Un Nouveau complot contre l’empire germanique

Un Nouveau complot contre l’empire germanique
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 36 (p. 216-228).
UN
NOUVEAU COMPLOT
CONTRE L'EMPIRE GERMANIQUE

Depuis que l’Allemagne est en possession d’une hégémonie que personne ne songe à lui contester, elle est travaillée par une sorte de fièvre intermittente, dont les crises reviennent à des époques fixes et à des intervalles malheureusement trop courts. Après avoir savouré quelque temps les douceurs que procurent à un peuple le sentiment de sa grandeur et la confiance qu’il a dans sa force, l’Allemagne se figure tout à coup ou l’on réussit à lui persuader qu’un grand danger la menace, que ses voisins de l’est ou de l’ouest en veulent à son bonheur ou à son honneur, qu’ils trament quelque noir complot contre sa sûreté. Une de ces crises regrettables et singulières vient de se produire au moment où l’on y pensait le moins. L’Allemagne s’est réveillée un matin, soucieuse, inquiète, en proie aux plus sombres appréhensions. Heureusement le prince de Bismarck était là ; il a couru à Vienne, il en a rapporté, assure-t-on, un traité d’alliance en bonne forme. Grâce à sa vigilance, qui ne s’endort jamais, le péril a été conjuré, une fois de plus l’Allemagne a été sauvée ; mais elle avait eu une si vive alerte qu’elle a de la peine à rasseoir ses esprits. Le mal est que ses inquiétudes sont contagieuses ; quand elle n’a pas l’esprit et l’âme en repos, il n’est permis à personne d’être tranquille. On disait jadis, il y a bien longtemps de cela, qu’il suffisait à l’empereur Nicolas d’éternuer pour que les poules d’Espagne allassent se coucher une heure plus tôt que d’habitude. Aujourd’hui c’est de l’Allemagne que dépend l’universelle. tranquillité, et lorsqu’elle s’avise d’avoir la fièvre, l’Europe tout entière a besoin de consommer beaucoup de quinine pour calmer le battement précipité de son pouls.

On n’a pas encore découvert qui a dit le premier : Credo quia absurdum. Quel que soit l’inventeur de cet étrange aphorisme, son paradoxe n’a fait fortune que parmi les théologiens. En ce qui concerne les choses de ce monde, la plupart des hommes répugneront toujours à tenir l’absurde pour vrai, à moins qu’ils n’y trouvent leur profit, et voilà pourquoi il est difficile d’admettre que, si M. de Bismarck n’avait pas couru à Vienne, l’empire germanique serait aujourd’hui à la merci des mystérieux conspirateurs qui méditaient de lui porter un coup mortel. En revanche, ce qui est parfaitement admissible et même certain, c’est que M. de Bismarck a pleinement réussi dans la mission qu’il avait jugé à propos de se confier à lui-même. Son voyage a joint l’utile à l’agréable. Non-seulement il a été reçu à Vienne en ami, en triomphateur, et il a constaté par ses propres yeux jusqu’où les peuples peuvent pousser la faculté de l’oubli ; mais il a obtenu sans effort du gouvernement austro-hongrois tout ce qu’il demandait, tout ce qu’il pouvait désirer. Les mécontens, les boudeurs, ceux qui n’oublient pas, ceux qui sont incommodés par leur mémoire, tourmentés par la ténacité de leurs souvenirs, en ont été réduits à se taire. Sur ce point il ne subsiste aucun doute, c’est un fait qui demeure acquis à l’histoire, et voilà ce qui prouve combien les temps sont changés.

Au mois d’avril 1867, lorsque l’affaire du Luxembourg était encore pendante, un diplomate bavarois, le comte Tauffkirchen, fut chargé d’une mission qui excita vivement l’attention de l’Europe. De Munich il se rendit à Berlin, où il conféra longuement avec M. de Bismarck, qui le munit de ses instructions, après quoi il s’achemina sur Vienne pour s’y acquitter d’un message qui pouvait sembler audacieux. Peu de mois après Sadowa, il allait au nom du vainqueur solliciter le vaincu de faire acte de complaisance à son égard en se prêtant bénévolement au projet qu’on avait formé à Berlin de rattacher étroitement les états du sud à la confédération du nord. Il allait aussi proposer au cabinet de Vienne un traité d’alliance avec la Prusse ou de sauvegarde réciproque, en vertu duquel les deux états s’engageraient à se protéger l’un l’autre contre tous les accidents qui pouvaient survenir.

