Un Moraliste néerlandais - Jacob Cats et ses oeuvres

Un Moraliste néerlandais - Jacob Cats et ses oeuvres
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 79 (p. 399-428).
UN
MORALISTE NÉERLANDAIS
DU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE

JACOB CATS ET SES ŒUVRES.

Alle de Wercken van den Heere Jacob Cats, ridder, oudt Raadtpensionaris van Hollandt, etc. Amsterdam, 1658, et nombreuses éditions successives. (Œuvres complètes du sieur Jacob Cats, chevalier, ancien grand-pensionnaire de Hollande, etc.).


Parmi les foyers de civilisation européenne qui ont fait preuve d’une grande puissance de rayonnement, il faut compter la Néerlande, et rien ne serait plus trompeur que de mesurer cette force rayonnante à l’exiguïté du territoire qui forme aujourd’hui le royaume des Pays-Bas. On ne sait pas assez dans nos contrées latines que la Hollande ou la Néerlande actuelle est la concentration physique et morale d’une ancienne Basse-Allemagne qui, plus favorisée par les circonstances, aurait pu former une grande nationalité très distincte de la France et de l’Allemagne proprement dite, et dont le territoire aurait échancré largement celui de ces deux pays en décrivant une courbe elliptique qui, partant de la mer, englobant la Flandre française et l’Artois, passant au-dessous de Cologne et remontant à travers les plaines du Hanovre, aurait abouti à l’extrémité sud du Danemark. Si les vues ambitieuses de la maison de Bourgogne avaient été couronnées par le succès, toutes les chances politiques eussent été pour la constitution d’un empire ou d’une confédération dépassant même du côté de Dijon les limites que nous venons de lui assigner hypothétiquement. Encore aujourd’hui, dans tous les districts de langue germanique renfermés dans ces limites, en dépit des révolutions, des divisions géographiques, des différences de constitution et de religion, le caractère régional, les mœurs, les patois, les coutumes domestiques, tout conserve les marques d’une vieille affinité qui, abandonnée à son essor naturel, eût créé une grande nation.

Parmi les causes qui en empêchèrent la formation, il faut compter d’abord l’élément wallon, qui, s’appuyant sur la Bourgogne et la Champagne, s’avançait comme un coin dans la direction de Liège, jusqu’en face de Maestricht, et qui offrit un champ d’exploitation facile à l’humeur conquérante de l’ancienne monarchie française. Vient ensuite le peu de goût des Allemands en général, pendant bien des siècles, du Néerlandais en particulier et de nos jours encore, pour la centralisation indispensable à la fondation d’un empire entouré de voisins ambitieux et jaloux. L’individualisme local, celui des villes surtout, résista toujours aux essais tentés en ce sens. N’avons-nous pas vu, à une époque encore bien rapprochée, et malgré les conseils de l’intérêt matériel, les anciens Pays-Bas se diviser de nouveau en Belgique et Hollande ? Ces villes des Flandres et des provinces néerlandaises, républiques municipales qui formaient les élémens les plus irréductibles de cette nationalité virtuelle, purent oublier leurs rivalités, s’imposer de grands sacrifices pour la défense commune de l’indépendance, mais jamais elles ne furent possédées du démon des conquêtes. De plus le groupe des dialectes néerlandais s’est trouvé amoindri depuis le XVIe siècle ; le haut-allemand de Saxe, devenu prédominant grâce à la bible de Luther dans presque toute l’Allemagne septentrionale, les réduisit à l’état de patois partout ailleurs que dans les Pays-Bas. Enfin les grandes guerres politiques et religieuses firent le reste au XVIIe siècle.

Là toutefois où cette nationalité entravée dans son développement naturel fut assez forte pour éliminer ou absorber les élémens hétérogènes, assez resserrée pour s’unir au nom des intérêts identiques et se maintenir avec son caractère à part, on vit se déployer des énergies d’une rare vigueur, trempées par une résistance continue, séculaire, aux forces hostiles environnantes. La personnalité nationale, comme la personnalité individuelle, prend conscience d’elle-même et se fortifie par l’opposition. Le struggle for life favorise la formation des peuples forts dans l’histoire, comme celle des espèces tranchées dans la nature. La France du XIVe siècle et de la révolution, l’Angleterre du XVIIe siècle, l’Allemagne contemporaine, démontrent jusqu’à l’évidence la certitude de cette loi historique. La Néerlande d’autrefois, l’ancienne république confédérée des sept Provinces-Unies, en fut aussi la preuve éclatante. L’introduction de la réforme dans ce pays petit, mais déjà robuste, ne put que fortifier encore son individualité nationale en lui procurant l’inestimable renfort des convictions, qui, plus que tout autre mobile, poussent l’homme aux grands sacrifices, et qui, sous la forme particulière qu’elles revêtirent alors, n’avaient plus rien à démêler avec une autorité étrangère quelconque. Lorsque le patriotisme et la foi religieuse conspirent ensemble, on peut s’attendre à des miracles.

C’est ainsi qu’on vit aux XVIe et XVIIe siècles cette république de marchands épuiser l’Espagne, tenir tête glorieusement à Louis XIV, disputer et même pendant tout un temps arracher aux Anglais l’empire des mers, offrir un suprême refuge à la pensée libre, traquée partout ailleurs, et servir de quartier-général à cette révolution de 1688 qui, en chassant les Stuarts et leur système, arrêta net la sombre réaction absolutiste qui menaçait de transformer notre vivante Europe en une Chine occidentale, inerte, pétrifiée, abêtie comme l’autre. Il est vrai, cette fière attitude ne pouvait toujours se soutenir. À la longue, la puissance supérieure que les grands empires voisins devaient à l’étendue de leur territoire et au chiffre de leur population devait se faire sentir à mesure que les gouvernemens avançaient dans l’art d’organiser et d’utiliser leurs ressources. Le jour où, pour peser fortement dans la balance européenne, il fallut jeter plus de cent mille soldats aguerris sur un même champ de bataille, ce jour-là vit la Néerlande descendre fatalement au rang des puissances de second ordre ; toutefois, en cas de conflit européen, son alliance assurerait encore des avantages très considérables à celle des nations belligérantes qui réussirait à se l’assurer. La Hollande le sait, et c’est pour cela qu’elle ne se presse pas de la promettre.

Il n’est donc pas étonnant que, semblables en cela aux Phéniciens antiques, les Néerlandais, resserrés sur un territoire exigu, mais pleins d’énergie, ayant devant eux la mer libre, soient devenus un peuple de navigateurs au long cours, de hardis marins et de colonisateurs. C’est en qualité de colons qu’ils furent conquérans. Encore aujourd’hui, la Hollande peut passer pour la seconde puissance coloniale de l’Europe. Ses magnifiques possessions des Indes orientales, où quelques milliers d’Européens tiennent en respect quatorze ou quinze millions d’indigènes, ne le cèdent en importance qu’aux colonies anglaises. Elles ne sont pourtant que le reste de son ancienne fortune ultra-marine. Le Cap et les régions voisines, plusieurs états de l’Amérique du Nord, sont de colonisation néerlandaise. Là aussi se montre la ténacité avec laquelle le type hollandais résiste aux causes de destruction. L’effrayante puissance d’absorption de la grande république anglo-saxonne ne parvient que très lentement à désagréger les élémens hollandais condensés sur plusieurs points de l’Union; mais au Cap et dans les républiques voisines de Natal et d’Orange on peut dire que le type hollandais l’emporte désormais pour toujours. Le Cap n’est colonie anglaise qu’officiellement. En réalité, c’est un pays hollandais entouré d’états similaires, et les futurs États-Unis de l’Afrique méridionale seront hollandais dans le même sens que les États-Unis de l’Amérique du Nord sont anglais.

Cet aperçu à vol d’oiseau de l’histoire d’une nationalité qui compte plus qu’on ne le croit d’ordinaire dans le développement de la civilisation générale explique et justifie l’intérêt qui s’attache à l’étude d’un auteur populaire entre tous au sein des agglomérations diverses où la langue néerlandaise est la langue usuelle. Les œuvres de Jacob Cats, dont le nom est à peu près inconnu en dehors de la Hollande et des pays de même langue, trônent à côté de la Bible dans les affections des vieilles familles néerlandaises. On a souvent désigné l’in-folio qui contient ses nombreux ouvrages sous le titre de la Seconde Bible du peuple hollandais, et ce titre n’a rien d’exagéré. Poète moraliste par excellence, chantre de la vie de famille et de la vie agricole, — cette autre passion de ce peuple singulier qui n’est pas volontiers soldat, mais qui cultive comme il navigue, avec passion, — Jacob Cats représente, je ne dis pas précisément les plus grands côtés, mais la moyenne honnête, sensée, pratique avant tout, du caractère national. Ses œuvres abondent en conseils, en remarques, en maximes, en historiettes, dont l’application à la vie quotidienne est immédiate et continue. Son in-folio, que des réimpressions nombreuses[1] ont répandu partout, se voit chez les pauvres et les riches, à la campagne comme à la ville. Il y en a long, très long à lire, et quand c’est fini, on peut recommencer. On y trouve toujours du nouveau. Quand les enfans ont été sages pendant la semaine, le père ou la mère leur montre le dimanche ce gros livre étrange où il y a des seigneurs et des belles dames, des monstres et des fous, des mains mystérieuses et des jardins, et tout cela si drôle, prêtant à tant d’histoires! Toutefois, vu le temps encore assez grossier où l’ouvrage a été écrit et le genre de sujets qu’il traite, la revue d’une partie des images terminée, il faut serrer de nouveau le gros livre dans l’armoire jusqu’à la semaine prochaine. Le paysan, dans les soirées d’hiver, tandis que, séparées par une simple cloison mobile, ses vaches bien-aimées dorment en poussant leur souffle égal et doux qui réchauffe toute la chaumière, le paysan cherche dans le père Cats les bons conseils qu’il donne à l’agriculteur et au bouvier. Le petit marchand, la ménagère, y recueillent d’excellentes directions d’économie domestique. Le boer exilé dans les prairies de l’Afrique méridionale, rêvant de l’Europe, sa vraie patrie, qu’il ne verra jamais, se figure en feuilletant son Jacob Cats la société agitée, variée, passionnée, des pays habités par ses pères. C’est comme le parfum des jours antiques de sa race que le gros livre lui conserve dans sa région perdue à l’autre bout du monde. Et plus d’une fois, en Hollande même, il arrive au vieillard, au penseur, au savant, de parcourir avec un respect attendri ce livre de la sagesse nationale qui lui rappelle les jours de son enfance, et il s’étonne de trouver souvent chez le vieux conteur qui rabâche un peu des aperçus, des remarques, dont sa propre expérience lui révèle maintenant la finesse et l’originalité. Commençons par la biographie du poète.


