Un Missionnaire de la cité de Londres

Un Missionnaire de la cité de Londres
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 8 (p. 483-507).
UN MISSIONNAIRE


DE


LA CITE DE LONDRES





DU SAUVAGE DE LA CIVILISATION.


Notes and narratives of a six years. Mission principally among the Dens of London, by R. W. Vanderkiste, late London City missionary; London, James Nisbet, 1854.





M. Vanderkiste a été missionnaire de la Cité de Londres! Quelles pensées attristantes ne fait pas venir à l’esprit ce titre singulier de missionnaire dans la capitale du royaume-uni ! Y a-t-il donc au milieu de nous des contrées inconnues, des savanes inexplorées où n’ait jamais pénétré la civilisation ? Pour que ce titre de missionnaire de la Cité de Londres soit justifié, il faut nécessairement que nous ayons dans nos grandes villes des sauvages ou des païens; et si nous en avons, quelles sont leurs mœurs ? Ces mots the Dens of London (les repaires de Londres) le disent assez; encore ce terme de repaire est-il loin de rendre toute l’énergie du mot anglais den, qui est comme l’expression générique qui sert à désigner toutes les habitations maudites, depuis la caverne où se blottit la bête fauve jusqu’au bouge où se cache le voleur et jusqu’à la taverne où s’enivre le mendiant

Des missions ont été établies dans les contrées lointaines du monde pour prêcher l’Évangile à des sauvages qui ignorent le christianisme et la civilisation, mais qui ignorent aussi les maladies honteuses, la dépravation morale, la faim et l’extrême besoin. Leur corps robuste et sain est nu, il est vrai; mais cette nudité est décente et ornée de bizarres élégances. Leurs repas pendent aux branches de leurs forêts, leurs fleuves leur fournissent des bains rafraîchissans; ils reconnaissent un grand esprit, maître du monde, et adorent un manitou, image grossière de l’âme de l’univers; ils sont sagement gouvernés par leurs vieillards, qu’ils écoutent avec docilité; ils sont discrets et fiers; ils ont un beau langage figuré, plein de couleurs et d’images, dans lequel se reflètent comme dans un lac les choses naturelles. Nous plaignons néanmoins ces hommes, nous gémissons de les voir emmaillottés dans tant de préjugés et de superstitions, et les deux grandes églises qui se partagent la chrétienté envoient leurs missionnaires pour gagner ces âmes à Dieu et à la civilisation. Regardons cependant autour de nous, au sein de nos propres cités; nous y verrons des sauvages beaucoup plus rebelles à la prédication et infiniment moins gracieux, des sauvages sans naïveté, qui semblent avoir sucé tous les venins de la civilisation et n’exister que pour les absorber en eux, comme la tradition veut que les serpens et les crapauds existent pour sucer les venins de la terre. Leurs fleuves, ce sont les ruisseaux boueux des ruelles étroites et des carrefours; leurs ornemens, des loques fétides. Ils ont un langage figuré comme celui du sauvage d’Amérique, mais d’une énergie atrocement expressive, qui sue le meurtre, le vol et le vice. Ils n’ont ni feu, ni lieu, ni Dieu, ni lois, ni gouvernement. Ils vivent au-dessous de la société, dont ils rongent les fondemens comme des termites, — mine toujours chargée, qui n’attend qu’une occasion et qu’une main perverse pour faire sauter l’édifice social. Nous ne les nommons pas des sauvages, et nous ne consentons pourtant pas à les regarder comme des citoyens; nous les appelons chrétiens, et nous refusons de les traiter comme nos frères; nous les flétrissons des noms expressifs et mérités de populace et de canaille; nous sommes toujours en garde à leur endroit, nous édictons contre eux des lois et des règlemens de police à l’infini; nous payons toute une armée pour les traquer, les surprendre et les châtier. Ils ne sont ni éducables, ni convertissables, et nous n’en faisons pas moins les efforts les plus charitables pour les ramener dans de meilleures voies, pour leur faire entrevoir quelques rayons du monde moral. Hospices, sociétés religieuses, prédications, aumônes, enquêtes administratives, nous employons tous ces spécifiques qui manquent rarement leur effet sur les natures primitivement bonnes; mais, miracle singulier, ils n’ont aucun effet sur ces âmes perverties! Le nombre n’en diminue pas, et il semble augmenter au contraire avec chaque effort tenté pour le réduire. Cette société sauvage est véritablement comme l’hydre de Lerne : à mesure qu’on coupe une tête, il en renaît deux de la blessure, si bien qu’on en est à se demander si : la vraie société n’est pas réellement dupe de sa charité, et s’il ne vaudrait pas mieux, tout en se prémunissant contre cette populace, l’abandonner à la misère et au vice, pour lesquels elle semble faite.

La conduite de la société moderne à l’égard de ces sauvages est pleine de contradictions; elle les repousse, elle ne peut en supporter la vue, et cependant elle est pour eux pleine d’une sollicitude fort singulière; elle se préoccupe beaucoup moins vivement de la classe si nombreuse et si respectable du peuple, fondement de l’état, sans lequel les nations ne pourraient exister. Ces flots d’hommes qui vivent au jour le jour, et dont les plus heureux vivent, si l’on peut s’exprimer ainsi, au mois le mois, qui ont à supporter toutes les péripéties de la civilisation et de la nature, qui sont à la merci d’un caprice des élémens, d’une spéculation malheureuse, d’un été pluvieux, d’une cherté de grains, dont la vie est un jeu de bourse éternel, et qui sont, comme les fonds, tantôt à la hausse, tantôt à la baisse; — ces hommes qu’une semaine de chômage jette dans la détresse, qu’une maladie ruine irréparablement, et qui néanmoins combattent bravement pour se défendre contre tant d’ennemis insaisissables et acharnés, n’excitent pas chez les contemporains la même préoccupation que les hommes dont la destinée morale est irrévocable, — mendians de profession et d’habitude, voleurs et criminels. C’est pour ces derniers qu’on parle et qu’on écrit, c’est pour eux que les philanthropes s’agitent, ce sont eux que les romanciers et les dramaturges affectionnent; à certains momens, on dirait presque que la société les estime et les considère comme un de ses produits nécessaires et une de ses créations les plus originales. Il est facile de trouver la source de cette préoccupation ; elle provient d’un des vices régnans parmi nous, je veux dire de cette sentimentalité sensuelle que le spectacle de la misère morale et matériellement et chatouille en même temps. Nous contemplons une existence condamnée : quel attendrissement facile nous procure ce spectacle! Et en même temps, par contraste, nous faisons un retour sur nous-mêmes qui sommes riches, bien élevés, instruits, et nous nous disons volontiers : Quelle différence ! Mais l’homme qui nous touche de plus près, qui nous coudoie, qui habite notre quartier, qui est enchaîné à nous par les services que nous rend son travail, et qui, malgré sa grossièreté fréquente, ses violences, sa mauvaise humeur, est un des nôtres par la moralité, — nous ne songeons ni à le plaindre, ni à le soulager, ni à regarder dans sa vie. Il gagne péniblement son existence, il fait tous ses efforts pour rester décent et honnête : il n’est pas intéressant. S’il eût passé sur les bancs de la police correctionnelle et de la cour d’assises, il aurait eu les honneurs de la publicité et serait devenu une manière de personnage; les feuilletons en auraient parlé, les salons en auraient fait l’objet de leurs conversations un quart d’heure; M. Dumas l’aurait mis en drame, et M. Sue en roman; les philanthropes auraient visité son cachot, qu’ils auraient déclaré trop chaud ou trop humide, et les médecins, après avoir palpé sa tête ou sondé son tempérament, se seraient écriés : Une forte nature, malheureusement mal dirigée! Je dois dire toutefois que ce sentiment malsain n’a été général qu’en France. Tous les livres, toutes les brochures, tous les traités, tous les romans qui ont été composés chez nous sur les classes populaires ne se rapportent presque jamais qu’aux criminels ou à ceux qui sont prêts à le devenir. En Angleterre au contraire, les classes pauvres et restées morales ont conquis l’attention de la société, ou à tout le moins, ce qui est important, l’ont partagée avec les malheureux devenus la proie du crime.