M. de Beust déclina dans les termes les plus courtois, mais les plus nets, les propositions qui lui étaient apportées de Munich et de Berlin. Sa réponse pouvait se résumer ainsi : « Je comprends très bien ce que vous nous demandez, je comprends moins bien ce que vous pouvez nous donner en échange. Vous nous offrez une garantie contre des dangers qui peuvent nous sembler imaginaires, et vous désirez d’autre part que nous nous exposions dans votre intérêt à un danger certain en nous brouillant avec la France. Si nous accueillions vos ouvertures, vous n’auriez peut-être à nous donner en retour de nos sacrifices qu’un exemplaire du traité de Prague superbement relié. » Quelques jours auparavant, M. de Beust avait répondu au ministre de Bavière à Vienne, qui avait reçu l’ordre de le pressentir et de préparer les voies au comte Tauffkirchen : « Je ne puis vous épargner l’expression de mon étonnement ? comment ne serais-je pas surpris de voir l’Allemagne recourir si vite aux bons offices de l’Autriche ? On nous a mis à la porte de la maison et on nous demande de l’assurer. » Il ajoutait dans une dépêche datée du 6 avril : « Ni les passions, ni les sentimens, ni les souvenirs historiques, ni les événemens de 1866, ni ceux qui purent se passer il y a mille ans, n’exerceront aucune influence sur nos résolutions futures, et nous ne prendrons jamais en considération que la sûreté d’abord et ensuite que l’intérêt de la monarchie autrichienne. Quant à nous imposer au profit de nos anciens confédérés des obligations et des charges qui ne seraient pas rachetées par une compensation absolument équivalente, c’est une pensée qui ne nous viendra point. » Le comte Tauffkirchen échoua d’emblée dans sa négociation, et M. de Bismarck dut s’en tenir à l’alliance russe, dont il a su tirer au demeurant un admirable parti.

Ce qui était impossible en 1867 s’est trouvé possible douze ans plus tard. Le temps a fait son œuvre, les ressentimens se sont émoussés, les passions se sont refroidies, et ceux qui avaient juré de ne jamais oublier n’ont plus voix au chapitre. Il y avait jadis à Semerve, comme chacun sait, un juge de paix nommé Perrin Dandin, homme honorable et de crédit, bon laboureur, bien chantant au lutrin, « lequel disait avoir vu le grand bonhomme Concile de Latran avec son gros chapeau rouge et la bonne dame Pragmatique Sanction, sa femme, avec ses grosses patenôtres de jayet. » Ce juge de paix pacifiait par ses conseils plus de différends qu’il n’en était vidé en tout le palais de Poitiers et en la halle de Parthenay-le-Vieux, ce qui le rendait vénérable partout et lui avait valu le surnom d’appointeur de procès. Son fils essaya d’en faire autant, mais sans succès ; à ce que dit l’histoire, il irritait et aigrissait toutes les affaires qu’il se mêlait d’arranger. Pour consoler son amour-propre, son père lui dit un jour : « Dandin, mon fils, tu n’appointes jamais les différends. Pourquoi ? Tu les prends dès le commencement, étant encore verts et crus. Je les appointe tous. Pourquoi ? Je les prends sur leur fin, bien mûrs et digérés. »

Dulcior est fructus post multa pericula ductus.

Sans contredit M. de Bismarck est supérieur à tout le monde dans l’art de négocier, autant que Perrin Dandin l’emportait sur son fils ; mais si en 1870 il a réussi à son gré dans la négociation que le comte Tauffkirchen n’avait pu mener à bonne fin, cela tient principalement à ce qu’alors le différend, était vert et cru ; en douze ans il a eu Le temps de mûrir, et ce n’est pas en diplomatie que le temps ne fait rien à l’affaire.

