UN HIVER
AU
MIDI DE L’EUROPE.

DEUXIÈME PARTIE.[1]

Quoique Majorque ait été occupée pendant quatre cents ans par les Maures, elle a gardé peu de traces réelles de leur séjour. Il ne reste d’eux à Palma qu’une petite salle de bains. Des Romains, il ne reste rien, et des Carthaginois, quelques débris seulement vers l’ancienne capitale Alcudia, et la tradition de la naissance d’Annibal, que M. Grasset de Saint-Sauveur attribue à l’outrecuidance majorquine, quoique ce fait ne soit pas dénué de vraisemblance[2]. Mais le goût arabe s’est perpétué dans les moindres constructions, et il était nécessaire que M. Laurens redressât toutes les erreurs archéologiques de ses devanciers, pour que les voyageurs ignorans comme moi ne crussent pas retrouver à chaque pas d’authentiques vestiges de l’architecture mauresque.

« Je n’ai point vu dans Palma, dit M. Laurens, de maisons dont la date parût fort ancienne. Les plus intéressantes par leur architecture et leur antiquité appartenaient toutes au commencement du XVIe siècle ; mais l’art gracieux et brillant de cette époque ne s’y montre pas sous la même forme qu’en France. Ces maisons n’ont, au-dessus du rez-de-chaussée, qu’un étage et un grenier très bas[3]. L’entrée, dans la rue, consiste en une porte à plein cintre, sans aucun ornement ; mais la dimension et le grand nombre de pierres disposées en longs rayons lui donnent une grande physionomie. Le jour pénètre dans les grandes salles du premier étage à travers de hautes fenêtres divisées par des colonnes excessivement effilées, qui leur donnent une apparence entièrement arabe. Ce caractère est si prononcé, qu’il m’a fallu examiner plus de vingt maisons construites d’une manière identique, et les étudier dans toutes les parties de leur construction, pour arriver à la certitude que ces fenêtres n’avaient pas été enlevées à quelques murs de ces palais mauresques, vraiment féeriques, dont l’Alhambra de Grenade nous reste comme échantillon. Je n’ai rencontré qu’à Majorque des colonnes qui, avec une hauteur de six pieds, n’ont qu’un diamètre de trois pouces. La finesse des marbres dont elles sont faites, le goût du chapiteau qui les surmonte, tout cela m’avait fait supposer une origine arabe. Quoi qu’il en soit, l’aspect de ces fenêtres est aussi joli qu’original. Le grenier qui constitue l’étage supérieur est une galerie, ou plutôt une suite de fenêtres rapprochées et copiées exactement sur celles qui forment le couronnement de la Lonja. Enfin, un toit fort avancé, soutenu par des poutres artistement ciselées, préserve cet étage de la pluie ou du soleil, et produit des effets piquans de lumière par les longues ombres qu’il projette sur la maison et par l’opposition de la masse brune de la charpente avec les tons brillans du ciel. L’escalier, travaillé avec un grand goût, est placé dans une cour, au centre de la maison, et séparé de l’entrée sur la rue par un vestibule où l’on remarque des pilastres dont le chapiteau est orné de feuillages sculptés, ou de quelque blason supporté par des anges. Pendant plus d’un siècle encore après la renaissance, les Majorquins ont mis un grand luxe dans la construction de leurs habitations particulières. Tout en suivant la même distribution, ils ont apporté dans les vestibules et dans les escaliers les changemens de goût que l’architecture devait amener. Ainsi l’on trouve partout la colonne toscane ou dorienne ; des rampes, des balustrades, donnent toujours une apparence somptueuse aux demeures de l’aristocratie. Cette prédilection pour l’ornement de l’escalier et ce souvenir du goût arabe se retrouvent aussi dans les plus humbles habitations, même lorsqu’une seule échelle conduit directement de la rue au premier étage. Alors, chaque marche est recouverte de carreaux en faïence peinte de fleurs brillantes, bleues, jaunes, ou rouges. »

Cette description est fort exacte, et les dessins de M. Laurens rendent bien l’élégance de ces intérieurs dont le péristyle fournirait à nos théâtres de beaux décors d’une extrême simplicité. Ces petites cours pavées en dalles, et parfois entourées de colonnes comme le cortile des palais de Venise, ont aussi pour la plupart un puits d’un goût très pur au milieu. Elles n’ont ni le même aspect, ni le même usage que nos cours malpropres et nues. On n’y place jamais l’entrée des écuries et des remises. Ce sont de véritables préaux, peut-être un souvenir de l’atrium des Romains. On y retrouve en quelque sorte le prothyrum et le cavœdium ; le puits du milieu y tient évidemment la place de l’impluvium. Lorsque ces péristyles sont ornés de pots de fleurs et de tendines de jonc, ils ont un aspect à la fois élégant et sévère dont les seigneurs majorquins ne comprennent nullement la poésie ; car ils ne manquent guère de s’excuser sur la vétusté de leurs demeures, et si vous en admirez le style, ils sourient, croyant que vous les raillez, ou méprisant peut-être en eux-mêmes ce ridicule excès de courtoisie française.

Au reste, tout n’est pas également poétique dans la demeure des nobles majorquins. Il est certains détails de malpropreté dont je serais fort embarrassé de donner l’idée à mes lecteurs, à moins, comme écrivait Jacquemont en parlant des mœurs indiennes, d’achever ma lettre en latin. Ne sachant pas le latin, je renvoie les curieux au passage que M. Grasset de Saint-Sauveur, écrivain moins sérieux que M. Laurens, mais fort véridique sur ce point, consacre à la situation des garde-manger à Majorque et dans beaucoup d’anciennes maisons d’Espagne et d’Italie. Ce passage est curieux à cause d’une prescription de la médecine espagnole qui règne encore dans toute sa vigueur à Majorque, et qui est des plus étranges[4].

L’intérieur de ces palais ne répond nullement à l’extérieur. Rien de plus significatif, chez les nations comme chez les individus, que la disposition et l’ameublement des habitations. À Paris, où les caprices de la mode et l’abondance des produits industriels font varier si étrangement l’aspect des appartemens, il suffit bien, n’est-ce pas ? d’entrer chez une personne aisée, pour se faire, en un clin d’œil, une idée de son caractère, pour se dire si elle a du goût ou de l’ordre, de l’avarice ou de la négligence, un esprit méthodique ou romanesque, de l’hospitalité ou de l’ostentation. J’ai mes systèmes là-dessus, comme chacun a les siens, ce qui ne m’empêche pas de me tromper fort souvent dans mes inductions, ainsi qu’il arrive à bien d’autres. J’ai particulièrement horreur d’une pièce peu meublée et très bien rangée. À moins qu’une grande intelligence et un grand cœur, tout-à-fait emportés hors de la sphère des petites observations matérielles, n’habitent là comme sous une tente, je m’imagine que l’hôte de cette demeure est une tête vide et un cœur froid. Je ne comprends pas que lorsqu’on habite réellement entre quatre murailles, on n’éprouve pas le besoin de les remplir, ne fût-ce que de bûches et de paniers, et d’y voir vivre quelque chose autour de soi, ne fût-ce qu’une pauvre giroflée ou un pauvre moineau. Le vide et l’immobile me glacent d’effroi, la symétrie et l’ordre rigoureux me navrent de tristesse ; et si mon imagination pouvait se représenter la damnation éternelle, mon enfer serait certainement de vivre à jamais dans certaines maisons de province où règne l’ordre le plus parfait, où rien ne change jamais de place, où l’on ne voit rien traîner, où rien ne s’use ni se brise, et où pas un animal ne pénètre, sous prétexte que les choses animées gâtent les choses inanimées. Eh ! périssent tous les tapis du monde, si je ne dois en jouir qu’à la condition de n’y jamais voir gambader un enfant, un chien ou un chat ! Cette propreté rigide ne prend pas sa source dans l’amour véritable de la propreté, mais dans une excessive paresse, ou dans une économie sordide. Avec un peu plus de soin et d’activité, la ménagère sympathique à mes goûts peut maintenir dans notre intérieur cette propreté dont je ne puis pas me passer non plus. Mais que dire et que penser des mœurs et des idées d’une famille dont le home est vide et immobile, sans avoir l’excuse ou le prétexte de la propreté ? S’il arrive qu’on se trompe aisément, comme je le disais tout à l’heure, dans les inductions particulières, il est difficile de se tromper dans les inductions générales. Le caractère d’un peuple se révèle dans son costume et dans son ameublement, aussi bien que dans ses traits et dans son langage. Ayant parcouru Palma pour y chercher des appartemens, je suis entré dans un assez grand nombre de maisons ; tout s’y ressemblait si exactement, que je pouvais conclure de là à un caractère général chez leurs occupans. Je n’ai pénétré dans aucun de ces intérieurs sans avoir le cœur serré de déplaisir et d’ennui, rien qu’à voir les murailles nues, les dalles tachées et poudreuses, les meubles rares et malpropres. Tout y portait témoignage de l’indifférence et de l’inaction ; jamais un livre, jamais un ouvrage de femme. Les hommes ne lisent pas, les femmes ne cousent même pas. Le seul indice d’une occupation domestique, c’est l’odeur de l’ail qui trahit le travail culinaire ; et les seules traces d’un amusement intime, ce sont les bouts de cigare semés sur le pavé. Cette absence de vie intellectuelle fait de l’habitation quelque chose de mort et de creux qui n’a pas d’analogue chez nous, et qui donne au Majorquin plus de ressemblance avec l’Africain qu’avec l’Européen. Ainsi, toutes ces maisons où les générations se succèdent sans rien transformer autour d’elles, et sans marquer aucune empreinte individuelle sur les choses qui ordinairement participent en quelque sorte à notre vie humaine, font plutôt l’effet de caravansérails que de maisons véritables ; et tandis que les nôtres donnent l’idée d’un nid pour la famille, celles-là semblent des gîtes où les groupes d’une population errante se retireraient indifféremment pour passer la nuit. Des personnes qui connaissaient bien l’Espagne m’ont dit qu’il en était généralement ainsi dans toute la Péninsule.

Ainsi que je l’ai dit plus haut, le péristyle ou l’atrium des palais de chevaliers (c’est ainsi que s’intitulent encore les patriciens de Majorque) ont un grand caractère d’hospitalité et même de bien-être. Mais, dès que vous avez franchi l’élégant escalier et pénétré dans l’intérieur des chambres, vous croyez entrer dans un lieu disposé uniquement pour la sieste. De vastes salles, ordinairement dans la forme d’un carré long, très élevées, très froides, très sombres, toutes nues, blanchies à la chaux sans aucun ornement, avec de grands vieux portraits de famille tout noirs et placés sur une seule ligne, si haut qu’on n’y distingue rien, quatre ou cinq chaises d’un cuir gras et mangé aux vers, bordées de gros clous dorés qu’on n’a pas nettoyés depuis deux cents ans, quelques nattes valenciennes, ou seulement quelques peaux de mouton à longs poils jetées çà et là sur le pavé, des croisées placées très haut et recouvertes de pagnes épaisses, de larges portes de bois de chêne noir ainsi que le plafond à solives, et parfois une antique portière de drap d’or portant l’écusson de la famille richement brodé, mais terni et rongé par le temps, tels sont les palais majorquins à l’intérieur. On n’y voit guère d’autres tables que celles où l’on mange ; les glaces sont fort rares, et tiennent si peu de place dans ces panneaux immenses, qu’elles n’y jettent aucune clarté. On trouve le maître de la maison debout et fumant dans un profond silence, la maîtresse assise sur une grande chaise, et jouant de l’éventail sans penser à rien. On ne voit jamais les enfans : ils vivent avec les domestiques, à la cuisine ou au grenier, je ne sais ; les parens ne s’en occupent pas. Un chapelain va et vient dans la maison sans rien faire. Les quinze ou trente valets font la sieste, pendant qu’une vieille servante hérissée ouvre la porte au quinzième coup de sonnette du visiteur. Cette vie ne manque certainement pas de caractère, comme nous dirions dans l’acception illimitée que nous donnons aujourd’hui à ce mot ; mais, si l’on condamnait à vivre ainsi le plus calme de nos bourgeois, il y deviendrait certainement fou de désespoir, ou démagogue par réaction d’esprit.