Quoi qu’il en soit, cette populace est digne d’attention, non-seulement parce qu’elle est dangereuse, mais surtout et avant tout parce qu’elle est une honte et un scandale. Le sauvage de la nature n’est qu’un être bizarre qui reculerait de dégoût devant le sauvage de la civilisation. Lorsque les Indiens Ojibbeway étaient à Londres, raconte M. Vanderkiste, quelques personnes s’efforcèrent de les convertir au christianisme, et s’attirèrent de la part du chef de ces sauvages la réponse suivante : « Mes amis, je vous dirai que lorsque nous sommes venus dans ce pays, nous pensions que les blancs étaient tous des hommes bons et tempérans; mais plus nous voyageons et plus nous nous apercevons que cette supposition était une erreur. A notre arrivée, nous pensions que la religion des blancs faisait de tous d’honnêtes gens, et nous désirions, à cause de cela, nous entretenir avec vous; mais maintenant nous devons dire que nous ne le désirons plus du tout. Mes amis, je suis tout prêt à converser avec vous, si cela peut faire quelque bien aux milliers d’individus pauvres et affamés que nous voyons chaque jour dans vos rues à mesure que nous les traversons. Nous voyons des centaines de petits enfans les pieds nus dans la neige, et nous avons pitié d’eux, car nous savons qu’ils sont affamés, et nous leur donnons de l’argent toutes les fois que nous passons près d’eux. En quatre jours, nous avons donné vingt dollars à ces enfans affamés, et nous ne donnons notre argent qu’aux enfans. On nous rapporte que les parens de ces petits malheureux vivent dans des cabarets où ils achètent de l’eau de feu, s’enivrent, et dans leurs discours insultent et blasphèment à chaque instant le Grand-Esprit. Vous parlez d’envoyer des habits noirs aux Indiens; mais nous n’avons pas de tels petits malheureux parmi nous, nous n’avons pas de tels ivrognes, ni des gens qui blasphèment ainsi le Grand-Esprit : les Indiens n’osent pas agir ainsi; ils implorent le Grand-Esprit, et il est bon pour eux. Nous pensons donc qu’il vaudrait beaucoup mieux que vos prédicateurs restassent chez vous, et qu’ils employassent tous leurs efforts dans vos propres rues, qui réclament certes tout votre courage et toute votre bonne volonté. Tel est mon avis. J’aimerais à n’en pas dire davantage. »

Ce chef indien avait raison : il ne faisait point tache, lui, dans la nature, ni même dans l’ordre moral; mais les mendians auxquels il donnait l’aumône dans les rues sont une lèpre morale et un objet de dégoût physique : ils ne sont capables que d’augmenter la somme de misère et de crime dans la société, d’engendrer le typhus et de nourrir la peste. L’Indien était un objet de curiosité, il n’était pas un objet de scandale. On a beaucoup parlé des mendians anglais et irlandais; mais ce que je n’ai vu dépeint nulle part, c’est le spectacle honteux et indécent qu’ils présentent. L’artiste lui-même, l’amateur de pittoresque et de beaux haillons n’y trouverait pas son compte. A chaque instant la vue est blessée, et le cœur se soulève autant par horreur que par pitié. J’ai souvent pensé, lorsque je rencontrais ces mendians anglais si tristes et si hideux, aux mendians des pays catholiques, et je n’ai pu m’empêcher d’avouer que l’avantage (si l’on peut employer cette expression) restait aux derniers. L’Italie, l’Espagne, le midi de la France, sont la terre classique des mendians; mais là ils n’ont relativement rien de cet aspect repoussant. Ils peuvent courir nu-pieds, la terre est sèche et chaude; ils peuvent dormir en plein air, l’atmosphère est tiède et pure; leurs vêtemens, composés de pièces de toutes couleurs, leur donnent une apparence pittoresque et presque gaie. Ils sont relativement décens, ce sont les dandies de la mendicité. Le climat leur permet de se passer de bien des choses dont les hommes du Nord ont un besoin absolu. Les mœurs traditionnelles ont familiarisé leurs concitoyens avec cet étalage sur la voie publique de plaies et de haillons. Pour l’Anglais au contraire, un mendiant est un objet auquel jamais il n’a pu s’habituer, et qu’il traite avec une rudesse qui blesse souvent l’étranger nouvellement débarqué. Le climat défend d’aller à demi nu; aussi le mendiant anglais n’est pas seulement un être choquant, il est encore un être absurde. Il est absurde en effet de marcher nu-pieds sur des pavés boueux et d’aller sans chemise sous le brouillard. De toutes les populaces en un mot, la populace anglaise est la plus laide et la plus repoussante.

C’est pourtant cette populace que le digne M. Vanderkiste s’est chargé pendant six ans de prêcher, de catéchiser et de moraliser. A-t-il réussi, et les succès qu’il a obtenus valaient-ils la peine qu’il s’est donnée ? Nous en doutons. Son livre renferme bien quelques anecdotes de voleur converti, de prostituée repentante, de mendiant vertueux, mais il est trop évident que les exceptions ne font que confirmer la règle générale; cette populace a le cœur fermé et endurci, elle n’a pas d’yeux pour voir ni d’oreilles pour entendre. Le nombre des demi-conversions que raconte M. Vanderkiste est plus considérable que celui des conversions entières. Si par momens tous ces vauriens ou tous ces pauvres diables ont une velléité de travail, de bonne conduite, ou pleurent en écoutant le prédicateur, ce n’est là qu’une émotion momentanée, toute du tempérament et de la chair. Au lit de mort, les criminels endurcis ont quelquefois des remords terribles, dus à cet instant rapide et solennel où toute la vie se résume et apparaît aux regards de l’agonisant telle qu’elle a été et dans son unité suprême. En somme, il est trop clair que le plus souvent M. Vanderkiste en a été pour ses frais de prédication. Il demande plus de missionnaires; nous étions trop peu nombreux, dit-il. Involontairement, après avoir lu son livre, on se pose la question de savoir si la police ne serait pas préférable à la prédication, et s’il ne vaudrait pas mieux un plus grand nombre de constables qu’un plus grand nombre de missionnaires. L’idée que nous voudrions faire ressortir de cette navrante analyse, la moralité que nous voudrions tirer de ce livre est tout entière contenue dans ce simple point d’interrogation : quel est le meilleur moyen de faire cesser cette lèpre honteuse, des prédicateurs ou des constables ? une charité patiente et religieuse ou une charité militaire, aux moyens sommaires et expéditifs ?

La mission de la Cité de Londres, née en 1835, est sortie d’une de ces initiatives individuelles auxquelles l’Angleterre doit une partie de sa grandeur et de sa force : elle fut fondée par un philanthrope nommé David Nasmith et établie sur les bases religieuses les plus sensées. La société n’exclut aucune des sectes qui reconnaissent le credo protestant et le dogme de la Trinité; elle comprend par conséquent les dissidens de toutes les communions, à l’exception des catholiques et des unitaires. Un des articles de son règlement est ainsi conçu : « Les missionnaires doivent éviter toute controverse sur la constitution et le gouvernement des églises chrétiennes, leur but principal étant d’enseigner au peuple des districts qui leur sont assignés la voie du salut qui nous a été ouverte par Jésus-Christ. » Les missionnaires ne furent d’abord que quatre; mais peu à peu la société en a augmenté le nombre, et, selon M. Vanderkiste, elle comptait l’an passé deux cent quarante-cinq missionnaires, et pouvait disposer d’une somme de 23,053 livres sterling (plus de 576,225 fr.). Ces missionnaires ne sont pas tous, tant s’en faut, de grandes intelligences; ils appartiennent pour la plupart à ce clergé inférieur d’Angleterre encore assez borné et fanatique, mais qui a conservé l’esprit chrétien plus que le haut clergé, et qui plus d’une fois a soutenu l’église anglicane chancelante en ranimant l’esprit évangélique et en faisant passer ainsi l’œuvre religieuse de Luther avant l’œuvre politique de Cranmer. Néanmoins plusieurs des missionnaires sont des hommes d’une éducation supérieure, et quelques-uns même ont été des agrégés de Cambridge et d’Oxford. La société a très sagement décidé que les devoirs du missionnaire devraient absorber toute son attention, et qu’il devrait renoncer à toute autre occupation scientifique ou littéraire. Ce qu’on exige de lui, c’est une vie de dévouement ingrat et obscur, non une vie d’égoïsme cultivé et brillant. Le but de la société est purement et simplement la propagation de l’Evangile parmi les païens de la Cité. Ce titre de missionnaire de la Cité n’est point un terme excentrique, car il serait plus facile de trouver des fidèles dans certaines îles à demi sauvages que dans certaines paroisses de Londres. M. Vanderkiste calcule qu’il y a plus de communians à la Jamaïque, sur une population de 380,000 habitans, que dans Londres entier sur une population de 2,103,279 âmes, et que dans les îles de Tonga et d’Havaï de la mer du Sud, une moitié de la population, qui se compose de 18,000 âmes, assiste à l’office divin, tandis que dans la paroisse d’Islington, par exemple, qui compte une population de 55,690 âmes, la moitié des églises et des chapelles sont vides.

