Un Essai de synthèse paléoethnique

Revue des Deux Mondes tome 57, 1883
G. de Saporta

Un essai de synthèse paléoethnique


UN ESSAI
DE
SYNTHESE PALEOETHNIQUE

I. Le Préhistorique, antiquité de l’homme, par M. Gabriel de Mortillet. Paris, 1883, Reinwald. — II. Musée préhistorique, par MM. Gabriel et Adrien de Mortillet, photogravures Michelet. Paris, 1881, Reinwald. — III. L’Amérique préhistorique, par M. le marquis de Nadaillac, avec 219 figures dans le texte. Paris, 1883, Masson.

Pour la première fois, un auteur a voulu condenser en un seul volume de petit format les notions relatives à l’homme préhistorique. Ces notions, et les enseignemens aussi bien que les problèmes qui en résultent, il les a exposées dans un langage concis et clair, avec une parfaite bonne foi, ne déguisant rien de ses opinions personnelles, mais ne s’en servant pas non plus pour établir ce qui est encore discutable, rejetant le faux et démasquant l’erreur, même alors qu’elle favoriserait ses propres idées. C’est là assurément une tentative des plus honorables, et, quand elle est le corollaire d’une vie consacrée aux recherches, on ne saurait qu’applaudir, sans s’arrêter à quelques dissonances partielles. — Pourquoi d’ailleurs cette poursuite de l’homme préhistorique exciterait-elle des passions acharnées ? Pourquoi troublerait-elle les âmes timorées ? Non-seulement elle ne vise, chez les vrais savans, qu’à constater une réalité objective, digne par conséquent du respect de tous ; mais elle a eu l’heureuse fortune de réunir dans un dessein commun des esprits assurément très divers, n’ayant ni les mêmes mobiles ni les mêmes tendances, animés seulement du désir d’accroître le domaine du savoir. C’est ainsi que des libres penseurs et des prêtres, des hommes du monde et des hommes de cabinet, des collectionneurs, des pionniers, des philosophes, des praticiens, les uns spiritualistes et chrétiens, les autres positivistes, ceux-ci partisans résolus de la doctrine de l’évolution, ceux-là enclins à l’attaquer, ont également travaillé à « faire du préhistorique, » c’est-à-dire à réunir tous les indices, toutes les observations, tous les objets qui se rapportent à l’existence de l’homme dans les temps antérieurs à l’histoire, — alors que notre espèce n’était en possession ni des arts ni des procédés dont la civilisation est sortie, ou ne les exerçait que d’une façon rudimentaire et sans pouvoir transmettre le souvenir de ses actes.

Le préhistorique est nécessairement antérieur à toute chronologie fondée sur une supputation des événemens qui intéressent l’homme ; mais, en dehors de la chronologie positive, existe-t-il des moyens qui permettent de remonter au-delà de la tradition historique et d’établir la durée au moins relative des événemens, alors que l’homme, déjà vivant et conscient comme individu, était inconscient en tant que corps social et incapable de mesurer la durée, de même qu’il ignorait les bornes de l’espace ? C’est là une des questions que M. de Mortillet a dû traiter, et bien qu’il ne l’ait abordée qu’à la fin de son ouvrage, nous en toucherons quelques mots au début même de cette étude, afin de mieux faire saisir, avec les difficultés du sujet, les termes précis sur lesquels il repose.


I

Aussi loin qu’on peut remonter en s’appuyant sur des textes, des inscriptions, des monument, enfin sur des traditions qu’il n’est guère permis de suspecter absolument d’erreur, l’Égypte ancienne nous amène à cinq mille ans avant Jésus-Christ. C’est la date probable du règne de Menés, le fondateur de la première dynastie ; mais, avant Menés, dit un récent historien, résumant les travaux antérieurs[1], « il existait, dans la vallée du Nil nouveau, une organisation égyptienne, une civilisation spéciale. Il y avait sur les bords du fleuve de vastes cités, des constructions importantes. » Menés sortait de Thinis ou Théni, ville d’Osiris, située un peu au nord de Thèbes et non loin d’Abydos. Il bâtit Memphis, dont il fit sa capitale, mais pour arriver jusqu’à lui en partant des premiers essais de colonisation dans la vallée du Nil, ce n’est pas trop assurément que d’ajouter au chiffre d’années que nous venons de mentionner un chiffre égal, et d’admettre ce passé de dix mille ans attesté par Platon comme représentant la durée du peuple égyptien avant d’époque où vivait le philosophe athénien. Il y aurait donc en tout un intervalle de douze mille ans entre notre temps et celui auquel il est raisonnable de reporter les débuts de « la civilisation -égyptienne, — une des plus anciennes, sinon la plus ancienne de toutes celles qui se sont développées depuis l’apparition de l’homme.