I.

Les touristes qui viennent visiter la Hollande laissent ordinairement de côté la province de Zélande, c’est-à-dire l’archipel formé par les îles qui commandent l’embouchure commune de l’Escaut, de la Meuse et du Rhin. Les guides imprimés les en détournent en leur affirmant que la Zélande n’offre rien d’intéressant. Les guides ont tort et les trompent, non que cette province puisse rivaliser avec les autres sous le rapport des trésors de l’art; mais, outre que là surtout on peut se rendre compte des gigantesques travaux d’endiguement qui protègent contre l’océan les terres et les hommes, outre le superbe hôtel de ville de Middelbourg, construit par Charles le Téméraire en 1468, si fièrement dressé au centre de l’île de Walcheren avec sa tour colossale et ses vingt-cinq grandes statues des anciens comtes de Zélande, je connais peu de pays qui aient conservé au même degré leur type original. La race des habitans est belle et forte. Les paysans portent encore aujourd’hui le justaucorps et les larges chausses du XVIIe siècle; leur chapeau est de feutre à petits bords, comme ceux des paysans suédois qu’on a pu voir à la dernière exposition. Les femmes, d’une grande fraîcheur, ont par-dessus leur casaquin noir un fichu de couleur pâle qui tranche fort agréablement sur leurs jupons à bandes vertes et noires. Les visages ont l’expression sérieuse, sans tristesse pourtant. Ce peuple est laborieux et vit bien, la terre est très fertile, la culture variée, et le travail assidu des habitans a fait de ces îles que la nature leur avait livrées à l’état d’affreux marécages autant de jardins perpétuels dont l’aspect est ravissant en été. Ajoutez les senteurs marines que tous les vents apportent, les souvenirs historiques à chaque pas réveillés, et vous comprendrez le charme particulier d’un voyage en Zélande, où les grandes scènes autres que celles de l’océan sont rares, mais où le détail pittoresque, instructif ou amusant surabonde. On y respire je ne sais quelle atmosphère d’énergie persévérante, résignée à la lutte, confiante dans le résultat, tout à fait d’accord avec l’écusson significatif de la province, un lion nageant, et pour devise : Luctor et emergo, je lutte et je surnage.

C’est dans une de ces îles, à Brouwershaven, ville plus importante alors qu’aujourd’hui, que naquit Jacob Cats en 1577. Les Provinces-Unies étaient depuis plusieurs années en pleine révolte contre Philippe II, et la Zélande, si rapprochée des provinces belges, était des plus exposées aux expéditions des bandes espagnoles. Dans la même île se trouve la ville de Zierikzée, célèbre par la résistance désespérée qu’elle opposa en 1575 aux troupes de Requesens, le successeur du duc d’Albe. Les Espagnols, profitant des eaux basses, eurent l’audace de passer à gué un bras de mer entre deux files de canots patriotes dont les équipages les harponnaient comme des phoques. Ils réussirent à atteindre l’autre bord, et Zierikzée dut succomber; mais ce succès local ne profita guère à leur cause. Les gueux de mer étaient bien au-dessus de la perte d’une ville. Déjà Flessingue, autre ville zélandaise, avait suivi l’exemple de la Brille en proclamant son indépendance. Les polders et les dunes, les villages et les ports de mer retentissaient de ce cri : plutôt Turcs que papistes! Les roseaux chantaient la chanson des gueux, cette imprécation rugissante contre l’inquisition. La Zélande était unanime dans son horreur du joug espagnol, et ne cessa de coopérer avec sa riche et populeuse voisine, la Hollande proprement dite[2], au grand œuvre de la commune délivrance. Bientôt, protégée par ses hardis marins et les larges méandres qui la découpent en tous sens, elle fut relativement abritée contre les retours offensifs d’un ennemi qui avait assez à faire dans les autres provinces.

On conçoit que, sorti d’un tel berceau, notre Jacob Cats puisa le patriotisme aux sources les plus directes. Il était le plus jeune de quatre enfans. Sa famille, sans être riche, jouissait d’une grande considération, et son père siégeait dans la magistrature locale. Il appartenait donc par sa naissance à cette bourgeoisie municipale qui, sans être encore constituée à l’état de caste comme elle le devint plus tard, se signalait déjà comme le foyer proprement dit de la résistance à l’autocratie. Il perdit sa mère de bonne heure, et son père se remaria avec une jeune fille du pays wallon. Cats lui-même loue beaucoup les excellentes qualités de sa belle-mère; mais il avait un oncle maternel qui fronça le sourcil quand il vit une Wallone s’asseoir au foyer de son beau-frère et présider à l’éducation des enfans. Il craignit qu’elle ne leur inculquât des mœurs étrangères, et comme il n’avait pas d’enfans à lui, il se chargea de l’éducation de ses neveux avec le consentement de leur père. Ce trait peint le temps et le pays. Cats n’eut au reste qu’à se féliciter du soin consciencieux avec lequel son oncle et surtout sa tante, femme d’un grand sens et d’une grande bonté, s’acquittèrent de leur tâche. On le mit d’abord à l’école à Zierikzée chez un certain Kemp, qui ne put lui en apprendre plus qu’il n’en savait lui-même, c’est-à-dire qu’il en sortit avec un bagage fort léger. Lui-même, dans sa biographie en vers, qu’il composa à l’âge de quatre-vingt-deux ans, nous décrit ainsi son premier magister :


« C’était un homme d’étranges manières, — tantôt grave comme un prince dans sa toute-puissance, — tantôt parlant comme un garçon avec ses camarades. — Quand un de ceux qui avaient passé dans son école — était élevé en honneur et en dignité, — alors il était content, se tenait pour très honoré, — et disait : Ce qu’il sait, c’est moi qui le lui ai appris! » Nous ne soyons pas grand’chose à signaler dans sa première adolescence, si ce n’est qu’il s’éprit d’un amour d’écolier pour une petite fille du voisinage, que la bonne tante dut intervenir pour calmer cette passion prématurée, et que le démon des vers commença dès lors à le tourmenter en compagnie d’un jeune Brabançon qui sacrifiait déjà depuis quelque temps au dieu de la poésie.

Après quatre ans d’école à Zierikzée, Cats fut envoyé à Leyde pour s’y perfectionner dans les langues mortes et étudier le droit. Il eut le malheur d’écouter les conseils de gens positifs qui le détournèrent d’approfondir les lettres grecques, en lui certifiant qu’elles ne lui seraient d’aucune utilité pour l’exercice de la jurisprudence : il s’en repentit tout le reste de sa vie. L’université de Leyde était alors dans sa fleur, une fleur qui promettait une riche moisson. On sait qu’elle fut fondée dans ses murs par le Taciturne en récompense de l’héroïque défense des habitans lors du fameux siège que les Espagnols furent forcés de lever. Des professeurs d’un grand mérite y avaient été appelés, et Cats aima toujours à vanter l’excellence des leçons qu’il y reçut. Il y fit aussi plus d’une expérience. Lui-même nous raconte à sa manière naïve, quelque peu triviale, mais relevée par l’entrain et la malice narquoise qui lui est propre, une de ses premières découvertes sur le domaine du cœur humain, et, pourrions-nous ajouter, du cœur féminin. Il partageait avec quelques autres étudians une grande chambre servant à la fois de dortoir et de salle d’étude. Les maîtres de la maison fournissaient le vivre avec le couvert. Or l’hôtesse, femme du reste avisée, avait commis l’imprudence d’engager une jeune servante « de doux visage, de manières gentilles, et qui parlait français ! » Nos jeunes gens trouvaient très agréable de converser avec cette jeune savante, supérieure à sa condition sociale par son éducation, et quand elle paraissait dans la chambre, adieu livres et cahiers, on se mettait à jaser, à chanter, à jouer de la viole ou de la guitare.


« L’ami, dit à ce propos le vieux Cats, si tu aimes les livres, — détourne les yeux des fichus blancs; — car que le feu prenne au lin ou près du lin, — c’est merveille que le lin reste ce qu’il était auparavant. »


La dame du logis s’aperçut à temps du danger, congédia la trop jolie servante, et eut soin d’en prendre une autre dont « la trogne rappelait celle de Méduse. » Les jeunes gens firent mauvaise mine à la nouvelle venue. Celle-ci, dépitée, voulut se venger. Elle leur raconta un beau jour qu’elle avait rencontré au marché l’ancienne camériste, pâle, désolée, s’attendant à devenir bientôt mère, mais comptant bien que le père coupable penserait à l’entretien de son futur enfant. Quel était le trop heureux père? Elle n’en avait rien dit. Cats lui-même se savait à l’abri de tout reproche mérité; mais il y eut de violentes discussions parmi les jeunes gens, et « voyez-vous, ajoute notre conteur, lorsque le cuisinier se dispute avec le sommelier, on découvre souvent où s’en vont la graisse et le beurre. » Toute l’histoire était pourtant de l’invention de « Méduse; » néanmoins notre héros en tira sa première leçon de prudence en matière d’amour. Malgré son innocence, qui probablement n’était pas évidente pour tout le monde, il eut tellement peur des conséquences possibles de la moindre galanterie qu’il acheva ses études à Leyde sans rompre le vœu qu’il s’était fait à lui-même d’abjurer jusqu’à son mariage tout culte de Vénus.

Cependant, lors d’un séjour qu’il fit ensuite à Orléans pour se perfectionner dans l’usage du français et dans la science du droit, il oublia ses sermens. Nous ne savons au juste ce qui lui arriva dans cette ville, dont l’université jouissait encore d’un grand renom, et où il obtint le grade de docteur utriusque juris. Il se borne à nous dire qu’il a perdu bien du temps auprès des demoiselles de la ville. « J’y allais censément, continue-t-il, pour bien apprendre le français et revenir au pays avec une bonne prononciation... Les visites amicales duraient plusieurs heures, car, pour bien faire, il fallait qu’elles fussent longues, et ces demoiselles parlaient si bien, elles discouraient si gentiment, que j’avais presque oublié mon zélandais, ou du moins il me faisait l’effet d’un patois incolore et grossier. » Ce qui est certain, c’est que Cats quitta Orléans le cœur gros et le cœur pris. Il se rendit à Paris, qui ne lui plut guère. Sans doute il avait trop de motifs de préférence pour les bords de la Loire. C’est peut-être le désir d’oublier qui lui inspira l’idée d’aller en Italie; mais notre oncle de Zélande, qui craignait tant les influences étrangères, s’était aperçu de quelques changemens dans les sentimens de son neveu, et il fut d’avis qu’il était resté assez longtemps comme cela loin du pays natal. Force lui fut de revenir.

