un judas !


Y a pas d’animal au monde plus méprisé que le mouchard. De tous temps le populo a eu pour cette vermine la répulsion instinctive qu’on a pour les pourritures.

Ce mépris est bougrement mérité, nom de dieu ! Seulement, pourquoi s’arrête-t-il au mouchard ?

Pourquoi ne retombe-t-il pas en glaviau sur la trogne de ceux qui le paient ? Pourquoi les grosses crapules qui l’engendrent ne sont-ils pas aussi exécrés que lui ?

C’est foutre pas logique !

Un Dupuy, pour si enflé qu’il soit, — un Casimir, pour si crâneur qu’il se fasse, — sont aussi puants que le traître qui vient, la gueule mielleuse, vous serrer la cuillère, bouffer à votre table… et va prestement dévoiler ce qui lui est tombé dans le creux de l’oreille, soit en confidence, soit par surprise.

Turellement, les gas qui ont le plus à craindre les mouchards sont ceux qui fichent davantage le trac aux jean-foutre de la haute : c’est à dire les anarchos.

La gouvernance leur en fourre dans les jambes le plus qu’elle peut. Les copains ont bien du flair : le plus souvent ils parviennent à éviter les roussins, mais on leur en expédie tant qu’il n’y a rien de drôle à ce qu’un jour ou l’autre ils tombent dans le panneau, et accueillent en frère une de ces vermines.

C’est arrivé ces temps derniers à Londres : il y a peu de mois, un petit type de vingt ans débarquait au quartier français ; il semblait dans une telle purée que, pris de pitié, un copain lui donna à coucher, tandis qu’un autre lui foutait à bouffer. Ça dura trois ou quatre mois. Le salopiaud avait l’air si sainte-nitouche, ne se posant pas en anarcho mais paraissant si disposé à s’instruire qu’il n’éveillait pas les soupçons.

Y a quelques jours, on découvrait que ce petit morveux était une bourrique, et, comme de juste, les camarades qui l’avaient recueilli et nourri étaient les premiers mouchardés.

A vingt ans faire un métier pareil, c’est bougrement triste ! À cet âge, d’habitude, le cœur déborde de franchise et on a les veines gonflées de sang rouge et généreux. Au lieu de ça, faire le traître à vingt ans… Pouah !

Que faire ?… Lui manger le nez ?… Lui casser un abattis ?… Ou bien, lui tirer les vers du nez, en lui promettant de ne pas lui faire de bobo ?

Les copains qui avaient découvert le pot-aux-roses s’arrêtèrent à ce dernier parti, comme étant le plus avantageux… si ça réussissait. Ils firent venir la petite vache qui, se voyant brûlé, ne se fit pas prier pour vider son sac. Il causa…

Voici son récit — un peu écourté, car pour l’instant, dans l’intérêt de la propagande, il est utile qu’une partie de ce qu’il a déboulonné ne soit pas ébruité :

« N’étant pas heureux dans ma famille je l’ai quittée pour venir à Londres ; n’ayant pas trouvé de travail ici j’en suis parti en mai 1894, me dirigeant sur Cardiff à pied. Arrivé là, je voulais m’embarquer ; n’ayant jamais navigué ça m’a été impossible. Au bout d’une quinzaine, le consul de Cardiff pria le capitaine d’un vaisseau de cabotage allant à Redon de me rapatrier. Mon arrivée à Redon eut lieu quelques jours après la mort de Carnot ; je fus arrêté comme anarchiste, quoique ne l’étant pas, et je restai 19 jours en prison. Remis en liberté, j’allai à pied jusqu’à La Rochelle. C’est là que je fus accosté : un agent m’accosta et me conduisit au poste de police où je fus bien accueilli ; le commissaire, un nommé Martin, restant 16 rue Gutton, m’envoya à l’auberge où je restai deux jours à ses frais; après la misère que j’avais endurée je me trouvais heureux de manger à ma faim. La façon dont on me traita m’a fait supposer qu’on avait jeté les yeux sur moi depuis Redon. Au bout de ces deux jours, le commissaire m’offrit de retourner à Londres et d’y surveiller les anarchistes, moyennant 200 francs par mois. J’acceptai !

