UN NAUFRAGE.

J’aime dans ces nuits orageuses d’hiver, seul auprès de mon feu, entendre la grêle et la pluie battre mes carreaux, le vent soulever mes volets et les agiter sur leurs gonds, ou bien s’engouffrer et mugir sourdement dans le tuyau de ma cheminée. Cela me reporte sur la mer ; et réveille en moi des souvenirs qui ne m’apparaissent plus que comme un songe éloigné fait dans les beaux jours de la vie, dans cet âge où une surabondance d’existence me faisait entrevoir l’avenir aussi grand, aussi immense, aussi indéfini que l’océan sans bornes au milieu duquel j’étais emporté. Qu’elle s’est usée vite cette existence ! deux passions l’ont dévorée. Oui ! mais deux passions grandes, nobles et généreuses, telles qu’on peut toujours les avouer, et qui permettent, dans un âge plus avancé, de regarder derrière soi sans rougir. Et d’ailleurs, qu’est-ce qu’une vie sans sensations ? quelles sont celles que peut donner la sphère étroite des habitudes vulgaires de sa contrée, de son pays, de l’Europe même… Il faut à une âme ardente, altérée de grandes choses, le monde tout entier à parcourir, une nature nouvelle, des terres, des peuplades inconnues, des tempêtes, des périls, des naufrages, et l’aspect subit, instantané de la mort, pour sentir et donner du prix à l’existence.

Mais ce n’est pas tout-à-fait cela que je voulais dire. Je voulais raconter comment, après avoir traversé tout le grand Océan austral, après avoir navigué pendant deux mois entre la Nouvelle-Hollande et l’Amérique, nous arrivâmes sous le cap Horn, l’extrémité de la terre de Feu. Nous abordions ces contrées inhospitalières, l’ancre était jetée, lorsque des rafales subites, nous poussant sur des rochers, forcèrent de couper le câble et de prendre le large en louvoyant dans le détroit de Lemaire. Le temps était sombre et menaçant, des nuages noirs emportés par les vents passaient rapidement sur nos têtes, et fuyaient vers le pôle. Quelques instans suffirent pour amener une des plus effroyables tempêtes que eussions vues. À peine eut-on le temps de serrer les voiles. Celles qu’on crut nécessaires à mieux diriger le navire furent déchirées, enlevées, emportées dans les airs. Une mer peu profonde, soulevée jusque dans ses abîmes, abandonnait aux vents l’écume de ses vagues qui retombaient sur nous en pluie salée. Le vaisseau, ne pouvant plus prêter le côté, fut obligé de fuir sans voiles devant l’ouragan. Quatre hommes à la roue du gouvernail avaient de la peine à le diriger. Des masses d’eau battaient ses flancs, inondaient sa batterie, balayaient son pont, et le faisaient craquer dans toutes ses parties. La nuit était venue. L’équipage à son poste, prêt à agir, n’avait plus qu’à attendre la fin de la tourmente. Ce fut alors qu’on cria terre devant nous ! À ce cri de terreur, précurseur d’une mort inévitable et prompte, le capitaine répondit : « Si c’est vraiment la terre, nous ne pouvons l’éviter ; mais ce ne doit pas être elle. » En effet, c’était un de ces nuages qui la simulent quelquefois, et trompent le navigateur. La tempête dura toute la nuit, et le lendemain les côtes d’Amérique et la terre des États étaient loin derrière nous. Nous venions de doubler un de ces grands caps, séjour des tempêtes et d’éternels frimas ; nous regardions comme terminé un voyage commencé par l’est, il y avait plus de deux ans et demi, lorsque nous apparurent les côtes verdoyantes des îles Malouines.