À cette limite seulement commence le préhistorique, et c’est dans un passé bien plus reculé qu’il faut maintenant s’enfoncer. Sans données écrites, sans date même conjecturale, nous est-il possible d’en évaluer la durée ? Ici, remarquons-le, plus de monumens susceptibles d’interprétation directe, plus même de souvenirs traditionnels ; en fait d’indices, il ne nous reste à interroger que les seuls vestiges du passage de l’homme, et l’appréciation du rapport à définir entre ces vestiges et les œuvres de la nature. Celle-ci, il est vrai, peut être toujours consultée, parce que son activité ne s’arrête jamais. Ignorant le repos, elle dépose ses couches de sable, de limon, de cailloux ou de graviers, accumulées ou entremêlées, dans un ordre invariable et qui une fois inauguré ne saurait être interverti. C’est ce que l’on nomme une chronologie relative, dont il faut bien se contenter à défaut d’un chronomètre par années et par siècles, qui fait ici entièrement défaut. Il est maintenant acquis à la science que l’homme a traversé l’âge quaternaire tout entier ; établir la durée de cet âge, c’est fixer par cela même l’antiquité de notre race ; mais cette durée, sûrement très longue, peut-elle être évaluée en années, au moins approximativement, et par quelque procédé inspirant une certaine confiance ? C’est ce que se demande M. de Mortillet en formulant les conclusions de son livre.

À ce point de vue, bien des essais ont été tentés, et M. de Mortillet discute la valeur et la portée de chacun d’eux. Il a raison de repousser la théorie de la périodicité des phénomènes glaciaires, considérés comme conséquence de la précession des équinoxes et des variations d’excentricité de l’orbite terrestre, puisqu’aucune périodicité ne marque le retour, en géologie, des changemens qu’ont subis le climat et la configuration relative des continens, à travers les anciennes périodes. Ce sont, au contraire, des phénomènes successifs, dépendant d’une cause toujours active à partir d’un âge des plus reculés et n’ayant jamais cessé d’exercer son influence dans un sens déterminé, celui de l’abaissement continu de la température, d’après une échelle graduée dans un ordre inverse de celui des latitudes, — le pôle ne s’étant, à ce qu’il semble, jamais déplacé.

Les cercles d’accroissement de certains arbres qui ont poussé sur des ruines en Amérique, les deltas d’embouchure qui avancent graduellement, la superposition des lits d’alluvions, crût donné lieu à des calculs partiels, insuffisans sans doute, mais qui aboutissent pourtant à des séries d’années atteignant cinq à six milliers pour le seul âge de la pierre polie (Rohenhausien), treize mille ans pour le dépôt d’une couche de limon du Nil inférieure à une statue de Rhamsès et à la base de laquelle on a rencontré un fragment de brique. Enfin, les stalagmites de la caverne de Kent, en Angleterre, qui recouvrent à la fois des objets romains et des instrumens de silex éclaté de l’âge magdalénien, ont permis à M. Vivian, en invoquant l’épaisseur proportionnelle des deux couches, de reporter au-delà de trois cent mille ans l’ancienneté des seconds. Il est vrai qu’il faudrait être certain que, dans tout cet intervalle, les eaux incrustantes n’ont été ni plus puissantes ni plus chargées de calcaire qu’elles ne le sont de nos jours, ce qui est loin d’être prouvé.

