La Sirène (p. 152-156).


XXXIII



SUR la plaine étincelante qui s’étendait à nos pieds, une sorte de lumière pâle apparut tout à coup. C’était une fumée mince, à peine phosphorescente, et qui rampait vers le camp.

Maintenant, le faisceau de lumière avait la hauteur d’un être humain ; il en prenait les contours. Dans une ample draperie, éclairé à contre jour, un corps se dessina.

L’ombre marchait sur le tapis de brouillard et vint vers nous comme une apparition voilée, comme un homme drapé dans un burnous.

Le fantôme entra en grelottant dans la case. Sa présence avait rempli l’ombre d’une clarté d’aube.

A demi soulevé sur le boucan, rejetant la couverture, Pierre Deschamps regardait avec épouvante l’ombre blanche immobile.

— C’est un ombit, dit avec douceur le jeune Indien. N’aie pas peur… les ombits guérissent les malades… parle-lui.

— Je le connais, dis-je à mon tour, c’est un homme vivant… il vient du placer Elysée. Il connaît les hommes de la drague… il vivait au temps de l’ancienne Compagnie… il est revenu. Je lui ai souvent parlé. C’est un homme comme nous. Cependant, il n’a pas de corps.

Pierre Deschamps, les yeux fous, fixait l’ombre, et s’efforçait en vain de parler.

L’homme du placer secoua les voiles qui l’entouraient, comme un montagnard secoue, en rentrant chez lui, la neige qui couvre ses vêtements. Il apparut tel que je l’avais vu à Elysée, dans ses vêtements anciens. Il se taisait et paraissait humble, comme un mendiant dont l’arrivée inopinée, la nuit, a surpris une ferme.

Puis il parla. Les mots s’échappaient de ses lèvres et glissaient entre les minces lames des bardeaux ; ils se dispersaient dans la jungle et sur le fleuve. C’étaient des mots qui n’avaient pas de sens pour nous et qui s’adressaient aux forces mystérieuses de la Forêt et de la Nuit.

Il allait et venait ; il disparaissait dans les angles obscurs de la case ; il se tenait timidement dans la pénombre. Cependant, il rayonnait une puissance magique ; ses regards me heurtaient avec violence ; il dégageait la même force que l’Indien.

Dans ses attitudes, et surtout par les irradiations qui venaient de lui, il semblait être un dédoublement de l’Indien. Peut-être n’était-ce qu’une hallucination…

Et pourtant, Pierre Deschamps le voyait aussi bien que moi-même et subissait en gémissant le poids de ses yeux.

Et moi, pour répondre à la voix qui parlait en moi-même, et pour dissiper la crainte qui m’éloignait de lui, je cherchais des mots pour expliquer ma conduite.

— J’avais peur de toi et du forçat, et de Marcellin… j’avais peur de moi-même.

— …

— Et les hommes ? sont-ils devenus fous ? Pourquoi les as-tu quittés ?… pourquoi as-tu quitté Ma…

Le mot s’étrangla dans ma gorge.

Pierre Deschamps, les jambes pendantes jusqu’au sol, faisait un effort pour se tenir debout, et, frémissant, les bras tendus vers moi :

— De qui parles-tu ?

— …

— Rappelle-toi… dit le fantôme.

Le brouillard froid avait envahi le carbet et nous isolait les uns des autres.

— Je me rappelle… fit Pierre Deschamps. L’adolescent l’avait contraint à s’allonger à nouveau sur le boucan. Il lui soutenait le front dans ses mains fraîches.

— Ne parle pas, disait-il.

— Marthe…

Les lèvres de Pierre tremblaient. Des larme : coulaient lentement dans les plis de son visage décharné.

— Marthe…

Il resta longtemps ainsi, frissonnant.

Et, comme si ce mot portait en lui-même une ivresse cachée, il chancela, en proie à une agitation violente.

Ses yeux prirent des lueurs ardentes ; les convulsions de la fièvre secouaient son corps. Il se dressa, transfiguré.

— Je me souviens… dit-il, je me souviens…

Mais ce n’étaient plus les souvenirs de sa vie présente. La lumière qui brûlait en lui éclairait les images d’une vie antérieure.

Nous ne comprîmes pas d’abord le sens des paroles qui venaient à nous. C’était une vision de folie, l’hallucination d’un paludéen délirant dans un accès pernicieux.

— Je me souviens… Les hommes portaient des chausses et des pourpoints brodés, et de grands chapeaux à plumes. Notre chef s’appelait Jean de la Ravardière. Nous allions sur le fleuve à la recherche du Roi doré. El Dorado nous avait reçus sur la marche en or massif du dégrad. Il était nu ; ses cheveux empennés ruisselaient de pierreries. Un cortège d’Indiennes, à la peau cuivrée, nous conduisit aux palais d’or. Ce furent des fêtes… et des fêtes encore. Une ville de féerie, aux rues pavées de blocs d’or… Nous avions découvert le royaume merveilleux… nous avions révélé la légende… El Dorado… El Dorado…

Un silence magique soupirait dans la jungle. Pierre Deschamps semblait dormir, la tête appuyée à l’épaule du jeune Indien.

L’histoire du passé restait suspendue, comme un vol d’aigle immobile, accroché à un rayon du crépuscule.