La Sirène (p. 100-106).


XXI



IL était toujours vagabond, le fantôme aux mains moites et tièdes.

Il allait, du camp au chantier forestier, de la drague aux plantations de cannes à sucre, cherchant quelque chose qu’il ne pouvait trouver. Il était comme un jeune tigre en quête d’un nouveau domaine de chasse, n’ayant ni but ni méthode dans sa vie errante.

Sa vie ressemblait à la nôtre, comme l’ombre ressemble à l’objet.

Il venait à la hutte abandonnée dont Marthe avait fait sa cabine pour le bain.

Assis sur le tronc de wacapou, qui formait une sorte de plancher dans la boue et sur lequel les ibis rouges s’alignaient au crépuscule, il attendait la nuit, flairant l’air, comme s’il respirait le parfum que le corps nu de Marthe laissait là chaque soir.

J’aurais voulu l’interroger, et je craignais je ne sais quel aveu monstrueux.

Les ibis venaient de s’enlever d’un même vol, obéissant à un signal mystérieux.

La surface du lac et la ligne sombre de la forêt lointaine étaient d’une solitude préhistorique. La vie apparaissait comme immobilisée par la nuit. Le sentiment de l’isolement était intense et frais.

Pour vaincre la timidité qui m’empêchait de lui parler, je m’approchai, fixant ses yeux ardents qui brillaient.

— Quel est ton secret ?… je croyais connaître toutes tes pensées. Ta vie n’est pas différente de la mienne. Ta voix est celle de tous les hommes. Je sais que tu es vivant… et pourtant, lorsque ma main s’approche de la tienne, il me semble qu’il y a un brouillard froid autour de toi.

— …

— Tu vis passionnément la vie du camp. Je sais que ma souffrance est la tienne… Est-ce que, toi aussi… réponds-moi… est-ce que tu l’aimes ?…

Son regard se détourna du mien. Une lueur passa dans ses yeux. Il sourit et haussa les épaules.

— Peux-tu lire dans son cœur ? Je l’attends… Et toi, te voici… réponds-moi… Pourquoi es-tu venu ?

Un court frisson secoua les épaules décharnées de l’homme. Il s’approcha si près que ses vêtements touchaient les miens.

Le hurlement d’un puma, dans le lointain, retint un instant son attention.

Il y eut soudain entre nous une lumière blanche. Ce fut comme un rayon de lune traversant l’épaisse tenture du ciel, comme le reflet d’une lampe jaillissant d’une porte entr’ouverte.

Marthe, frissonnante, était devant nous, les joues rouges d’avoir couru, la poitrine oppressée.

— Je ne peux pas aller où je veux, dit-elle ; je pars… une force mystérieuse m’entraîne au-delà de mon chemin… Je voudrais tant être libre…

Le son d’une flûte, modulant sur trois notes un chant monotone, indéfiniment répété, s’éleva de l’ombre où dormait le village. On entendit des voix, un sifflement aigu, les aboiements des chiens.

Puis la nature ne fut que sommeil et silence.

Des étoiles brillaient comme des lampes lointaines, versant sur le monde l’eau chatoyante d’une molle lumière houleuse.

Je tenais dans mes mains les mains tièdes de Marthe.

C’était, dans la nuit tropicale, humide, fraîche et très lourde, comme une haleine de printemps, sous les lilas, un soir, très loin, dans le passé.

— Marthe…

De sa tête, appuyée à mon bras, je ne voyais que les cheveux en torsade et la nuque imprégnée d’une odeur fauve d’ambre.

Tremblant au vent comme un bruit d’ailes froissées, un appel venu du camp planait et descendait lentement.

Nous ne comprîmes pas tout d’abord. Cela nous rendait nerveux et mal à l’aise.

Nous attendions quelque chose. Mais quoi ? Le fantôme me regardait et regardait Marthe, attentif.

Les yeux dilatés, la tête dressée, Marthe écoutait…

L’appel répété arrivait à nous à pas lents, comme un voleur qui entre, petit à petit et avec précaution, dans un endroit défendu.