Fatigués d’une longue et rude navigation, nous saluâmes avec transport une terre qui nous promettait quelques jours de calme et de repos. Par une belle soirée d’automne, nous cinglions rapidement vers le port, lorsqu’une roche inattendue vint arrêter le navire dans sa course, et entr’ouvrir ses flancs. La secousse fut violente, le danger pressant. L’eau entrait avec force ; nous courûmes aux pompes, qui étaient celles d’un vaisseau de premier rang. Ce fut vainement : il en entrait plus que nous ne pouvions en rejeter. Nous voyions peu à peu notre navire se remplir et s’enfoncer ; tous nos efforts ne faisaient que le maintenir à la surface. Cependant une partie d’entre nous abandonnait quelquefois les pompes pour se porter à la manœuvre, virer de bord, et chercher en louvoyant à gagner le rivage, distant de plusieurs lieues. Un calme presque complet s’unissait à une nuit profonde : on n’entendait d’autre bruit que celui de nos bras tendus sur les leviers, et des tourbillons d’eau s’engouffrant dans la cale de la corvette. Toutefois quelque chose de généreux ressortait de cette position désespérée, et il y avait de l’intérêt à contempler cent vingt Français loin de leur patrie, aux extrémités du monde, luttant en chantant contre leur destruction prochaine ; car si le navire se fût tout à coup englouti, les derniers accens qu’on eût entendus eussent été des cris de joie. Un seul sentiment peut-être contristait en ce moment ces jeunes gens, qui ne craignaient pas la mort ; c’était de voir au milieu d’eux une jeune femme, l’honneur et le modèle de son sexe, exposée à un péril que son amour conjugal lui avait fait affronter. L’intérêt qu’elle inspirait nous porta à laisser un instant le pont pour chercher à la soustraire à la catastrophe qui pouvait subitement arriver, car un impérieux devoir ne permettait à celui naturellement chargé de ce soin de s’en occuper. Nous la trouvâmes, comme elle se montra toujours, calme et résignée. Mais nous ne pouvions rien, et nous devions tous périr ou nous sauver ensemble.

Nous entrions insensiblement dans une baie immense. Nos forces, épuisées par neuf heures d’un travail excessif, n’allaient plus nous permettre de maintenir l’eau dont le navire était rempli au degré convenable pour l’empêcher de couler, lorsqu’il échoua sur la côte. Il était deux heures du matin, et le jour ne paraissait pas encore. L’équipage, accablé de fatigue, s’étendit sur les manœuvres, et prit quelques instans de repos.

Dès qu’il fit assez clair pour entrevoir notre position, nous vîmes que nous étions sur une plage sablonneuse ; devant nous s’étendaient des plaines herbeuses sans fin, entrecoupées de ruisseaux, d’étangs, et bornées par de hautes montagnes nues et arides : pas un arbre, pas un arbrisseau ne venait rompre la monotonie de ces prairies. Des nuées d’oiseaux de mer, étonnés de voir troubler leur solitude, tournoyaient autour de nous, et se disputaient en criant les débris d’alimens que les flots entraînaient du navire. La marée, en se retirant, l’inclina sur le côté. Rien ne fut plus triste alors que d’entendre le son rauque des lames qui entraient et sortaient par les sabords de sa batterie. Les voiles furent amenées, les mâts baissés ; les vergues servirent de soutien à la corvette pour l’empêcher de se coucher davantage et de se remplir entièrement.

Pendant ce temps, le capitaine envoya reconnaître le pays et chercher un lieu convenable pour asseoir un camp.

Ici commence pour nous un nouveau mode d’existence. À une navigation tantôt paisible, tantôt orageuse et inquiète, mais débarrassée du soin de se procurer des vivres qu’on porte toujours avec soi, succède tout à coup une vie sauvage sur une terre déserte ; la nécessité de trouver tous les jours des alimens pendant un temps dont on ne peut pas prévoir la durée, et pour résultat dans l’éloignement, une fin misérable, affreuse, désespérée.

Notre navire ne pouvait plus se relever, ni sa voie d’eau se réparer. Couché sur le côté, il avait eu le malheur de subir pendant vingt-quatre heures la violence d’un raz-de-marée qui l’avait porté plus haut sur la plage, et en partie rempli de sable. Quelle nuit encore que celle où toute communication avec la terre étant interrompue, les lames qui arrivaient du large en déferlant soulevaient la corvette par son arrière, et, la laissant retomber de tout son poids, menaçaient à chaque coup de l’abîmer et de la faire disparaître !

La nécessité dans laquelle nous avions été de pomper constamment pour l’emmener jusque là ne nous avait permis de sauver que fort peu de biscuit. Le reste nous revint mouillé par la mer et mélangé avec mille saletés. Ce fut notre nourriture des premiers instans.

Les personnes qui exploraient les environs tuèrent sur les bords d’un petit étang un énorme phoque qui semblait accablé de vieillesse, et s’y être retiré pour y mourir. Ce monstre marin du poids de deux mille livres, fournit pendant quelques jours un aliment gras et huileux, dont plusieurs de nous furent incommodés. Quand nous n’avions rien autre chose à manger, on envoyait enlever à la pièce la quantité de viande nécessaire à tout l’équipage. Dans ces contrées à température fraîche, elle se conserve assez long-temps à l’air sans altération et sans être souillée par des insectes qui n’existent pas dans l’île.