Au surplus, ce qui facilite beaucoup le succès d’une négociation, c’est la souplesse de l’homme avec qui l’on traite. En 1867, le ministre qui dirigeait la politique étrangère de l’empire austro-hongrois était un homme fort distingué, mais que par malheur M. de Bismarck ne pouvait souffrir. En vain le comte de Beust affirmait-il que les passions, les sentimens et les souvenirs n’exerceraient aucune influence sur ses déterminations, il a prouvé plus d’une fois qu’il se souvenait. Les propositions qu’on lui apportait de Berlin excitaient en lui une incurable défiance, il faisait sonner la pièce sur le marbre pour s’assurer qu’elle n’était pas fausse. A son tour, quoi qu’il pût dire, quoi qu’il pût faire, il était toujours en butte aux soupçons, et on sait que de son propre aveu le chancelier de l’empire germanique n’attache pas plus d’importance aux paroles d’un homme qui lui est suspect « qu’au bruit du vent dans une cheminée. » La situation a bien changé, le successeur de M. de Beust s’est toujours montré animé de tout autres dispositions et du plus sincère désir de s’entendre avec Berlin. M. de Bismarck aime à trouver dans tous les hommes qu’il emploie et dans tous ceux avec qui il traite deux qualités qui ne s’accordent pas toujours ensemble, une intelligence très ouverte et une parfaite docilité. Il méprise les gens qui ne devinent pas, il déteste ceux qui résistent, il n’a jamais pardonné à personne de lui avoir répondu : « Je ne comprends pas ou je ne peux pas. » Le comte Andrassy s’est toujours appliqué à le comprendre, et il n’a jamais dit : C’est impossible. Pendant toute la guerre d’Orient, il a suivi ponctuellement tous les conseils qui lui venaient de Varzin ; il a oublié qu’il était Hongrois, il s’est laissé persuader que le premier devoir de l’Autriche est de s’étendre à l’est et de laisser ses destinées s’en aller au fil de l’eau, emportées par le courant du Danube. Il s’est abstenu quand on l’engageait à s’abstenir, il n’a pris que ce qu’on l’autorisait à prendre. Sa confiance dans la sincérité et dans le bon vouloir de son conseiller a été absolue. Il l’avait déjà prouvé en 1875, lorsque le bruit se répandit que l’Allemagne songeait à chercher quelque vilaine chicane à l’un de ses voisins. Il a laissé l’Angleterre et la Russie s’émouvoir, il ne leur a point disputé le périlleux honneur de sauver la paix du monde. Il déclara que pour sa part il lui était impossible d’attribuer un noir dessein et de méchantes pensées au chancelier de l’empire germanique, il se porta garant de son innocence et on lui en fut reconnaissant. C’est ainsi que se fondent les longues et solides amitiés.

On savait en Allemagne que le comte Andrassy représentait l’entente cordiale entre Vienne et Berlin ; aussi la nouvelle de sa retraite, à laquelle on n’était point préparé, ne pouvait manquer d’émouvoir l’opinion. Pourquoi le comte Andrassy se retirait-il ? En vain il alléguait des raisons de santé, aucun Viennois ne les a prises au sérieux. Dans la conversation qu’il eut à ce sujet avec un journaliste, il déclara qu’il était au bout de ses forces et de ses nerfs, qu’il aspirait au repos, qu’il n’avait jamais eu cette ambition dévorante qui triomphe de toutes les lassitudes, qu’il avait pris la direction des affaires malgré lui, que ce fardeau lui pesait, qu’il lui tardait depuis longtemps de rentrer dans la vie privée, étant beaucoup plus sensible aux traverses, aux dégoûts, aux déboires, qui sont l’inévitable partage des grandes situations, qu’aux jouissances douteuses d’amour-propre qu’on en retire : — « Je me comparerais volontiers, ajouta-t-il, à ce bon prêtre qui aimait un peu trop à jouer au whist et qui un jour, par une distraction fâcheuse, avala une fiche, croyant avaler la sainte hostie : « Le ciel m’ait en pitié, disait-il, je n’ai avalé que les os. du Seigneur. » En conscience, j’en peux dire autant, je n’ai guère connu les joies que procure le pouvoir, je n’ai avalé, moi aussi, que les os du Seigneur, d’autres ont mangé la chair. » — Il se compara encore à un marin qui, après avoir fait le tour du monde, reste toujours sujet au mal de mer, ce qui lui fait prendre son métier en dégoût, et il affirma au journaliste étonné que l’ambition est une chimère, que la liberté est le premier des biens. Ces comparaisons n’ont persuadé personne. En revanche, on a jugé qu’il était sincère lorsqu’il se plaignait que l’Autriche-Hongrie fût un empire difficile à gouverner, où l’on rencontrait à chaque pas des juristes à l’esprit contentieux, des docteurs trop subtils, des excellences fertiles en objections qui ont toujours des remontrances à vous faire et qui se mettent facilement en colère quand on ne fait pas tout ce qu’elles veulent. — « Ces gens-là, disait-il encore au journaliste, se piquent de tout arranger pour le mieux ; si le bon Dieu les avait consultés, ils auraient simplifié par quelque trouvaille de génie la mécanique céleste, ils n’auraient jamais souffert que les ellipses eussent deux foyers, et en un de compte les étoiles nous seraient tombées sur la tête. »