De retour en Hollande, il alla s’établir à La Haye comme avocat auprès de la cour suprême de la province. Il s’acquit bientôt une grande réputation. Il eut, entre autres succès de barreau, le bonheur de sauver une pauvre vieille femme de Schiedam accusée de sorcellerie. Son plaidoyer, sans attaquer au fond la question des sorciers, tendait cependant à reléguer toute cette partie des croyances populaires dans le domaine des chimères, et comme Cats était un homme très religieux, très attaché même à l’orthodoxie calviniste, il y eut là un précédent qui contribua beaucoup à rendre de plus en plus rares les procès pour crime de sortilège. « Le fait est, dit-il, qu’après mon plaidoyer, toute sorcellerie parut bannie du pays. » Ce n’était pas une mince victoire remportée sur un des plus affreux préjugés que le moyen âge ait légués aux temps modernes. En Hollande comme ailleurs, les magistrats n’étaient pas toujours libres de résister à la pression de l’opinion publique, en proie à d’absurdes terreurs; mais là plus tôt qu’ailleurs les classes éclairées réagirent contre ce genre de superstition. C’est un livre hollandais, le Monde enchanté, du pasteur Bekker, qui extirpa de tous les esprits cultivés cette superstition si dangereuse. Parfois aussi on tâchait de tourner le préjugé pour le rendre inoffensif. A Oudewater par exemple, on avait trouvé le moyen d’établir juridiquement l’innocence des gens accusés de s’être donnés au diable. Le peuple croyait qu’un sorcier, étant possédé du démon, devait, quand on le pesait, accuser un poids beaucoup plus lourd que celui qu’on pouvait raisonnablement attribuer à son corps. La justice locale avait donc une balance ad hoc, à l’usage des prétendus sorciers ou sorcières, qu’on faisait monter, dépouillés de tout vêtement, sur un des plateaux, et qui, l’épreuve terminée, obtenaient du magistrat compétent un certificat garantissant leur poids et leur innocence.

Pour en revenir à notre ami Cats, il jugea que le moment était venu de penser au mariage; mais il était écrit que l’amour lui jouerait longtemps de vilains tours. Non-seulement il s’était amouraché d’une fille de condition inférieure, mais encore, à la veille de l’épouser, il fut atteint d’une fièvre tierce qui pendant deux ans défia tous les remèdes. C’est en vain qu’il changea d’air, qu’il séjourna en Angleterre, qu’il consulta les autorités d’Oxford et de Cambridge et même le premier médecin de la reine Elisabeth, que, de retour en Zélande, il épuisa tous les moyens empiriques ou rationnels qui lui furent indiqués, — la fièvre ne le quittait pas. Il était réduit à l’état d’un squelette et désespérait de guérir, quand il rencontra un charlatan barbu qui lui fit prendre une poudre mystérieuse dans un grand verre de vin du Rhin. Dès le lendemain, il se sentit mieux, et depuis lors la fièvre ne revint plus. Ce médecin de rencontre arrivait-il au bon moment, ou bien sa poudre avait-elle quelque vertu réelle? Nous ne saurions le dire. Cats pense que ses prières eurent au moins autant d’efficacité que la poudre inconnue. On peut supposer que la secousse morale résultant d’un procès criminel qu’il réussit à gagner en faveur d’un jeune homme accusé de meurtre, mais qui n’avait tué que pour défendre son vieux père, ne fut pas étrangère à ce retour de la santé.

Délivré de la fièvre, il s’établit avocat à Middelbourg. Ses amours de La Haye paraissent avoir été chassées par la maladie. Il gagna beaucoup d’argent dans la capitale de la Zélande en plaidant pour les nombreux corsaires qui venaient vendre sur le marché de cette ville les prises faites aux dépens de la marine espagnole, et qui s’entendaient rarement avec les armateurs ou même entre eux sur la juste répartition des bénéfices. Il eut aussi de lucratives relations d’allaires avec la maison Moucheron, fondée par des négocians de Normandie réfugiés en Zélande pour cause de religion, et qui faisait un commerce colossal. De nouveau il se vit féru d’amour par les beaux yeux d’une demoiselle qu’il avait rencontrée à l’église française. Aussitôt il lui fit la cour, mais bientôt il apprit que le père de la jeune fille avait fait une banqueroute honteuse, et qu’il perdrait son bon renom en s’alliant à sa famille. Cats fut très affligé de la découverte ; néanmoins, toujours prudent, il étouffa sa passion naissante. Enfin en 1602 il épousa une demoiselle de Valkenburg avec laquelle il vécut fort heureux. Cinq enfans, dont trois fils morts en bas âge, naquirent de ce mariage. Ses deux filles entrèrent ensuite par mariage, l’une dans la famille van Aerssen, dont les descendans existent encore à Zwolle, l’autre dans cette famille Musch dont J. van Lennep a raconté la tragique destinée dans un de ses meilleurs romans. En mourant, J. Cats se vit entouré de quatorze petits-enfans.

Cats, que ses goûts prédestinaient à jouir beaucoup du bien-être intérieur et du calme de la vie de famille, se retira peu à peu du barreau. En 1609 fut conclue la grande trêve de douze ans entre l’Espagne et les provinces. Il entreprit alors avec son frère le dessèchement de plusieurs polders situés dans les environs de Bervliet et qui depuis trente ans avaient dû rester sous l’eau pour la défense du pays insurgé. Ce fut une excellente affaire qui plut à la fois à l’amateur des beautés champêtres et au propriétaire désireux d’augmenter sa fortune.


« J’étais bien joyeux quand fleurissaient les colzas — ou lorsque les orges montaient en grosses touffes, — et c’était beau à voir quand les sacs de blé — s’étageaient tout remplis de grains magnifiques. — La terre longtemps inerte rendait des fruits superbes, — au point que maintes fois les greniers fléchirent. — Une seule moisson, récompense d’une seule culture, — a souvent payé tout ce que coûtait la terre. »


Voilà bien le mélange de prose et de poésie qui fera de Cats un poète moraliste et pratique avant tout. Le temps que lui laissaient ses occupations agricoles, il le passait près de sa femme et de ses enfans, à Grypskerk, non loin de Middelbourg, dans une maison de campagne cachée au milieu des arbres et des fleurs. C’est là qu’il composa ses premiers grands ouvrages : mblêmes de sagesse et d’amour (Sinue en Minne-beelden), — Galathée, pastorale : — le Mariage, en six parties, traitant successivement de la jeune fille, de l’amoureux, de la fiancée, de la femme, de la mère, de la veuve, — le Miroir d’autrefois et d’aujourd’hui, etc. Nous reviendrons sur ces poèmes, dont les titres indiquent la tendance commune.

Son idylle fut enfin troublée par des événemens graves. En 1621, la trêve de douze ans expira, et l’espoir qu’on avait de la renouveler fut déçu. L’Espagne, qui s’était un peu refaite, ne voulait pas se désister de ses prétentions sur les Provinces-Unies, et la guerre recommença. Toutefois la république néerlandaise s’était fortifiée aussi dans cet intervalle, et depuis lors elle marcha rapidement à l’apogée de la puissance et de la prospérité. Le prince Maurice, qui avait succédé à son glorieux père le Taciturne, s’était montré digne de lui par ses talens militaires et diplomatiques, bien que l’intérêt quasi-dynastique de sa maison eût parfois obscurci son jugement et sa conscience. Pendant la trêve, les villes maritimes avaient littéralement amoncelé la richesse. La mort de Maurice (1625) n’arrêta point cette ascension continue. Son frère Frédéric-Henri, plus tolérant que lui, non moins vaillant capitaine, lui succéda comme stathouder ou protecteur militaire de la confédération. La guerre contre l’Espagne fut soutenue avec une énergie qui rappelait les plus héroïques momens de la première insurrection. Bois-le-Duc, la Vierge brabançonne, qui n’avait jamais été prise, fut enlevée après un long siège. Le Brabant, arraché à l’Espagne, servit de rempart aux provinces libres. L’amiral Pieter Hein surprit sur les côtes du Nouveau-Monde la flotte d’argent, qui portait en Europe les trésors du Mexique et du Brésil, et ramena dans le port d’Amsterdam ses vaisseaux victorieux chargés d’un butin qu’on estima supérieur à 25 millions de francs. Il faudrait tripler aujourd’hui pour avoir une somme équivalente[3].

Ces prospérités publiques furent, comme il arrive souvent, achetées au prix de plus d’un malheur privé, et le brave Cats fut parmi les victimes. Ses beaux polders de Flandre durent ou retourner sous l’eau, ou subir la confiscation. De là des procès, des chicanes, des pertes, et enfin sa résolution d’accepter le poste, du reste fort honorable, qu’on lui offrait à Middelbourg. Il y fut nommé pensionnaire de la ville. Ce nom d’une des principales fonctions municipales provient de ce que, les magistratures étant ordinairement gratuites, un seul magistrat était pensionné dans le conseil de la ville pour diriger la marche des affaires, aplanir les difficultés juridiques, veiller au maintien des franchises et privilèges. Deux ans après, la ville de Dordrecht, vieille cité hollandaise et qui passait pour supérieure en importance au chef-lieu de la Zélande, l’appela dans ses murs pour l’investir des mêmes fonctions. C’était un avancement. Cependant Cats tenait fort à sa chère Zélande, et ne se souciait pas trop d’accepter. Beaucoup d’amis lâchaient aussi de le retenir à Middelbourg; mais il paraît que plusieurs pasteurs de cette ville réussirent à lui faire voir une sorte de prédestination dans cet appel de la bourgeoisie de Dordrecht, et il se rendit. J’ai en vain tâché de savoir quel motif avait pu pousser les dignes ministres à éloigner Cats de leur voisinage immédiat. Cats, nous l’avons dit, était zélé protestant et très attaché à l’orthodoxie dominante. Il avait chanté en vers le synode de Dordrecht, et il était membre du consistoire de Middelbourg. Je ne serais pas surpris toutefois si l’explication de ce fait bizarre se trouvait dans le caractère éminemment conciliant, modéré, très prudent du digne pensionnaire. Il est à croire qu’il cherchait tout au moins à ne rien ajouter aux mesures intolérantes prises ou réclamées par le parti calviniste, rigide contre les arminiens ou remonstrans, les vaincus de Dordrecht. Je trouve dans un travail minutieux de M. Nagtglas sur l’histoire intérieure du consistoire réformé de Middelbourg que Cats a gardé le plus souvent un silence étonnant chez un homme doué d’une telle faconde dans les délibérations de la vénérable compagnie. Son nom en effet se trouve mentionné très rarement dans les actes. Il est donc à présumer que d’un certain côté on ne tenait pas précisément à conserver un ancien aussi influent et aussi enclin au modérantisme. Rappelons à ce sujet que la querelle des gomaristes ou calvinistes rigides et des arminiens ne fut pas seulement religieuse. La politique y joua un grand rôle, et la querelle théologique recouvrit en partie le conflit déjà grandissant entre le parti populaire orangiste et l’aristocratie bourgeoise.