Cependant on portait à terre tout ce qu’on pouvait retirer du navire. Un camp fut établi à quelques pas du rivage derrière des dunes de sable, non loin d’un ruisseau. Avec les mâts et les voiles, on dressa des tentes pour l’équipage, les maîtres, l’état-major et le commandant. Le même ordre qu’à bord régna dans cet arrangement, et chacun de nous se maintint dans ses rapports respectifs. Nous n’avions point de précautions à prendre contre les naturels et les bêtes féroces ; et la discipline qui existait naturellement indiquait que nous n’aurions pas à nous prémunir contre nous-mêmes : du moins tant que nous trouverions assez d’alimens pour vivre en commun.

Cette île avait autrefois été habitée. Bougainville, le premier Français qui fit comme en plaisantant le tour du monde, que ses découvertes, ses privations et ses périls ont rendu moins célèbre que son charmant Épisode de Thaïti, fonda jadis un établissement sur les Malouines pour la pêche de la baleine. Il ne réussit pas ; mais les chevaux qu’on y laissa devinrent sauvages, et multiplièrent beaucoup. Ces animaux, des oiseaux, quelques phoques devaient dorénavant nous servir de nourriture jusqu’à ce que nous eussions construit un petit navire des débris du nôtre.

Chaque jour nous allions en détachement à la recherche des vivres, qu’on déposait en commun. Des hommes apostés dans quelques accidens de terrain de ces plaines immenses guettaient les chevaux et quelques bœufs qu’il était difficile d’atteindre, car pas un arbre, pas un monticule ne nous dérobait à leur vue. Dans les premiers jours, les oies du rivage et les oiseaux de mer suffirent à nos besoins ; mais l’époque approchait où ils devaient émigrer vers d’autres contrées.

Un bien singulier oiseau nous fut d’un grand secours : c’est le manchot, qui ne vole pas, qui a deux nageoires aplaties au lieu d’ailes, et dont le corps est couvert d’un feutre serré, ressemblant plus à de la soie qu’à de la plume. On dirait même que ce sont des écailles qui recouvrent ses petites rames. Ces oiseaux-poissons, ne trouvant leur nourriture que dans l’eau, s’y tiennent plus souvent qu’à terre. Ils avaient choisi pour demeure une des petites îles de la rade, afin de ne pas y être inquiétés dans la ponte, et l’éducation de leurs petits. Ils se tenaient par milliers dans des terriers cachés au milieu de grandes graminées. Quand nous manquions de ressources ailleurs, nous abordions à cette île, que nous considérions comme un magasin de réserve, et nous fesions un massacre régulier de ces malheureux oiseaux qui n’opposaient à nos coups qu’une fuite embarrassée et des cris lamentables ressemblant à ceux d’un ânon. Ils émigrent tous à la fois à des époques fixes, et un jour nous ne fûmes pas peu surpris de n’en plus trouver un seul.

Ces îles embrumées servent une partie de l’année de refuge à diverses espèces d’oiseaux qui accourent des extrémités de ce monde austral. Des nuées de cormorans au vol lourd et difficile viennent se ranger à la file sur les rescifs qui s’avancent dans la rade, et se laissent stupidement assommer. Des albatros, des pétrels géans, des mouettes, des labbes, disputent en criant dans les airs des lambeaux de proie aux vautours noirs et aux aigles. Ces derniers poussaient l’audace jusqu’à tournoyer autour de nos têtes, et déchirer devant nous le gibier que nous venions d’abattre. Eux-mêmes aussi finirent par nous servir d’aliment.

Cependant les jours s’écoulaient lentement, l’hiver approchait, et avec lui les frimas qui allaient couvrir la terre et chasser vers d’autres régions les animaux qui nous conservaient la vie. Nous n’avions plus d’autre espoir de délivrance que dans l’envoi de notre chaloupe à la côte d’Amérique, distante de plus de trois cents lieues. Dans des mers aussi orageuses, la réussite d’une telle entreprise était plus que douteuse, et les deux officiers et les quatre matelots qui furent désignés pour cette noble et périlleuse mission, n’échangeaient que la perspective de se noyer contre celle de mourir de misère et de faim.

