La Sirène (p. 45-50).


X



DANS la nuit qui tapisse de soie noire les murs ajourés de la case, Ganne et Loubet, seuls, écoutent l’amoureuse musique.

L’Indien, accroupi, tient sur ses genoux la viole plate à sept cordes, qui pleure.

Les deux hommes se tiennent serrés l’un contre l’autre, semblables à des enfants apeurés au récit d’un conte de fée.

C’est un balancement langoureux, une longue phrase indéfiniment répétée, émouvante et simple comme une barcarolle, et qui cependant ne peut en rien être comparée à la musique d’Europe. Il faudrait, pour la pouvoir redire, connaître le vent, le frémissement de l’eau sous les feuilles, les cris des oiseaux et le désespoir des singes abandonnés.

Peu à peu, la silhouette de l’Indien s’estompe et disparaît. La viole inclinée, brille seule dans la nuit profonde ; il y a autour d’elle comme une lueur pâle qui monte avec l’étrange symphonie.

Ganne et Loubet suivent sur les cordes les mouvement de l’archet qu’aucune main ne dirige. Ils ont maintenant la certitude que l’Indien à qui ils ont parlé n’est plus là, bien qu’aucun craquement du plancher n’ait signalé son départ.

Le miracle qui, le premier soir, les avait troublés jusqu’au fond de l’âme, n’est plus qu’un mystère merveilleux qui fait vibrer délicieusement toutes les fibres de leur être. Ils savent que la nuit profonde a, sous les tropiques, de magiques secrets.

Peu à peu, les lentes phrases musicales, entrecoupées de longs soupirs, s’éteignent une à une.

La viole est une chose inerte et noire, invisible quelque part sur le sol.

L’air tiède garde encore des vibrations qui meurent, diminuendo, comme des sanglots dans une poitrine apaisée.

La tristesse venue au cœur des deux hommes est semblable au froid qui glace les épaules au coucher du soleil : c’est un désenchantement et une sorte de désespoir, dolent et sombre qui les tient longtemps, le front penché.

— Qui es-tu ?… tu ne sais pas d’où vient ton sang… pourquoi vis-tu ? tu chasses, tu fouailles les chiens, tu cours… à quoi te sert de vivre ?

Du marécage montait la vapeur brûlante qui remplit l’air comme une chaudière en ébullition.

Les deux hommes, assis coude à coude, se dévisageaient en silence, puis regardaient les épaisses colonnes de fumée opaque dressées sur le marais.

— Quelle vie… tu ne sais pas d’où tu viens, ni où tu vas…

Avec un sourire désabusé, Ganne reprit :

— Je me souviens du maître d’école qui disait : « L’homme est maître de la nature… » Et tu es plus petit que la plus petite fourmi rouge. La Forêt te regarde avec pitié… Ton cœur bat ; il fait moins de bruit que celui d’un cèdre…

Loubet prenait au passage des papillons verts dont les ailes lui laissaient aux doigts une poussière d’émeraude.

— Je me souviens de l’école… Voudrais-tu revoir la neige et le grand qui avait un fouet et nous forçait à courir sur la route… et le maître qui dormait, et la classe qui ronronnait ?

Ganne hésita et, regardant devant lui :

— Non, fit-il, en secouant la tête.

— Quand il fait très lourd, très dur, comme aujourd’hui, quand le cœur étouffe, je pense au pays…

Ganne l’observait sournoisement.

— Ainsi, tu as un pays… pourquoi l’as-tu quitté ? On pourrit ici.

— Je n’ai pas de pays… Ils m’ont mis dans une maison de correction. C’est passé… Je me suis échappé… Je suis parti de La Rochelle comme mousse sur un voilier. Le voilier… voilà ma patrie. Le capitaine avait avec lui sa femme et ses deux gosses. Il y avait Nadaud, le chien. Toute ma vie est là. La bonne femme me couchait avec ses petits. Je ne travaillais pas, je jouais, je mangeais à ma faim et on dormait… on dormait… On allait n’importe où, prendre n’importe quoi, partout où il y avait du fret. Les îles, Rio, la côte d’Afrique, la Finlande… La belle barque, ronde, robuste… Pas un cri, pas un coup… un équipage qui chantait le soir en chœur pour nous faire pleurer. Ah ! la belle barque… Ma vie a commencé là. Quand la fièvre monte, c’est cette vie qui revient.

— La fièvre, fit lentement Loubet, c’est une soûlerie. Avant de perdre connaissance, avant de hurler comme un fou, on est ivre… Et ta barque ?… Après ?

— C’est fini… Le capitaine m’a débarqué à Trinidad à cause de la peste.

— …

— La femme et un gosse sont morts, avec le quartier-maître et le coq. Alors, j’ai roulé… j’ai travaillé aux puits de pétrole de l’île, puis sur un tank-steamer de Trinidad à New York, puis sur un voilier qui péchait la perle au Venezuela… puis, me voici.

— C’est ta vie… Et maintenant, ici, que fais-tu ?… Quel est ton but ?

Ils restèrent longtemps en silence. Chacun voyait dans les yeux de l’autre l’image qui le hantait.

Ils parlaient du passé, des choses les plus secrètes et les plus chères à leur âme, parce que la même émotion poignante les secouait l’un et l’autre, et parce qu’ils n’osaient pas prononcer le nom qui résonnait au fond de leur cœur et qui les troublait d’un attendrissement inconnu.

Glissant sur le parquet verni, le forçat, osseux, ridé, flétri, jaune et silencieux comme un Chinois, apportait des boissons glacées.

La glace avait un goût de sel. Loubet lança un gobelet au forçat en jurant, prêt à bondir sur lui. L’homme avait déjà fui.

Soudain, il reprit sa pensée :

— Elle t’a parlé hier… que disait-elle ? Et moi, je ne suis rien… Elle sourit, son regard passe… Croit-elle que je sois une bête… un chien ?

Maintenant, la brume du marécage avait envahi le camp. Elle le couvrait d’une ouate grise. Ils ne purent plus distinguer les arbres et les cases. Leurs vêtements, la table et leur peau même se couvraient d’une rosée, comme les prés un matin d’été.

Il leur semblait que leurs propos, espacés et confus, étaient à leur tour gagnés par l’ombre humide.

À ce moment, Marcel Marcellin entra dans la case commune. Il portait des roses qui l’encombraient et qu’il maniait lourdement. Il voulut les placer dans les poteries indiennes et renversa un vase dont l’eau l’éclaboussa.

Les deux hommes, pris d’une sourde animosité contre lui, parlèrent d’une chasse prochaine au pakira.