M. Vanderkiste a été un de ces missionnaires et s’est dévoué pendant six ans à ce dur travail sans récompense. Les notes qu’il nous donne aujourd’hui sont souvent curieuses à lire, non pour ce qu’il a accompli, mais pour ce qu’il raconte et révèle. C’est un appendice curieux aux livres qui ont été publiés sur les classes pauvres et criminelles depuis une dizaine d’années. Il est malheureux que l’auteur n’ait pas voulu, soit par pudeur, soit par un respect exagéré de son lecteur, raconter tout ce qu’il avait vu. Le quartier dans lequel M. Vanderkiste a exercé ses saintes fonctions est le quartier de Clerkenwell, au nord de Londres, un des districts les plus immondes de la grande cité, hanté par une population de mendians et de voleurs, de taverniers de bas étage, leurs compères, et de receleurs juifs, leurs complices. La population de Clerkenwell, qui comprend les deux paroisses de Saint-James et de Saint-John, était en 1851 de 53,584 habitans. Sur ce chiffre, on peut admettre qu’il y en a les deux tiers qui sont plongés dans le plus complet dénûment. Aussi, lorsque les épidémies passent dans cette population compacte, elles font une moisson effrayante d’existences humaines. Durant le choléra de 1849, le nombre quotidien des décès était de cent sur une population d’environ 50,000 âmes, et le fléau dura à peu près toute l’année. Cette population de 50,000 âmes, à laquelle M. Vanderkiste borne les renseignemens qu’il nous donne, n’est qu’une faible partie de la population misérable de la grande capitale. Que serait-ce donc si nous avions les notes de tous les confrères du missionnaire sur les districts qu’ils ont visités! « Clerkenwell, dit un journal de Londres cité par M. Vanderkiste, c’est le district de la fange, de l’ignorance et du vice; ses défilés ne sont connus que du policeman déguisé, lorsqu’il se faufile par des escaliers disjoints et brisés jusqu’au repaire du voleur nocturne, ou du pauvre et doux missionnaire de la Cité, en habit râpé, agenouillé à minuit devant la paille infecte sur laquelle repose quelque paria agonisant. » Immondes sont les rues de ce district, immondes aussi les habitans et les habitations. Une fois, une fosse d’aisances qui se trouvait dans White-Horse-Court se brisa et resta longtemps sans réparation; quelques jours après, le typhus exerçait ses ravages dans tout le quartier. Ce ne sont là néanmoins que des accidens. Quant aux ordures permanentes au milieu desquelles croupissent des milliers d’hommes, on peut en avoir une idée par ces mots de notre missionnaire : « Les punaises, les puces et tous les autres genres de vermine y abondent et m’ont terriblement tourmenté. J’ai été forcé de soumettre mes habits à un examen quotidien, et souvent, lorsque je faisais mes visites dans la nuit, j’ai vu des régimens de punaises courir sur mes habits et mon chapeau. Les exhalaisons étaient souvent si fétides, que ma bouche se remplissait de salive et que j’étais forcé de me retirer. »

Les mœurs des habitans sont à l’unisson de la scène où se joue le sordide drame de leur vie. Parfois les Irlandais se ruent les uns sur les autres et se massacrent. Quatre femmes s’unissent pour en battre une seule, et la laissent presque morte. Une femme envoie à une autre sur le point d’accoucher un violent coup de pied dans le ventre. Des bambins à peine sortis de la mamelle volent, crochètent des portes, prennent leur part d’une expédition nocturne ou d’un assassinat. Les plus paisibles de ces malheureux trompent les angoisses de la faim dans d’horribles tavernes, en se répétant ce bel axiome : Une goutte de gin vous rend tout joyeux ! — Des mères apprennent à leurs enfans à blasphémer ou à prononcer des paroles obscènes, en menaçant de les battre s’ils n’obéissent pas. Les boutiquiers se plaignent que le commerce est presque impossible, tant les polissons déguenillés du quartier prennent plaisir à pratiquer l’éducation Spartiate, qui permettait aux enfans de voler, pourvu qu’ils ne se laissassent pas surprendre. Tous, voleurs ou mendians honnêtes, meurent de faim, couchent sur la paille et vont à peu près nus. « Visitant une famille dans Frying-Pan-Alley, je trouvai le mari, qui depuis longtemps était sans ouvrage, mâchant quelque chose de noir. Je lui demandai ce que cela était; il sembla répugner à me le dire, mais je le pressai, et il m’avoua que c’était un os qu’il avait trouvé dans un tas d’ordures et qu’il avait fait passer au feu. Ces gens crevaient littéralement de faim; ils n’avaient pas mangé depuis deux jours. Je leur donnai immédiatement quelque argent pour acheter des alimens qu’ils se procurèrent aussitôt, et en les mangeant l’empressement du père et de la mère était si convulsif, que je fus réellement alarmé. » Le terrible romancier Maturin, qui semble n’avoir rien ignoré des souffrances physiques de la misère et de la faim, aurait pu, malgré la solidité de son horrible science, trouver dans ces repaires à glaner quelques observations. Quelles sont, par exemple, les sensations physiques d’un homme qui n’a pas mangé pendant trois jours ? C’est ce qu’un gypsy (bohémien) expliqua assez agréablement à M. Vanderkiste. « Le premier jour, dit-il, n’est pas bien difficile à supporter, si on a une bribe de tabac à mâcher; le second est horrible, c’est un épouvantable grincement de dents; le troisième jour n’est pas non plus bien douloureux; vous vous sentez si faible, il semble que vous alliez vous fondre et vous évanouir. »

Cependant, au milieu de toutes ces misères, il se rencontre, non de grandes âmes certainement, cela n’est guère possible, mais des demi-vertus, des instincts d’honnêteté qui ne sont pas encore éteints, et une obéissance à la loi morale qu’on ne s’attendrait pas à y trouver. M. Vanderkiste en cite bon nombre d’exemples, et c’est sur ceux-là qu’il aime à s’étendre plutôt que sur les exemples de dépravation irrévocable. Son devoir de ministre chrétien le lui commande, et il le remplit scrupuleusement, trop scrupuleusement même quelquefois à notre sens. Savez-vous ce qu’il faut parfois de courage moral pour résister au vice ? Vous ne vous êtes jamais trouvé, n’est-il pas vrai ? dans cette situation affreuse où il semble que le bien soit notre ennemi, et que lui obéir soit abandonner notre droit naturel de légitime défense ? Dans le quartier où M. Vanderkiste exerçait ses fonctions de missionnaire se trouvait une jeune fille de dix-huit ans, qui avait été séduite et était chargée d’un enfant, conséquence de sa faute. Ce n’était que par le travail le plus acharné qu’elle pouvait parvenir à se nourrir misérablement et à soutenir son enfant, qui était extrêmement turbulent et réclamait presque à lui seul tout son temps. «Ne pouvant pour ainsi dire pas travailler pendant le jour, il lui fallait veiller la nuit, saisie de froid et le ventre vide, pour coudre des chemises et border des souliers, sans quoi elle n’aurait pu avoir un morceau de pain. — Lorsque je regardais cette petite créature, disait-elle, et que je pensais à la misère que j’éprouvais à cause d’elle, je sentais venir en moi une horrible envie de la tuer, et cette tentation était si forte, que j’étais presque sur le point d’y succomber; mais une nuit je rêvai que j’avais commis le meurtre et que l’enfant était étendu mort dans un petit cercueil. J’éprouvai des sensations terribles et j’entendis comme une voix, qui me semblait celle de Dieu, qui me disait : «Tu ne tueras pas ! » Lorsque je me réveillai et que je vis que je ne l’avais pas tué, oh ! comme je remerciai Dieu ! Je n’ai plus eu dans la suite ces horribles pensées. » Résister aux suggestions du crime, cela n’est encore relativement pas très difficile, quelle que soit la position dans laquelle l’homme se trouve placé, car le crime est une chose extrême qui demande, pour être exécutée, une dépravation si complète, que l’homme en est, grâce à Dieu, très rarement capable. Ce qui est plus difficile, c’est de résister aux suggestions du vice, à l’ivrognerie, à l’intempérance, et ce qui est plus difficile même que tout cela, c’est de résister au découragement, de ne pas s’abandonner, de conserver au sein de la plus extrême misère une certaine décence et l’amour des choses que la fatalité et le malheur semblent vouloir vous refuser.

L’histoire d’un pauvre homme qui n’avait qu’une seule chemise, et qui trouvait moyen de l’avoir toujours propre, est sous ce rapport remarquable. « Je me retire dans quelque coin écarté, et là je me dépouille de ma chemise; puis je cours à un cul-de-sac qui se trouve en haut de Whitecross-Street, et où sort d’un tuyau pratiqué dans le mur une grande quantité d’eau chaude qui a servi à quelque travail mécanique. Là je lave ma chemise, puis je cours aux fours à chaux de l’autre côté de Blackfriars-Bridge, je fais sécher ma chemise, et je la remets. Une chemise propre, cela vous met si à l’aise! je ne peux supporter la saleté. » Cette anecdote fut révélée au public anglais par quelques journaux, et un don de plusieurs chemises fut envoyé à ce malheureux, qui dut le recevoir avec reconnaissance, si, comme Goethe le prétend, les présens les plus agréables sont ceux qui se composent de choses que nous aimons par instinct, mais que nous ne pouvons nous procurer que rarement. Il y a là encore un exemple de cette remarquable publicité anglaise que l’on pourra appeler excentrique si l’on veut, mais qui a l’immense avantage de ne laisser passer sans l’enregistrer aucun fait, aucun acte, aucune pensée digne d’attention.