Une fois je fus envoyé en reconnaissance au village de Saint-Louis. Je parcourais avec tristesse ces maisons abandonnées, encore debout et sans toiture ; à la place du foyer domestique croissaient des plantes potagères dégénérées qu’avait apportées dans son émigration une génération qui n’existait plus. Comme elle, elles n’avaient pu prospérer sur ces plages étrangères et lointaines qui ne reçoivent presque jamais la douce influence du soleil. Tout à coup je vis sortir du sol une abondante fumée ; j’appelai mes compagnons : nous crûmes un instant que quelqu’un avait abordé l’île à notre insu, et que l’espérance d’en sortir nous était rendue. Vainement ! le feu qui brûlait avait été mis depuis plus de deux mois sur ce terrain tourbeux, et durait encore. Nous en vîmes la date écrite en anglais sur le mur.

Dans un tel état de choses, je trouvai quelques distractions dans l’étude de la nature. Je cherchais à surprendre les mœurs des animaux qui peuplaient cette solitude, et que la présence de l’homme n’avait ni troublées ni modifiées. J’observais l’instinct du phoque, à qui cette même nature semble avoir refusé les organes que demande son intelligence manifestée par l’expression de ses yeux. Ce mammifère, qui ressemble au chien, fait pour aller dans l’eau, n’a pour moteur sur la terre que des moignons informes sur lesquels il se traîne et rampe. Je voyais l’attachement du manchot pour ses petits qu’il rassemble auprès de lui, et cherche à défendre. Le soir, en contournant les grèves pour rentrer au camp, je me plaisais à entendre les petits éclats de la mouette rieuse, luttant comme moi, au milieu des brumes, contre le vent, et dans l’éloignement les claquemens du héron bihoreau en sentinelle sur une pointe avancée de rocher.

Il arriva qu’une fois une baleine en se jouant dans la baie vint s’échouer sur le rivage. Elle frappait l’onde de sa queue, et lançait par ses évens des torrens d’eau en vapeur. On envoya un canot pour s’en emparer. Un matelot, renouvelant en quelque sorte une de ces scènes fabuleuses et gigantesques de l’Arioste, monta sur son dos, y fit un grand trou à coups de hache, dans lequel il jeta un grapin. Cette petite ancre à plusieurs becs tenait à une grosse corde fixée à terre. À la marée montante, le monstre, par un léger mouvement de malaise, rompit la corde et gagna le large ; mais, épuisé par ses blessures, il revint bientôt expirer sur le rivage. Des nuées d’oiseaux voraces fondirent dessus, déchiquetèrent sa peau, en firent découler l’huile, qui, se répandant sur la plage, en rendit les alentours glissans et à peine abordables.

Au camp, les journées n’étaient point oisives. Le son de la cloche appelait le matin tout le monde à l’ouvrage. Les uns allaient enlever au navire ce qui était nécessaire pour chercher à en construire un autre ; les autres fortifiaient les tentes contre la violence du vent, qui avait déjà menacé de les enlever ; d’autres préparaient la tourbe qui servait à la cuisson des alimens, tandis qu’on envoyait des détachemens chercher les chevaux et le gibier qui avaient été tués au loin. C’était toujours le travail le plus fatigant que de marcher chargé sur un sol inégal, couvert d’herbes et de trous. Les charpentiers, les serruriers travaillaient au canot qui devait bientôt partir.

Cependant je passai des nuits bien calmes sous la tente, travaillant à la lueur de ma lampe de coquille, alimentée par l’huile de phoque. Je me souviendrai toujours du plaisir que j’éprouvai à lire les Entretiens d’Eudoxe, que je ne connaissais pas. L’auteur a mis dans cet ouvrage d’éducation toute la sagesse de sa longue vie. Si jamais ces lignes jetées au hasard lui parviennent, il éprouvera peut-être quelque satisfaction d’apprendre que son livre a pu distraire un instant d’une des plus terribles positions dans laquelle on puisse se trouver.

Il y avait parmi l’équipage un homme avec lequel j’aimais beaucoup à m’entretenir. C’était pour nous le représentant de la valeur française sous la république. Il avait fait les campagnes d’Italie et d’Égypte. Il avait été sergent de grenadiers dans cette fameuse 32e demi-brigade, qui, dans les circonstances difficiles, permettait au général en chef de dormir tranquille. Et voilà que maintenant, après bien des vicissitudes, après avoir échappé à cent combats, il se trouve au déclin de ses jours naufragé sur une île déserte.

Le séjour des vaisseaux ne lui avait rien ôté de son air martial, pas même fait fléchir la rectitude de sa taille. Sa parole était brève et rapide comme une évolution, et il saluait constamment de la main en militaire. Il savait apprécier ce qu’il avait fait, et n’ignorait pas ce qu’il aurait pu être. Ses observations étaient consignées dans un journal qu’il tenait assez régulièrement.