A Dordrecht, Cats continua de s’occuper de littérature. Il fonda dans cette ville une école de poésie qui ne fut pas sans éclat. C’est là aussi qu’il composa son Anneau nuptial, autre poème historique et moral dont le mariage est encore le sujet. En 1627, il fut envoyé par les états en Angleterre avec un certain Joachimi pour réclamer auprès de Charles Ier en faveur des armateurs hollandais, dont les corsaires anglais, sous prétexte de courir sus à la marine française, avaient capturé les navires. Cats fit de son mieux, reçut du roi d’Angleterre la croix de Saint-George, mais n’obtint pas grand’-chose. Peu après son retour, il eut la douleur de perdre son excellente femme, au souvenir de laquelle il resta fidèle jusqu’à la fin de sa vie. En même temps son rôle politique devint de plus en plus important. Il fut nommé grand-pensionnaire (raadt-pensionaris) auprès du conseil permanent de la province de Hollande. C’était, après la charge de stathouder, la première de l’état. Elle conférait à son titulaire sur les intérêts généraux de la province et par conséquent de la confédération, dont la Hollande était l’état prépondérant, des pouvoirs analogues à ceux que le pensionnaire de chaque ville exerçait dans la sphère municipale. Quand on se demande cependant par quels brillans services Cats se recommandait à la préférence des Hollandais, — préférence bien marquée, car on abolit tout exprès pour lui une clause auparavant très sévèrement maintenue, et qui interdisait à un Zélandais d’occuper un tel poste en Hollande, — on est embarrassé pour répondre, car l’histoire ne signale rien de bien saillant dans sa carrière politique antérieure. Il est à présumer que ce fut sa réputation de probité, d’incorruptible droiture, le zèle scrupuleux qu’il mettait à remplir par le menu ses devoirs administratifs, qui le désignèrent au choix des électeurs. La plus extrême prudence, un grand esprit de modération, ayant toujours dirigé ses actes, son élection pouvait passer pour un compromis entre les deux partis qui se disputaient la suprématie. Le fait est qu’il jouit durant sa vie et après sa mort d’une grande réputation d’homme d’état. Pourtant les mêmes qualités qui le rendaient si estimable, qui faisaient de lui un administrateur intègre, un excellent magistrat, lui eussent rendu fort difficiles les grandes entreprises politiques. L’extrême circonspection qui faisait le fond de son caractère lui ôtait la faculté des initiatives audacieuses. N’oublions pas cependant que ses tendances conciliantes, en prévenant ou faisant disparaître les causes de guerre ouverte entre les deux grands partis qui divisaient la confédération, pouvaient s’associer alors à un grand bon sens politique, à un patriotisme très éclairé, comprenant ce que l’histoire de la Néerlande a tant de fois démontré, que la force et la prospérité du pays tenaient non pas à la suppression de l’un de ces deux partis engendrés naturellement par les précédens et la situation politique, mais à leur coordination, à leur concomitance pacifique; or ce but ne pouvait être atteint que moyennant des concessions réciproques, et Cats était l’homme des petites concessions prévenant les grands déchiremens. Cela posé, nous devons ajouter que sa gloire personnelle profita de la gloire de sa patrie. Son nom se trouve associé à l’une des époques les plus glorieuses de la république. La guerre de trente ans touchait à son terme. Gustave-Adolphe et Richelieu lui avaient à la fin imprimé une direction fatale aux ambitions catholiques et autrichiennes. Les états, toujours en guerre avec l’Espagne épuisée, alliés de la France, traitaient désormais avec les grandes puissances sur le pied de l’égalité. La paix de Munster ou de Westphalie vint régulariser leur position comme confédération indépendante et reconnue. L’Espagne dut enfin céder. La petite Néerlande entra désormais dans la famille européenne. Sa lutte de quatre-vingts ans aboutissait à la liberté pleine et entière. Jamais persévérance plus héroïque n’avait été plus glorieusement récompensée. En même temps que la situation politique et commerciale accusait une prospérité inouïe, que des marins tels que Ruyter, Tromp, G. De Witt, promenaient triomphalement sur les mers l’étendard national, les sciences, les lettres, les arts, semblaient avoir élu la jeune république pour leur asile de prédilection. Grotius, Saumaise, Vossius, Vondel, par leurs écrits, Rembrandt, van der Helst, Hobbema, Berchem, les van de Velde, Cuyp, Ruysdael et tant d’autres, par leurs toiles immortelles, lui conciliaient les sympathies de toute l’Europe. Spinoza allait bientôt se révéler, Descartes ne voulait pas vivre ailleurs, «Dans quel pays, écrivait-il à Balzac, trouve-t-on plus aisément tout ce qui peut intéresser la vanité ou flatter le goût? Y a-t-il un pays dans le monde où l’on soit plus libre, où le sommeil soit plus tranquille, où il y ait moins de dangers à craindre, où les lois veillent mieux sur le crime, où les empoisonnemens, les trahisons, les calomnies, soient moins connus, où il reste plus de traces de l’heureuse et tranquille innocence de nos pères? » C’était alors un de ces momens bénis de la vie des nations jeunes et fortes où leurs énergies se déploient ensemble avec une sève et une harmonie d’une prodigieuse fécondité, où les cœurs des individus s’élèvent en même temps que la conscience publique. Se rappelle-t-on le magnifique tableau de van der Helst qui se trouve au musée d’Amsterdam, et qui représente un banquet de gardes bourgeoises réunies en l’honneur de la paix de Munster? Un militaire peut sourire de leur accoutrement guerrier; mais comme ces bourgeois sont carrément campés! quelle assurance dans les regards! quelle solidité dans cette attitude de gens libres, riches, se sachant chez eux, ne connaissant au-dessus d’eux que le ciel de Dieu, et ne craignant pas plus désormais les armées impériales et royales du sud que les vagues de la Mer du Nord, qui viennent se briser impuissantes contre leurs digues! Je doute qu’en Europe à cette époque, dans n’importe quel autre pays, un peintre eût pu rassembler vingt-deux portraits bourgeois d’une pareille fierté.

Cats eut donc le bonheur de diriger les affaires de son pays en un temps de prospérité merveilleuse. Toutefois, dans une grave circonstance, la Hollande fut heureuse d’avoir pour grand-pensionnaire un bon citoyen, d’humeur modérée, toujours enclin à pacifier les situations. Le stathouder Frédéric-Henri était mort un an avant la consolidation de l’œuvre à laquelle son père, son frère et lui avaient consacré leur vie. Maintenant que la guerre était finie, l’indépendance nationale assurée, la question se présentait de savoir si l’on continuerait au prince Guillaume d’Orange, fils de Frédéric-Henri, qui n’avait que vingt et un ans, les pouvoirs militaires et les honneurs presque royaux inhérens au titre de stathouder. Or le jeune homme était ambitieux, il rêvait la gloire militaire. Les états au contraire voulaient désarmer, congédier les troupes, faire des économies. Le prince d’Orange, fort des sympathies chaleureuses de la masse, essaya de l’intimidation. Il tenta un petit coup d’état, fit incarcérer à Lowestein six députés de la province de Hollande, républicains ardens, parmi lesquels le père des De Witt, qui ne pardonna jamais cette violence à la maison d’Orange, et tâcha par un coup de main de s’emparer d’Amsterdam, la ville la plus récalcitrante; mais le coup de main échoua, et la guerre civile allait peut-être ravager les provinces, lorsque quelques bons citoyens, Jacob Cats à leur tête, intervinrent. Ils ramenèrent la paix en ménageant par quelques concessions de forme l’amour-propre du jeune prince, un peu étourdi de la résistance imprévue que rencontraient ses desseins. à se rendit d’assez bonne grâce aux représentations du vieux pensionnaire. On a lieu de croire pourtant qu’il nourrissait toujours les mêmes vues ambitieuses, attendant une occasion plus favorable, quand la mort le surprit à la suite d’une partie de chasse. Huit jours après naissait son fils unique, un enfant chétif et malingre qui devait plus tard, sous le nom de Guillaume III, porter au pinacle la grandeur de la maison d’Orange.