Les trois principaux édifices de Palma sont la cathédrale, la Lonja (bourse) et le Palacio-Real.

La cathédrale, attribuée par les Majorquins à don Jaime el Conquistador, leur premier roi chrétien et en quelque sorte leur Charlemagne, fut en effet entreprise sous ce règne, en 1390 ; mais elle ne fut terminée qu’en 1601. Elle est d’une immense nudité ; la pierre calcaire dont elle est entièrement bâtie est d’un grain très fin et d’une belle couleur d’ambre. Cette masse imposante, qui s’élève au bord de la mer, est d’un grand effet lorsqu’on entre dans le port ; mais elle n’a de vraiment estimable, comme goût, que le portail méridional signalé par M. Laurens comme le plus beau spécimen de l’art gothique qu’il ait jamais eu occasion de dessiner. L’intérieur est des plus sévères et des plus sombres. Les vents maritimes pénétrant avec fureur par les larges ouvertures du portail principal, et renversant les tableaux et les vases sacrés au milieu des offices, on a muré les portes et les rosaces de ce côté. Ce vaisseau n’a pas moins de cinq cent quarante palmes[5] de longueur sur trois cent soixante-quinze de largeur. Au milieu du chœur, on remarque un sarcophage de marbre fort simple, qu’on ouvre aux étrangers pour leur montrer la momie de don Jaime II, fils du Conquistador, prince dévot, aussi faible et aussi doux que son père fut entreprenant et belliqueux. Les Majorquins prétendent que leur cathédrale est très supérieure à la de Barcelone, de même que leur Lonja est infiniment, selon eux, plus belle que la de Valence. Je n’ai pas vérifié le dernier point ; quant au premier, il est insoutenable. Dans l’une et dans l’autre cathédrale, on remarque le singulier trophée qui orne la plupart des métropoles de l’Espagne : c’est la hideuse tête de Maure en bois peint, coiffée d’un turban, qui termine le pendentif de l’orgue. Cette représentation d’une tête coupée est souvent ornée d’une longue barbe blanche, et peinte en rouge en dessous pour figurer le sang impur du vaincu. On voit, sur les clés de voûte des nefs, de nombreux écussons armoiriés. Apposer ainsi son blason dans la maison de Dieu était un privilége que les chevaliers majorquins payaient fort cher ; et c’est grace à cet impôt prélevé sur la vanité, que la cathédrale a pu être achevée dans un siècle où la dévotion était refroidie. Il faudrait être bien injuste pour attribuer aux seuls Majorquins une faiblesse qui leur a été commune avec les nobles dévots du monde entier à cette époque.

La Lonja est le monument qui m’a le plus frappé par ses proportions élégantes et un caractère d’originalité que n’excluent ni une régularité parfaite ni une simplicité pleine de goût. Cette bourse, qui fut commencée et terminée dans la première moitié du XVe siècle, que l’illustre Jovellanos a décrite avec soin, et que le Magasin Pittoresque a popularisée par un dessin fort intéressant, publié il y a déjà plusieurs années, M. Laurens l’a retracée également, et je renvoie le lecteur à son article descriptif. L’intérieur est une seule vaste salle soutenue par six piliers cannelés en spirale, d’une ténuité élégante. Destinée jadis aux réunions des marchands et des nombreux navigateurs qui affluaient à Palma, la Lonja témoigne de la splendeur passée du commerce majorquin ; aujourd’hui, elle ne sert plus qu’aux fêtes publiques. Ce devait être une chose intéressante de voir les Majorquins, revêtus des riches costumes de leurs pères, s’ébattre gravement dans cette antique salle de bal ; mais la pluie nous tenait alors captifs dans la montagne, et il ne nous fut pas possible de voir ce carnaval, moins renommé et moins triste peut-être que celui de Venise. Quant à la Lonja, quelque belle qu’elle m’ait paru, elle n’a pas fait tort dans mes souvenirs à cet adorable bijou qu’on appelle la Cadoro, ou l’ancien hôtel des monnaies, sur le Grand-Canal.

Le Palacio-Real de Palma, que M. Grasset de Saint-Sauveur n’hésite point à croire romain et mauresque (ce qui lui a inspiré des émotions tout-à-fait dans le goût de l’empire), a été bâti, dit-on, en 1309. M. Laurens se déclare troublé dans sa conscience, à l’endroit des petites fenêtres géminées et des colonnettes énigmatiques qu’il a étudiées dans ce monument. Serait-il donc trop audacieux d’attribuer les anomalies de goût qu’on remarque dans tant de constructions majorquines à l’intercallation d’anciens fragmens dans des constructions subséquentes ? De même qu’en France et en Italie le goût de la renaissance introduisit des médaillons et des bas-reliefs vraiment grecs et romains dans les ornemens de sculpture, n’est-il pas probable que les chrétiens de Majorque, après avoir renversé tous les ouvrages arabes, en utilisèrent les riches débris et les incrustèrent de plus en plus dans leurs constructions postérieures ? Quoi qu’il en soit, le Palacio-Real de Palma est d’un aspect fort pittoresque. Rien de plus irrégulier, de plus incommode et de plus sauvagement moyen-âge que cette habitation seigneuriale ; mais aussi rien de plus fier, de plus caractérisé, de plus hidalgo que ce manoir composé de galeries, de tours, de terrasses et d’arcades grimpant les unes sur les autres à une hauteur considérable, et terminées par un ange gothique, qui, du sein des nues, regarde l’Espagne par-dessus la mer[6].

Un quatrième monument fort remarquable est le palais de l’ayuntamiento, ouvrage du XVIe siècle, dont M. Laurens compare avec raison le style à celui des palais de Florence. Le toit est surtout remarquable par l’avancement de ses bords, comme ceux des palais florentins et des chalets suisses ; mais il a cela de particulier, qu’il est soutenu par des caissons à rosaces fort richement sculptées sur bois, alternées avec de longues cariatides couchées sous cet auvent, qu’elles semblent porter en gémissant, car la plupart d’entre elles ont la face cachée dans leurs mains. Je n’ai pas vu l’intérieur de cet édifice dans lequel se trouve la collection des portraits des grands hommes de Majorque. Au nombre de ces illustres personnages, M. Laurens a vu le fameux don Jaime, sous les traits d’un roi de carreau. Il y a vu aussi un très ancien tableau représentant les funérailles de Raymon Lulle, Majorquin, lequel offre une série très intéressante et très variée des anciens costumes revêtus par l’innombrable cortége du docteur illuminé. Enfin M. Laurens a vu dans ce palais consistorial un magnifique Saint Sébastien de Van-Dyck, dont personne, à Majorque, ne m’a daigné signaler l’existence. « Palma possède une école de dessin, ajoute M. Laurens, qui a déjà formé, dans notre XIXe siècle seulement, trente-six peintres, huit sculpteurs, onze architectes et six graveurs, tous professeurs célèbres, s’il faut en croire le dictionnaire des artistes célèbres de Majorque, que vient de publier le savant Antonio Furio. J’avoue ingénument que pendant mon séjour à Palma je ne me suis pas cru entouré de tant de grands hommes, et que je n’ai rien vu qui me fît deviner leur existence… Quelques riches familles conservent plusieurs tableaux de l’école espagnole… Mais si vous parcourez les magasins, si vous entrez dans la maison du simple citoyen, vous n’y trouverez que ces images coloriées étalées par des colporteurs sur nos places publiques, et qui ne trouvent accès en France que sous l’humble toit du pauvre paysan. «

Le palais dont Palma se glorifie le plus est celui du comte de Montenegro, vieillard octogénaire, autrefois capitaine-général, un des personnages de Majorque les plus illustres par la naissance et les plus importans par la richesse. Ce seigneur possède une bibliothèque que nous fûmes admis à visiter, mais dont je n’ouvris pas un seul volume, et dont je ne saurais absolument rien dire (tant mon respect pour les livres est voisin de l’épouvante), si un savant compatriote ne m’eût appris l’importance des trésors devant lesquels j’étais passé indifférent, comme le coq de la fable au milieu des perles. Ce compatriote[7], qui est resté près de deux ans en Catalogne et à Majorque pour y faire des études sur la langue romane, m’a communiqué obligeamment ses notes, et m’a autorisé avec une générosité, bien rare chez les érudits, à y puiser à discrétion. Je ne le ferai pas sans prévenir mon lecteur que ce voyageur a été aussi enthousiasmé de toutes choses à Majorque que j’y ai été désappointé. Je pourrais dire, pour expliquer cette divergence d’impressions, que, lors de mon séjour, la population majorquine s’était gênée et resserrée pour faire place à vingt mille Espagnols que la guerre avait refoulés, et que j’ai pu, sans erreur et sans prévention, trouver Palma moins habitable, et les Majorquins moins disposés à accueillir un nouveau surcroît d’étrangers qu’ils ne l’étaient sans doute deux ans auparavant. Mais j’aime mieux encourir le blâme d’un bienveillant redresseur que d’écrire sous une autre impression que la mienne propre. Je serai bien heureux, d’ailleurs, d’être contredit et réprimandé publiquement, comme je l’ai été en particulier ; car le public y gagnera un livre bien plus exact et bien plus intéressant sur Majorque que cette relation décousue, et peut-être injuste à mon insu, que je suis forcé de lui donner. Que M. Tastu publie donc son voyage ; je lirai avec grand contentement de cœur, je le jure, tout ce qui pourra me faire changer d’opinion sur les Majorquins : j’en ai connu quelques-uns que je voudrais pouvoir considérer comme les représentans du type général, et qui, je l’espère, ne douteront pas de mes sentimens à leur égard, si cet écrit tombe jamais entre leurs mains.

Je trouve donc dans les notes de M. Tastu, à l’endroit des richesses intellectuelles que possède encore Majorque, cette bibliothèque du comte de Montenegro, que j’ai parcourue peu révérencieusement à la suite du chapelain de la maison, occupé que j’étais d’examiner cet intérieur d’un vieux chevalier majorquin célibataire, intérieur triste et grave s’il en fut, régi silencieusement par un prêtre.

« Cette bibliothèque, dit M. Tastu, a été composée par l’oncle du comte de Montenegro, le cardinal Antonio Despuig, l’ami intime de Pie VI. Le savant cardinal avait réuni tout ce que l’Espagne, l’Italie et la France avaient de remarquable en bibliographie. La partie qui traite de la numismatique et des arts de l’antiquité y est surtout au grand complet.