De toutes les suppositions qu’on a pu faire pour expliquer la retraite du comte Andrassy, la plus simple est probablement la meilleure. Il est des hommes qui, doués d’un génie exceptionnel, savent se rendre nécessaires, et qui peuvent s’abandonner impunément à tous les caprices de leur humeur. Il en est un qui gouverne le monde du fond d’un ermitage ; il a beaucoup d’ennemis et il s’en soucie « aussi peu qu’un éléphant se soucie d’une aiguille. » On assure que son souverain a di t un jour de lui : « Il est insupportable, mais nous devons tous le supporter. » Quand on n’est pas un homme exceptionnel, on s’use vite au pouvoir, surtout lorsqu’il s’agit de gouverner l’empire austro-hongrois, où la principale occupation d’un ministre dirigeant est de chercher continuellement les termes d’une transaction honnête entre des races qui se détestent et des intérêts qui se combattent. De quelque manière qu’on s’y prenne, on fait en toute rencontre un ingrat et dix mécontens, et les mécontens ajoutés aux ingrats finissent toujours par venir à bout des réputations les mieux établies. Apparemment le comte Andrassy sentait qu’il commençait à s’user. En homme d’esprit, il s’est résolu à se retirer avant de s’être rendu impossible ; il a voulu se dérober à l’envie, aux récriminations, aux animosités, laisser faire les autres pendant quelque temps, ce qui est beaucoup plus sage que de prétendre se perpétuer au pouvoir. Il croit à sa prochaine résurrection, et il a cédé provisoirement la place au baron de Haymerlé, qui n’est pas un homme d’état assez important pour représenter un changement de système, et dont le crédit n’est pas assez imposant pour qu’on le considère comme un ministre définitif ; il aura toujours l’air d’un substitut. — « La résurrection, disait jadis un phénix philosophe, est la chose du monde la plus simple. Tous les animaux ensevelis dans la terre ressuscitent en herbes, en plantes, et nourrissent d’autres animaux, dont ils renouvellent la substance. Il est vrai que je suis le seul à qui le puissant Orosmade ait fait la grâce de ressusciter dans sa propre nature. » Le comte Andrassy revit dans la personne du baron de Haymerlé, et selon toute apparence le puissant Orosmade lui fera un jour la grâce de ressusciter dans sa propre nature.

Que M. de Bismarck se soit rendu à Vienne pour s’assurer que la retraite du comte Andrassy n’avait rien changé et ne changerait rien à la politique de la cour de Vienne, rien n’est plus naturel. Que les hommes d’état des deux empires aient concerté ensemble la ligne de conduite qu’il leur convient de suivre pour garantir leurs intérêts communs, on n’en saurait douter. Que les souverains des deux états aient approuvé et ratifié les résolutions ou l’entente verbale de leurs ministres, cela paraît absolument certain. Mais il n’est pas sûr que cette entente ait revêtu la forme d’un instrument diplomatique, d’un traité d’alliance en règle. Quant aux récits vraiment romanesques et presque fantastiques que certains journaux officieux d’Allemagne ont brodés sur ce thème, il est impossible de les prendre au sérieux, à moins qu’on ne soit résolu à tenir l’absurde pour vrai. Croirons-nous que le prince des ténèbres avait ourdi un monstrueux complot contre la paix de l’Europe et la sécurité de l’empire germanique ? Croirons-nous qu’en revenant à Berlin, M. de Bismarck a dénoncé au ministère prussien la gravité du péril, et que le ministère prussien a frémi ? Croirons-nous que si l’Allemagne tout entière avait assisté à ce conseil secret, comme le ministère prussien, l’Allemagne tout entière aurait frémi ? Croirons-nous que le comte Stolberg est parti précipitamment pour Baden, qu’il a révélé sans ménagement à l’empereur l’horreur de la situation, qu’à son tour l’empereur a frémi, lui aussi, et que sacrifiant à la sûreté de ses peuples ses vieilles sympathies pour la Russie et la tendre affection qu’il a toujours portée à son neveu, il a signé, la mort dans l’âme, tout ce qu’on a voulu ?

Je viens vous annoncer une grande nouvelle,
Nous l’avons, en donnant, madame, échappé belle :
Un monde près de nous a passé tout du long,
Est chu tout au travers de notre tourbillon,
Et s’il eût, en chemin, rencontré notre terre,
Elle eût été brisés en morceaux comme verre.


Il ne faut pas croire trop facilement aux comètes et aux ravages qu’elles peuvent faire ; mais il y a des gens intéressés à ce qu’on y croie, et quand l’Allemagne frémit, on peut être sûr qu’ils y trouvent leur compte.

La vive polémique qui s’est engagée naguère entre la presse russe et la presse allemande a fait beaucoup de bruit ; mais l’Europe ne s’en est émue que médiocrement ; elle sait que ce ne sont pas les journalistes qui décident de la paix et de la guerre et qui font parler les canons. Les Allemands ont peu de sympathies naturelles pour les Russes, et les Russes le leur rendent bien. L’Allemagne n’aime pas à se rappeler tout ce que l’empereur Alexandre et le prince Gortchakof ont fait pour elle en 1870. Il lui semble que sa gloire en est diminuée. Frédéric II disait avec sa crudité de langage habituelle : « L’alliance russe est une alliance d’ostentation, destinée à couvrir mes derrières. » Dans ces dernières années, l’alliance russe a été beaucoup plus qu’une alliance de pure ostentation, elle a rendu à l’ambition prussienne les services les plus effectifs et les plus signalés. On s’en souvient trop à Moscou et à Saint-Pétersbourg ; les journaux qui paraissent dans « la troisième Rome, » ainsi que dans la ville a où les rues sont humides et où les cœurs sont secs, » rappellent trop souvent à l’Allemagne les obligations et la dette qu’elle a contractées. Les Allemands prennent facilement la mouche, et depuis quelque temps ils éprouvent le besoin de s’illustrer à leur tour par leur ingratitude. Pendant la. guerre d’Orient, ils ont eu peine à comprendre et à excuser les égards excessifs que le chancelier de l’empire germanique paraissait avoir pour les convoitises moscovites. S’il avait prononcé au lendemain de la prise de Plevna ce Quos ego qui endort les vents et réprime les tempêtes, l’Allemagne tout entière eût applaudi à son impérieuse sommation.