Cette mort, le très bas âge du nouveau prince, tranchaient pour un temps, et dans un sens conforme aux vœux des républicains, la grande question du stathoudérat. C’est en vain que la mère et la grand’ mère de l’enfant tâchèrent de lui assurer la survivance des titres et des fonctions dévolus à ses ancêtres. Si elles eussent réussi, la dynastie était fondée, le stathoudérat eût été par le fait proclamé héréditaire; mais la bourgeoisie gouvernante fit la sourde oreille, et bientôt on vit arriver à la direction exclusive des affaires cette aristocratie municipale dont Jean De Witt fut l’âme, le héros et le martyr. Une assemblée fut convoquée à La Haye pour régler et améliorer les trois grands intérêts du pays : l’union, la religion et l’armée (unie, religic en militie), et Cats fut appelé à l’honneur de la présider. Là encore son rôle fut plus honorable que brillant, et du reste cette assemblée ne fit pas grand’chose. Peu de jours après qu’elle se fut dissoute, Cats jugea que l’heure de la retraite avait sonné pour lui. Il demanda audience aux états-généraux, fit devant eux à genoux une fervente prière pour remercier Dieu de sa longue protection, et se démit de toutes ses charges. Il avait alors soixante-quatorze ans. Il dut pourtant se rendre encore une fois en Angleterre pour tâcher de maintenir la paix, menacée par les prétentions de Cromwell. Il fit en latin un discours un peu long au parlement Barebone, qui ne paraît pas en avoir été fort touché, et dut revenir en Hollande en laissant les affaires en l’état. Il se renferma strictement depuis lors dans sa jolie campagne de Sorgvliet, près de La Haye, qu’il avait créée lui-même aux dépens des dunes, et qu’on peut visiter encore aujourd’hui. C’est là qu’il publia ses derniers ouvrages, tels que Vieillesse et vie champêtre, Cercueils à l’usage des vivans, Quatre-vingt-deux ans de vie (sa biographie), etc. Il y reçut un jour la visite de la princesse douairière d’Orange, qui venait, accompagnée du petit Guillaume III, âgé de six ans, admirer la campagne de l’ancien grand-pensionnaire et peut-être aussi tirer de son expérience quelques conseils et quelques lumières dont elle pût profiter. On était en hiver, et les étangs gelés de Sorgvliet eurent l’honneur de porter le futur roi d’Angleterre blotti dans un traîneau avec deux petites cousines de son âge. Le jour où il eut quatre-vingt-deux ans, Cats voulut recevoir à sa table les pasteurs de La Haye, et leur remit à chacun un exemplaire de ses œuvres[4] avec une salière en cristal, symbole d’amitié, le tout joint à un petit poème auquel le pasteur Stermont répondit par un quatrain improvisé. Cats lui-même a raconté en vers cet épisode de sa vieillesse, et s’est fait représenter dans une gravure recevant et introduisant dans son salon les doctes personnages. Il mourut âgé de quatre-vingt-trois ans, en 1660. Il avait composé auparavant une prière en vers qu’on devait prononcer à son lit de mort, et il ne manqua pas de la faire dire à temps. Le 18 septembre 1660, il fut enterré le soir aux flambeaux dans l’église du Cloître, à La Haye, ce temple de forme étrange, à trois nefs parallèles, que l’on voit sur la jolie place du Voorhout, et ce simple nom, Jacob Cats, gravé sur un des piliers, rappelle seul aux visiteurs que près de là repose celui que tous les Hollandais ont nommé leur père.

II.

Il est temps de parler de ses œuvres littéraires, qui lui ont valu une renommée plus solide que sa carrière politique. Comme on peut s’y attendre d’après ce qu’on sait de ses goûts et de son caractère, Cats n’est point de la famille des grands poètes, aux conceptions audacieuses, qui imposent l’admiration par la tragique beauté de leur génie. Ce n’est point dans le voisinage de Dante et de Shakspeare qu’il convient de lui assigner une place. C’est plutôt dans la catégorie des grands humoristes qui ont su donner à leur philosophie de la vie humaine et du cœur humain ce tour original, piquant, qui assaisonne si agréablement des vérités en elles-mêmes très simples et dictées par le bon sens. Il y a dans Cats du Montaigne et du La Fontaine. De tous deux il a la naïveté, la joie de vivre, la curiosité toujours éveillée. Du premier, il a la faconde un peu prolixe, l’abandon, la fantaisie, la bonne foy vis-à-vis de lui-même et des autres ; du second, il partage le goût de la nature modeste, des jardins, des prairies; sa morale, comme celle du fabuliste, revient ordinairement à ce mot unique : prudence ! Sous d’autres rapports, il reste lui-même. Il n’est ni sceptique comme Montaigne, ni relâché dans ses mœurs comme La Fontaine. L’histoire galante ne lui déplaît pas, mais il ne descendra jamais au conte grivois. Le mariage est pour lui une institution sainte, sur laquelle le badinage n’est pas permis, et dont il ne faut parler qu’avec révérence. Très frappé, comme Montaigne, des variations religieuses et morales de l’humanité dans l’histoire et à la surface du globe, habitant un pays où l’érudition est fréquente et dont les navigateurs poursuivent hardiment de nouvelles découvertes, il ne conclut nullement, à l’exemple du philosophe gascon, que tout, maximes morales et croyances religieuses, est convention, coutume, arbitraire. On sent en le lisant que l’esprit européen est revenu du premier étourdissement que lui a causé la révélation des sociétés et des mœurs inconnues. Cet esprit désormais, tout en constatant les différences, sait les apprécier, et dans cette appréciation il se sent supérieur. Que les Chinois, les Algonquins ou les Aztèques aient de tout autres notions de moralité que les chrétiens d’Europe, cela signifie tout simplement pour lui qu’ils ne sont pas aussi éclairés, et Cats trouvera aisément dans une observation moins superficielle de ces différences l’unité fondamentale qui subsiste et qui fait de la vie religieuse et morale quelque chose de naturel, d’essentiel à l’espèce, mais plus ou moins développé selon le degré de lumières atteint par la portion du genre humain dont il est question pour le moment. Son déterminisme calviniste l’empêche de s’égarer dans ce labyrinthe. Il sait bien que le libre arbitre absolu n’est qu’une illusion, qu’en réalité l’homme veut ce que son cœur aime, et c’est dans ses œuvres que se trouve ce tableau résumé du développement moral de l’homme qu’on peut recommander à nos psychologues : « Je fais le mal et veux le faire. — Je ne fais pas le bien et ne veux pas le faire. — Je fais le mal que je voudrais ne pas faire. — Je ne fais pas le bien que je voudrais faire. — Je ne fais pas le mal et ne veux pas le faire. — Je fais le bien et veux le faire. » Il ne s’en est certainement pas rendu compte à lui-même, mais dans sa conception de l’histoire et dans sa philosophie pratique il y a un sens remarquable du développement, de la continuité, comme s’il pressentait la théorie de l’immanence de l’esprit dans les choses. La contemplation du moraliste fraie la voie à la spéculation du métaphysicien. Cats, sous certains rapports, fait prévoir Spinoza.

Un autre trait commun de J. Cats avec Montaigne, c’est que ses œuvres, du moins pour nous modernes, ne sont pas de nature à être lues de suite. Il est trop bavard, trop plein de digressions interminables. Ces énormes poèmes entassés l’un sur l’autre effraient d’avance par leur masse, et sa versification, quoique facile, naturelle, empruntant même un charme particulier aux formes archaïques, devient à la longue très monotone; mais quel plaisir de feuilleter son gros livre! C’est l’ami de la maison, le compagnon des rêveries du foyer. La réputation poétique de Cats avait un peu pâli sous l’influence de notre école classique; depuis le commencement de ce siècle, et le romantisme aidant, elle a repris tout son éclat. C’est une individualité, c’est quelqu’un qui a marqué de sa forte empreinte un immense matériel de connaissances, d’expériences et de faits. Comme tous ses contemporains instruits, il avait énormément lu les anciens et les modernes. Les citations latines, grecques, françaises, italiennes, espagnoles, même hébraïques, abondent sous sa plume; mais un fil conducteur n’a cessé de le guider à travers ses lectures. Il a lu surtout pour apprendre à connaître le cœur humain. Ses notes de toute espèce trahissent cette préoccupation continuelle. Par ce luxe d’érudition, Cats se rattache encore à la renaissance et à l’enthousiasme que suscita le commerce renouvelé avec l’antiquité. Toutefois de l’autre côté il représente l’esprit moderne commençant à faire le compte de son avoir, comparant le nouveau et l’ancien, assez sûr de lui-même pour puiser dans l’antiquité sans s’y noyer, traduisant tout à sa barre pour juger tout, et supérieur par conséquent aussi bien à l’éblouissement de la renaissance proprement dite qu’à la grossière ignorance de l’époque antérieure. Sans doute il est de son pays, de son temps, de son église, mais tous ceux qui participent à l’esprit moderne peuvent le saluer comme un ancêtre, dire de lui : il est des nôtres !

Ce qui a fait de ses œuvres une littérature populaire et salutaire en dépit d’une certaine trivialité qui tient peut-être au terroir et de quelques grossièretés qu’il faut mettre sur le compte de son temps, c’est l’esprit d’honnêteté robuste qu’elles respirent d’un bout à l’autre. Il y a de l’utilitarisme dans ses jugemens particuliers, il n’y en a pas dans ses principes, et sa recherche de l’utile est toujours dominée par la conviction que rien n’est vraiment utile que ce qui est moralement bon. D’accord avec La Fontaine sur la suprématie de la prudence parmi les vertus quotidiennes, il n’irait pas, comme notre fabuliste, lui sacrifier la dignité. Ce n’est pas lui qui conseillerait au sage de crier selon les gens vive le roi! ou vive la ligue! Le renard n’est point son héros favori. Son sens religieux, beaucoup plus épuré que celui de notre « bon homme, » qui, en fait de religion, n’eut guère qu’une peur atroce de l’enfer, relève ses applications morales, et donne chez lui quelque chose de vénérable à ce genre sentencieux qui autrement risque de tomber dans la pédanterie ou de se traîner terre à terre.