« Parmi le petit nombre de manuscrits qu’on y trouve, il en est un fort curieux pour les amateurs de calligraphie : c’est un livre d’heures. Les miniatures en sont précieuses ; il est des meilleurs temps de l’art. L’amateur de blason y trouvera encore un armorial où sont dessinés avec leurs couleurs les écus d’armes de la noblesse espagnole, y compris ceux des familles aragonaises, mallorquines, roussillonnaises et languedociennes. Le manuscrit, qui paraît être du XVIe siècle, a appartenu à la famille Dameto, alliée aux Despuig et aux Montenegro. En le feuilletant, nous y avons trouvé l’écu de la famille des Bonapart, d’où descendait notre grand Napoléon, et dont nous avons tiré le fac-simile qu’on verra ci-après…

« On trouve encore dans cette bibliothèque la belle carte nautique du Mallorquin Valsequa, manuscrit de 1439, chef-d’œuvre de calligraphie et de dessin topographique, sur lequel le miniaturiste a exercé son précieux travail. Cette carte avait appartenu à Améric Vespuce, qui l’avait achetée fort cher, comme l’atteste une légende en écriture du temps, placée sur le dos de ladite carte : Questa ampla pelle di geografia fù pagata da Amerigo Vespucci CXXX ducati di oro di marco. Ce précieux monument de la géographie du moyen-âge sera incessamment publié pour faire suite à l’atlas catalan-mallorquin de 1375, inséré dans le XIVe vol. , 2e partie, des Notices de manuscrits de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. »

En transcrivant cette note, les cheveux me dressent à la tête, car une scène affreuse se retrace à ma pensée. Nous étions dans cette même bibliothèque de Montenegro, et le chapelain déroulait devant nous cette même carte nautique, ce monument si précieux et si rare, acheté par Améric Vespuce 130 ducats d’or, et Dieu sait combien par l’amateur d’antiquités le cardinal Despuig !… lorsqu’un des quarante ou cinquante domestiques de la maison imagina de poser un encrier de liége sur un des coins du parchemin, pour le tenir ouvert sur la table. Le parchemin, habitué à être roulé, et poussé peut-être en cet instant par quelque malin esprit, fit un effort, un craquement, un saut, et revint sur lui-même entraînant l’encrier, qui disparut dans le rouleau bondissant et vainqueur de toute contrainte. Ce fut un cri général ; le chapelain devint plus pâle que le parchemin. On déroula lentement la carte, se flattant encore d’une vaine espérance ! L’encrier était plein, mais plein jusqu’aux bords ! La carte était inondée, et les jolis petits souverains peints en miniature voguaient littéralement sur une mer plus noire que le Pont-Euxin. Alors chacun perdit la tête. Je crois que le chapelain s’évanouit. Les valets accoururent avec des seaux d’eau, comme s’il se fût agi d’un incendie, et, à grands coups d’éponge et de balai, se mirent à nettoyer la carte, emportant pêle-mêle rois, mers, îles et continens. Avant que nous eussions pu nous opposer à ce zèle fatal, la carte fut en partie gâtée, mais non pas sans ressource ; M. Tastu en avait pris le calque exact, et on pourra, grâce à lui, réparer tant bien que mal le dommage. Mais quelle dut être la consternation de l’aumônier lorsque son seigneur s’en aperçut ! Nous étions tous à six pas de la table au moment de la catastrophe ; mais je suis bien certain que nous n’en portâmes pas moins tout le poids de la faute, et que ce fait, imputé à des Français, n’aura pas contribué à les remettre en bonne odeur à Majorque. Cet évènement tragique nous empêcha d’admirer et même d’apercevoir aucune des merveilles que renferme le palais de Montenegro, ni le cabinet de médailles, ni les bronzes antiques, ni les tableaux. Il nous tardait de fuir avant que le patron rentrât, et, certains d’être accusés auprès de lui, nous n’osâmes y retourner. La note de M. Tastu suppléera donc encore ici à mon ignorance.

« Attenant à la bibliothèque du cardinal se trouve un cabinet de médailles celtibériennes, mauresques, grecques, romaines et du moyen-âge, inappréciable collection, aujourd’hui dans un désordre affligeant, et qui attend un érudit pour être rangée et classée. Les appartemens du comte de Montenegro sont décorés d’objets d’art en marbre ou en bronze antique, provenant des fouilles d’Ariccia, ou achetés à Rome par le cardinal. On y voit aussi beaucoup de tableaux des écoles espagnole et italienne, dont plusieurs pourraient figurer avec éclat dans les plus belles galeries de l’Europe. »

Il faut que je parle du château de Belver ou Bellver, l’ancienne résidence des rois de Majorque, quoique je ne l’aie vu que de loin, sur la colline d’où il domine la mer avec beaucoup de majesté. C’est une forteresse d’une grande antiquité, et une des plus dures prisons d’état de l’Espagne. « Les murailles qui existent aujourd’hui, dit M. Laurens, ont été élevées à la fin du XIIIe siècle, et elles montrent dans un bel état de conservation un des plus curieux monumens de l’architecture militaire au moyen-âge. « Lorsque notre voyageur le visita, il y trouva une cinquantaine de prisonniers carlistes, couverts de haillons et presque nus, quelques-uns encore enfans, qui mangeaient à la gamelle avec une gaieté bruyante un chaudron de macaroni grossier cuit à l’eau. Ils étaient gardés par des soldats qui tricotaient des bas, le cigare à la bouche. C’était au château de Belver qu’on transférait effectivement à cette époque le trop plein des prisons de Barcelone. Mais des captifs plus illustres ont vu se fermer sur eux ces portes redoutables. Don Gaspar de Jovellanos, un des orateurs les plus éloquens et des écrivains les plus énergiques de l’Espagne, y expia son célèbre pamphlet Pan y toros, dans la torre de homenage, cuya cuva, dit Vargas, es la mas cruda prision. Il y occupa ses tristes loisirs à décrire scientifiquement sa prison, et à retracer l’histoire des évènemens tragiques dont elle avait été le théâtre au temps des guerres du moyen-âge. Les Majorquins doivent aussi à son séjour dans leur île une excellente description de leur cathédrale et de leur Lonja. En un mot, ses lettres sur Majorque sont les meilleurs documens qu’on puisse consulter. Le même cachot qu’avait occupé Jovellanos, sous le règne parasite du prince de la Paix, reçut bientôt après une autre illustration scientifique et politique. Cette anecdote peu connue de la vie d’un homme aussi justement célèbre en France que Jovellanos l’est en Espagne, intéressera d’autant plus, qu’elle est un des chapitres romanesques d’une vie que l’amour de la science jeta dans mille aventures périlleuses et touchantes.

Chargé par Napoléon de la mesure du méridien, M. Arago était en 1808 à Majorque, sur la montagne appelée le Clot de Galatzo, lorsqu’il reçut la nouvelle des évènemens de Madrid et de l’enlèvement de Ferdinand. L’exaspération des habitans de Majorque fut telle alors qu’ils s’en prirent au savant français et se dirigèrent en foule vers le Clot de Galatzo pour le tuer. Cette montagne est située au-dessus de la côte où descendit Jaime Ier lorsqu’il conquit Majorque sur les Maures, et comme M. Arago y faisait souvent allumer des feux pour son usage, les Majorquins s’imaginèrent qu’il faisait des signaux à une escadre française portant une armée de débarquement. Un de ces insulaires nommé Damian, maître de timonerie sur le brick affecté par le gouvernement espagnol aux opérations de la mesure du méridien, résolut d’avertir M. Arago du danger qu’il courait. Il devança ses compatriotes, et lui porta en toute hâte des habits de marin pour le déguiser. M. Arago quitta aussitôt sa montagne et se rendit à Palma. Il rencontra en chemin ceux-là même qui allaient pour le mettre en pièces, et qui lui demandèrent des renseignemens sur le maudit gabacho dont ils voulaient se défaire. Parlant très bien la langue du pays, M. Arago répondit à toutes leurs questions, et ne fut pas reconnu.

En arrivant à Palma, il se rendit à son brick ; mais le capitaine don Manoel de Vacaro, qui jusque-là avait toujours déféré à ses ordres, refusa formellement de le conduire à Barcelone, et ne lui offrit à son bord pour tout refuge qu’une caisse dans laquelle, vérification faite, M. Arago ne pouvait tenir. Le lendemain, un attroupement menaçant s’étant formé sur le rivage, le capitaine Vacaro avertit M. Arago qu’il ne pouvait plus désormais répondre de sa vie, ajoutant, sur l’avis du capitaine-général, qu’il n’y avait pour lui d’autre moyen de salut que d’aller se constituer prisonnier dans le fort de Belver. On lui fournit à cet effet une chaloupe sur laquelle il traversa la rade. Le peuple s’en aperçut, et, s’élançant à sa poursuite, allait l’atteindre au moment où les portes de la forteresse se fermèrent sur lui. M. Arago resta deux mois dans cette prison, et le capitaine-général lui fit dire enfin qu’il fermerait les yeux sur son évasion. Il s’échappa donc par les soins de M. Rodriguez, son associé espagnol dans la mesure du méridien. Le même Majorquin Damian, qui lui avait sauvé la vie au Clot de Galatzo, le conduisit à Alger sur une barque de pêcheur, ne voulant à aucun prix débarquer en France ou en Espagne. Durant sa captivité, M. Arago avait appris des soldats suisses qui le gardaient que des moines de l’île leur avaient promis de l’argent s’ils voulaient l’empoisonner.

En Afrique, notre savant eut bien d’autres revers, auxquels il échappa d’une façon encore plus miraculeuse ; mais ceci sortirait de notre sujet, et nous espérons qu’un jour il écrira lui-même cette intéressante relation.

Au premier abord, la capitale majorquine ne révèle pas tout le caractère qui est en elle. C’est en la parcourant dans l’intérieur, en pénétrant le soir dans ses rues profondes et mystérieuses, qu’on est frappé du style élégant et de la disposition originale de ses moindres constructions. Mais c’est surtout du côté du nord, lorsqu’on y arrive de l’intérieur des terres, qu’elle se présente avec toute sa physionomie africaine. M. Laurens a senti cette beauté pittoresque qui n’eût point frappé un simple archéologue, et il a retracé un des aspects qui m’avait le plus pénétré par sa grandeur et sa mélancolie ; c’est la partie du rempart sur laquelle s’élève, non loin de l’église de Saint-Augustin, un énorme massif carré sans autre ouverture qu’une petite porte cintrée. Un groupe de beaux palmiers couronne cette fabrique, dernier vestige d’une forteresse des templiers, premier plan admirable de tristesse et de nudité au tableau magnifique qui se déroule au bas du rempart, la plaine riante et fertile terminée au loin par les montagnes bleues de Valdemosa. Vers le soir, la couleur de ce paysage varie d’heure en heure en s’harmonisant toujours de plus en plus ; nous l’avons vu au coucher du soleil d’un rose étincelant, puis d’un violet splendide, et puis d’un lilas argenté, et enfin d’un bleu pur et transparent à l’entrée de la nuit.