Il règne aussi en Allemagne une disposition assez générale à donner à l’alliance autrichienne la préférence sur l’alliance russe. L’entente cordiale des trois empereurs n’y a jamais été populaire ; on aime mieux s’entendre à deux, et c’est sur les bords du Danube qu’on serait heureux de rencontrer l’ami puissant et nécessaire, à qui on pourrait dire tous ses secrets et qui s’engagerait à n’en point avoir. Une Autriche boudeuse, malveillante, sourdement hostile, réservant l’avenir et la liberté de son action, est considérée comme un grave péril, son amitié serait regardée comme la plus précieuse des garanties, et on serait enchanté de conclure avec elle un traité perpétuel, accompagné d’une convention douanière. Malheureusement les traités perpétuels n’entrent guère dans les combinaisons de M. de Bismarck ; il n’aime pas à s’enchaîner, à se lier les mains, et s’il poursuit toujours le même but, il lui plaît de changer de moyens. Il ressemble à ces directeurs de théâtre qui préfèrent les spectacles coupés aux pièces en cinq actes, et qui prennent leur parti de renouveler souvent leur affiche. Quant aux conventions douanières, elles offrent aussi quelques difficultés. Si nous sommes bien informé, M. de Bismarck avait résolu d’ajourner la conclusion de tout traité de commerce. Tout fraîchement converti au protectionnisme, il désire savoir ce que le protectionnisme rapporte. Il se flatte que son nouveau tarif douanier lui donnera bon an mal an 120 millions de marks ; il en veut faire l’expérience. Au surplus, en vertu du traité de Francfort, toutes les concessions qu’il fera à l’empire austro-hongrois seront applicables à la France. Si décousue que puisse Sembler la politique financière de M. de Bismarck, se donnera-t-il si promptement un démenti ? Si fertile qu’il soit en expédiens, en trouvera-t-il un pour favoriser l’Autriche sans que la France en profite ? L’omnipotence elle-même a ses pudeurs.

Les Allemands n’aiment pas les Russes, et il leur serait souvent difficile de dire pourquoi. Les Russes du parti panslaviste ou national détestent les Allemands, et ils sont toujours prêts à s’en expliquer. L’animadversion qu’ils professent à l’égard de leurs puissans et savans voisins se manifeste en toute rencontre ; le premier incident venu lui sert d’aliment. Au mois de février de cette année, ce fut une grosse question de savoir si l’on avait réellement découvert un cas de peste à Saint-Pétersbourg ou si le nommé Prokofief était atteint tout simplement d’une syphilis constitutionnelle. Les médecins allemands se prononcèrent pour la syphilis, le médecin impérial Botkin déclara sur sa tête que le nommé Prokofief avait la peste. Nous lisons dans un livre intitulé : la Russie avant et après la guerre, qu’autrefois, dans l’âge d’innocence, il ne régnait aucune hostilité nationale entre les médecins allemands de Saint-Pétersbourg et leurs confrères russes, que la supériorité des premiers passait pour un fait constant dans tout l’empire et en particulier dans la résidence. — « Le grand mérite de Botkin fut de s’insurger contre cette tradition. Il était parvenu à la renommée dans le temps même où le fanatisme national commençait à avoir la vogue. Profitant habilement des dispositions régnantes, cet homme de valeur et de forte volonté se posa comme le médecin russe par excellence et comme l’adversaire de l’hégémonie allemande, à laquelle il avait juré une haine mortelle. Il réussit de la sorte à se mettre à la mode et à persuader au grand monde qu’un homme de qualité ne pouvait quitter convenablement cette vallée de larmes qu’avec l’assistance du docteur Botkin[1]. » Il en résulta que l’affaire Prokofîef devint une très grosse affaire et que la question de savoir si ce pauvre diable avait la peste acquit toute l’importance d’un événement politique. La dispute s’échauffa, tout le monde s’en mêla, on échangea beaucoup d’injures ; pour un peu on aurait pu se croire revenu aux beaux temps de l’orageuse querelle des piccinistes et des gluckistes. A la vérité, il s’agissait de tout autre chose que de musique, mais les peuples ne se passionnent pas seulement pour des chansons, et le parti national déclarait dans tous ses journaux que quiconque se permettait de croire à la syphilis de Prokofief manquait aux devoirs les plus élémentaires du patriotisme russe.