Marthe observait anxieusement la direction d’où provenait le mystère et le tressaillement du bruit. On pouvait entendre le souffle précipité de sa gorge et le battement de son cœur.

Et le fantôme, se penchant de façon à suivre chacun des mouvements du visage, murmura :

— C’est l’appel… c’est le signal de l’homme qui t’attend… il est l’heure, ta place n’est plus ici…

Toute blanche, dans la clarté phosphorescente qui venait du ciel étoile, Marthe, debout sur le wacapou, tremblait, comme une tigresse en amour lorsque des miaulements lointains font vibrer la nuit chaude.

— Va-t’en, disait une voix qui semblait être celle de l’homme diaphane. Tu n’as plus rien à faire ici.

Marthe regardait la colline où des lumières très hautes brillaient au loin.

Un élan souleva sa robe blanche. Elle fit un pas, revint, et s’abattit comme un oiseau blessé.

— Je ne peux pas, dit-elle. Elle pleurait.

Semblable à un défilé de navires en haute mer, des nuages monstrueux, sortis de l’horizon, toutes voiles dehors, flottaient dans le ciel opaque.

De larges ombres passèrent sur le toit de la forêt et sur le lac.

— Garde-moi, disait Marthe, garde-moi… je ne peux pas… je voudrais être une petite fille inconnue et oubliée dans un village… j’ai peur… défends-moi.

De toute la force de mes bras, je la tenais enlacée, la serrant et la berçant, les joues mouillées par ses larmes.

— Marthe…

— Ne parle pas, dit-elle dans un murmure… Sauve-moi.

Sur ma poitrine presque nue, l’effort élastique et chaud des seins pressés sous mon étreinte… et l’haleine… et les larmes… et la voix douloureuse et convulsée de cette femme qui s’abandonnait…

Les lèvres de Marthe avaient un goût sucré.

Il y avait sur le lac des lumières de farfadets… la nuit défaillait sous une accablante senteur de tubéreuses.

De nouveau arriva l’appel du camp. Cette fois, c’était une horde entière qui hurlait à travers le silence et le mystère de la nuit.

Marthe se blotissait plus fort entre mes bras lorsque passaient sur sa nuque les larges ondes de l’appel.

— Marthe…

Mais les voix des arbres, du lac et de la solitude, dispersaient les pauvres mots que j’essayais en vain.

— Elle est là, disaient les voix, pour toi seul. Elle s’est donnée à toi. Garde-là… Des mains d’hommes agonisants ont laissé sur les draps de son lit des taches de sang. Les âmes désespérées de ceux qui l’ont convoitée errent sur le camp et joignent leurs cris à l’appel qu’elle a entendu… Elle est là, dans la nuit, pour toi seul.

Une force nouvelle m’était venue.

S’il fallait, pour la garder, lutter comme un chacal devant les loups, je lutterais jusqu’à la mort.

Comme il était léger, le fardeau du jeune corps abandonné à mes bras… Un sang nouveau bouillait en moi ainsi qu’un vin généreux.

— Et toi, tu m’aideras ?

Les yeux pleins d’orgueil et suppliants cependant, je regardais l’homme qui se tenait debout devant moi. Je crus voir l’Indien, mais ce n’était qu’un fantôme phosphorescent.

Penché vers nous, il semblait arc-bouté au sol. Ses muscles vibraient comme des câbles tendus. Il y avait dans ses yeux des lueurs que je n’avais jamais vues et qui étaient comme les flammes courtes d’un brasier dans un four. Sa mâchoire inférieure tremblait légèrement.

Il voulut parler, un son éraillé s’étrangla dan3 sa gorge. Son poing tendu vers moi, qui frôlait mon visage, avait une odeur de soufre. Il grinça des dents ; on entendit un blasphème.

Et plus rien n’apparut, dans la nuit ardente, que le beau visage, penché sur mon bras, de Marthe qui semblait dormir sous les étoiles.