M. Laurens a dessiné plusieurs autres vues prises des remparts de Palma. « Tous les soirs, dit-il, à l’heure où le soleil colore vivement les objets, j’allais lentement par le rempart, m’arrêtant à chaque pas pour contempler les heureux accidens qui résultaient de l’arrangement des lignes des montagnes ou de la mer avec les sommités des édifices de la ville. Ici, le talus intérieur du rempart était garni d’une effrayante haie d’aloès d’où sortaient par centaines ces hautes tiges dont l’inflorescence rappelle si bien un candélabre monumental. Au-delà, des groupes de palmiers s’élevaient dans les jardins au milieu des figuiers, des cactus, des orangers et des ricins arborescens ; plus loin apparaissaient des belvédères et des terrasses ombragées de vignes ; enfin, les aiguilles de la cathédrale, les clochers et les dômes des nombreuses églises se détachaient en silhouette sur le fond pur et lumineux du ciel. »

Une autre promenade dans laquelle les sympathies de M. Laurens ont rencontré les miennes, c’est celle des ruines du couvent de Saint-Dominique. Au bout d’un berceau de vigne soutenu par des piliers de marbre se trouvent quatre grands palmiers que l’élévation de ce jardin en terrasse fait paraître gigantesques, et qui font vraiment partie, à cette hauteur, des monumens de la ville avec lesquels leur cime se trouve de niveau. À travers leurs rameaux on aperçoit le sommet de la façade de Saint-Étienne, la tour massive de la célèbre horloge baléarique[8], et la tour de l’Ange du Palacio-Real.

Ce couvent de l’inquisition, qui n’offre plus qu’un monceau de débris, où quelques arbrisseaux et quelques plantes aromatiques percent çà et là les décombres, n’est pas tombé sous la main du temps. Une main plus prompte et plus inexorable, celle des révolutions, a renversé et presque mis en poudre, il y a peu d’années, ce monument, que l’on dit avoir été un chef-d’œuvre, et dont les vestiges, les fragmens de riche mosaïque, quelques arcs légers encore debout et se dressant dans le vide comme des squelettes, attestent du moins la magnificence. C’est un grand sujet d’indignation pour l’aristocratie palmesane, et une source de regrets bien légitimes pour les artistes, que la destruction de ces sanctuaires de l’art catholique dans toute l’Espagne. Il y a dix ans, peut-être eussé-je été, moi aussi, plus frappé du vandalisme de cette destruction que de la page historique dont elle est la vignette. Mais quoiqu’on puisse avec raison, comme le fait M. Marliani dans son Histoire politique de l’Espagne moderne, déplorer le côté faible et violent à la fois des mesures que ce décret devait entraîner, j’avoue qu’au milieu de ces ruines je sentais une émotion qui n’était pas la tristesse que les ruines inspirent ordinairement. La foudre était tombée là, et la foudre est un instrument aveugle, une force brutale comme la colère de l’homme ; mais la loi providentielle qui gouverne les élémens et préside à leurs apparens désordres sait bien que les principes d’une vie nouvelle sont cachés dans la cendre des débris. Il y eut dans l’atmosphère politique de l’Espagne, le jour où les couvens tombèrent, quelque chose d’analogue à ce besoin de renouvellement qu’éprouve la nature dans ses convulsions fécondes. Je ne crois pas ce qu’on m’a dit à Palma, que quelques mécontens avides de vengeances ou de dépouilles avaient consommé cet acte de violence à la face de la population consternée. Il faut beaucoup de mécontens pour réduire ainsi en poussière une énorme masse de bâtimens, et il faut qu’il y ait bien peu de sympathies dans une population, pour qu’elle voie ainsi accomplir un décret contre lequel elle protesterait dans son cœur. Je crois bien plutôt que la première pierre arrachée du sommet de ces dômes fit tomber de l’ame du peuple un sentiment de crainte et de respect qui n’y tenait pas plus que le clocher monacal sur sa base, et que chacun, sentant remuer ses entrailles par une impulsion mystérieuse et soudaine, s’élança sur le cadavre avec un mélange de courage et d’effroi, de fureur et de remords. Le monachisme protégeait bien des abus et caressait bien des égoïsmes ; la dévotion est bien puissante en Espagne, et sans doute plus d’un démolisseur se repentit et se confessa le lendemain au religieux qu’il venait de chasser de son asile. Mais il y a dans le cœur de l’homme le plus ignorant et le plus aveugle quelque chose qui le fait tressaillir d’enthousiasme quand le destin lui confère une mission souveraine. Le peuple espagnol avait bâti de ses deniers et de ses sueurs ces insolens palais du clergé régulier, à la porte desquels il venait recevoir depuis des siècles l’obole de la mendicité fainéante et le pain de l’esclavage intellectuel, il avait participé à ses crimes, il avait trempé dans ses lâchetés. Il avait élevé les bûchers de l’inquisition. Il avait été complice et délateur dans les persécutions atroces dirigées contre des races entières qu’on voulait extirper de son sein. Et quand il eut consommé la ruine de ces Juifs qui l’avaient enrichi, quand il eut banni ces Maures auxquels il devait sa civilisation et sa grandeur, il eut pour châtiment céleste la misère et l’ignorance. Il eut la persévérance et la piété de ne pas s’en prendre à ce clergé, son ouvrage, son corrupteur et son fléau. Il souffrit long-temps, courbé sous ce joug façonné de ses propres mains. Et puis, un jour, des voix étranges, audacieuses, firent entendre à ses oreilles et à sa conscience des paroles d’affranchissement et de délivrance. Il comprit l’erreur de ses ancêtres, rougit de son abaissement, s’indigna de sa misère, et malgré l’idolâtrie qu’il conservait encore pour les images et les reliques, il brisa ces simulacres, et crut plus énergiquement à son droit qu’à son culte. Quelle est donc cette puissance secrète qui transporta tout d’un coup le dévot prosterné, au point de tourner son fanatisme d’un jour contre les objets de l’adoration de toute sa vie ? Ce n’est, à coup sûr, ni le mécontentement des hommes, ni l’ennui des choses. C’est le mécontentement de soi-même, c’est l’ennui de sa propre timidité. Et le peuple espagnol fut plus grand qu’on ne pense ce jour-là. Il accomplit un fait décisif, et s’ôta à lui-même les moyens de revenir sur sa détermination, comme un enfant qui veut devenir homme, et qui brise ses jouets, afin de ne plus céder à la tentation de les reprendre.

Quant à don Juan Mendizabal (son nom vaut bien la peine d’être prononcé à propos de tels évènemens), si ce que j’ai appris de son existence politique m’a été fidèlement rapporté, ce serait plutôt un homme de principes qu’un homme de faits, et, selon moi, c’est le plus bel éloge qu’on puisse faire de lui. De ce que cet homme d’état aurait trop présumé de la situation intellectuelle de l’Espagne en de certains jours, et trop douté en de certains autres, de ce qu’il aurait pris parfois des mesures intempestives ou incomplètes, et semé son idée sur des champs stériles où la semence devait être étouffée ou dévorée, c’est peut-être une raison suffisante pour qu’on lui dénie l’habileté d’exécution et la persistance de caractère nécessaires au succès immédiat de ses entreprises ; mais ce n’en est pas une pour que l’histoire, prise d’un point de vue plus philosophique qu’on ne le fait ordinairement, ne le signale un jour comme un des esprits les plus généreux et les plus ardemment progressifs de l’Espagne[9]. Ces réflexions me vinrent souvent parmi les ruines des couvens de Majorque, lorsque j’entendais maudire son nom, et qu’il n’était peut-être pas sans inconvénient pour nous de le prononcer avec éloge et sympathie. Je me disais alors qu’en dehors des questions politiques du moment, pour lesquelles il m’est bien permis de n’avoir ni goût ni intelligence, il y avait un jugement synthétique que je pouvais porter sur les hommes et même sur les faits, sans crainte de m’abuser. Il n’est pas si nécessaire qu’on le croit et qu’on le dit de connaître directement une nation, d’en avoir étudié à fond les mœurs et la vie matérielle, pour se faire une idée droite, et concevoir un sentiment vrai de son histoire, de son avenir, de sa vie morale en un mot. Il me semble qu’il y a dans l’histoire générale de la vie humaine une grande ligne à suivre qui est la même pour tous les peuples et à laquelle se rattachent tous les fils de leur histoire particulière. Cette ligne, c’est le sentiment et l’action perpétuelle de l’idéal, ou, si l’on veut, de la perfectibilité, que les hommes ont porté en eux-mêmes, soit à l’état d’instinct aveugle, soit à l’état de théorie lumineuse. Les hommes vraiment éminens l’ont tous ressenti et pratiqué plus ou moins à leur manière, et les plus hardis, ceux qui en ont eu la plus lucide révélation, et qui ont frappé les plus grands coups dans le présent pour hâter le développement de l’avenir, sont ceux que les contemporains ont presque toujours le plus mal jugés. On les a flétris et condamnés sans les connaître, et ce n’est qu’en recueillant le fruit de leur travail qu’on les a replacés sur le piédestal d’où quelques déceptions passagères, quelques revers incompris les avaient fait descendre. Combien de noms fameux dans notre révolution ont été tardivement et timidement réhabilités ! et combien leur mission et leur œuvre sont encore mal comprises et mal développées ! En Espagne, M. Mendizabal a été un des ministres les plus sévèrement jugés, parce qu’il a été le plus courageux, le seul courageux peut-être ; et l’acte qui marque sa courte puissance d’un souvenir ineffaçable, la destruction radicale des couvens, lui a été si durement reproché, que j’éprouve le besoin de protester ici en faveur de cette audacieuse résolution et de l’enivrement avec lequel le peuple espagnol l’adopta et la mit en pratique. Du moins c’est le sentiment dont mon ame fut remplie soudainement à la vue de ces ruines que le temps n’a pas encore noircies, et qui, elles aussi, semblent protester contre le passé et proclamer le réveil de la vérité chez le peuple. Je ne crois pas avoir perdu le goût et le respect des arts, je ne sens pas en moi des instincts de vengeance et de barbarie, enfin je ne suis pas de ceux qui disent que le culte du beau est inutile, et qu’il faut dégrader les monumens pour en faire des usines ; mais un couvent de l’inquisition rasé par le bras populaire est une page de l’histoire tout aussi grande, tout aussi instructive, tout aussi émouvante qu’un aqueduc romain ou un amphithéâtre. Une administration gouvernementale qui ordonnerait de sang-froid la destruction d’un temple, pour quelque raison d’utilité mesquine ou d’économie ridicule, ferait un acte grossier et coupable ; mais un chef politique qui, dans un jour décisif et périlleux, sacrifie l’art et la science à des biens plus précieux, la raison, la justice, la liberté religieuse, et un peuple qui, malgré ses instincts pieux, son amour pour la pompe catholique et son respect pour ses moines, trouve assez de cœur et de bras pour exécuter ce décret en un clin d’œil, font comme l’équipage battu de la tempête, qui se sauve en jetant ses richesses à la mer. Pleure donc qui voudra sur les ruines ! Presque tous ces monumens dont nous déplorons la chute sont des cachots où a langui durant des siècles, soit l’ame, soit le corps de l’humanité. Et viennent donc des poètes qui, au lieu de déplorer la fuite des jours de l’enfance du monde, célèbrent dans leurs vers, sur ces débris de hochets dorés et de férules ensanglantées, l’âge viril qui a su s’en affranchir. Il a été cité, dans cette Revue, de bien beaux vers de Chamisso sur le château de ses ancêtres rasé par la révolution française. Cette pièce se termine par une pensée très noble et très neuve en poésie, comme en politique :

« Béni sois-tu, vieux manoir, sur qui passe maintenant le soc de la charrue, et béni soit celui qui fait passer la charrue sur toi ! »

Après avoir évoqué le souvenir de cette belle poésie, oserai-je transcrire quelques faibles pages que m’inspira le couvent des dominicains ? Pourquoi non ? puisque aussi bien le lecteur doit s’armer d’indulgence, là où il s’agit pour lui de juger une pensée que l’auteur lui soumet en immolant son amour-propre et ses anciennes tendances. Puisse ce fragment, quel qu’il soit, jeter un peu de variété sur la sèche nomenclature d’édifices que je viens de faire !

