l’ennemi : nous l’acculâmes à un marais d’où il ne put se retirer. Hommes et chevaux s’embourbaient, s’enfonçaient dans une vase noire et épaisse, et tous leurs efforts pour en sortir ne faisaient que les enlizer davantage. Le désordre fut bientôt dans les rangs. Je fus alors avec un trompette leur crier de se rendre, et ils mirent bas les armes. Ma joie fut grande en voyant quel était leur chef et de quelle importance était ma prise : j’avais fait prisonnier le prince Auguste de Prusse lui-même, et les cinq cents fantassins avec lesquels il se retirait.

« Le prince montait une bète magnifique, que je lui laissai, ce qui me valut de sa part les remerciemens les plus vifs. Il tenait, me dit-il, tout particulièrement à ce cheval, qui avait appartenu à son frère le prince Louis, et qu’il montait lorsqu’il fut tué au combat de Saafeld, le 10 octobre, par un maréchal des logis du 9e hussards. Quant à mon prisonnier, il a vingt-sept ans, c’est un homme superbe, d’une prestance fort noble, qui, en Prusse, a la réputation d’être fort galant. On l’appelle le Prince don Juan. Son goût trop marqué pour le beau sexe lui a attiré, à plusieurs reprises, des remontrances sévères du roi Frédéric, qui, sur ce chapitre, n’entend pas le badinage. »

On sait comment le prisonnier de Reiset fut conduit en France, où il resta près d’un an, et comment ensuite il fit un long séjour à Coppet, où peu s’en fallut que Mme Récamier ne devint sa femme. Reiset, lui, n’était point près de quitter l’Allemagne. Nous le retrouvons le 30 octobre à Templin, le 1er  novembre à Oranembourg, le 3 à Potsdam, le 4 à Berlin, où Napoléon passe la revue de ses troupes.

« À 2 heures de l’après-midi, écrit Reiset, nous étions rangés en bataille avec toute la division sur la grande place en face du palais. L’Empereur, en arrivant, fit mettre pied à terre à chaque régiment l’un après l’autre. Il semblait de très bonne humeur, et parut si parfaitement content de la tenue du régiment que, sans que personne s’y attendit, il fit sur-le-champ plusieurs nominations. Notre tour vint enfin. Je commandais le 16e régiment de dragons, remplaçant le colonel qu’on avait fait descendre de cheval. Lorsque j’eus mis aussi pied à terre, l’Empereur me fit plusieurs questions ; et après m’avoir complimenté sur l’affaire de Prentzlau et la prise du prince de Prusse, il me demanda combien j’avais d’années de service et de grade de chef d’escadrons. Et après avoir écouté ma réponse : — Eh bien, dit-il, il n’y a qu’à le faire major ! — Puis, se tournant vers un officier général : — Inscrivez-le major ! — dit-il ; et il pourvut de suite à mon remplacement.

« Après la revue, le régiment alla occuper son bivouac dans un cimetière et une église au milieu de la ville. Je fus logé au no 33, sur une promenade appelée Unter den Linden. On ne sait rien de la paix ici : nos succès sont prodigieux, et l’armée va toujours son train. L’Empereur paraît encore vouloir rester ici… On dit qu’il n’a voulu traiter de paix ni avec M. de Lucchosini, ni avec un autre officier du roi qui est ici. Il veut traiter avec le roi de Prusse lui-même. On raconte que la reine s’est empoisonnée de désespoir. Quant aux Russes, on les annonce toujours, mais on n’en voit nulle part. »

Deux jours après. Le 6 novembre, l’armée quittait Berlin pour aller en Pologne ; mais le major de Reiset, de nouveau, était condamné à rester en arrière. Tandis que son régiment était dirigé sur Francfort-sur-l’Oder, lui-même recevait l’ordre de rejoindre à Potsdam le général Bourcier, qui y commandait le grand dépôt de la cavalerie.

On sait, en effet, que Napoléon avait fait venir à pied en Prusse tout ce qu’il y avait dans les dépôts de bons cavaliers, et leur avait fait donner pour montures les chevaux pris à l’ennemi. C’est à cette intention qu’il avait créé à Potsdam ce grand dépôt, où l’on avait amené non seulement les chevaux pris à l’ennemi, mais encore beaucoup d’autres, achetés dans les diverses provinces de la Prusse. Les cavaliers venus à pied y étaient aussitôt montés ; ceux qui venaient à cheval étaient successivement passés en revue et leurs chevaux remplacés pour peu qu’ils parussent fatigués.