Un des plus tristes côtés de la vie du misérable, c’est qu’il faut qu’il s’enfonce de plus en plus dans sa misère et dans ses vices, et qu’une fois une habitude déréglée prise, ou un métier coupable adopté, il doit continuer sous peine de mourir de faim. Les métiers immoraux et interlopes abondent naturellement parmi cette population sauvage, païenne, superstitieuse. Là, à côté d’un mendiant irlandais déguenillé, vit un saltimbanque crotté, avec son costume de parade souillé, ses loques de soie, ses galons et son clinquant dédorés; là vivent les gypsies aux métiers bizarres, rempailleurs de chaises, tondeurs de chiens, chanteurs de carrefours, nécromanciens; là de sales tireuses de cartes, éraillées et affamées, encouragent les espérances ou augmentent le désespoir de tous ces misérables en faisant le grand et le petit jeu, — un jeu où doivent avant toutes les autres couleurs apparaître les piques, signe de malheur et de détresse, ou les carreaux, signe des longs voyages, celui de Botany-Bay par exemple, ou celui, plus lointain encore, de l’éternité. M. Vanderkiste a eu la chance de trouver quelques restes d’honnêteté chez certains de ces misérables honteux de la vie d’escroquerie qu’ils menaient et désireux de gagner leur pain par un autre métier, si cela leur était possible. Un pauvre comédien ambulant fit part un jour au prédicateur de ses scrupules de conscience; il lui était impossible de satisfaire aux exigences de son public. Les spectateurs qui venaient assister à ses représentations voulaient des pantomimes et des chants obscènes : il ne pouvait se résigner à cette nécessité; il était un homme religieux, et il ne pouvait consentir à faire des choses que réprouvaient la morale et la loi de Dieu. « Je considère, disait-il, qu’il est plus honnête d’aller fouiller les ordures pour y trouver sa vie que de faire le métier que je fais. Je le déteste : il n’y a rien au-dessous. » Des sentimens semblables furent exprimés au prédicateur par une vieille tireuse de cartes qui ne demandait pas mieux que de renoncer à vivre du maigre produit de la bêtise de ses frères en mendicité, même au risque de mourir de faim. « C’était pour avoir un morceau de pain que je faisais ce métier, lui dit-elle; que suis-je après tout ? Une pauvre veuve. Je suis là assise sans une braise pour me chauffer, sans une croûte à me mettre sous la dent, sans un brin de tabac (elle avait l’habitude de fumer), et voilà que des fous viennent pour se faire dire leur bonne aventure : je suppose que le diable les envoie pour tenter une pauvre vieille comme moi; mais, grâce à Dieu et à notre Seigneur Jésus, dont vous m’entretenez si bien, je tiendrai dorénavant mes mains nettes de ce métier, car il n’y a rien de bon à en espérer, et, béni soit Dieu ! j’en vois maintenant toute l’immoralité. » Elle tint parole, et mourut dans ces sentimens.

Malheureusement tous les habitans du district visité par M. Vanderkiste ne sont pas aussi vertueux, si on peut se servir de cette expression. Nous voudrions donner une idée de la vie et des mœurs de ces bouges, et cette tâche a sa difficulté, car l’horreur a sa monotonie, et manque souvent de variété. Ce sont toujours les mêmes scènes de misère, de brutalité, d’intempérance. S’il vous arrive par exemple de visiter quelqu’une de ces tristes habitations à une heure trop avancée de la soirée, vous courez risque de vous heurter contre un objet inanimé qui secouera à demi son immobilité, pour vous adresser quelque injure. « Mme T.., s’étant levée de bonne heure, comme de coutume, pour aller à son marché, se heurta dans les escaliers contre un objet qu’elle ne pouvait voir dans l’obscurité. Elle reconnut la voix d’une prostituée qui vivait dans la maison, et qui lui adressa une injure obscène. S’étant procuré une lumière, Mme T… trouva la misérable créature couchée sur les escaliers, ivre morte, un verre d’une main et une bouteille de l’autre. » Maintenant laissons l’antichambre et entrons. Voici en quelques lignes la peinture d’une de ces familles. L’esquisse est concise, nette, et ne laisse rien à désirer : « J. D. est un voleur. Son père vit illégitimement avec sa mère et avec une des filles qu’il a eues d’une autre femme. Ils habitaient tous pêle-mêle dans une petite chambre depuis longtemps. La plus jeune des deux femmes, lors de ma dernière visite, tenait dans ses bras deux jumeaux âgés de huit jours, qui étaient les enfans de cet homme. » Encore un croquis, mais en s’en tenant là par respect pour le lecteur : « Les deux C… ont été longtemps voleurs. L’aîné, je suis heureux de le dire, a abandonné cette criminelle profession. La mère était une ivrognesse, et le père un homme de mœurs débauchées. La mère mourut soudainement du choléra en 1849 ; le père était alors âgé d’environ soixante ans. Une nièce, jeune fille de dix-neuf ans, vint pour soigner Mme C… dans sa maladie, et dès le lendemain de sa mort s’annonça comme la nouvelle Mme C… Les deux fils, quoique voleurs de profession et par conséquent hommes de mauvaises mœurs, protestèrent cependant contre cette insulte faite à la mémoire de leur mère, et furent immédiatement mis à la porte. Le père s’en alla dans le quartier de Whitechapel avec sa maîtresse. Quelque temps après, celle-ci enleva tout ce que contenait l’appartement, et s’enfuit avec un autre homme. Le misérable vieillard, en revenant de son travail et en trouvant sa chambre dépouillée, sentit « que la voie des pécheurs est rude à parcourir. » Il revint un matin à son ancienne maison, située dans mon district et où sa femme était morte, dit quelques mots au logeur et alla dans la cour. Là on le trouva pendu à un crochet fiché dans le hangar, qui était si bas, que pour accomplir son dessein, le malheureux fut obligé de replier ses jambes en arrière. Lorsqu’on le découvrit, il était à peu près mort. »

Les repaires de la prostitution infime sont plusieurs fois décrits par M. Vanderkiste ; mais, quelque chaste et décente que soit sa plume, ces scènes présentent un aspect trop repoussant et roulent sur des sujets trop attristans pour s’y arrêter davantage : nous les laissons aux amateurs de pittoresque à tout prix ; ils iront les y chercher, si bon leur semble. Il vaut mieux couronner ce hideux tableau par deux faits statistiques capables d’exciter la pitié et de remuer la haine pour le mal jusqu’au fond des plus froides entrailles. Dans cette population de mendians et de voleurs, il ne faut pas oublier qu’une grande partie se compose d’enfans et de femmes. Quel est leur sort aux uns et aux autres ? Les plus grands criminels de ces districts ne sont pas les hommes faits, mais les enfans. La période la plus criminelle de la vie est pour l’habitant de ces quartiers de quinze à vingt ans. C’est ainsi qu’il jette sa gourme et épuise le feu de la jeunesse. « Les jeunes gens de quinze à vingt ans, dit M. Vanderkiste, ne forment pas un dixième de la population, mais ils commettent au moins un quart des crimes. » Quant aux femmes, leur salaire insuffisant et incertain est la source des plus grandes misères et des plus grandes hontes. M. Vanderkiste raconte que, dans une réunion singulière, qui se tint à Shadwell il y a quelques années, et où assistaient plus de mille femmes, toutes couvertes de vêtemens que le terme de haillons n’aurait désignés que d’une manière impropre, on posa cette question : — Combien ont gagné 8 shillings la semaine dernière ? — Pas une main ne se leva dans toute l’assemblée, non plus qu’au chiffre 7. Cinq avaient gagné 6 shillings, vingt-huit 5 shill, treize 4 shill. 6 pence, cent quarante-deux 3 shill, cent cinquante 2 shill. 6 pence, soixante-onze 2 shill, quatre-vingt-deux 1 shill. 6 pence, quatre-vingt-dix-huit 1 shill.; quatre-vingt-douze femmes avaient gagné moins de 1 shill, et deux cent-trente-trois n’avaient pas travaillé de toute la semaine. Telles sont les ombres qui obscurcissent les splendeurs de la civilisation, et qui doivent nous rendre modestes, moins prompts à nous vanter de nos progrès.