LE COUVENT DE L’INQUISITION.

Parmi les décombres d’un couvent ruiné, deux hommes se rencontrèrent à la clarté sereine de la lune. L’un semblait à la fleur de l’âge, l’autre courbé sous le poids des années, et pourtant celui-là était le plus jeune des deux.

Tous deux tressaillirent en se trouvant face à face, car la nuit était avancée, la rue déserte, et l’heure sonnait lugubre et lente au clocher de la cathédrale.

Celui qui paraissait vieux prit le premier la parole : Qui que tu sois, dit-il, homme, ne crains rien de moi ; je suis faible et brisé : n’attends rien de moi non plus, car je suis pauvre et nu sur la terre.

— Ami, répondit le jeune homme, je ne suis hostile qu’à ceux qui m’attaquent, et, comme toi, je suis trop pauvre pour craindre les voleurs.

— Frère, reprit l’homme aux traits flétris, pourquoi donc as-tu tressailli tout à l’heure à mon approche ?

— Parce que je suis un peu superstitieux, comme tous les artistes, et que je t’ai pris pour le spectre d’un de ces moines qui ne sont plus, et dont nous foulons les tombes brisées. Et toi, l’ami, pourquoi as-tu également frémi à mon approche ?

— Parce que je suis très superstitieux, comme tous les moines, et que je t’ai pris pour le spectre d’un de ces moines qui m’ont renfermé vivant dans les tombes que tu foules.

— Que dis-tu ? Es-tu donc un de ces hommes que j’ai avidement et vainement cherché sur le sol de l’Espagne ?

— Tu ne nous trouveras plus nulle part à la clarté du soleil ; mais, dans les ombres de la nuit, tu pourras nous rencontrer encore. Maintenant, ton attente est remplie ; que veux-tu faire d’un moine ?

— Le regarder, l’interroger, mon père ; graver ses traits dans ma mémoire afin de les retracer par la peinture ; recueillir ses paroles afin de les redire à mes compatriotes ; le connaître enfin, pour me pénétrer de ce qu’il y a de mystérieux, de poétique et de grand, dans la personne du moine et dans la vie du cloître.

— D’où te vient, ô voyageur, l’étrange idée que tu te fais de ces choses ? N’es-tu pas d’un pays où la domination des papes est abattue, les moines proscrits, les cloîtres supprimés ?

— Il est encore, parmi nous, des âmes religieuses envers le passé, et des imaginations ardentes frappées de la poésie du moyen-âge. Tout ce qui peut nous en apporter un faible parfum, nous le cherchons, nous le vénérons, nous l’adorons presque. Ah ! ne crois pas, mon père, que nous soyons tous des profanateurs aveugles. Nous autres artistes, nous haïssons ce peuple brutal qui souille et brise tout ce qu’il touche. Bien loin de ratifier ses arrêts de meurtre et de destruction, nous nous efforçons dans nos tableaux, dans nos poésies, sur nos théâtres, dans toutes nos œuvres enfin, de rendre la vie aux vieilles traditions, et de ranimer l’esprit de mysticisme qui engendra l’art chrétien, cet enfant sublime !

— Que dis-tu là, mon fils ? Est-il possible que les artistes de ton pays libre et florissant s’inspirent ailleurs que dans le présent ? Ils ont tant de choses nouvelles à chanter, à peindre, à illustrer, et ils vivraient, comme tu le dis, courbés sur la terre où dorment leurs aïeux ? Ils chercheraient dans la poussière des tombeaux une inspiration riante et féconde, lorsque Dieu, dans sa bonté, leur a fait une vie si douce et si belle ?

— J’ignore, bon religieux, en quoi notre vie peut être telle que tu te la représentes. Nous autres artistes, nous ne nous occupons point des faits politiques, et les questions sociales nous intéressent encore moins. Nous chercherions en vain la poésie dans ce qui se passe autour de nous. Les arts languissent, l’inspiration est étouffée, le mauvais goût triomphe, la vie matérielle absorbe les hommes ; et si nous n’avions pas le culte du passé et les monumens des siècles de foi pour nous retremper, nous perdrions entièrement le feu sacré que nous gardons à grand’peine.

— On m’avait dit pourtant que jamais le génie humain n’avait porté aussi loin que dans vos contrées la science du bonheur, les merveilles de l’industrie, les bienfaits de la liberté. On m’avait donc trompé ?

— Si on t’a dit, mon père, qu’en aucun temps on n’avait puisé dans les richesses matérielles un si grand luxe, un tel bien-être, et, dans la ruine de l’ancienne société, une si effrayante diversité de goûts, d’opinions et de croyances, on t’a dit la vérité. Mais si on ne t’a pas dit que toutes ces choses, au lieu de nous rendre heureux, nous ont avilis et dégradés, on ne t’a pas dit toute la vérité.

— D’où peut donc venir un résultat si étrange ? Toutes les sources du bonheur se sont empoisonnées sur vos lèvres, et ce qui fait l’homme grand, juste et bon, le bien-être et la liberté, vous a fait petits et misérables ? Explique-moi ce prodige !

— Mon père, est-ce à moi de te rappeler que l’homme ne vit pas seulement de pain ? Si nous avons perdu la foi, tout ce que nous avons acquis d’ailleurs n’a pu profiter à nos ames.

— Explique-moi encore, mon fils, comment vous avez perdu la foi, alors que, les persécutions religieuses cessant chez vous, vous avez pu élargir vos ames, et lever vos yeux vers la lumière divine ? C’était le moment de croire, puisque c’était le moment de savoir. Et à ce moment-là, vous avez douté ? Quel nuage a donc passé sur vos têtes ?

— Le nuage de la faiblesse et de la misère humaines. L’examen n’est-il pas incompatible avec la foi, mon père ?

— C’est comme si tu demandais, ô jeune homme, si la foi est compatible avec la vérité. Tu ne crois donc à rien, mon fils ? ou bien, tu crois au mensonge ?

— Hélas ! moi, je ne crois qu’à l’art. Mais n’est-ce pas assez pour donner à l’ame une force, une confiance et des joies sublimes ?

— Je l’ignorais, mon fils, et je ne le comprends pas. Il y a donc encore chez vous quelques hommes heureux ? Et toi-même, tu t’es donc préservé de l’abattement et de la douleur ?

— Non, mon père, les artistes sont les plus malheureux, les plus indignés, les plus tourmentés des hommes, car ils voient chaque jour tomber plus bas l’objet de leur culte, et leurs efforts sont impuissans pour le relever.

— D’où vient que des hommes aussi pénétrés laissent périr les arts au lieu de les faire revivre ?

— C’est qu’ils n’ont plus de foi, et que sans la foi il n’y a plus d’art possible.

— Ne viens-tu pas de me dire que l’art était pour toi une religion ? Tu te contredis, mon fils, ou bien je ne sais pas te comprendre.

— Et comment ne serions-nous pas en contradiction avec nous-mêmes, ô mon père ! nous autres à qui Dieu a confié une mission que le monde nous dénie, nous à qui le présent ferme les portes de la gloire, de l’inspiration, de la vie, nous qui sommes forcés de vivre dans le passé, et d’interroger les morts sur les secrets de l’éternelle beauté dont les hommes d’aujourd’hui ont perdu le culte et renversé les autels ? Devant les œuvres des grands maîtres, et lorsque l’espérance de les égaler nous sourit, nous sommes remplis de force et d’enthousiasme ; mais lorsqu’il faut réaliser nos rêves ambitieux, et qu’un monde incrédule et borné souffle sur nous le froid du dédain et de la raillerie, nous ne pouvons rien produire qui soit conforme à notre idéal, et la pensée meurt dans notre sein avant que d’éclore à la lumière.

Le jeune artiste parlait avec amertume, la lune éclairait son visage triste et fier, et le moine immobile le contemplait avec une surprise naïve et bienveillante.

— Asseyons-nous ici, dit ce dernier après un moment de silence, en s’arrêtant près de la balustrade massive d’une terrasse qui dominait la ville, la campagne et la mer. C’était à l’angle de ce jardin des dominicains, naguère riche de fleurs, de fontaines et de marbres précieux, aujourd’hui jonché de décombres et envahi par toutes les longues herbes qui poussent avec tant de vigueur et de rapidité sur les ruines. Le voyageur, dans son agitation, en froissa une dans sa main, et la jeta loin de lui avec un cri de douleur. Le moine sourit : Cette piqûre est vive, dit-il, mais elle n’est point dangereuse. Mon fils, cette ronce que tu touches sans ménagement et qui te blesse, c’est l’emblème de ces hommes grossiers dont tu te plaignais tout à l’heure. Ils envahissent les palais et les couvens. Ils montent sur les autels, et s’installent sur les débris des antiques splendeurs de ce monde. Vois avec quelle sève et quelle puissance ces herbes folles ont rempli les parterres où nous cultivions avec soin des plantes délicates et précieuses dont pas une n’a résisté à l’abandon ! De même les hommes simples et à demi sauvages qu’on jetait dehors comme des herbes inutiles, ont repris leurs droits, et ont étouffé cette plante vénéneuse qui croissait dans l’ombre et qu’on appelait l’inquisition.

— Ne pouvaient-ils donc l’étouffer sans détruire avec elle les sanctuaires de l’art chrétien et les œuvres du génie ?

— Il fallait arracher la plante maudite, car elle était vivace et rampante. Il a fallu détruire jusque dans leurs fondemens ces cloîtres où sa racine était cachée.

— Eh bien ! mon père, ces herbes épineuses qui croissent à la place, en quoi sont-elles belles et à quoi sont-elles bonnes ?

Le moine rêva un instant, et répondit : — Comme vous me dites que vous êtes peintre, sans doute vous ferez un dessin d’après ces ruines ?

— Certainement. Où voulez-vous en venir ?

— Éviterez-vous de dessiner ces grandes ronces qui retombent en festons sur les décombres, et qui se balancent au vent, ou bien en ferez-vous un accessoire heureux de votre composition, comme je l’ai vu dans un tableau de Salvator Rosa ?

— Elles sont les inséparables compagnes des ruines, et aucun peintre ne manque d’en tirer parti.

— Elles ont donc leur beauté, leur signification, et par conséquent leur utilité.

— Votre parabole n’en est pas plus juste, mon père ; asseyez des mendians et des bohémiens sur ces ruines, elles n’en seront que plus sinistres et plus désolées. L’aspect du tableau y gagnera ; mais l’humanité, qu’y gagne-t-elle ?

— Un beau tableau peut-être, et à coup sûr une grande leçon. Mais vous autres artistes, qui donnez cette leçon-là, vous ne comprenez pas ce que vous faites, et vous ne voyez ici que des pierres qui tombent et de l’herbe qui pousse.

— Vous êtes sévère : vous qui parlez ainsi, on pourrait vous répondre que vous ne voyez dans cette grande catastrophe que votre prison détruite et votre liberté recouvrée, car je soupçonne, mon père, que le couvent n’était pas de votre goût.

— Et vous, mon fils, auriez-vous poussé l’amour de l’art et de la poésie jusqu’à vivre ici sans regret ?