« Le commissaire et moi nous prîmes le train pour Paris où nous arrivâmes le 8 août. Il me conduisit d’abord au ministère de l’intérieur et me présenta à Dupuy qui me regarda un instant et me demanda mon nom[1]. De là, nous allâmes à la préfecture de police voir Lépine qui, après m’avoir interrogé, téléphona à Fédée. Celui-ci vint me prendre ; il me tint enfermé toute la journée dans la salle des archives, sous la surveillance des agents. Le soir, il me fit accompagner jusqu’au wagon, à la gare St Lazare. Avant cela, il m’avait donné 100 francs, ainsi que ses instructions : il me recommanda de lui faire mon courrier tous les deux jours ; il me dit de raconter aux anarchistes que j’arrivais d’Amérique et que ça ferait bien près d’eux, si j’ajoutais qu’à Cardiff nous avions, moi et quelques matelots, flanqué une volée au capitaine.

« Le lendemain 9 août, j’étais à Londres. J’ai été trois semaines sans fréquenter personne ; j’ai connu V… par hasard et ce n’est qu’après que je suis faufilé chez les anarchistes.

« Dans les premiers jours de novembre j’ai été appelé à Paris ; ce voyage ayant coïncidé avec le renvoi de Fédée, je n’ai vu personne ; on m’a payé le voyage et je suis revenu.

« Trois semaines après, a eu lieu mon second voyage. J’ai fait route avec le petit M., jusqu’à Dieppe où il a été arrêté ; huit jours avant j’avais fait un rapport annonçant son départ, mais sans pouvoir fixer la date. Je suppose qu’un autre a dénoncé son départ et aussi le mien, car à Dieppe, le commissaire de police a fouillé plusieurs fois le train pour me trouver, tout en répétant : « mais ce jeune homme ?... » il s’est même adressé à moi, mais j’ai payé de toupet ; d’ailleurs, s’il m’eût arrêté, je n’avais qu’à lui dire de téléphoner à André et j’aurais été relâché de suite. À mon arrivée à Paris, j’ai raconté cet incident à André, qui est le successeur de Fédée ; il s’est moqué du commissaire et a ajouté : « Ils sont bien bêtes ! » Il m’a dit aussi que le petit M… a été relâché[2].

« André est un individu qui a peu près 1 m. 85 de haut, reconnaissable à sa longue barbe. Je lui ai communiqué les commissions que j’avais de Londres, et aussi les réponses…

La veille de mon départ on m’a demandé si je connaissais quelque chose au sujet de fabriques de bombes existant à St Ouen et surtout à Courbevoie. Je ne savais rien et l’ai dit. J’ai la conviction que l’arrestation de la famille Galan et autres se rattache à cette affaire de bombes et que les histoires de cambriolage ont été mises en avant pour tromper le public.

« On me donna les noms d’une série d’anarchistes en me recommandant de les surveiller plus étroitement. Ce sont…..

« Parlant d’autres mouchards, je manifestai l’intention de les brûler….. on m’approuva, me disant que « plus j’en brûlerai, plus ma sécurité personnelle serait garantie. »

« A ce second voyage on porta mes appointements de 200 à 250 fr. par mois. Outre cela, on me donna 400 fr. avec lesquels j’ai acheté de l’article de Paris. Mon petit bazar (que ma famille était cessé m’avoir monté) devait me servir de couverture car, jusque là, je n’avais rien fait. Quant j’ai annoncé avoir trouvé un emploi à la « City », c’était faux : je me bornais à aller à la poste et je me promenais pendant les heures où j’étais supposé travailler.