Cependant le progrès naturel de la civilisation a fait sentir son influence dans ces bouges infects comme dans les plus élégans quartiers, et Clerkenwell n’est plus tout à fait ce qu’il était autrefois. Les vols y sont plus rares et les criminels moins nombreux. Jadis le chiffre des victimes qu’il fournissait à la potence était si énorme, qu’il avait été surnommé « la garenne de Jack Ketch (la garenne du bourreau). » La police s’y hasardait rarement, et quand elle s’y engageait, elle marchait en grand nombre et armée jusqu’aux dents. Les luttes entre les criminels et les constables y étaient fréquentes et sanglantes. Le quartier de Clerkenwell conserve le souvenir de cette époque, à laquelle se rattachent quelques légendes sinistres. On se rappelle encore cette femme qui, condamnée à la potence pour avoir mis en circulation de faux billets d’une livre sterling, trouva moyen de s’introduire dans l’œsophage un petit tube en argent, échappa de cette façon à la mort, et fut rendue à ses amis les faussaires et les faux-monnayeurs. Ce quartier avait aussi ses lieux de rendez-vous célèbres où se réunissaient les voleurs, et l’un des plus renommés était le cabaret du Cerf Blanc, aujourd’hui disparu. Le gouvernement était pour ainsi dire complice des voleurs, car, sous l’ancien système de police, les frais de poursuite étaient si considérables, qu’on ne cherchait à saisir les coupables que dans le cas où un grand crime avait été commis. Lorsqu’un watchman avait fait ce qu’on appelle chez nous une bonne prise, c’est-à-dire lorsqu’il arrivait avec un certain nombre de vauriens, on lui disait volontiers le mot de Talleyrand : Pas tant de zèle ! Bref, les incidens qui se passaient dans ce quartier auraient fait pâlir les plus brutales inventions de M. Sue lui-même. Clerkenwell n’a plus le même aspect. Le système de police inauguré par Robert Peel a porté un grand coup à ces mœurs infâmes et à cette impunité. « Voyez-vous, monsieur! disait un voleur converti à M. Vanderkiste; j’aimerais mieux un son de pain gagné honnêtement que toutes les bonnes prises qui peuvent vous arriver de l’autre manière. Vous n’êtes jamais en repos; au moindre bruit que vous entendez, vous vous figurez que quelque peeler (policeman) vient pour vous saisir! » Ce vigilant policeman, auquel rien n’échappe, que vous rencontrez dans toutes les rues de Londres, qui semble se multiplier et jouir du don d’ubiquité, a donc accompli plus de miracles de conversion que le bon M. Vanderkiste n’en accomplira jamais, et ceci nous conduit à exprimer une pensée vraie et sensée, bien que quelques personnes puissent la trouver dure, mais une pensée qu’il faut exprimer plutôt en vue de la société française, où le pouvoir de l’état est tout et celui des individus rien, qu’en vue de la société anglaise, où l’initiative individuelle a tant de puissance. Si on arrive du reste à cette conclusion, qu’en Angleterre même l’initiative individuelle est impuissante dans cette question, et que la plus simple mesure d’administration a plus d’efficacité que les efforts de la brûlante charité, on doit naturellement croire à l’impuissance de la charité en France.

Il est évident que la société moderne, laïque, protestante, la société régie par le pouvoir temporel de l’état, gouvernée administrativement, a et doit naturellement avoir pour les mendians, les vagabonds et les classes infimes une plus grande aversion que l’ancienne société catholique, soumise à la direction du clergé. Le gouvernement laïque à la manière moderne a tout à la fois plus d’esprit de justice et moins d’esprit de charité que le gouvernement ecclésiastique. Quand il prend une mesure, il ne s’inquiète pas de savoir combien de personnes elle blessera; il n’a qu’à se demander si elle est juste et prudente. Gouverner avec régularité, avec exactitude, sans tenir compte des détails et des individus, tel est son but. Or il est assez singulier que tandis que le pouvoir fait sentir son action rigide et sans appel à toutes les parties saines de la société, les classes infimes soient les seules qui, par une faveur bizarre, soient exemptées de cette compression terrible. Le percepteur vient réclamer à jour fixe ses contributions, et n’a ni un jour ni une heure à accorder à celui qui ne peut pas payer. La conscription enlève ses enfans au père de famille, qui ne peut réclamer, et dont toutes les douleurs sont vaines. Par arrêt de l’état, on m’exproprie forcément d’une maison qui m’est chère, et d’où je ne veux pas sortir. Une personne morale invisible, insaisissable, que je ne connais pas, que je ne connaîtrai jamais, nommée le gouvernement, m’impose tous les jours de l’année des taxes, des charges, des devoirs. Je suis l’esclave de cette personne morale, parce que j’ai un rang dans la société, un champ, une terre, une chaumière, un métier. Que fera-t-on alors de l’homme sans aveu, du vagabond, du mendiant, si l’on agit ainsi avec moi ! Sans doute on le prendra sans autre préambule pour en faire forcément un être honnête, si cela est possible, et dans tous les cas pour en faire un être utile. Eh bien ! non. L’état, qui n’a pas, qui ne peut avoir pour ces populations infimes l’esprit de charité du prêtre, qui ne peut donner au mendiant ni conseils, ni paroles affectueuses, se borne à le faire surveiller par sa police et juger par ses tribunaux, s’il s’est rendu coupable de quelque délit! Quelle contradiction bizarre! On laisse le mendiant et le vagabond libres de mourir et de céder aux tentations de la misère, d’être criminels à plaisir, et en vérité on peut dire qu’il n’y a pas dans la société moderne de liberté plus respectée que celle de l’homme qui n’a que faire de la liberté, ou qui ne peut en faire qu’un mauvais usage!

Cependant cette question de la mendicité et du vagabondage, du paupérisme, comme on dit en langage d’économie politique, est une de celles où le gouvernement moderne, tel qu’il est constitué, peut faire le plus de bien. On vient de voir qu’une simple mesure de police prise par sir Robert Peel avait suffi pour restreindre considérablement l’industrie des voleurs de profession à Londres. Le pouvoir peut faire d’autant plus de bien, que cette question est une de celles qui excluent la sensibilité et cette niaise compassion qui ne sont pas précisément les défauts des gouvernemens modernes. Elle demande au contraire de la rigueur, de la sévérité, une certaine dureté de justice, et commande presque qu’on fasse violence aux sentimens naturels à l’homme pour donner satisfaction à ces mêmes sentimens. Les gouvernemens, en un mot, doivent et peuvent se donner un droit suprême sur ces populations qui vivent à la merci du hasard; ils le doivent au nom de l’humanité et en dépit de toutes les doctrines de libéralisme imbécile qui courent le monde, car le mal moral et la faim ne sont point des choses auxquelles on puisse appliquer les fausses doctrines du laissez faire et du laissez passer. Il nous semble que l’état pourrait dire un beau jour, sans interpréter trop arbitrairement l’étendue de ses droits : «On a de notre temps réclamé un droit nouveau pour l’homme, c’est le droit au travail, et je consens à le reconnaître, si en même temps on veut bien reconnaître une obligation de date plus vieille que ce droit nouveau, c’est-à-dire l’obligation du travail. Or je vois que, soit par paresse et incurie, soit par fatalité, désespoir ou impuissance, bon nombre d’hommes dans notre société échappent à cette obligation, ou sont incapables de la remplir, si personne ne leur vient en aide. La charité privée et la charité publique prodiguent inutilement leurs trésors pour secourir ces misères, et n’aboutissent à aucun résultat sensible autre qu’une satisfaction de conscience chez ceux qui ont donné. Ces misères et ces vices irrémédiables engendrent d’autres misères et d’autres vices; ces mendians gênent et empêchent de vivre toute une classe respectable à laquelle on doit laisser la liberté, celle qui ne s’est point abandonnée et qui lutte courageusement. J’agirai donc militairement à l’égard de ces populations déclassées, parce que j’ai reconnu que c’était l’unique moyen de leur être utile et d’accomplir le devoir qui me commande non-seulement de veiller à la conservation matérielle de la société, mais d’empêcher que le mal moral ne prenne chez elle de trop grandes proportions. Que fais-je lorsque je prends un jeune conscrit que j’arrache à sa charrue ou à son atelier ? Je le décrasse, je l’habille, je le nourris, je prends toutes les précautions possibles pour conserver sa santé et sa moralité, et en retour j’exige qu’il obéisse sans mot dire à mes ordres, et je l’y oblige par les moyens les plus sévères, par une discipline stricte, par la salle de police, par la prison, par le conseil de guerre. Grâce à cette méthode, je transforme en quelques mois ce lourdaud têtu, niais, indiscipliné; j’en fais un homme, et je lui communique quelques-unes des vertus les plus importantes de l’homme, le courage, la discipline, le sentiment de l’ordre, le sentiment de l’honneur, le patriotisme, l’esprit de corps, le dévouement. Ce que je fais pour garder les frontières et défendre le territoire de la patrie, je n’aurais pas le droit de le faire pour la défense de la société et pour la sauvegarde de la morale! Allons donc! je crois fermement que j’ai ce droit, et en tout cas je le prends. J’économiserai au budget des frais de bagne, de prison, de justice inutiles. Je n’attendrai plus avec patience que des gens sans aveu aient commis un crime ou un délit pour les châtier et me défaire d’eux. Tous ceux qui n’exerceront pas un métier reconnu, qui n’auront aucun moyen d’existence avouable, qui seront adonnés au vagabondage, tous ceux chez qui la mendicité sera une habitude constatée par un nombre de délits légalement déterminé, qui depuis plus d’un an n’auront pu, pour une cause ou pour une autre, se procurer un travail honnête, tous ceux-là seront recherchés, appréhendés, dépouillés de leurs haillons, enrégimentés militairement, condamnés à un travail forcé que je me chargerai et qu’il me sera facile de leur fournir. J’ai des terres à défricher, des marais à dessécher, des colonies à fonder. Je ne les traiterai point en esclaves, je leur paierai un salaire exact et convenable, et je rendrai à la liberté ceux qui en seront dignes. » Tel est le langage que pourrait bien un jour tenir l’état, lorsque toutes les expériences auront été vaines, et lorsqu’on se sera aperçu enfin qu’une salutaire sévérité est l’unique moyen de vider cette grande et terrible question.