Enfin, et pour achever cette caractéristique générale, signalons le côté fantastique de ses compositions, qu’il fit illustrer de gravures exécutées sous ses yeux et sur ses indications par un graveur, van Venne, qui jouissait en son temps d’une certaine réputation. Ce n’est pas comme dessin, ni même au point de vue de l’art du graveur que ces gravures sont remarquables, bien que les premières éditions en contiennent certaines d’un mérite réel sous le rapport de l’exécution : c’est comme images parlantes, vigoureuses, enfonçant d’un trait dans l’esprit la sentence qu’elles ont pour but de présenter aux yeux. De là le goût passionné des enfans pour vader Cats. De ce côté, Cats donne une main à Callot pour l’étrangeté fréquente des compositions, et l’autre main à Hogarth pour l’impitoyable relief avec lequel il vous montre le vice, ou la difformité, ou le ridicule, ou le contraste qu’il veut dépeindre. Il est une de ces gravures, par exemple, qui compte parmi les meilleures, et qui illustre son poème intitulé Cercueils à l’usage des vivans. Elle doit faire ressortir la vanité de toute beauté, de toute grandeur, de toute sagesse humaine. Elle représente une sorte de grand cimetière où s’élèvent de pompeux tombeaux. Des squelettes drapés dans des manteaux de roi gardent le champ des morts sous des portiques funèbres. Des crânes grimaçans, des ossemens décharnés, jonchent le sol. A droite, des hommes richement vêtus ont soulevé la pierre d’un tombeau et regardent un squelette à côté duquel on lit : Ci git le roi Crésus, la richesse du monde. A gauche, des héros viennent de même contempler un squelette couronné qui a pour inscription : Ci git Alexandre le Grand, la bravoure du monde. Plus haut, des mages d’Orient, un grand-prêtre juif, la reine de Saba, regardent le squelette de Salomon, la sagesse du monde (épitaphe d’une orthodoxie suspecte, disons-le en passant), tandis qu’à l’autre bout du cimetière des soldats découvrent celui de Samson, qui étranglait les lions et qui personnifie ici la vigueur du monde. La scène la plus tragique est au milieu. En avant d’un grand baldaquin dont des squelettes tirent les rideaux noirs, de jeunes seigneurs et de belles dames richement parées s’avancent d’un œil curieux pour visiter l’intérieur d’un tombeau sur lequel est écrit : Ci gît Hélène, la beauté du monde. Eh quoi! c’est là tout ce qu’il en reste? Un affreux squelette tombant en pourriture! Un des jeunes gens soulève d’une main profane le voile qui recouvre ces os que deux mondes se disputèrent dix ans aux jours de leur beauté fugitive... Les femmes, partagées entre la terreur et la curiosité, allongent le cou pour regarder; mais, ô misère! elles doivent se boucher le nez. Autant en ont dû faire les héros rassemblés devant ce qui fut Alexandre le Grand, et la reine de Saba devant les restes du roi dont elle vint, du fond de son lointain pays, admirer la sagesse et l’éblouissante splendeur. Avec quelle autorité, sortant d’une nuée qui plane au-dessus de ces scènes lugubres, une main mystérieuse, supérieure au temps qui s’envole et à la renommée qui fait résonner ses trompettes, déroule un écriteau sur lequel on lit : Sic transit gloria mundi! Comprend-on la richesse du thème qui s’offre au pieux moraliste et avec quelle gravité il va nous dérouler successivement ses bedenckingen, ses réflexions, sur le tombeau de Salomon, sur le tombeau d’Alexandre et surtout sur le tombeau d’Hélène!

Toutefois il est rare que Cats s’avance aussi loin sur le domaine du tragique et du lugubre. A la condition d’opposer la prudence à ces enivremens de la jeunesse, de la gloire ou de la richesse, il aime la vie, il l’aime puissante, aisée, laborieuse, féconde. Ses Emblèmes de sagesse et d’amour, ses nombreux traités sur le mariage, nous le représentent bien tel que sa biographie nous donnait lieu de nous le figurer, l’idéal du bourgeois avisé, fier, économe, honnête, bon travailleur, aimant passionnément son intérieur luisant et commode, heureux époux et heureux père, en un mot l’idéal du notable hollandais, membre pur-sang de cette bourgeoisie qui, avant les Anglais, connut le comfort et sut le pousser jusqu’au raffinement sans sortir de la simplicité dans la nourriture et l’ameublement. C’est de son temps que se répandit la passion des tulipes et des jacinthes, ces belles fleurs de salon qui, dès la fin de l’hiver, réjouissent de leurs vives couleurs les chambres encore calfeutrées contre les rafales du nord. L’un des premiers, il s’est aperçu que l’homme du nord peut compenser par le commerce et le savoir-faire ce que la nature lui refuse, et même se procurer plus de bien-être que les habitans d’une région méridionale où l’on ne peut consommer que les produits du sol.


« Remercie librement le grand Dieu, ô libre Néerlande… Tout ce qui croît au loin, tout ce qui pousse sur la terre, la mer fait tout affluer dans tes ports… Notre sol ne connaît point le moût ni les grappes dorées des pays où le soleil darde ses rayons brûlans, et pourtant, le long de tes côtes, on a du moût, on a du vin tant qu’on veut. Tout ce que donnent le Neckar et les vallées de France, tout ce que produit Madère vient s’épancher dans tes coupes. Ce n’est point chez toi qu’on empile dans des caisses les monceaux de figues bleuâtres, et pourtant elles viennent se ranger sur tes tables. Dieu fait naître l’Espagnol lui-même avec l’idée que c’est chez toi qu’il faut expédier les plus beaux fruits, et plus d’un peuple endure les ardeurs de l’été pour t’envoyer sa vendange… Nos prairies ne voient pas croître la canne à sucre, mais nos enfans ont plus de sucre qu’ils n’en peuvent manger. Les produits des Indes, le poivre, le girofle, la cannelle, la muscade, s’entassent comme le blé dans tes greniers. La Chine seule sait cuire ses porcelaines et les travailler des années entières, à ce qu’on dit ; mais c’est ici qu’on trouve la plus fine pâte jusque chez la femme du marin, jusque chez un simple batelier. Nous n’avons pas d’esclaves souterrains qui fouillent les antres profonds pour en arracher le cuivre et le fer ; c’est pourtant notre peuple qui fond les grandes pièces et qui perce les plus épaisses murailles avec les canons qu’il a creusés. Nos forêts ignorent ces arbres immenses dont on fait les grands mâts de vaisseau ; nous n’en avons pas moins plus de voiles au vent que jamais potentat n’en a eu sur la mer… On dirait que notre pays va s’enfoncer dans l’eau, et pourtant personne parmi nous n’en veut boire. L’eau, c’est trop cru, c’est froid à l’estomac, et nous préférons notre boisson d’orge, qui désaltère si bien. »


Et cela continue sur ce ton. Ce point de vue, de nos jours, est devenu banal ; alors il était nouveau, il dénotait un grave changement qui s’opérait insensiblement dans l’équilibre des forces entre le nord et le midi de l’Europe. Dans l’antiquité, la civilisation réside au midi ; l’homme du nord, quand il ose, se rue sur les pays aimés du soleil ; mais chez lui il végète, il vit misérablement, toujours en guerre avec une nature marâtre : son esprit dort dans son robuste corps, et ses rares plaisirs consistent uniquement dans de grossières jouissances. Il en est encore à peu près de même durant le moyen âge. La religion, qui seule lui apporte quelques rayons d’un idéal élevé, lui vient elle-même du midi. Depuis trois siècles, c’est autre chose. Victorieux de son rude climat par le comfort, se procurant par le commerce les produits les plus lointains, l’homme du nord ne désire plus s’établir dans les pays chauds. Sauf leur beau ciel, que lui donneraient-ils qu’il n’ait déjà? Et son activité continuelle, n’ayant pas à redouter les molles langueurs du midi, a déplacé le centre de gravité de la civilisation qui, dans l’Europe en général, au sein de chaque nationalité, s’est transporté au nord, et semble s’y être définitivement fixé. N’allons pas toutefois nous imaginer que le bonhomme Cats aborde souvent ces vastes considérations, qui rentrent dans la philosophie de l’histoire. Nous remarquons dans ses œuvres, nous lecteurs du XIXe siècle, bien des choses qui le rendent intéressant sans qu’il s’en doute. Pour le rencontrer sur le terrain où il a pleinement conscience d’être chez lui, il faut surtout l’étudier dans ses enseignemens de morale pratique. Sa méthode est assez originale pour que nous l’indiquions avec quelque détail.

Voici, par exemple, une gravure emblématique. Dans une cuisine hollandaise bien propre et bien rangée, une jeune dame et sa servante, toutes les deux fort engageantes, philosophent à leur façon devant une vaste cheminée où brûle un grand feu. Deux vases de grandeur inégale renferment de l’eau qu’il s’agit de faire bouillir. Le grand vase est sur les charbons, dans la flamme, et ne donne encore aucun signe d’ébullition; le plus petit, qui est seulement posé devant le feu, fait déjà un terrible vacarme. La scène a pour titre A little pot is soon hot, proverbe anglais que nous pouvons traduire par ces mots : A petit pot grand feu ne faut. Où se trouve, dira-t-on, l’enseignement moral? C’est ce que la jeune dame nous dit avec son fin sourire et la complète approbation de sa servante, et comme si le petit vase, qu’elle montre du doigt, la faisait penser à quelqu’un de sa connaissance :


« Celui qui est dans la flamme, — et qui pourtant ne laisse rien échapper de ce qu’il contient, — c’est un grand et puissant vase — qui contient une eau profonde et froide, — qui n’est pas vite mise en mouvement, — ni promptement soulevée par la chaleur. — Mais ce pot de petite contenance, — qui ne renferme pas grand’ chose, — à l’instant même il est agité — dès que seulement le feu l’a touché. — Maintenant, ami, écoute un peu ce que cela veut dire. — Quand un noble cœur est provoqué, — qu’on cherche à l’agacer de ci et de là, — il ne s’émeut pas promptement, — ne s’abandonne pas vite à la colère. — Il examine froidement ce qu’on lui fait. — L’homme de petit esprit, — dès seulement qu’on le touche, — bouillonne comme s’il était sur des charbons ardens. — Petite cervelle, prompte querelle! »


Il résulte donc cette maxime d’une sagesse toute hollandaise que la disposition à s’irriter vite est la marque d’un petit esprit, et je laisse à deviner les nombreuses leçons que peut en tirer l’expérience maternelle quand elle explique à la jeunesse les Sinne-beelden de vader Cats.

Telle est la méthode la plus fréquente du moraliste zélandais. D’abord une image avec un titre à tournure proverbiale; au-dessous, l’explication en vers néerlandais, puis des sentences en rapport avec le sujet empruntées aux anciens et aux modernes, écrites dans toutes les langues, accompagnées de commentaires ou d’autres sentences explicatives. Parfois il se lance dans la poésie française, et, quoique souvent incorrect, il sait donner un tour ingénieux à ses quatrains sentencieux. Voyez-vous, au beau milieu d’un jardin superbe, une ratière où vient d’entrer un rat coureur d’aventures? Il va mordre à l’appât sans se douter que la porte va retomber derrière lui et qu’il sera pris. Cela est intitulé Fit spolians spolium, celui qui prend est pris, et voici, au milieu de vers et de maximes hollandaises et latines, ce que cela veut dire en français:

Qui chasse au parc d’amour a bien dessein de prendre,
Mais, las! va prisonnier, sans y penser, se rendre.
En prenant les appâts, se prennent les souris.
Voicy la chasse, amy, où le veneur est pris.


En prenant surpris, ajoute-t-il à l’adresse des amours imprudentes, et je serais bien étonné si dans ce sinne-beeld-là il n’y avait pas quelque réminiscence d’Orléans.