— Je m’imagine que c’eût été pour moi la plus belle vie du monde. Oh ! que ce couvent devait être vaste et d’un noble style ! Que ces vestiges annoncent de splendeur et d’élégance ! Qu’il devait être doux de venir ici, le soir, respirer une douce brise, et rêver au bruit de la mer, lorsque ces légères galeries étaient pavées de riches mosaïques, que des eaux cristallines murmuraient dans des bassins de marbre, et qu’une lampe d’argent s’allumait comme une pâle étoile au fond du sanctuaire ! De quelle paix profonde, de quel majestueux silence vous deviez jouir, lorsque le respect et la confiance des hommes vous entouraient d’une invincible enceinte, et qu’on se signait en baissant la voix chaque fois qu’on passait devant vos mystérieux portiques ! Eh ! qui ne voudrait pouvoir abjurer tous les soucis, toutes les fatigues et toutes les ambitions de la vie sociale, pour venir s’enterrer ici, dans le calme et l’oubli du monde entier, à la condition d’y rester artiste et d’y pouvoir consacrer dix ans, vingt ans peut-être, à un seul tableau qu’on polirait lentement comme un diamant précieux, et qu’on verrait placer sur un autel, non pour y être jugé et critiqué par le premier ignorant venu, mais salué et invoqué comme une digne représentation de la Divinité même !

— Étranger, dit le moine d’un ton sévère, tes paroles sont pleines d’orgueil, et tes rêves ne sont que vanité. Dans cet art dont tu parles avec tant d’emphase et que tu fais si grand, tu ne vois que toi-même, et l’isolement que tu souhaiterais ne serait à tes yeux qu’un moyen de te grandir et de te déifier. Je comprends maintenant comment tu peux croire à cet art égoïste sans croire à aucune religion ni à aucune société. Mais peut-être n’as-tu pas mûri ces choses dans ton esprit avant de les dire ; peut-être ignores-tu ce qui se passait dans ces antres de corruption et de terreur. Viens avec moi, et peut-être ce que je vais t’en apprendre changera tes sentimens et tes pensées.

À travers des montagnes de décombres et des précipices incertains et croulans, le moine conduisit, non sans danger, le jeune voyageur au centre du monastère détruit, et là, à la place où avaient été les prisons, il le fit descendre avec précaution le long des parois d’un massif d’architecture épais de quinze pieds, que la bêche et la pioche avaient fendu dans toute sa profondeur. Au sein de cette affreuse croûte de pierre et de ciment s’ouvraient comme des gueules béantes du sein de la terre, des loges sans air et sans jour, séparées les unes des autres par des massifs aussi épais que ceux qui pesaient sur leurs voûtes lugubres. — Jeune homme, dit le moine, ces fosses que tu vois, ce ne sont pas des puits, ce ne sont pas même des tombes ; ce sont les cachots de l’inquisition. C’est là que, durant plusieurs siècles, ont péri lentement tous les hommes, qui, soit coupables, soit innocens devant Dieu, soit dégradés par le vice, soit égarés par la fureur, soit inspirés par le génie et la vertu, ont osé avoir une pensée différente de celle de l’inquisition. Ces pères dominicains étaient des savans, des lettrés, des artistes même. Ils avaient de vastes bibliothèques où les subtilités de la théologie, reliées dans l’or et la moire, étalaient sur des rayons d’ébène leurs marges reluisantes de perles et de rubis, et cependant l’homme, ce livre vivant, où, de sa propre main, Dieu a écrit sa pensée, ils le descendaient vivant et le tenaient caché dans les entrailles de la terre. Ils avaient des vases d’argent ciselés, des calices étincelans de pierreries, des tableaux magnifiques et des madones d’or et d’ivoire, et cependant l’homme, ce vase d’élection, ce calice rempli de la grace céleste, cette vivante image de Dieu, ils le livraient vivant au froid de la mort et aux vers du sépulcre. Tel d’entre eux cultivait des roses et des jonquilles avec autant de soin et d’amour qu’on en met à élever un enfant, qui voyait sans pitié son semblable, son frère, blanchir et pourrir dans l’humidité de la tombe. Voilà ce que c’est que le moine, mon fils, voilà ce que c’est que le cloître. Férocité brutale d’un côté, de l’autre lâche terreur ; intelligence égoïste, ou dévotion sans entrailles, voilà ce que c’est que l’inquisition. Et de ce qu’en ouvrant ces caves infectes à la lumière des cieux, la main des libérateurs a rencontré quelques colonnes et quelques dorures qu’elle a ébranlées ou ternies, faut-il replacer la dalle du sépulcre sur les victimes expirantes, et verser des larmes sur le sort de leurs bourreaux, parce qu’ils vont manquer d’or et d’esclaves ?

L’artiste était descendu dans une des caves pour en examiner curieusement les parois. Un instant, il essaya de se représenter la lutte que la volonté humaine, ensevelie vivante, pouvait soutenir contre l’horrible désespoir d’une telle captivité. Mais à peine ce tableau se fut-il peint à son imagination vive et impressionnable, qu’elle en fut remplie d’angoisse et de terreur. Il crut sentir ces voûtes glacées peser sur son ame, ses membres frémirent, l’air manqua à sa poitrine, il se sentit défaillir en voulant s’élancer hors de cet abîme, et il s’écria, en étendant les bras vers le moine qui était resté à l’entrée : « Aidez-moi, mon père, au nom du ciel, aidez-moi à sortir d’ici !

— Eh bien ! mon fils, dit le moine en lui tendant la main, ce que tu éprouves en regardant maintenant les étoiles briller sur ta tête, imagine comment je l’éprouvai lorsque je revis le soleil, après dix ans d’un pareil supplice !

— Vous, malheureux moine ! s’écria le voyageur en se hâtant de marcher vers le jardin, vous avez pu supporter dix ans de cette mort anticipée sans perdre la raison ou la vie ? Il me semble que, si j’étais resté là un instant de plus, je serais devenu idiot ou furieux. Non, je ne croyais pas que la vue d’un cachot pût produire d’aussi subites, d’aussi profondes terreurs, et je ne comprends pas que la pensée s’y habitue et s’y soumette. J’ai vu les instrumens de torture à Venise ; j’ai vu aussi les cachots du palais ducal avec l’impasse ténébreux où l’on tombait frappé par une main invisible, et la dalle percée de trous par où le sang allait rejoindre les eaux du canal sans laisser de traces. Je n’ai eu là que l’idée d’une mort plus ou moins rapide. Mais dans ce cachot où je viens de descendre, c’est l’épouvantable idée de la vie qui se présente à l’esprit. Ô mon Dieu, être là et ne pouvoir mourir !

— Regarde-moi, mon fils, dit le moine en découvrant sa tête chauve et flétrie ; je ne compte pas plus d’années que n’en révèlent ton visage mâle et ton front serein, et pourtant tu m’as pris sans doute pour un vieillard. Comment je méritai et comment je supportai ma lente agonie, il n’importe. Je ne demande pas ta pitié ; je n’en ai plus besoin, heureux et jeune que je me sens aujourd’hui en regardant ces murs détruits et ces cachots vides. Je ne veux pas non plus t’inspirer l’horreur des moines ; ils sont libres, je le suis aussi ; Dieu est bon pour tous. Mais puisque tu es artiste, il te sera salutaire d’avoir connu une de ces émotions sans lesquelles l’artiste ne comprendrait pas son œuvre. Et si maintenant tu veux peindre ces ruines sur lesquelles tu venais tout à l’heure pleurer le passé, et parmi lesquelles je reviens chaque nuit me prosterner pour remercier Dieu du présent, ta main et ton génie seront animés peut-être d’une pensée plus haute que celle d’un lâche regret ou d’une stérile admiration. Bien des monumens qui sont pour les antiquaires des objets d’un prix infini, n’ont d’autre mérite que de rappeler les faits que l’humanité consacra par leur érection, et souvent ce furent des faits iniques ou puérils. Puisque tu as voyagé, tu as vu à Gênes un pont jeté sur un abîme, des quais gigantesques, une riche et pesante église coûteusement élevée dans un quartier désert par la vanité d’un patricien qui ne voulait point passer l’eau ni s’agenouiller dans un temple avec les dévots de sa paroisse. Tu as vu peut-être aussi ces pyramides d’Égypte qui sont l’effrayant témoignage de l’esclavage des nations, ou ces dolmens sur lesquels le sang humain coulait par torrens pour satisfaire la soif inextinguible des divinités barbares. Mais vous autres artistes, vous ne considérez pour la plupart, dans les œuvres de l’homme, que la beauté ou la singularité de l’exécution, sans vous pénétrer de l’idée dont cette œuvre est la forme. Ainsi, votre intelligence adore souvent l’expression d’un sentiment que votre cœur repousserait, s’il en avait conscience. Voilà pourquoi vos propres œuvres manquent souvent de la vraie couleur de la vie, surtout lorsqu’au lieu d’exprimer celle qui circule dans les veines de l’humanité agissante, vous vous efforcez froidement d’interpréter celle des morts que vous ne voulez pas comprendre.

— Mon père, répondit le jeune homme, je comprends tes leçons et je ne les rejette pas absolument ; mais crois-tu donc que l’art puisse s’inspirer d’une telle philosophie ? Tu expliques, avec la raison de notre âge, ce qui fut conçu dans un poétique délire par l’ingénieuse superstition de nos pères. Si, au lieu des riantes divinités de la Grèce, nous mettions à nu les banales allégories cachées sous leurs formes voluptueuses ; si, au lieu de la divine madone des Florentins, nous peignions, comme les Hollandais, une robuste servante d’estaminet ; enfin, si nous faisions de Jésus, fils de Dieu, un philosophe naïf de l’école de Platon, au lieu de divinités, nous n’aurions plus que des hommes, de même qu’ici, au lieu d’un temple chrétien, nous n’avons plus sous les yeux qu’un monceau de pierres.