Je dirai de la charité privée et publique ce que je dis du gouvernement. Tous les ans, des sommes énormes sont dépensées en aumônes infructueuses. La société donne beaucoup, mais d’une manière inintelligente et stérile. On se croit quitte de tout devoir, lorsqu’on a versé à son bureau de bienfaisance, à son église, à sa municipalité, l’argent qu’on destine à secourir l’infortune; mais donner n’est pas tout, il faudrait encore, et c’est là l’affaire importante, surveiller l’emploi et administrer la distribution de ces dons. Aucun système efficace et sensé n’a jusqu’à présent été mis en pratique pour faire sortir un bien réel de toutes ces taxes des pauvres dont notre société sent chaque année le fardeau peser un peu plus lourdement. Le riche donne parce qu’on lui demande, et jette d’une main indifférente sa pièce d’or dans le tronc qu’on lui présente; d’autres donnent par sensibilité nerveuse, d’autres parce qu’ils ont peur, d’autres enfin pour satisfaire à un devoir individuel. Toutes ces manières de donner sont stériles. Une seule serait fructueuse, donner en demandant compte de l’emploi du don et en surveillant l’aumône jusque dans la main qui la reçoit. De leur côté, les administrations gaspillent en secours dérisoires, qui ne peuvent pas même être pour ceux qui les reçoivent un soulagement de quelques jours, en bons de pain, en distribution de vivres, les fonds qui leur sont non pas confiés, mais abandonnés. Est-ce qu’un bon système de travail établi une fois pour toutes ne serait pas mille fois plus utile ? Est-ce qu’on ne pourrait pas, au lieu de ce gaspillage, ouvrir certains travaux permanens ? Il semble qu’on pourrait aisément remédier à cet état de choses en établissant dans chaque préfecture une espèce d’office des travaux publics départemental, qui, administré sévèrement, concentrerait toutes les aumônes et tous les dons qui vont se perdre inutilement dans l’océan infini de la mendicité et de la paresse. Si la charité en France avait de l’activité et de l’initiative, nous ne ferions pas ces observations ; mais notre charité est sentimentale ou indifférente : elle n’a pas d’idées, pas d’ardeur, pas de persévérance. Le Français n’a que deux manières de faire le bien : il le fait avec insouciance ou par sensibilité. Étant donné le caractère national, on n’a donc rien à attendre des individus dans cette question, et on doit tout attendre de l’état : résultat fâcheux certainement, et auquel il faut se résigner par logique, mais par logique seulement, car l’initiative individuelle, l’activité spontanée de l’homme est toujours préférable à l’action mécanique, régulière, froide et dure des gouvernemens.

Le travail seul, un travail forcé, continuel, sans temps d’arrêt, sans chômage, sans trop grandes variations de salaire, est susceptible de moraliser ces populations misérables. La religion n’a aucune prise sur elles, et surtout le protestantisme. Le protestantisme, de sa nature, est populaire, mais non populacier ; il admet bien des variétés d’opinions, de croyances, de caractères, mais il procède aussi par larges catégories d’exclusion. Il a plus d’esprit de justice que d’esprit de mansuétude, et comme il a ses prédestinés à la damnation ou au salut, il a aussi ses parias, qu’il repousse et refuse d’admettre, même lorsqu’il va vers eux leur porter des paroles de paix. Le protestantisme est essentiellement une religion d’honnête homme, de solide fermier, de rude yeoman, de vertueux squire, une religion de père de famille et de citoyen, excellente pour tous ceux qui ont à remplir un devoir social, à s’acquitter de leurs fonctions de juré, d’électeur, de maire et d’alderman ; mais il n’a aucune consolation à donner à ceux qui sont devenus la proie du mal et le jouet de Satan : s’ils ne veulent ou ne peuvent pas se convertir, qu’ils croupissent dans leur damnation temporelle en attendant la damnation éternelle qui leur est réservée ! Le catholicisme agit d’une manière diamétralement différente, et il est remarquable que c’est la seule religion qui ait pu tirer quelque parti de la populace. Il ne la convertit pas, il ne la rend ni plus riche, ni plus laborieuse, ni plus vertueuse ; il la console et la rend inoffensive, lui arrache ses dents venimeuses et lui rogne ses griffes terribles. Le catholicisme a pour le mendiant une mine inépuisable d’espérances ; il a des images, des rosaires, des scapulaires, des amulettes, doux opiums faits pour endormir la douleur et peupler de beaux rêves la vie des misérables. Aussi le catholicisme est-il et sera-t-il de tout temps la religion préférée des deux plus malheureuses catégories d’hommes qui existent : dans les bas-fonds de la société, la religion de tous les pauvres diables dont le sort est irrévocable, et auxquels toute espérance temporelle est interdite ; — dans les hauteurs brillantes du monde, la religion des hommes qui ont trop vécu, et sur lesquels tout sentiment terrestre est désormais sans action. Il est trop certain que tous les malheureux que M. Vanderkiste a prêches sont de fort médiocres protestans, et qu’ils ne comprennent pas un mot de leur religion. Aux questions posées par le prédicateur, ils font les réponses les plus dérisoires et les plus grotesques. Comment en serait-il autrement ? Le protestantisme, qui pour un homme cultivé est un système fort simple, qui philosophiquement est beaucoup moins abstrait et compliqué que le catholicisme, ne peut cependant être compris que très imparfaitement par une nature ignorante et grossière. Le protestantisme doit être compris par l’esprit et la pensée, et n’a aucun de ces symboles, de ces images qui pour les natures grossières sont autant de moyens d’initiation religieuse. Ceux qui ont lu attentivement la Bible auront pu, entre autres grands enseignemens, y apprendre comment il faut parler à des populations charnelles et aux instincts idolâtres. « Que ceci soit comme un signe dans votre main et un monument devant vos yeux ! » répète fréquemment Moïse à ses Hébreux, lorsqu’il veut les convaincre de l’importance d’une grande vérité ou de la nécessité de certaines pratiques. Le protestantisme n’a aucune de ces ressources ; aussi tous les mendians de M. Vanderkiste sont-ils d’une ignorance religieuse qui fait frémir.

Les plus religieux, bien que l’auteur ne veuille pas l’avouer, et qu’il gronde sourdement contre les doctrines de la grande Babylone, sont encore les pauvres Irlandais catholiques. Au milieu de ses déclamations inutiles, M. Vanderkiste fait à leur égard une observation judicieuse. « Je remarquerai, dit-il, que la population catholique romaine, quoique aussi ignorante, au fond, de sa religion que la population protestante, aussi négligente dans la pratique de son culte, est cependant extrêmement bigote. » Cette observation pourrait s’appliquer à bien d’autres populations que celle des mendians irlandais, mais elle prouve qu’ils tiennent d’âme et de cœur à leur religion, soit qu’ils la pratiquent ou non. Cet amour se traduit parfois sous les formes les plus violentes, il se complique de la haine de race qui anime les Irlandais contre l’Angleterre. Un jour le missionnaire visite le taudis d’un Irlandais. « En entrant je lui dis : Monsieur Callaghan, je suppose que vous pouvez deviner facilement qui je suis ? Il me répondit en souriant : Oui, monsieur, et me présenta un siège. Nous causâmes très agréablement pendant quelques minutes. Il me raconta qu’il allait à la chapelle catholique romaine et me parla des prêtres qui y célébraient le culte. Il ajouta : Je présume que vous êtes venu demander pour l’entretien de la chapelle ? Je lui assurai que je n’étais pas venu pour recevoir, mais pour communiquer la connaissance du saint Évangile de notre Seigneur Jésus-Christ. — Mais, je vous prie, de quelle religion êtes-vous ? me demanda-t-il. Je le lui dis, et aussitôt après cette révélation un grand changement s’opéra dans sa conduite. Il entra dans une colère furieuse et devint livide de rage. Ce fut en vain que j’essayai de lui démontrer combien il était convenable de discuter avec calme et douceur les sujets de religion. Les insultes qu’il déversa sur moi et ma religion étaient d’un caractère réellement horrible. Il se leva, ouvrit la porte, et déclara que si je ne sortais pas à l’instant, il me ferait descendre les escaliers à coups de pied. » Une autre fois, le prédicateur harangue une multitude catholique déguenillée, lorsqu’un Irlandais décemment vêtu sort de la foule et lui coupe la parole par un de ces sarcasmes ironiques au moyen desquels les serviteurs dévoués des bonnes maisons aiment à rabaisser la morgue des parvenus et l’orgueil du succès insolent. Dans ce cas particulier, la grande maison déchue, c’est l’Irlande, et le parvenu triomphant, c’est l’église anglicane. « Vraiment! dit l’Irlandais furieux, tout savetier peut aujourd’hui mettre un habit noir le dimanche et s’en aller prêcher; mais il fut un temps où il en aurait coûté la vie à un homme pour faire une chose semblable. » Un des confrères de M. Vanderkiste, un certain M. Bullin, s’en tira à moins bon marché; il fut précipité du haut des escaliers d’une maison de Saint-Giles, et mourut des suites de ses contusions.

