La Sirène (p. 157-160).


XXXIV



C’EST alors que vint la voix du Fleuve.

Elle vint, à peine perceptible aux oreilles humaines, comme un frémissement dans les branches.

— Je me souviens, disait la voix… Les pirogues plates, couvertes de pomakaris formés de lianes en arceaux et de feuilles de palmiers, montaient. Et rien n’arrêtait leur effort, ni les rapides, ni les arbres abattus sur l’eau, ni les fièvres, ni la nostalgie… Ils passaient, orgueilleux, souriant à mes menaces, ces premiers hommes. Des voix leur avaient révélé l’existence de la mine d’El Dorado et de la Ville où les murs et les chemins sont faits d’or massif. Ils allaient, sûrs de leur route, conduits par les ombits…

Dans un angle obscur, le fantôme recroquevillé sur lui-même, n’était plus qu’un homme vulgaire, usé par la fatigue.

Je sentis sur mes mains ses mains froides qui palpitaient. Il se cramponnait à moi et gémissait.

— Les hommes de l’ancienne Compagnie, disait-il, connaissaient la légende. C’est pour la conquérir que nous étions partis, comme les chevaliers normands d’autrefois. Sur les pirogues, nous avions dressé les pomakaris, les arceaux de lianes et les feuilles de palmiers ; nous avions cru conquérir le royaume fabuleux… et nous sommes morts, ignorants et faibles.

— …

— Et toi, pourquoi ne vas-tu pas à la conquête de la mine ? El Dorado est toujours vivant… Sous le soleil, la ville d’or flamboie et t’attend…

Quel est donc cet homme et qu’elle est cette force ?

La voix est celle de l’Indien… et ces mêmes paroles, je les ai entendues au placer.

Le fantôme qui est là devant moi, sans que je puisse affirmer sa présence réelle, exprime des pensées qui dormaient dans une conscience obscure au fond de mon âme.

Peut-être est-ce l’évocation d’une existence antérieure ?

Mes sens, douloureusement tendus, cherchent à pénétrer le mystère ; et je me sens plus faible et plus ignorant que l’ibis qui, pendant des heures, immobile au bord de la rivière, fixe le soleil.

Une puissance magique m’entoure… et ce n’est qu’une parcelle de la vérité qui pénètre en moi.

Mais, à quoi bon tant d’efforts ?… c’est un abîme, et je ne suis rien.

Cependant, la voix du fantôme répète distinctement l’appel magnifique : — El Dorado est toujours vivant…

D’heure en heure, la voix du Fleuve se fait plus nombreuse dans la nuit. C’est un bourdonnement répété et sourd, un long murmure qui va croissant, comme le bruit d’une cascade à l’approche de la pirogue.

Par la baie ouverte sur le firmament, on aperçoit la lune, pareille à une ombre argentée dans un écrin d’ébène. On dirait que chaque arbre est devenu pensif. Les étoiles et la Solitude écoutent. Mes sens sont à l’unisson du grand Silence.

D’une voix basse et passionnée, le Fleuve raconte la merveilleuse aventure… Un peu de vent s’élève ; une force inconnue agite l’air.

Sous la pâle clarté lunaire, se balancent les hamacs des pagayeurs suspendus entre les colonnes des cèdres.

L’haleine de la forêt est calme, vivante et régulière, comme le sommeil d’une femme.

C’est un bercement qui endort… et c’est l’obsession des effluves parfumés qui viennent des bois odorants… et c’est encore et surtout le calme splendide…

Et cependant, quelle vie intense nous environne !

L’âme du Fleuve domine le monde. Sa voix pénètre la vie intérieure de la nuit. Le récit féerique est comme un cœur qui bat, pressé sur ma poitrine.

Je regarde autour de moi. L’air vibre.

Avec les voix sourdes du fleuve, des ombres entrent dans la case, comme si les personnages évoqués par le Fleuve accouraient pour rendre témoignage.

Maintenant le Fleuve raconte la fin de Jean de La Ravardière :

… C’est une femme au teint doré, dont les yeux brillent sous les paupières frémissantes. Elle aime l’Aventurier. Les compagnons du chevalier normand sont épris d’elle ; ils se battent et s’entretuent. L’Indienne assiste à la tuerie avec indifférence.

Ses pieds nus, aux ongles peints, laissent des empreintes sanglantes sur les fourrures blanches au pied du lit d’El Dorado.

Ils ont en vain découvert la Mine et la Cité prodigieuse, les chevaliers venus sur les blanches caravelles. Ils ont en vain conquis le royaume fabuleux… ils meurent, l’un après l’autre, et très vite, parce qu’une femme aux yeux verts…