On se fait difficilement une idée, à moins de parcourir soi-même le gros in-folio, de l’inépuisable abondance du vieux moraliste. Tout lui est matière, emblème, symbole. Il peut dire comme La Fontaine que tout lui parle dans l’univers, que la vie est une ample comédie aux cent actes divers. « Jamais laides amours, » ce qui est prouvé par l’image d’une guenon admirant son petit singe, et accompagné d’observations en trois langues aboutissant, comme il arrive souvent chez le pieux auteur, à une leçon sur l’amour du prochain, lequel amour, s’il est réel, doit ignorer les défauts de ceux qui en sont l’objet. Voici ailleurs un poissonnier qui geint, s’étant piqué aux arêtes d’une vive, tandis qu’une poissarde se moque de lui et manie sans sourciller un poisson de même espèce, preuve que tout dépend de la manière de prendre les choses. Plus loin, ce sont des singes qui dansent en rond très gentiment au son de la cornemuse : quels jolis singes bien éduqués! Mais une main jette des noix sur le sol; aussitôt la ronde est rompue, les danseurs oublient la mesure et se précipitent sur leur mets favori, tant il est vrai que l’éducation ne saurait déraciner les penchans innés. Plus loin, des marins hollandais vont harponner une énorme baleine; cela montre qu’adresse et sagesse viennent à bout des plus grandes choses. Voulez-vous placer votre argent dans des entreprises nouvelles, imitez ce renard qui, avec une finesse merveilleuse, examine si la glace d’une rivière récemment prise est assez forte pour le porter, tandis que là-bas un homme risque de se noyer pour s’être aventuré sur l’inconnu. Voulez-vous corriger quelques-uns de vos défauts, pensez à l’emblème de la mouchette qui éteint la chandelle pour avoir tranché la mèche trop bas. Voici l’Amour dans une cave qui s’amuse à percer des tonneaux, symbole de la chaleur du vin qui fermente à l’étroit. Ces tonneaux éclatent et laissent échapper leur contenu : crudimini, princes trop sévères, rois tyranniques ; c’est ainsi que feront les peuples que vous comprimez trop. Un peu plus loin, l’Amour désarmé, immobile, est assis, tout somnolent, au-dessous de deux flambeaux éteints qu’on cherche en vain à rallumer en les rapprochant : symbole d’un mariage sans inclination, d’un mariage imposé par l’arbitraire des parens ou des maîtres, et c’est un genre de contrainte que notre moraliste abhorre :

Het vryen is een vrye saeck,
Of anders is’et sonder smaec.

Car il faut aimer librement,
L’amour est sans charme autrement.

Le petit poisson que nous voyons ailleurs a tort de quitter le fond de la mer pour se gaudir orgueilleusement à la surface des eaux : voici la mouette qui fond sur lui. Pourquoi aussi, chétif comme il est, veut-il imiter les cétacés? N’oublions pas non plus ce cavalier accoudé mélancoliquement sur une table d’auberge, il est seul, et l’Amour, qui sert en cet endroit de garçon, lui apporte des pipes. Hélas! ses beaux rêves, quelque temps savourés, s’en vont en fumée! Nous pourrions prolonger bien longtemps encore ces extraits de la sagesse emblématique du père Cats. Accordons encore pourtant une place d’honneur à l’un des plus finement conçus de ces emblèmes. Sous un riche pavillon, une jeune dame élégamment parée, portant les cheveux relevés autour de la tête, la collerette et les manches pendantes de la maréchale d’Ancre, est occupée à peler de belles poires que lui tend une fort jolie camériste. Or la jeune dame, qui penche la tête sur la poire dont elle enlève la peau, fait remarquer à la suivante que les meilleures poires sont celles qui ne font pas de bruit sous le couteau, ce qui lui inspire ce charmant dicton italien : Pere et donne senza rumori sono stimate gli megliori, poires et dames sans bruit sont estimées les meilleures, et cela ouvre le défilé d’un bataillon de sentences parmi lesquelles nous remarquons en espagnol : Muger placera dise de todos y todos della, femme coureuse parle de tous et tous d’elle ; en latin : Quæ bene latuit bene vixit, qui s’est bien cachée a bien vécu, et en vieux français : Fille trop veüe n’est cher tenüe. Cette diversité des langues employées par un auteur populaire, chez qui du reste le néerlandais domine sans comparaison possible, étonnerait dans un autre pays ; mais depuis longtemps en Hollande l’exiguïté du territoire, les nécessités du commerce et de la politique ont familiarisé une grande partie de la population avec les langues étrangères. Du temps de Cats, le latin était encore d’un usage très fréquent entre personnes de nationalité différente. C’est lui qui a résumé en français cet abrégé des choses nécessaires au voyageur :

Avec florin, cheval et latin,
Tu trouves partout ton chemin[5].

S’il est un sujet sur lequel Cats ne tarit pas, c’est le mariage. Il lui consacre des traités tout entiers et je ne sais combien de gravures. C’est pour lui l’essence de la vie humaine. Il remarque avec une grande satisfaction que non-seulement les patriarches, les prophètes, les prêtres juifs et les apôtres nous ont donné l’exemple du mariage, mais encore que Dieu dans la Trinité a assigné à la première personne le titre de Père, à la seconde celui de Fils, deux noms, dit-il, que personne parmi nous ne peut porter qu’à la condition d’un mariage antérieur. Quant au Saint-Esprit, n’a-t-il pas été pour Marie un époux céleste dans le mystère de l’incarnation? Le mariage est donc justifié par le dogme de la Trinité comme il est fondé sur la nature humaine telle qu’elle est sortie des mains de Dieu. Avant Milton, Cats a chanté les ravissemens d’Adam et d’Eve dans le paradis terrestre, et, malgré quelques longueurs, ce fragment de ses œuvres compte parmi les plus gracieux et les plus poétiques. La surprise joyeuse du premier homme en découvrant sa compagne, la timidité peu à peu rassurée de celle-ci, les doux noms qu’Adam lui donne et qui, après quelques momens de silence et d’hésitation, lui sont rendus, le récit qu’il lui fait de la mélancolie qui attristait son âme quand, parcourant le beau domaine que le Créateur lui avait donné, il voyait tous les êtres vivans chercher et trouver leurs semblables, et que lui restait toujours seul dans toute la nature, la promenade à travers le magnifique jardin dont Adam, avec son expérience déjà riche, fait les honneurs à l’innocente créature, les. hommages rendus par toute la création vivante à sa nouvelle souveraine, tout cela est senti avec une vivacité, décrit avec une vérité qui émeuvent. Seulement là encore le brave Cats n’est pas toujours très réservé dans le choix de ses expressions, ou plutôt la parfaite chasteté de ses intentions le trahit parfois en ne le mettant pas assez en garde contre certains écueils. Il est vrai que de son temps on n’avait pas nos effarouchemens. C’est ainsi qu’il a mis en vers le cantique des cantiques, dans lequel, en pieux orthodoxe, il n’a pu voir que la description des fiançailles du Christ et de l’église. C’est encore pour lui une preuve éclatante de la sainteté du lien conjugal; mais cela ne l’empêche pas de mettre un duo qu’il consacre ailleurs à ce thème, à la fois mystique et galant, sur l’air d’une ariette italienne alors en vogue Amarylli, mia bella[6]. Des poèmes entiers sont employés à décrire les mariages les plus célèbres dont la Bible et l’histoire fassent mention, depuis ceux des patriarches jusqu’aux amours moins primitifs d’Antoine et de Cléopâtre, d’Éginhard et d’Emma, fille de Charlemagne, d’Héloïse et d’Abélard, et même il a versifié cette étrange histoire, enregistrée dans les Causes célèbres, de la femme victime d’une incompréhensible ressemblance, et qui vécut nombre d’années avec un homme qu’elle croyait son mari, jusqu’au moment où le vrai mari revint et eut toutes les peines du monde à établir son identité. On ne peut se faire une idée de tous les enseignemens religieux, moraux, économiques, physiologiques, juridiques, qu’il a tirés de tout cela. Peut-être nos lectrices seront-elles bien aises de savoir que si, à ses yeux, la prudence est la vertu spéciale de l’homme, la patience est celle de la femme. Homme prudent, femme patiente feront toujours bon ménage. Peut-être aussi seront-elles moins charmées d’apprendre que la suprématie est de droit, selon lui, l’apanage du sexe fort. La femme au profit, l’homme à l’honneur, la quenouille ne devant point commander à l’épée, c’est son principe. En même temps on ne peut se dissimuler que ses aventures de jeunesse ne lui aient laissé dans l’âme un fonds invétéré de défiance à l’endroit des femmes. Il y a une gravure qui représente un gentilhomme flairant attentivement les melons étalés par une marchande. C’est le symbole, médiocrement poétique, mais très expressif, de la circonspection dont il faut user dans le choix d’une compagne; car, a-t-il l’impertinence d’ajouter, il en est de la femme comme du melon :

De dix souvent pas un n’est bon.


D’autre part, le bonheur extrême que l’on goûte dans la société d’une femme vertueuse, aimable, instruite, qui toutefois « file plus qu’elle ne se mire, » l’inconvénient d’épouser une femme trop jeune ou trop âgée, ou bien de fixer son choix trop au-dessus ou trop au-dessous de sa condition, voilà des thèmes aimés du bon moraliste, qui sait, tout en sermonnant, indiquer aux jeunes femmes les soins qu’elles ont à prendre d’elles-mêmes pour plaire à leurs maris, aux ménagères des recettes pour bien diriger la cuisine et l’armoire au linge. Les gravures ne manquent pas là plus qu’ailleurs, une entre autres qui nous dit :

Qu’il ne faut prendre à la chandelle
Ny or, ny toile, ny demoiselle,


en nous montrant une jeune femme qui commet l’imprudence de choisir à la lueur trompeuse d’une chandelle des bijoux chez un vieux juif qui en rit dans sa barbe. Une autre encore, où l’on voit un jeune homme et une jeune fille jouer ensemble à la raquette, nous rappelle que l’amour vrai demande la réciprocité.