Ces Irlandais, dans leur détresse, ont donc cependant une consolation, et je préfère grandement leurs superstitions à l’ignorance absurde ou à l’athéisme raisonneur de la canaille anglicane dont nous entretient M. Vanderkiste. Ces superstitions ont au moins un caractère gracieux, quelquefois plein de poésie, — un rayon de soleil qui luit sur de la fange! Tantôt c’est un jeune Irlandais malade qui, pour tromper sa souffrance et sa faim, joue sur le mélodieux chalumeau de son pays des hymnes catholiques où saint Dominique et saint François remplacent le Christ aux côtés de Dieu et appellent à la vie éternelle les enfans de la terre qui croient en eux; tantôt c’est une pauvre femme à son lit de mort, qui demande qu’on lui allume cinq chandelles, afin, dit-elle, « d’éclairer son voyage pour le ciel. » Singulière puissance du catholicisme ! ceux qui y ont été élevés, même alors qu’ils n’y croient plus, n’y renoncent jamais de cœur. On en sort par la pensée, on y reste attaché de fait et matériellement. Il y a dans l’amour qu’il inspire quelque chose de la vénération que nous avons pour la femme qui nous a élevés et nourris. Tel s’en croit bien loin qui en est encore très près. On peut s’en séparer, on ne l’oublie jamais; on peut ne plus croire en lui, on ne peut jamais le haïr, et l’homme le plus dégagé de ses croyances, pour peu qu’il ait une âme noble, se surprendra toujours à parler avec affection et reconnaissance de cette vieille et douce nourrice qui a bercé, endormi et consolé tant de générations, trompé tant de misères, éclairé d’un rayon chaud et bienfaisant tant et de si longs siècles de ténèbres. Cet amour obstiné des mendians irlandais pour leur religion, M. Vanderkiste l’a retrouvé chez des hommes d’une tout autre condition, chez les émigrés italiens, hongrois, polonais. Là encore les conversions qu’il se flattait d’accomplir n’étaient évidemment qu’apparentes. Il avait catéchisé entre autres un jeune lieutenant polonais de mœurs assez dissolues, et l’avait amené à adopter le credo anglican; « mais cette conversion ne fut jamais profonde chez lui, nous dit-il, ce n’était qu’une lampe fumeuse, une faible flamme. » A l’heure de la mort, au moment où le converti récitait les prières protestantes, les souvenirs du culte catholique lui revinrent à la mémoire, et il manifesta, à la grande humiliation de M. Vanderkiste, le désir de baiser un crucifix. Cette populace catholique, pour nous résumer d’un mot, n’en est pas moins très pervertie; seulement elle a sur la populace protestante le mérite d’être profondément attachée à sa religion. Cet attachement n’a certainement rien de bien moral, ni de très élevé; c’est trop évidemment un instinct tout physique et semblable aux instincts de la bête, mais enfin il existe, et on doit le constater.

Un autre phénomène bizarre que présente le catholicisme est le suivant : un catholique peut très bien être un malhonnête homme et n’en être pas moins très dévot, et ceci atténue tant soit peu le mérite de cet attachement que nous avons signalé. L’Italien peut voler, l’Espagnol tuer, l’Irlandais s’enivrer du matin au soir et se vautrer dans la plus sale débauche, sans oublier un signe de croix, une génuflexion devant la madone, une prière, une visite à la chapelle. Le contraire a lieu dans le protestantisme; aussitôt qu’un protestant devient un malhonnête homme, il cesse d’être protestant. Sa religion tout intérieure et morale n’existe plus pour lui, et la vie qu’il a librement choisie n’est pas faite pour la lui rappeler. Qu’est-ce que la vie habituelle d’un voleur, par exemple, peut lui rappeler de sa religion, et comment ses pensées intérieures auront-elles jamais quelque chose de commun avec la foi morale en l’Évangile et en Jésus-Christ ? La religion protestante est une religion qui en Angleterre a pénétré jusqu’aux couches les plus profondes du peuple; mais on peut dire qu’au contraire du catholicisme, elle s’arrête là où commence non pas la misère, mais le vice habituel et le crime. Cette observation suffira peut-être à expliquer pourquoi dans les bas-fonds de la société anglaise on ne retrouve pour ainsi dire plus de trace du sentiment religieux, ainsi que le confesse loyalement M. Vanderkiste.

Toute cette canaille appartient de nom à l’église nationale d’Angleterre, et ne compte dans ses rangs qu’un très petit nombre de dissidens calvinistes. M. Vanderkiste n’a rencontré qu’un seul unitaire, ce qui ne nous surprend point, ces sortes de doctrines étant généralement encore moins accessibles au vulgaire que le protestantisme anglican. Elle ne connaît rien de la religion, et ne peut naturellement rien en connaître. Les réponses absurdes que le prédicateur recevait de ses ouailles montrent assez que l’enseignement religieux qu’il s’efforçait de leur donner ne servait qu’à les rendre plus ignorantes encore. Un vieillard très docile et très attentif aux discours du prédicateur lui fit un jour la question suivante : « Je voudrais vous adresser une question, monsieur, parce que je sais que vous me redresserez, si je me trompe. Lorsque je vais me coucher, je dis mes prières comme vous me l’avez ordonné, et je mets ainsi mes mains devant mes yeux (il se couvrit la figure de ses mains) ; alors je vois des choses si belles, qui ressemblent à des étincelles et qui tourbillonnent, et je voulais vous demander si cela n’était pas une image du ciel, monsieur ? » Quel peut être le sentiment qu’on éprouve lorsqu’après avoir passé plusieurs mois à catéchiser un homme, on voit que tous ses soins ont abouti à un pareil résultat ? M. Vanderkiste ne le dit pas. Il se contenta probablement de redoubler de charité ; mais si l’axiome philosophique, que la fin doit être en proportion avec les moyens, est vrai, le bon missionnaire a fait de son temps un assez triste emploi. Un autre néophyte de M. Vanderkiste, une femme, avait une manière fort originale de comprendre l’efficacité du baptême ; elle était persuadée que ce sacrement rendait les enfans plus vigoureux. Beaucoup d’entre eux ignorent réellement ce que fut Jésus-Christ, et la mission qu’il est venu remplir sur la terre. « Savez-vous qui est Jésus-Christ ? demanda M. Vanderkiste à un de ces misérables. — Oh ! monsieur, on m’a toujours dit que c’était le père de notre bon Dieu. » La conversation suivante peut aussi donner une idée de la satisfaction que M. Vanderkiste devait trouver dans l’accomplissement de ses devoirs. « M……, lui dis-je, mon ami a pris beaucoup de peine pour vous instruire ; je vais vous adresser quelques questions. Savez-vous ce qu’était Jésus-Christ ? — Non, monsieur, répondit-il après un instant de silence, c’est très difficile à dire. — Savez-vous s’il était le frère de saint Jean ? — Non, je ne le sais pas. ; — Pouvez-vous me dire ce que c’est que la Trinité ? — Non, monsieur. — Êtes-vous un pécheur ? — Oh ! certainement, monsieur, nous sommes tous des pécheurs. — Avez-vous jamais fait le mal ? — Non, je ne crois pas l’avoir jamais fait. — N’avez-vous jamais commis de péché ? — Non, je ne crois pas en avoir commis. — Mais croyez-vous que vous soyez un pécheur ? — Oh ! certainement, monsieur, nous sommes tous des pécheurs. — Qu’est-ce qu’un pécheur ? — Je ne le sais pas bien exactement, j’ai toujours eu une si pauvre tête ! » Quelquefois les réponses sont extrêmement comiques. « Pensez-vous qu’en se baignant dans le Gange, on puisse laver ses péchés ? demanda un jour le missionnaire après avoir décrit certaines fêtes hindoues à un de ses prosélytes. — Je ne vois pas pourquoi cela ne serait pas, répondit-il. »