— Mon fils, reprit le moine ; si les Florentins ont donné des traits divins à la Vierge, c’est parce qu’ils y croyaient encore ; et si les Hollandais lui ont donné des traits vulgaires, c’est parce qu’ils n’y croyaient déjà plus. Et vous vous flattez aujourd’hui de peindre des sujets sacrés, vous qui ne croyez qu’à l’art, c’est-à-dire à vous-mêmes ! vous ne réussirez jamais. N’essayez donc de retracer que ce qui est palpable et vivant pour vous. Si j’avais été peintre, moi, j’aurais fait un beau tableau consacré à retracer le jour de ma délivrance ; j’aurais représenté des hommes hardis et robustes, le marteau dans une main et le flambeau dans l’autre, pénétrant dans ces limbes de l’inquisition que je viens de te montrer, et relevant de la dalle fétide des spectres à l’œil terne, au sourire effaré. On aurait vu, en guise d’auréole, au-dessus de toutes ces têtes, la lumière des cieux tombant sur elles par la fente des voûtes brisées, et c’eût été un sujet aussi beau, aussi approprié à mon temps que le jugement dernier de Michel-Ange le fut au sien ; car ces hommes du peuple, qui te semblent si grossiers et si méprisables dans l’œuvre de la destruction, m’apparurent plus beaux et plus nobles que tous les anges du ciel, de même que cette ruine, qui est pour toi un objet de tristesse et de consternation, est pour moi un monument plus religieux qu’il ne le fut jamais avant sa chute. Si j’étais chargé d’ériger un autel destiné à transmettre aux âges futurs un témoignage de la grandeur et de la puissance du nôtre, je n’en voudrais pas d’autre que cette montagne de débris, au faîte de laquelle j’écrirais ceci sur la pierre consacrée :

« Au temps de l’ignorance et de la cruauté, les hommes adorèrent sur cet autel le dieu des vengeances et des supplices. Au jour de la justice, et au nom de l’humanité, les hommes ont renversé ces autels sanguinaires, abominables au Dieu de miséricorde. »


Ce n’est pas à Palma, mais à Barcelone, dans les ruines de la maison de l’inquisition, que j’ai vu ces cachots creusés dans des massifs de quatorze pieds d’épaisseur. Il est fort possible qu’il n’y eût point de prisonniers dans ceux de Palma lorsque le peuple y pénétra. Il est bon de demander grace à la susceptibilité majorquine pour la licence poétique que j’ai prise dans le fragment qu’on vient de lire. Cependant je dois dire que, comme on n’invente rien qui n’ait un certain fonds de vérité, j’ai vu, à Majorque, un prêtre, aujourd’hui curé d’une paroisse de Palma, qui m’a dit avoir passé sept ans de sa vie, el flor de su joventud, dans les prisons de l’inquisition, et n’en être sorti que par la protection d’une dame qui lui portait un vif intérêt. C’était un homme dans la force de l’âge, avec des yeux fort vifs et des manières enjouées. Il ne paraissait pas regretter beaucoup le régime du saint-office. À propos de ce couvent des dominicains, je citerai un passage de Grasset de Saint-Sauveur, qu’on ne peut accuser de partialité, car il fait, au préalable, un pompeux éloge des inquisiteurs avec lesquels il a été en relation à Majorque :

« On voit cependant encore, dans le cloître de Saint-Dominique, des peintures qui rappellent la barbarie exercée autrefois sur les Juifs. Chacun des malheureux qui ont été brûlés est représenté dans un tableau au bas duquel sont écrits son nom, son âge, et l’époque où il fut victime. On m’a assuré qu’il y a peu d’années les descendans de ces infortunés, formant aujourd’hui une classe particulière parmi les habitans de Palma, sous la ridicule dénomination de chouettes, avaient en vain offert des sommes assez fortes pour obtenir qu’on effaçât ces monumens affligeans. Je me suis refusé à croire ce fait… Je n’oublierai cependant jamais qu’un jour, me promenant dans le cloître des dominicains, je considérais avec douleur ces tristes peintures : un moine s’approcha de moi, et me fit remarquer parmi ces tableaux plusieurs marqués d’ossemens en croix. Ce sont, me dit-il, les portraits de ceux dont les cendres ont été exhumées et jetées au vent. Mon sang se glaça ; je sortis brusquement, le cœur navré et l’esprit frappé de cette scène.

« Le hasard fit tomber entre mes mains une relation imprimée en 1755 de l’ordre de l’inquisition, contenant les noms, surnoms, qualités et délits des malheureux sentenciés à Majorque depuis l’année 1645 jusqu’en 1691. Je lus en frémissant cet écrit : j’y trouvai quatre Majorquins, dont une femme, brûlés vifs pour cause de judaïsme ; trente-deux autres morts, pour le même délit, dans les cachots de l’inquisition, et dont les corps avaient été brûlés ; trois dont les cendres ont été exhumées et jetées au vent ; un Hollandais accusé de luthéranisme, un Majorquin de mahométisme, six Portugais dont une femme, et sept Majorquins prévenus de judaïsme, brûlés en effigie, ayant eu le bonheur de s’échapper. Je comptai deux cent seize autres victimes, Majorquins et étrangers, accusés de judaïsme, d’hérésie ou de mahométisme, sortis des prisons, après s’être rétractés publiquement et remis dans le sein de l’église. Cet affreux catalogue était clôturé par un arrêté de l’inquisition non moins horrible. »

M. Grasset donne ici le texte espagnol dont voici la traduction exacte : « Tous les coupables mentionnés dans cette relation ont été publiquement condamnés par le saint-office, comme hérétiques formels ; tous leurs biens confisqués et appliqués au fisc royal ; déclarés inhabiles et incapables d’occuper ni d’obtenir ni dignité ni bénéfices, tant ecclésiastiques que séculiers, ni autres offices publics, ni honorifiques ; ne pouvant porter sur leurs personnes, ni faire porter à celles qui en dépendent, ni or, ni argent, perles, pierres précieuses, corail, soie, camelot, ni drap fin ; ni monter à cheval, ni porter des armes, ni exercer et user des autres choses qui, par droit commun, lois et pragmatiques de ce royaume, instructions et style du saint-office, sont prohibées à des individus ainsi dégradés ; la même prohibition s’étendant, pour les femmes condamnées au feu, à leurs fils et filles, et pour les hommes, jusqu’à leurs petits-fils en ligne masculine ; condamnant en même temps la mémoire de ceux exécutés en effigie, ordonnant que leurs ossemens (pouvant les distinguer de ceux des fidèles chrétiens) soient exhumés, remis à la justice et au bras séculier, pour être brûlés et réduits en cendres ; que l’on effacera ou râclera toutes inscriptions qui se trouveraient sur les sépultures, ou armes, soit apposées, soit peintes en quelque lieu que ce soit, de manière qu’il ne reste d’eux, sur la face de la terre, que la mémoire de leur sentence et de son exécution. »

Quand on lit de semblables documens, si voisins de notre époque, et quand on voit l’invincible haine qui, après douze ou quinze générations de juifs convertis au christianisme, poursuit encore aujourd’hui cette race infortunée à Majorque, on ne saurait croire que l’esprit de l’inquisition y fût éteint aussi parfaitement qu’on le dit à l’époque du décret de Mendizabal.

Je ne terminerai pas cet article, et je ne sortirai pas du couvent de l’inquisition, sans faire part à mes lecteurs d’une découverte assez curieuse, dont tout l’honneur revient à M. Tastu, et qui eût fait, il y a trente ans, la fortune de cet érudit, à moins qu’il ne l’eût, d’un cœur joyeux, portée au maître du monde, sans songer à en tirer parti pour lui-même, supposition qui est bien plus conforme que l’autre à son caractère d’artiste insouciant et désintéressé. Cette note est trop intéressante pour que j’essaie de la tronquer. La voici telle qu’elle a été remise entre mes mains, avec l’autorisation de la publier.

COUVENT DE SAINT-DOMINIQUE.
À PALMA, DE MALLORCA.

Un compagnon de saint Dominique, Michel de Fabra, fut le fondateur de l’ordre des frères prêcheurs à Mallorca. Il était originaire de la Vieille-Castille, et accompagnait Jacques Ier à la conquête de la grande Baléare, en 1229. Son instruction était grande et variée, sa dévotion remarquable ; ce qui lui donnait auprès du Conquistador, de ses nobles compagnons, et des soldats même, une puissante autorité. Il haranguait les troupes, célébrait le service divin, donnait la communion aux assistans et combattait les infidèles, comme le faisaient à cette époque les ecclésiastiques. Les Arabes disaient que la sainte Vierge et le père Michel seuls les avaient conquis. Les soldats aragonais-calalans priaient, dit-on, après Dieu et la sainte Vierge, le père Michel Fabra.

L’illustre dominicain avait reçu l’habit de son ordre à Toulouse des mains de son ami Dominique ; il fut envoyé par lui à Paris avec deux autres compagnons pour y remplir une mission importante. Ce fut lui qui établit à Palma le premier couvent des dominicains, au moyen d’une donation que lui fit le procureur du premier évêque de Mallorca, D. J. R. de Torrella ; ceci se passait en l’an 1231.

Une mosquée et quelques toises de terrain qui en dépendaient servirent à la première fondation. Les frères prêcheurs agrandirent plus tard la communauté, au moyen d’un commerce lucratif de toute espèce de marchandises, et des donations assez fréquentes qui leur étaient faites par les fidèles. Cependant le premier fondateur, frère Michel de Fabra, était allé mourir à Valence, qu’il avait aidé à conquérir.

Jaime Fabra fut l’architecte du couvent des dominicains. On ne dit pas que celui-ci fût de la famille du père Michel, son homonyme ; on sait seulement qu’il donna ses plans vers 1290, comme il traça plus tard ceux de la cathédrale de Barcelone (1317), et bien d’autres sur les terres des rois d’Aragon.

Le couvent et son église ont dû éprouver bien des changemens avec le temps, si l’on compare un instant, comme nous l’avons fait, les diverses parties des monumens ruinés par la mine. Ici reste à peine debout un riche portail, dont le style tient du XIVe siècle ; mais plus loin, faisant partie du monument, ces arches brisées, ces lourdes clés de voûte gisantes sur les décombres, vous annoncent que des architectes autres que Jaime Fabra, mais bien inférieurs à lui, ont passé par là.

Sur ces vastes ruines où il n’est resté debout que quelques palmiers séculaires, conservés à notre instante prière, nous avons pu déplorer, comme nous l’avons fait sur celles des couvens de Sainte-Catherine et de Saint-François de Barcelone, que la froide politique eût seule présidé à ces démolitions faites sans discernement.

En effet, l’art et l’histoire n’ont rien perdu à voir tomber les couvens de Saint-Jérôme à Palma, ou le couvent de Saint-François qui bordait en la gênant la muralla de Mar à Barcelone ; mais au nom de l’histoire, au nom de l’art, pourquoi ne pas conserver, comme monumens, les couvens de Sainte-Catherine de Barcelone et celui de Saint-Dominique de Palma, dont les nefs abritaient les tombes des gens de bien, las sepulturas de personas debe, comme le dit un petit cahier que nous avons eu entre les mains, et qui faisait partie des archives du couvent ? On y lisait après les noms de N. Cotoner, grand-maître de Malte, ceux des Dameto, des Muntaner, des Villalonga, des La Romana, des Bonapart ! Ce livre, ainsi que tout ce qui était le couvent, appartient aujourd’hui à l’entrepreneur des démolitions.

Cet homme, vrai type mallorquin, dont le premier abord vous saisit, mais ensuite vous captive et vous rassure, voyant l’intérêt que nous prenions à ces ruines, à ces souvenirs historiques, et d’ailleurs, comme tout homme du peuple, partisan du grand Napoléon, s’empressa de nous indiquer la tombe armoriée des Bonapart, ses aïeux, car telle est la tradition mallorquine. Elle nous a paru assez curieuse pour faire quelques recherches à ce sujet ; mais, occupé d’autres travaux, nous n’avons pu y donner le temps et l’attention nécessaires pour les compléter.

Nous avons cependant retrouvé les armoiries des Bonapart, qui sont :

Parti d’azur, chargé de six étoiles d’or, à six pointes, deux, deux et deux ; et de gueule, au lion d’or léopardé ; au chef d’or, chargé d’un aigle naissant de sable ;

1o Dans un nobiliaire, ou livre de blason, qui fait partie des richesses renfermées dans la bibliothèque de M. le comte de Montenegro, nous avons pris un fac simile de ces armoiries ;

2o À Barcelone, dans un autre nobiliaire espagnol, moins beau d’exécution, appartenant au savant archiviste de la couronne d’Aragon, et dans lequel on trouve, à la date du 15 juin 1549, les preuves de noblesse de la famille des Fortuñy, au nombre desquelles figure, parmi les quatre quartiers, celui de l’aïeule maternelle, qui était de la maison de Bonapart.