« J’expédiais mes correspondances à l’adresse suivante : A. 41. — poste restante, Place de l’Hôtel de Ville, Paris. Si j’avais eu à téléphoner j’aurais demandé la communication avec André, commissaire de police, 3e brigade ; je n’ai pas usé de ce moyen, le trouvant trop onéreux, les frais de correspondance étant à ma charge…..

« Ici, à Londres, je suis entré en relations avec Flood, agent anglais ; j’ai été le trouver à New Scotland Yard, sous un prétexte futile. Il m’a présenté à Melville qui m’a demandé des renseignements….. il m’a aussi questionné sur F. et C. Je l’ai revu… et il me recommanda fort d’être tout yeux et tout oreilles…

« J’ai continué à voir Flood, de temps à autre, dans un public house de Vilers Street à droite, près de la gare de Charing Cross…

« À Paris, j’avais vu Puybaraud ; il m’engagea à me bien conduire, ajoutant que mon avenir était assuré ; lui ayant parlé de mon service militaire il me dit de ne pas m’en inquiéter.

« Comme je l’ai dit, je devais écrire tous les deux jours, mais souvent j’avais peu de choses à dire ; les rapports que j’ai faits ont concerné… Quand aux instructions du 10 déc. elles se résument à… C’est au moment où j’ai brûlé que j’aurais pu faire du mal aux anarchistes…

« Je ne suis jamais préoccupé des idées anarchistes, elles m’ont laissé indifférent. Je ne voyais dans mon métier, quoiqu’il me dégoûtât beaucoup, que le moyen de vivre à rien faire. Je faisais juste le nécessaire pour ne pas me faire couper les vivres par la préfecture de police et, si mes relations se sont clarifiées, c’est dû moins à mon initiative qu’à des circonstances de hasard.

« Comme preuve à l’appui de mes déclarations, je laisse entre les mains des compagnons une lettre de la préfecture de police, reçue le 21 décembre, adressée à cotin chez X —. »

Cré pétard, y a bougonnement de ruminades à faire sur les déclarations de ce roussin. Faute de papier, je suis obligé m’en tenir aux faits. Voici, copie de la lettre dont il est question ci-dessus :

Paris, 20 déc. 1894
COTTANCE

Faites connaître d’urgence tout ce qui a pu se passer à Dieppe au sujet de la femme A… Qui lui a fourni de l’argent pour le voyage ?

Quelles commissions avait-elle pour Londres ?

Qu’a-t-elle rapporté de Paris ? Enumérez les objets.

Renseignez vivement et faites savoir tout ce que vous pourrez apprendre à ce sujet.

Ci-joint cinquante fr. Prière d’en accuser réception.
Renseigner sur W… qui sert de correspondant à L… et D…— Pour cela voyez toujours les observations du 10 décembre.

Le mandat de 50 balles dont il est parlé dans cette lettre a été émis le 20 déc. par le bureau No 32 et il portait le No 70.

Quand le mouchard a eu jaspiné tout son soûl, les copains ont tenu leur promesse : ils l’ont laissé déguerpir.

Restera-t-il de la boîte ? Probablement non, les crapules de la haute n’ayant que faire d’une bourrique éventée. En tous cas, les bons bougres pourront se garer de lui, grâce à son portrait (collé à la page 9.) Le salaud est de taille ordinaire et a une voix flûtée, une voix de fille.

Son nom de famille est Cotin, son prénom Eugène ; il s’est aussi fait appeler Cuvilier et la police le désignait sous le nom de Cottance.

  1. Il peut sembler drôle que ce salopiaud ait vu Dupuy, mais il ne faut pas oublier que les gouvernants avaient perdu la boule depuis la mort de sa Sainteté Carnot ; outre ça, ils croyaient avoir fait un riche choppin, car pour se faire mousser, le nouvel embauché se donnait comme parlant bien l’anglais, tandis qu’il en baragouine juste quelques mots.
  2. Cette affirmation n'a pu être contrôlée.