Un jour (c’était pour nous un dimanche), couchés sur l’herbe au bord du rivage, ayant à notre droite le camp, et devant nous l’entrée de la baie, et l’étendue de la mer vers laquelle se portaient toutes nos espérances, je lui disais : Allons, Larose[1], causons de vos campagnes et de la gloire du temps passé. Reportons notre pensée vers cette patrie que nous ne reverrons peut-être jamais… — Que voulez-vous que je vous raconte ? Parlerai-je de Rivoli, d’Arcole, où les boulets et la mitraille enlevaient des files entières de nos grenadiers ; de Marengo, où le général Bonaparte[2] gagna la bataille, et perdit son ami ? — Non, parlez-moi de l’Égypte et de ses déserts de sable : c’est une opposition avec ceux dans lesquels nous nous trouvons maintenant. — C’est vrai. Nous eûmes terriblement à souffrir pour aller assiéger Saint-Jean-d’Acre. Je montai des premiers à l’assaut. Nous fûmes repoussés, et sans mes cheveux que je portais longs, un Turc m’abattait la tête d’un coup de revers de son damas.

» À la bataille des Pyramides, l’armée d’Italie montra ce qu’elle savait faire contre des nuées de Mameloucks. J’étais un peu écarté avec un autre sergent, lorsque nous fûmes chargés par un chef ennemi qu’on distinguait à la richesse de son costume. — À moi, l’homme ; à toi, le cheval, et aussitôt le cavalier roule par terre, et le coursier arabe gagne le Nil. Le Turc avait de l’or, et portait un magnifique atagan, enrichi de pierreries. Cela fit du bruit dans l’armée. Un aide-de-camp vint nous proposer de céder ce sabre au général en chef. Nous répondîmes que nous le porterions nous-mêmes ; ce que nous fîmes. Les diamans qui l’ornaient brillaient d’un si grand éclat que le soir nous n’avions pas besoin de lumière dans notre tente…

— Ah ! pour le coup, père Larose, c’est trop fort… Vous croyez encore être parmi les Arabes, et raconter une histoire des Mille et une Nuits… – Je voulais seulement dire, reprit-il, que les diamans étaient beaux. On nous en donna… »

Il ne put achever… Tout l’équipage criait navire ! navire au large ! nous sommes sauvés !… Il entre… On traite avec lui, et nous revoyons la France…

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J’ai renoncé pour toujours aux voyages. J’ai dit adieu à la mer et à ses orages, comme au beau ciel des tropiques où les navigations sont si douces.

Adieu aussi, admirables aspects des contrées équatoriales, îles verdoyantes de l’Océanie ceintes de vos forêts de palmiers aux tiges ondoyantes, vous ne m’apparaîtrez plus à l’horizon pour réjouir ma vue fatiguée de la monotonie des flots.

Je ne verrai plus accourir vers nous vos joyeux habitans, enfans capricieux et légers d’une nature indomptée ; bons ou méchans selon qu’il leur prend envie. Ils ne me serviront plus de guide dans mes courses solitaires, et je ne dormirai plus dans leurs cases de sauvages.

Je n’éprouverai plus de ces sensations fortes qui font tant vivre dans un instant, lorsque soudainement, et sans transition, se présente la question d’être ou de ne plus être.

Et vous, productions d’une nature féconde que j’aimais tant à observer, générations se renouvelant sans cesse et sans terme, mystère incompréhensible d’êtres jetés comme au hasard dans cet océan de vie, votre étude ne m’occupera plus, votre fin ne tourmentera plus ma pensée. C’est à regret, et malgré moi, que je vous abandonne ; mais je renonce aux sciences. À quoi m’ont-elles servi ?…

Je ne veux plus vivre que de souvenirs ; du moins ils me reporteront vers de douces illusions, hélas ! aussitôt évanouies que formées. Puisque tout me faillit dans le temps présent, même l’amitié, je vivrai dans celui qui n’est plus, et qui me promettait le bonheur.

Que peut l’injustice contre celui qui s’est mis au-dessus d’elle par son indépendance et la droiture de son caractère ?… Ne lui restera-t-il pas toujours deux choses grandes et immuables pour parler à son cœur, Dieu et la liberté ?…

Y…


  1. C’est le vrai nom de ce brave, que j’ai perdu de vue, et qui est peut-être dans le malheur.
  2. C’était toujours ainsi que le vieux grenadier de la république qualifiait Napoléon. Jamais les mots de premier consul, d’empereur, de roi, ne lui venaient à la bouche.