Ces rapides indications suffisent pour apprécier la tendance éminemment pratique du brave pensionnaire de Hollande, et l’on comprend aisément que ses œuvres soient devenues et restées populaires dans un pays où la vie de famille est forte, et où les mœurs accordent aux jeunes gens des deux sexes une beaucoup plus grande liberté de se marier en consultant avant tout leur inclination que dans les pays latins. Pourquoi donc cette différence si marquée entre le midi et le nord de l’Europe? Le sujet vaudrait la peine d’être étudié. Les conséquences économiques, sociales et morales de cette différence vont très loin, et se feront peut-être toujours plus sentir dans l’équilibre des forces nationales. Nés de l’amour de la famille, les emblèmes et les poésies du père Cats ont contribué à le développer chez son peuple. Quelque chose de grave et de serein tout à la fois se dégage de cette végétation, touffue de maximes et de conseils. C’est bien aussi l’expression du portrait de l’auteur qui se trouve en tête de son poème des Cercueils. Il devait être encore dans la force de l’âge quand ce portrait fut fait, bien que ses cheveux fussent devenus rares et sa barbe grise. C’est une figure ovale, portant la barbe comme Louis XIII, une bouche grande, mais fortement fermée, un nez long, un grand front dégarni, des yeux noirs d’une rare douceur avec la patte d’oie très marquée, ce qui indique les lectures prolongées et l’observation continue, en somme une physionomie plus agréable que belle, empreinte de bienveillance et surtout d’une droiture d’intention qui frappe au premier abord. C’est un type achevé d’honnête homme.

C’est ainsi qu’on aime à se le représenter dans sa retraite à Sorgvliet, dont il avait lui-même dessiné les plans et dirigé la mise en culture. La maison était simple et commode, un corps de logis central flanqué de deux ailes ressortant en avant. Un grand jardin avec une grotte artificielle surmontée d’une statue de Neptune armé de son trident, un bel étang le long duquel couraient des espaliers et des parterres régulièrement espacés à la française, en faisaient les principaux ornemens. C’est là qu’il atteignit l’extrême vieillesse, trouvant encore des emblèmes dans les fleurs de son jardin et les grenouilles de son vivier, et tout heureux d’avoir montré à ses compatriotes le parti qu’un judicieux emploi du terrain permettait de tirer de ces dunes qui de ce côté servent de digue naturelle à la Hollande contre la Mer du Nord, mais qui semblaient absolument revêches à toute culture.

Les sentimens religieux du vieux pensionnaire, très sincères durant sa vie active, avaient encore gagné en vivacité avec l’âge. Le dimanche et une fois dans la semaine, en vertu d’une permission spéciale, un des pasteurs de La Haye venait à Sorgvliet présider un service religieux auquel Cats et toute sa maison assistaient régulièrement. Il était d’ailleurs encouragé dans cette ferveur par sa gouvernante, une dame Havius, veuve d’un de ses anciens serviteurs, et qui, en tout bien tout honneur, devint après la mort de Mme Cats la directrice de l’intérieur. Dans ses dernières poésies, le vieillard a rendu un touchant hommage aux soins dévoués dont il fut entouré jusqu’au dernier moment par la digne matrone. Elle n’avait qu’un défaut à notre connaissance, elle aimait trop à prècher. Les deux services hebdomadaires ne lui suffisaient pas, et elle jugeait nécessaire d’endoctriner encore dans l’intervalle les gens de la maison. « Elle a grande expérience des choses du ménage, dit Cats dans l’éloge qu’il fait d’elle, et je l’ai mainte fois entendue parler aussi bien, aussi solennellement, que les théologiens qui prêchent à l’église. » Les gens de la maison étaient-ils aussi édifiés que le maître de l’éloquence du théologien enjuponné? C’est ce que nous n’oserions dire. Ce qui est certain, c’est que le vieux poète en était enchanté. Il avait aimé toute sa vie ce qui aide l’homme à se réconcilier avec la perspective de la mort. Dans une de ses dernières compositions emblématiques, on le voit sur le seuil de sa porte prier le Temps, qui passe en courant, de vouloir bien s’arrêter un peu. On devine la réponse du Temps. Il s’en va, et la Mort vient derrière lui; mais le sage n’est point troublé plus qu’il ne faut par l’apparition de cette désagréable hôtesse. Au contraire il se familiarise avec elle, et dans une autre gravure nous le voyons offrir un siège à la Mort, qui est entrée dans son cabinet, et philosopher chrétiennement avec elle.

Il n’eut pas besoin d’elle pour être un auteur populaire très aimé. De son vivant déjà, il put jouir du prodigieux succès de ses œuvres. Il put, sans s’exposer au reproche d’avoir trop bonne opinion de lui-même, offrir un exemplaire de ses œuvres complètes aux principales villes de la république, à Brouwershaven, sa ville natale, à Zierikzée, à Middelbourg, à La Haye, à Dordrecht, aux états de Hollande. Les états, dans leur enthousiasme, votèrent un pourboire de 150 florins (plus de 300 francs) au domestique qui avait apporté le précieux cadeau. Plusieurs de ses poèmes furent traduits en allemand et en anglais. Son traducteur anglais, Richard Pigot, le présente à son public comme the Bard of home and of the domestic hearth, le barde de la maison et du foyer. Sa statue s’élève aujourd’hui à Brouwershaven, et il n’est pas de Hollandais, jeune ou vieux, qui ne sourie quand on prononce devant lui le nom de vader Cats. Gloire bien pure et méritée, car le plus grand service qu’on puisse rendre à un peuple, c’est de contribuer à le diriger dans la voie du travail, de la vie de famille et de la probité! Pourquoi faut-il que parmi nos grands écrivains, parmi nos moralistes eux-mêmes, si peu se soient pénétrés de la beauté d’une telle mission? Peut-être pourrions-nous à ce propos citer un dernier aphorisme illustré du vieux poète : il s’agit d’un fou attaché par un simple fil et se lamentant de sa captivité. Des enfans rient de sa sottise. Ce n’est pas le fil qui l’enchaîne, c’est sa folie. Fac sapias, et liber cris, lui dit le moraliste; deviens sage, et tu seras libre.


ALBERT REVILLE.

  1. Il en est une toute récente, avec gravures, duc aux soins de M. le professeur van Vloten. Il existe aussi des éditions sans gravures, par conséquent à très bas prix; mais je suis sur ce point de l’avis des enfans, on verra bientôt pourquoi. Comme eux, Je trouve bien plus de charme aux éditions qui en sont ornées.
  2. Il règne un peu de confusion dans le vocabulaire géographique et politique à propos des noms de Néerlande, Hollande et Pays-Bas. Les anciens Pays-Bas se composaient de toutes les provinces qui forment ensemble les deux royaumes actuels de Belgique et de Hollande. Au XVIe siècle, les sept provinces du nord, savoir : la Hollande, la Zélande, Utrecht, la Gueldre, la Frise, la Groningue et l’Overyssel, se confédérèrent par l’union d’Utrecht, et formèrent la république fédérative des Provinces-Unies, tandis que les provinces du sud ou Belgique ne purent secouer le joug espagnol, et passèrent par la suite à la maison d’Autriche. Comme parmi les provinces de la confédération indépendante, la Hollande, où siégeaient les états-généraux, qui était de beaucoup la plus populeuse et la plus riche, et qui renfermait les plus grandes villes, exerçait de fait une prépondérance marquée, l’usage s’établit, surtout à l’étranger, de donner son nom à l’ensemble de la république, et d’en confondre tous les ressortissans sous le nom commun de Hollandais. En 1815, le royaume des Pays-Bas fut constitué par l’adjonction de la Belgique aux anciennes provinces libres. En 1830, la disjonction de ces deux élémens, devenus réfractaires, laissa le royaume des Pays-Bas composé de ses anciennes provinces libres, plus de la moitié du Limbourg et du Brabant septentrional, qui appartenait jadis à la république, non comme confédéré, mais comme territoire conquis. Telle est donc la Néerlande actuelle ou Pays-Bas proprement dits; mais l’ancien usage de la désigner sous le nom de Hollande persiste, et, à moins de détermination spéciale, la Néerlande et la Hollande sont synonymes dans le langage usuel. Notons enfin qu’aujourd’hui l’ancienne province de Hollande en fait deux, la sud-Hollande (Dordrecht, Rotterdam, Delft, La Haye, Leyde) et la nord-Hollande (Harlem, Amsterdam, le Helder).
  3. Ce Pieter Hein, vrai loup de mer hollandais, était enfant d’une pauvre famille de Delfshaven, près Rotterdam. Il ne comprit jamais très bien pourquoi on lui avait rendu tant d’honneurs à son retour. Lorsque, plusieurs années après, il mourut victime de son courage dans une rencontre avec les corsaires de Dunkerque, les états envoyèrent une députation chez sa mère pour lui exprimer leurs regrets. La bonne femme comprit encore moins que son fils. « Je l’avais bien prévu, leur dit-elle; Pieter n’aimait qu’à courir. J’ai fait mon possible pour le corriger. Il n’a eu que ce qu’il méritait. »
  4. J’ai vu l’un de ces exemplaires avec la dédicace écrite en latin de la main de l’auteur. C’est l’exemplaire qui fut remis au pasteur Trigeland. D’une main fort belle et très ferme encore, le patriarche de Curœfugium (Sorgvliet) a écrit sur le revers de la couverture qu’il donne, dédie, assigne (do, dico, addico) ce livre au destinataire.
  5. Parmi les détails curieux qu’on peut relever sur les nombreuses gravures que Cats fit composer pour ses œuvres, il faut mentionner une guillotine qui se trouve bel et bien dessinée dans un de ses poèmes (Dood-Kiste, 37). Lui-même la décrit comme un instrument inventé jadis pour faire passer l’homme en un clin d’œil de vie à trépas. Il est de fait que dès le XVIe siècle on exécutait à Gènes avec une machine qui ne différait de celle qui est employée en France depuis la révolution que par un appareil moins raffiné. C’est d’elle qu’on se servit pour décapiter le duc de Montmorency à Toulouse en 1632. D’après le dessin de Cats, l’instrument se composait d’une sorte de banc plein devant lequel le condamné s’agenouillait, les mains liées derrière le dos, tandis qu’un exécuteur lui tirait la tête en avant par les cheveux ou les oreilles. Au-dessus s’élevait un large chambranle de bois le long duquel glissait une énorme hache maintenue par deux rainures dans la direction verticale. C’est au travers de la poutre unissant les deux montans parallèles que passait le fil fatal. Le bourreau le tranchait par-dessus. Cats observe que ce supplice, malgré la brièveté de la souffrance, glace d’effroi les spectateurs, et que cependant chacun de nous est menacé de cent accidens qui peuvent à chaque instant l’envoyer aussi promptement dans l’autre monde.
  6. Comme d’autres poètes de son temps, Cats ne craint nullement d’associer des sujets religieux à des airs mondains. Il a fait un cantique de repentance sur l’air d’une romance qui commence par Jamais une dame si belle, et un chant de la vanité des choses terrestres sur un autre air de romance : O divine beauté.