Il n’est pas nécessaire de faire un grand effort d’imagination pour comprendre les sentimens et les ressentimens du parti national russe. « Comme les grandes fêtes se terminent ! disait un roi de Babylone, et comme elles laissent un vide étonnant dans l’âme, quand le fracas est passé ! » En ce cas-ci, la fête s’était mal terminée, et il est naturel que les Russes se soient dit : « Il y a sept ans, nous avons sauvé l’Allemagne de l’arbitrage de l’Europe et de l’intervention des neutres. Grâce à nous, elle a pu traiter directement avec le vaincu et lui imposer les plus dures conditions sans que personne s’ingérât dans cette affaire. Tout bienfait mérite récompense. Si l’Allemagne s’était acquittée de sa dette, elle nous aurait reconnu le droit de dicter à notre tour nos conditions à la Turquie, et le congrès présidé par M. de Bismarck n’aurait pas eu d’autre occupation que la facile besogne d’enregistrer ou d’entériner le traité de San-Stefano. » L’auteur anonyme du livre intéressant que nous venons de citer a retracé dans quelques pages vivement écrites les impressions produites sur le public russe par la révision du traité de San-Stefano et par le rôle que joua M. de Bismarck au congrès. Il a dit leur fait à ces dilettanti politiques, « qui avaient essayé de surprendre l’Europe par un fait accompli et de dissimuler par une attitude comminatoire l’insuffisance militaire et financière de la Russie. » — « Le premier effet de cette tentative fut que la société russe se trouva confirmée dans l’idée irréfléchie et présomptueuse qu’elle se faisait de ses forces et de ses ressources. Le second fut de placer le gouvernement dans l’alternative d’affronter une lutte mortelle ou de laisser mettre en question ce qui lui restait d’autorité. Le troisième fut que les résultats réels des campagnes de 1877 et de 1878 se trouvèrent amoindris aux yeux de la nation et perdirent toute leur valeur. Quand on connut les conditions stipulées à San-Stefano, les trois quarts de la presse et du public déclarèrent qu’on n’aurait jamais pu croire à tant d’abnégation et de désintéressement, que le gouvernement avait fait preuve d’une modération et d’une bénignité jusqu’alors inconnues dans l’histoire. Tous les partis tombaient d’accord que retrancher un iota à l’une des clauses du traité était chose impossible, que toute la question était de savoir si on les jugerait suffisantes, si on n’exigerait pas au moins une occupation temporaire de Constantinople… Qu’importait aux fanatiques de Moscou et aux phraséologues de profession de Saint-Pétersbourg que le crédit de l’état en fût réduit aux dernières extrémités ? Que leur importait la dépréciation vraiment désespérée du papier-monnaie ? En vain M. de Reutern affirmait-il qu’une nouvelle campagne était une impossibilité financière ; en vain le ministre de la guerre, M. Miliutine, refusait-il de prendre sur lui la responsabilité de l’événement. D’après le propre témoignage de l’héritier de la couronne impériale, l’honneur du nom russe avait été engagé à San-Stefano, et le gouvernement avait brûlé ses vaisseaux. Le moyen de s’opposer à la volonté unanime de la nation ! et qui pouvait avoir le courage de faire entendre le langage de la froide raison à un peuple enfiévré qui prophétisait, et par la bouche duquel le Saint-Esprit avait parlé ? »

L’empereur Alexandre a eu ce courage. Persuadé par les argumens du comte Schouwalof, il s’est résolu à conférer avec l’Europe ; le congrès s’est réuni, le traité de San-Stefano n’y a figuré qu’à titre de document curieux, la Bosnie est devenue une province autrichienne, la Grande-Bulgarie a été découpée en deux morceaux, et M. Aksakof, qui a toujours aimé l’hyperbole, s’est écrié que « les diplomates du mois de juin 1878 avaient porté au prestige russe des coups plus terribles que n’auraient pu le faire les plus pervers des nihilistes. » C’est au comte Schouwalof et surtout à M. de Bismarck qu’on s’en est pris. Cependant les vrais coupables n’étaient pas les diplomates du mois de juin, mais les diplomates du mois de février, qui avaient entraîné la Russie dans une politique d’aventure. Les institutions suppléent quelquefois aux hommes, et les hommes peuvent tenir lieu d’institutions ; mais dans un pays où il n’y a point d’institutions, le choix des hommes devient une affaire capitale, et, faute d’un contrôle sérieux, les erreurs commises par les dilettanti sont irréparables.