Aussi Reiset ne manqua-t-il point d’occupation durant son séjour à Potsdam, séjour qui se prolongea deux années entières. Pendant cet espace de temps, plus de quatre-vingt mille chevaux lui passèrent par les mains.

Il n’en écrivait pas moins très régulièrement à sa fiancée, et ses lettres abondent en détails curieux. « Je suis toujours au même poste, écrivait-il le 23 février 1807 ; et je me sens plus fatigué que jamais. Le général Bourcier a ajouté à ma besogne ordinaire celle de recevoir ici tous les renforts : au fur et à mesure que les chevaux arrivent, il me faut les examiner, les recevoir, et les distribuer… Àmusez-vous, profitez des plaisirs qui peuvent se présenter, et ne comptez pas trop sur notre prochain retour : je crois, hélas ! que nous ne sortirons jamais de l’Allemagne ! » — « Hier, écrit-il deux mois après, je m’étais rendu pour quelques heures à Berlin, quand un courrier du général vint me prévenir qu’il viendrait le lendemain, et de l’attendre. J’en profitai pour aller au spectacle. On y donnait une tragédie de Schiller, que je n’aurais certainement pas eu le courage d’entendre jusqu’à la fin, si j’avais été seul. Presque tous les personnages se tuent, s’assassinent réciproquement et s’empoisonnent. C’est un carnage affreux. On porte les morts sur la scène, on les enterre ! et le tout finit presque faute d’acteurs, car ils sont à peu près tous ou morts ou pâmés. »

C’est sans doute le drame des Brigands, que Reiset appréciait ainsi, peu accoutumé encore, on le voit, aux sublimes horreurs du romantisme. La beauté féminine, en revanche, l’intéressait toujours, tout fiancé qu’il était, et parmi les jeunes Bavaroises, bourgeoises ou grandes dames, il semble qu’il n’en rencontre guère de cruelles. C’est un sujet dont il s’abstient soigneusement d’entretenir Mlle  de Fromont dans ses lettres ; il ne résiste point pourtant à lui parler des charmes de son hôtesse, qui l’occupe d’une façon toute particulière, et qui possédait, à l’en croire, « un petit pied charmant. » Elle avait pour lui, d’ailleurs, les attentions les plus délicates, lui faisant absorber, au moindre refroidissement, « force thés et tisanes. » Aussi bien ne sortait-il d’un rhume que pour retomber dans un autre. La saison était si froide qu’au mois de juin on faisait du feu.

« En visitant hier le château royal de Potsdam, écrivait Reiset dans une lettre datée de juillet, j’ai escamoté dans le tiroir d’un secrétaire des appartemens de Frédéric une feuille de papier vert et une plume qu’on dit lui avoir appartenu. Il y a dans ce tiroir nombre d’objets qu’on garde comme des reliques. Il paraît que le grand homme n’était ni soigneux, ni propre : tous ses meubles sont salis et déchirés à faire peur ; il y a sur ses livres nombre de taches d’encre et des empreintes de doigts. »

« Je ne vous raconte pas l’entrevue de Tilsitt, disait-il quelques jours plus tard : je pense que vous devez en connaître aussi bien que moi le résultat : c’est la paix, et une paix durable cette fois. Dans deux ou trois mois, nous serons de retour en France. »

Une fois de plus son espérance se trouva déçue ; le général Bourcier avait trouvé en lui un auxiliaire trop précieux pour consentir à s’en séparer, et ce n’est qu’après la dissolution du grand dépôt de Postdam, à la fin de 1808, qu’il lui fut enfin donné de rentrer en France, où l’attendait le brevet de colonel.

Ses longues fiançailles avec Mlle  de Fromont allaient aussi prendre fin, et lorsqu’il retourna au château de Vic-sur-Aisne, ce fut pour y voir se réaliser les vœux et les projets qu’il avait formés quatre ans auparavant. Mais force nous est d’arrêter ici nos extraits, puisque le premier volume se termine avec le mariage de notre héros.

La part que prit Reiset aux dernières campagnes de l’Empire et son rôle important sous le gouvernement de la Restauration, où les titres et les honneurs furent la récompense de ses loyaux services ; ses relations avec Louis XVIII, qui l’honora de son amitié, ses séjours en Espagne, où il commandait en chef le corps d’occupation de Catalogne, feront l’objet d’un autre volume que son petit-fils, le vicomte de Reiset nous promet pour l’an prochain.

  1. C’est de ce recueil, dont le premier volume paraît dans quelques jours chez l’éditeur Calmann-Lévy, que M. le vicomte de Reiset a bien voulu nous autoriser à extraire les pages qui suivent.