Dans le registre : Indice : Pedro III, tome II des archives de la couronne d’Aragon, se trouvent mentionnés deux actes à la date de 1276, relatifs à des membres de la famille Bonpar. Ce nom, d’origine provençale ou languedocienne, en subissant, comme tant d’autres de la même époque, l’altération mallorquine, serait devenu Bonapart.

En 1411, Hugo Bonapart, natif de Mallorca, passa dans l’île de Corse en qualité de régent ou gouverneur, pour le roi Martin d’Aragon, et c’est à lui qu’on ferait remonter l’origine des Bonaparte, ou, comme on a dit plus tard, Buonaparte ; ainsi Bonapart est le nom roman, Bonaparte l’italien ancien, et Buonaparte l’italien moderne. On sait que les membres de la famille de Napoléon signaient indifféremment Bonaparte ou Buonaparte.

Qui sait l’importance que ces légers indices, découverts quelques années plus tôt, auraient pu acquérir, s’ils avaient servi à démontrer à Napoléon, qui tenait tant à être Français, que sa famille était originaire de France ? »


Pour n’avoir plus la même valeur politique aujourd’hui, la découverte de M. Tastu n’en est pas moins intéressante, et si j’avais quelque voix au chapitre des fonds destinés aux lettres par le gouvernement français, je procurerais à ce bibliographe les moyens de la compléter. Il importe assez peu aujourd’hui, j’en conviens, de s’assurer de l’origine française de Napoléon. Ce grand capitaine, qui, dans mes idées (j’en demande bien pardon à la mode), n’est pas un si grand prince, mais qui, de sa nature personnelle, était certes un grand homme, a bien su se faire adopter par la France, et la postérité ne lui demandera pas si ses ancêtres furent Florentins, Corses, Majorquins, ou Languedociens ; mais l’histoire sera toujours intéressée à lever le voile qui couvre cette race prédestinée, où Napoléon n’est certes pas un accident fortuit, un fait isolé. Je suis sûr qu’en cherchant bien, on trouverait dans les générations antérieures de cette famille des hommes ou des femmes dignes d’une telle descendance ; et ici les blasons, ces insignes dont la loi d’égalité a fait justice, mais dont l’historien doit toujours tenir compte, comme de monumens très significatifs, pourraient bien jeter quelque lumière sur la destinée guerrière ou ambitieuse des anciens Bonaparte. En effet, jamais écu fut-il plus fier et plus symbolique que celui de ces chevaliers majorquins ? Ce lion dans l’attitude du combat, ce ciel parsemé d’étoiles d’où cherche à se dégager l’aigle prophétique, n’est-ce pas comme l’hiéroglyphe mystérieux d’une destinée peu commune ? Napoléon, qui aimait la poésie des étoiles avec une sorte de superstition, et qui donnait l’aigle pour blason à la France, avait-il donc connaissance de son écu majorquin, et, n’ayant pu remonter jusqu’à la source présumée des Bonpar provençaux, gardait-il le silence sur ses aïeux espagnols ? C’est le sort des grands hommes, après leur mort, de voir les nations se disputer leurs berceaux ou leurs tombes.


George Sand.



BONAPART.



(Tiré d’un armorial MS. contenant les blasons des principales familles de Mallorca, etc., etc. Le MS. appartenait à D. Juan Dameto, cronista de Mallorca, mort en 1633, et se conserve dans la bibliothèque du comte de Montenegro. Le MS. est du xvie siècle.)
Mallorca, 20 septembre 1837.
***


PROVAS DE PERA FORTUNY, A 13 DE JUNY DE 1549.

FORTUNY,
SON PARE, SOLAR DE MALLORCA.
COS,
SA MARE, SOLAR DE MALLORCA.
FORTUNY,
Son père, ancienne maison noble
de Mallorca.
COS,
Sa mère, maison noble
de Mallorca.
Camp de plata, cinq torteus negres, en dos, dos, y un.
Camp vermell ; un os de or, portant una flor de Iliri sobre lo cap, del mateix.
Champ d’argent, cinq tourteaux de sable, deux, deux et un.
Champ de gueule, ours d’or couronné d’une fleur de lis, de même.

BONAPART,
SA AVIA PATERNA, SOLAR
DE MALLORCA
.
GARI,
SA AVIA MATERNA, SOLAR DE MALLORCA.
BONAPART,
Son aïeule paternelle, ancienne maison noble de Mallorca.
GARI,
Son aïeule maternelle, ancienne maison noble de Mallorca.
Ici manquait l’explication du blason : les différences proviennent de celui qui a peint ce nobiliaire : il n’a pas compté qu’il décalquait ; d’ailleurs il a manqué d’exactitude.
Partit en pal, primer vermell, ab tres torres de plata, en dos, y una ; segon balu, ab tres faxas ondeades, de plata.

Parti de gueule et d’azur, trois tours d’argent, deux, une, et trois fasces ondées, d’argent.
  1. Voyez la livraison du 15 janvier
  2. « Les Majorquins prétendent qu’Hamilcar, passant d’Afrique en Catalogne avec sa femme, alors enceinte, s’arrêta sur une pointe de l’île où était bâti un temple dédié à Lucine, et qu’Annibal naquit en cet endroit. On trouve ce même conte dans l’Histoire de Majorque, par Damelo. » (Grasset de Saint-Sauveur.)
  3. Ce ne sont pas précisément des greniers, mais bien des étendoirs, appelés dans le pays porches.
  4. Voyez Grasset de Saint-Sauveur, p. 119.
  5. Le palmo espagnol est le pan de nos provinces méridionales.
  6. Ce palais, qui renferme les archives, est la résidence du capitaine-général, le personnage le plus éminent de l’île. Voici comment M. Grasset de Saint-Sauveur décrit l’intérieur de cette résidence : « La première pièce est une espèce de vestibule servant de corps-de-garde. On passe à droite dans deux grandes salles, où à peine rencontre-t-on un siége. La troisième est la salle d’audience ; elle est décorée d’un trône en velours cramoisi enrichi de crépines en or, porté sur une estrade de trois marches couvertes d’un tapis. Aux deux côtés sont deux lions en bois doré. Le dais qui couvre le trône est également de velours cramoisi surmonté de panaches en plumes d’autruche. Au-dessus du trône sont suspendus les portraits du roi et de la reine. C’est dans cette salle que le général reçoit, les jours d’étiquette ou de gala, les différens corps de l’administration civile, les officiers de la garnison, et les étrangers de considération. » Le capitaine-général, faisant les fonctions de gouverneur, pour qui nous avions des lettres, nous fit en effet l’honneur de recevoir dans cette salle celui de nous qui se chargea d’aller les lui présenter. Notre compagnon trouva ce haut fonctionnaire près de son trône, le même à coup sûr que décrivait Grasset de Saint-Sauveur en 1807 ; car il était usé, fané, râpé, et quelque peu taché d’huile et de bougie. Les deux lions n’étaient plus guère dorés, mais ils faisaient toujours une grimace très féroce. Il n’y avait de changé que l’effigie royale ; cette fois, c’était l’innocente Isabelle, monstrueuse enseigne de cabaret, qui occupait le vieux cadre doré où ses augustes ancêtres s’étaient succédés comme les modèles dans le passe-partout d’un élève en peinture. Le gouverneur, pour être logé comme le duc d’Irénéus d’Hoffmann, n’en était pas moins un homme fort estimé et un prince fort affable.
  7. M. Tastu, un de nos linguistes les plus érudits, et l’époux d’une de nos muses au talent le plus pur et au caractère le plus noble.
  8. Cette horloge, que les deux principaux historiens de Majorque, Dameto et Mut, ont longuement décrite, fonctionnait encore il y a trente ans, et voici ce qu’en dit M. Grasset de Saint-Sauveur : « Cette machine, très ancienne, est appelée l’horloge du soleil. Elle marque les heures depuis le lever jusqu’au coucher de cet astre, suivant l’étendue plus ou moins grande de l’arc diurne et nocturne, de manière que le 10 juin elle frappe la première heure du jour à cinq heures et demie, et la quatorzième à sept et demie, la première de la nuit à huit et demie, la neuvième à quatre et demie de la matinée suivante. C’est l’inverse à commencer du 10 décembre. Pendant tout le cours de l’année, les heures sont exactement réglées, suivant les variations du lever et du coucher du soleil. Cette horloge n’est pas d’une grande utilité pour les gens du pays, qui se règlent d’après les horloges modernes ; mais elle sert aux jardiniers pour déterminer les heures de l’arrosage. On ignore d’où et à quelle époque cette machine a été apportée à Palma ; on ne suppose pas que ce soit d’Espagne, de France, d’Allemagne ou d’Italie, où les Romains avaient introduit l’usage de diviser le jour en douze heures, à commencer au lever du soleil. Cependant un ecclésiastique, recteur de l’université de Palma, assure, dans la troisième partie d’un ouvrage sur la religion séraphique, que des Juifs fugitifs, du temps de Vespasien, retirèrent cette fameuse horloge des ruines de Jérusalem et la transportèrent à Majorque, où ils s’étaient réfugiés. Voilà une origine merveilleuse, conséquente avec le penchant caractéristique de nos insulaires pour tout ce qui tient du prodige. L’historien Dameto et Mut, son continuateur, ne font remonter qu’à l’année 1385 l’antiquité de l’horloge baléarique. Elle fut achetée des pères dominicains et placée dans la tour où elle existe. » (Voyage aux îles Baléares et Pithiases, 1807.)
  9. Cette pensée droite, ce sentiment élevé de l’histoire a inspiré M. Marliani lorsqu’il a tracé l’éloge de M. Mendizabal en tête de la critique de son ministère : «… Ce qu’on ne pourra jamais lui refuser, ce sont des qualités d’autant plus admirables, qu’elles se sont rarement trouvées dans les hommes qui l’ont précédé au pouvoir : c’est une foi vive dans l’avenir du pays, c’est un dévouement sans bornes à la cause de la liberté, c’est un sentiment passionné de nationalité, un élan sincère vers les idées progressives et même révolutionnaires pour opérer les réformes que réclame l’état de l’Espagne ; c’est une grande tolérance, une grande générosité envers ses ennemis ; c’est enfin un désintéressement personnel qui lui a fait, en tout temps et en toute occasion, sacrifier ses intérêts à ceux de sa patrie, et qu’il a porté assez loin pour être sorti de ses différens ministères sans un ruban à sa boutonnière… Il est le premier ministre qui ait pris au sérieux la régénération de son pays. Son passage aux affaires a marqué un progrès réel. Le ministre parlait cette fois le langage du patriote. Il n’eut pas la force d’abolir la censure, mais il eut la générosité de délivrer la presse de toute entrave en faveur de ses ennemis contre lui-même. Il soumit ses actes administratifs au libre examen de l’opinion publique ; et quand une opposition violente s’éleva contre lui du sein des cortès, soulevée par ses anciens amis, il eut assez de grandeur d’ame pour respecter la liberté du député dans le fonctionnaire public. Il déclara à la tribune qu’il se couperait la main plutôt que de signer la destitution d’un député qui avait été comblé de ses bienfaits, et qui était devenu son plus ardent ennemi politique. Noble exemple donné par M. Mendizabal avec d’autant plus de mérite qu’il n’avait en ce genre aucun modèle à suivre ! Depuis, il ne s’est pas trouvé de disciples de cette vertueuse tolérance. » (Histoire politique de l’Espagne moderne, par M. Marliani.)