Si les passions et les rancunes des peuples décidaient de la paix et de la guerre, à quoi serviraient les gouvernemens, et en particulier les gouvernemens forts et autoritaires ? On ne persuadera à personne qu’une guerre d’entraînement national entre l’empire germanique et la Russie soit au nombre des futurs contingens ; mais il y a de bonnes raisons pour qu’on en parle. Ceux qui s’inquiètent outre mesure du langage alarmiste tenu par les journaux officieux de Berlin ou de Cologne devraient faire la réflexion bien simple que voici. Le septennat militaire expire l’an prochain, le budget de la guerre avait été voté pour sept ans, le Reichstag sera appelé à le voter de nouveau dans quelques mois, et pour former une majorité compacte, résolue à repousser toutes les réductions réclamées par les contribuables et à consentir à toutes les augmentations désirées par le gouvernement, il convient de persuader à l’Allemagne qu’on nourrit contre elle à Saint-Pétersbourg les plus noirs desseins, que sa sécurité est compromise, qu’un grand danger la menace, que sa frontière de l’est est insuffisamment armée.

La politique de l’épouvantail est très utile pour délier les cordons de bourse. Jusqu’aujourd’hui c’étaient la France et ses prétendus projets de revanche qui en faisaient les frais. Grâce à sa conduite éminemment correcte, le cabinet français ne peut plus être soupçonné de menées ténébreuses, et les accusations qu’on porterait contre sa bonne foi trouveraient peu de créance. On lui rend justice à Berlin, on s’y loue de ses honnêtes procédés et de sa modestie. Il a eu le mérite de ne pas se renfermer dans une abstention chagrine et boudeuse ; il n’a pas dit : Je me recueille. Il s’est prêté de bonne grâce à se mêler des questions sur lesquelles on lui demandait son avis. Il a laissé à d’autres les vastes combinaisons, l’amour des entreprises ; il a réservé tout son empressement, tous ses soins pour les affaires qui ne tirent pas à conséquence, il s’occupe de faire un peu de police en Égypte, d’arrondir la Grèce, d’assurer un sort meilleur aux juifs de la Roumanie. Les diplomates qu’on met à la retraite avant le temps amusent leurs loisirs à collectionner des médailles ou des gravures, d’autres s’adonnent à la culture des roses. Le gouvernement français, en se retirant des grandes affaires de l’Europe, s’est consacré tout entier à la culture des questions innocentes. A vrai dire, elles ont leurs épines, comme les roses : il y en a partout.

L’épouvantail aujourd’hui n’est plus la France, c’est la Russie. On affirme à Berlin et ailleurs que le parti national et les panslavistes ont amassé dans leur cœur des trésors de haine, qu’ils ont juré d’en découdre avec l’Allemagne, que l’empereur Alexandre et le prince Gortchakof ne sont plus maîtres des passions qu’ils ont imprudemment attisées. On a appris de bonne source que la Russie se livre à des arméniens formidables, qu’elle augmente son armée de quatre cent mille hommes, qu’elle a créé de nouveaux cadres suffisans pour mettre sur pied vingt-quatre nouvelles divisions, qu’elle a posté en Pologne des masses effrayantes de cavalerie, qui en trois jours pourraient passer la frontière. Les Russes, ajoutent ces nouvellistes bien informés, ont découvert que c’est à Berlin qu’il faut aller chercher les clés de Sainte-Sophie. D’autres Russes à la vérité répliquent que c’est à Vienne qu’elles se trouvent, mais ils estiment qu’on ne peut aller à Vienne sans passer par Berlin. Comme nous l’avons dit, on ne soupçonne pas le cabinet français de vouloir prendre part à cette aventureuse campagne ; mais on déclara qu’il y a en France un parti bien dangereux, toujours prêt à comploter contre l’empire allemand, et qui profiterait de l’occasion pour s’emparer du pouvoir. Ce parti est composé d’hommes d’intrigue, industrieux, remuans, dont on ne saurait trop se défier. « J’aperçus, disait l’apôtre saint Jean, un ange qui était debout dans le soleil et qui cria d’une voix forte à tous les oiseaux, grands et petits : Venez, rassemblez-vous pour le grand festin que Dieu vous donne, pour manger la chair des rois, la, chair des généraux, la chair des hommes forts, la chair des chevaux et de ceux.qui les montent. » La grande coalition du prince Gortchakof et des orléanistes, voilà le mystère d’iniquité, voilà le puits de l’abîme, d’où sort la noire fumée qui obscurcit le ciel de l’Allemagne.

