La Sirène (p. 257-258).


LV



L’INDIEN, avec des précautions infinies, étendit sur le boucan couvert de feuilles mortes le corps inerte de Marthe qu’il portait dans ses bras.

Elle ouvrit les yeux. L’Indien tressaillit comme si ce regard lui faisait froid à l’âme. Il étala sur elle la bourre blanche d’un fromager, épaisse et chaude comme la laine. Puis, accroupi sur le sol, il alluma le feu. Il ne distinguait plus d’elle que l’éclat de ses cheveux dans un rayon de lumière.

La fièvre avait rendu aux joues de Marthe leur éclat d’autrefois ; ses yeux dilatés brillaient comme des braises. Un gémissement rapprocha l’Indien ; ses mains pressèrent celles qui se tendaient vers lui et qui étaient brûlantes et sèches.

La nuit, livide sous la lune, la nuit immaculée et calme de l’Equateur, s’ouvrait comme un horizon d’argent dans la plaine immense.

Tout dormait : la jungle et l’eau, les plantes et les bêtes et le ciel lui-même où les étoiles étaient des diamants bleus.

Une vision surgit lentement, très loin, dans la lumière blafarde : deux hommes s’avançaient penchés et chancelants, semblables à des bêtes cherchant une trace. Lorsqu’ils atteignirent le feu allumé par l’Indien, Marcel et Pierre Deschamps s’écroulèrent sur le sol en gémissant. La fièvre les secouait de mouvements convulsifs. Ils étaient, comme l’Indien, entièrement nus ; ils semblaient aspirer par tous les pores de leur peau la chaleur vivifiante du feu.

On entendit la voix de Marthe appelant :

— Pierre…

Dans le silence lunaire, l’appel de Marthe se perdit. Parfois, de la poitrine de la jungle endormie s’exhalait un lourd frémissement, un soupir semblable à un lent battement d’aile.

Puis, de nouveau, pendant des heures, le silence froid, tendu comme un suaire d’un bout à l’autre de l’horizon…

— J’ai soif, dit Marthe.

Elle était, dans cette nuit blême, si pâle, que son visage raidi ressemblait à un masque de platine.

L’Indien, ayant constaté que la fièvre était tombée, ouvrit une veine de son bras et appliqua la blessure sur les lèvres de la mourante. Le goût salé du sang ranima Marthe qui voulut sourire.

Le sang, sur sa bouche, était comme un fruit trop mûr, écrasé.