Cette stupidité à l’endroit des choses de la religion revêt deux formes principales, une niaise docilité et une indiscipline sceptique ; elle est également intense et également complète sous ces deux formes. L’habitude du prédicateur était de lire quelque chapitre de la Bible ou du Nouveau Testament, et puis de poser des questions pour savoir s’il avait été compris. Pendant tout le temps que durait la lecture, tous les mendians hochaient la tête, faisaient des signes approbatifs, et exprimaient leur satisfaction par quelqu’une de ces ingénieuses paroles : « Une belle histoire en vérité ! une très belle prière ! » Arrivait enfin le moment de l’examen. — Savez-vous sur quel sujet roulait la lecture ? — demandait le prédicateur. Jamais aucune réponse exacte n’était faite à cette question. Quelques-uns s’excusaient en disant qu’ils étaient trop bêtes, d’autres en disant qu’ils n’étaient pas des savans. Tous ne sont pas aussi soumis, et il se rencontre dans cette populace bon nombre d’esprits forts et de libres penseurs avancés qui se déclarent infidèles, comme on dit en Angleterre, et qui font entendre au missionnaire qu’ils en savent long, qu’ils connaissent les ruses des prêtres, et qu’ils ne sont pas venus à leur âge pour croire à tous ces charlatanismes (hunbugs). Un homme qui faisait profession d’infidélité me dit qu’il était absurde de supposer que Jésus-Christ n’avait pas eu de père, et ajouta : « Nous en savons plus long ! » — Croyez-vous qu’il y ait eu un premier homme ? demandai-je. — Certainement, répondit-il; autrement comment eût-il pu y en avoir un second ? — Dites-moi quel fut le père du premier homme ? — Oh! vous parlez d’Adam et d’Eve, me dit-il, c’était dans l’autre monde. » En lisant la description de cette stupidité désespérée, la vilaine pensée que toute cette charité n’est qu’une duperie ne vous est-elle pas venue à l’esprit ? Heureusement que cette noble vertu ne calcule pas, qu’elle est aveugle comme l’amour, et qu’elle répand ses trésors inépuisables avec une infatigable prodigalité.

Les sociétés de tempérance ne sont pas plus heureuses que les sociétés de missionnaires et n’opèrent que des conversions fort incomplètes. Il est inutile de demander si ces populations misérables sont portées à l’ivrognerie. Chaque peuple a un vice national que la nature semble avoir créé pour atténuer certaines vertus trop énergiques ou certaines facultés trop dominantes. On dirait qu’elle a eu besoin d’employer ce moyen pour maintenir l’équilibre moral entre les peuples et empêcher le despotisme des races fortes sur les races plus faibles. Qui sait en effet où serait allée l’Espagne sans la paresse ? Qui sait ce qu’eût engendré l’âme fertile, inventive, élastique de la France sans la vanité ? Qui sait de quels périls l’énergique Angleterre menacerait le monde, si l’intempérance ne mettait un frein à cette fougue calculatrice et froide et à cette absorbante activité ? Mais ces vices nationaux, qui atténuent sans les ruiner les qualités des classes cultivées, pèsent au contraire de tout leur poids sur les classes populaires et deviennent le vice dominant de leur existence, le vice qui absorbe en lui tous les autres. Le mendiant anglais boit comme le gentleman; seulement le gentleman a d’autres passions qui l’affranchissent de ce joug honteux, tandis que le mendiant n’a et ne peut avoir que celle-là. L’intempérance, c’est le vice profondément enraciné, inguérissable du peuple anglais. L’ignorance peut se dissiper, et une fois qu’elle est dissipée, elle ne revient plus : tous ces sauvages sans religion pourront un jour se convertir; l’intempérance, quelque remède qu’on applique, ne perdra jamais ses horribles droits. Si M. Vanderkiste n’a guère accompli que des demi-conversions, combien cela est plus vrai de l’œuvre des sociétés de tempérance ! Dans le chapitre qu’il consacre à l’intempérance, M. Vanderkiste cite deux ou trois exemples de conversions qui sont toujours suivies de rechutes terribles. Deux époux qui pendant de longues années avaient été adonnés à l’ivrognerie se convertirent aux doctrines de la société de tempérance, et à partir de ce moment une amélioration sensible eut lieu dans leur condition. Les années s’écoulèrent, on pouvait les croire bien décidément corrigés, lorsqu’un jour ils eurent un instant de tentation qui fut plus fort que leur courage. Ils recommencèrent à boire, sobrement d’abord; mais bientôt l’ancienne habitude reprit toute sa puissance. Le linge fut vendu, les meubles mis en gage; la détresse et la misère revinrent. Leur intempérance ne fut plus comme autrefois libre de soucis; les remords l’escortèrent, et les deux époux se rejetèrent mutuellement la responsabilité de leur nouvelle misère. Un jeune homme qui logeait au-dessous de leur chambre, et dont leurs querelles nocturnes troublaient fréquemment le sommeil, surprit un matin un bruit sourd; saisi d’un funeste pressentiment, il monta et ouvrit la porte. Il arriva assez à temps pour sauver la vie à la femme, qui s’était pendue de honte et de désespoir au chevet de son lit. L’histoire d’une pauvre femme de taille colossale, amazone en guenilles, qui s’enivrait du matin au soir, et qui, une fois en état d’ivresse, brandissait son balai sur tous ceux qui l’approchaient, est du même genre. Elle eut honte de ses vices, de- vint une teetotaller et une fervente habituée des meetings de tempérance. Cet état de grâce dura plusieurs années, au bout desquelles M. Vanderkiste la rencontra une fois ivre morte, saisie de froid, le visage couvert de sang et entourée d’une haie de mendians et de voleurs. On pourra se faire une idée des ravages de cette passion, si l’on sait que d’après les calculs de lord Shaftesbury les classes laborieuses de l’Angleterre dépensent annuellement en bière, esprits et tabac une somme de 50,000,000 st, et que la seule ville de Londres compte 11,000 cabarets, tandis qu’elle ne possède que 2,500 boulangers et 1,700 bouchers.

La charité, la bienfaisance, l’instruction religieuse, sont donc, on le voit, inefficaces, et ne peuvent mordre sur cette population. Ce dévouement serait-il donc niaiserie et duperie pure ? Oh! non, il ne faut pas prononcer une aussi dure parole. N’eût-il fait qu’un seul converti parmi toute cette populace, le bon missionnaire n’aurait point perdu ses peines, car après tout que faisons-nous dans le monde, sinon combattre incessamment le mal ? Une orgueilleuse philosophie moderne a posé en principe que le mal pouvait et devait être détruit; mais cet espoir est insensé, et si l’on creusait profondément la question, peut-être trouverait-on qu’il est coupable. La pauvre humanité, vieille de six mille ans, n’est point un dieu enfant qui commence à avoir conscience de sa divinité; elle est bien plutôt, et de notre temps plus que jamais, un Lazare souffrant et nécessiteux, couvert de plaies qui reparaissent à mesure qu’elles sont guéries. Le devoir de l’homme n’est pas de détruire le mal, qui repousse comme l’ivraie, mais de le sarcler sans relâche, afin que le bon grain puisse croître et mûrir; seulement le sarclage peut s’opérer de différentes manières, et la plus efficace, la plus rapide, la moins coûteuse, doit naturellement être préférée. Jadis des centaines d’hommes étaient employées pendant de longues semaines à détruire lentement, péniblement les mauvaises herbes d’une terre de quelques arpens; aujourd’hui la herse passe sur la moisson naissante, et en un jour fait l’œuvre d’une semaine entière. C’est ce procédé nouveau que l’on peut réclamer pour le sarclage moral, et quelle herse meilleure pour une telle besogne que le gouvernement à la façon moderne ? Il pourrait, s’il le voulait, après une résolution bien arrêtée, accomplir en quelques années ce que nos pères accomplissaient péniblement en plusieurs siècles. La question dont il s’agit n’est pas au fond plus difficile que toute autre; mais elle réclame trois choses qui se trouvent rarement réunies ensemble : une tête froide et sage, un bon et grand cœur, un bras impitoyable. L’état seul peut opérer ce sarclage général, ce nettoyage des écuries d’Augias; l’initiative individuelle a trop peu de puissance matérielle pour l’entreprendre avec efficacité, et sur des populations telles que celles dont nous venons de parler, la puissance morale n’est pas suffisante : il faut qu’elle soit toujours escortée de la puissance matérielle, qui sait forcer l’obéissance. Que les âmes religieuses et charitables se rassurent : elles rencontreront toujours assez de mal dans le monde pour exercer leur dévouement, et d’ailleurs elles trouveront partout autour d’elles dans l’accomplissement de leurs devoirs envers le peuple pauvre et laborieux, dans l’accomplissement de leurs devoirs civiques, dans la vie privée, dans le dévouement à l’humanité, dans le dévouement à la science, un meilleur emploi de leurs vertus.


EMILE MONTEGUT.