Nous ne pensons pas qu’à Saint-Pétersbourg on s’émeuve beaucoup de ces imputations, et nous inclinons à croire que le voyage de M. de Bismarck à Vienne a causé au gouvernement russe plus d’humeur et de contrariété que d’inquiétude. Le gouvernement russe sait bien que le septennat militaire a été pour quelque chose dans cette démonstration à grand effet ; il sait aussi que quand M. de Bismarck conclut des alliances sérieuses en vue d’une action prochaine, il déploie moins d’apparat, fait beaucoup moins de bruit, que tout se passe sous le manteau de la cheminée et que l’univers n’est pas mis dans le secret. Il n’y a rien d’invraisemblable dans les paroles qu’attribue au chancelier de l’empire allemand un journal ministériel d’Autriche, qui affirmait l’autre jour qu’on n’a point échangé de signatures à Vienne, qu’on s’en est tenu aux conventions verbales : — « Nous nous entendrons plus facilement sans traité qu’avec un traité, doit avoir dit M. de Bismarck, Une convention écrite est plutôt une entrave qu’une garantie, car elle empêche de donner de l’extension à l’amitié. Qu’Haymerlé ou moi nous ayons subitement l’idée de ménager plus d’intimité à notre liaison, nos écritures seraient un empêchement, car il nous en coûterait de les remanier toutes les quatre semaines. Quand je me suis marié, je n’ai pas fait d’accord écrit avec ma femme, et nous avons vécu en bonne harmonie jusqu’ici mieux que nous ne l’aurions fait avec un contrat. » M. de Bismarck a toujours été friand de l’écriture des autres et avare de la sienne. Il ne se donne jamais, il réserve le lendemain, il est l’homme des occasions et n’a de goût que pour les alliances occasionnelles. Qui peut se flatter de savoir ce qu’il fera dans un an d’ici ? On le saura d’autant moins que M. de Bulow vient de mourir. C’était un homme précieux que M. de Bulow, et sa perte sera longtemps pleurée par le corps diplomatique de Berlin. M. de Bismarck ne souffre pas qu’on l’interroge, et pour avoir le droit de l’approcher, il faut être député. C’est avec les membres du Reichstag qu’il dépense les 6,000 thalers qui lui sont alloués pour frais de représentation. Non-seulement M. de Bulow donnait à dîner aux diplomates, et il puisait dans sa bourse pour les bien traiter ; mais il était accueillant, affable, il répondait aux questions qu’on lui faisait. Bien qu’il fût aussi docile que M. de Bismarck pouvait le désirer, il avait conquis une sorte d’autorité, et les renseignemens qu’il fournissait aux ambassadeurs et aux ministres plénipotentiaires avaient quelque valeur. Tant que cet homme d’un mérite aimable n’aura pas été remplacé, il n’y aura plus de bureau d’informations à Berlin, et on saura moins que jamais ce que M. de Bismarck est capable de faire dans un an.

Ce qu’on peut affirmer, c’est que jusqu’à l’heure plus ou moins prochaine où sera voté le budget de l’armée, la politique de l’épouvantail sera à l’ordre du jour dans toute l’Allemagne, que les journaux officieux réveilleront de temps à autre ses inquiétudes en lui montrant du doigt le sombre nuage qui s’amasse sur la Vistule. L’Allemagne se laissera persuader, elle croira au nuage et à la comète :

Nous l’avons, en dormant, madame, échappa belle.


Aussi, quand le moment sera venu, il se trouvera dans le Reichstag une majorité composée de conservateurs et de patriotes pour voter sans l’amender le budget qu’on lui proposera. Peut-être alors le prince Gortchakof aura-t-il de guerre lasse renoncé aux affaires, peut-être son successeur sera-t-il un homme agréable au chancelier de l’empire allemand, le comte Schouwalof par exemple, et un rapprochement s’opérera sans effort entre Berlin et Saint-Pétersbourg. Si l’on s’en plaignait à Vienne, M. de Bismarck répondrait à tout ce qu’on pourrait lui dire par sa théorie sur l’élasticité et l’extension des amitiés. Il expliquerait que tour à tour les unes décroissent tandis que les autres s’accroissent, il ajouterait que la politique est chose ondoyante et diverse, que tout dépend des circonstances et qu’au surplus il n’y a de marchés valables que ceux où le notaire a passé. Il y eut autrefois un roi de Suède qui fit un voyage à Rome ; il était grand amateur d’antiquités, mais un peu dur à la détente, et les Romains, qui sont nés malins, disaient de lui qu’il voyait tout, achetait peu et payait moins encore : Tutto vede, poco compra e meno paga. Tout examiner, tout essayer, avoir l’œil à tout, mais n’acheter jamais qu’à bon escient et payer toujours le moins possible, c’est là le fond de la diplomatie réaliste.


G. VALBERT.

  1. Russland vor und nach dem Kriege, auch « aus der Petenburger Gesellschaft, » Leipzig, Brockhaus, 1879, p. 436.