D’autres calculs ont plus de portée : ce sont des calculs généraux qui, sans avoir la prétention de fournir des dates rigoureuses, sont cependant de nature à faire imaginer la durée des temps quaternaires. — Les oscillations du sol européen sont à noter. Le Danemark, le nord de l’Allemagne et de la Russie ont été submergés pendant le quaternaire. La Scandinavie, après s’être affaissée, s’est ensuite relevée lentement. L’oscillation à laquelle l’Angleterre a été soumise a eu, dit-on, jusqu’à 400 mètres d’amplitude ; l’union de ce pays et du nôtre a certainement persisté pendant toute la période des éléphans « méridional, antique et primitif. » Ce sont là des mouvemens qui n’avaient rien de brusque, et si on les compare à ceux qui de nos jours agissent pour relever la péninsule Scandinave, et que l’on applique le chiffre le plus fort que l’on ait observé, celui de 1m,50 par siècle, à l’oscillation la plus faible qu’il soit possible de concevoir, on obtiendrait plus de soixante-dix mille ans. Mais, à un autre égard, quel temps n’a pas exigé l’apparition, la diffusion et finalement l’extinction des trois races d’éléphans et de rhinocéros qui ont successivement dominé et se sont mutuellement remplacées sur notre sol ! — Enfin, un autre phénomène plus grandiose et plus surprenant, l’extension des glaciers alpins, transportant des blocs erratiques sur une longueur qui varie de 110 à 280 kilomètres, a exigé une durée énorme. On sait que la vitesse maximum de ces blocs ne dépasse pas en moyenne 60 mètres par an, sur les pentes rapides ; mais les glaciers quaternaires, qui avaient envahi les dépressions inférieures, étaient loin de pouvoir accuser une pareille vitesse. Cette vitesse devait être cinq fois moindre, selon M. de Mortillet, et chaque bloc erratique aurait mis dès lors plus de vingt mille ans pour arriver du Mont-Blanc jusque dans la vallée du Rhône moyen. Ajoutons que le nombre des blocs ainsi charriés successivement, de manière à venir atteindre la moraine terminale, est énorme ; joignons encore à la période d’extension celle du retrait de ces mêmes glaciers, qui a dû être presque aussi longue que l’autre, et nous ne trouverons pas exagéré le chiffre de cent mille ans proposé par M. de Mortillet comme exprimant la durée de l’époque glaciaire. Mais l’époque de l’extension, puis du retrait des glaciers, a été précédée elle-même d’une période « chelléenne » ou « préglaciaire, » et tous ces calculs approximatifs réunis conduisent M. de Mortillet à adopter un total de plus de deux cent mille ans, qui représenteraient la durée entière des temps quaternaires, pendant lesquels nous sommes assurés de la présence de l’homme sur le sol européen.

L’homme est donc prodigieusement ancien, — du moins selon notre façon d’apprécier et de comprendre le temps ; car ces deux cent mille ans, si effrayans qu’ils semblent au premier abord, sont peu de chose en regard des myriades de siècles qu’il faudrait invoquer s’il s’agissait d’énumérer la série des périodes géologiques antérieures à celle où l’on commence à découvrir des traces de l’homme, série immense d’âges successifs que termine le quaternaire, la plus récente et sans doute aussi la plus courte de ces périodes. — Mais, si l’homme se montre en Europe à une date qui nous semble reculée, d’où venait-il et comment a-t-il pu s’étendre non-seulement sur le sol de notre continent, mais à la surface du globe entier ? — Les races humaines répondent-elles à des unités distinctes ou bien peut-on concevoir un point de départ originaire, une « région mère, » d’où l’humanité serait sortie un jour pour occuper les diverses parties de son domaine ? La science, — je ne parle pas ici, bien entendu, des solutions religieuses, — a-t-elle du moins des conjectures à mettre en avant à ce sujet, et peut-elle les appuyer de quelques indices ?

La polygénie, ou autrement dit la pluralité d’origine des races humaines, a été admise de nos jours par bien des esprits. Le plus éminent a été Agassiz, qui, dominé peut-être par les préjugés de son pays d’adoption, concevait les principales races humaines comme autant de produits géographiques d’un certain nombre de régions déterminées, chacune de ces régions ayant servi de centre à une création partielle, ayant ses plantes aussi bien que ses animaux, marqués dès le commencement de caractères inaltérables. Cette compréhension dogmatique, autant que mystique par certains côtés, de la nature vivante, qui élevait l’espèce à la hauteur d’un archétype, du concept d’un être, divin réalisé à l’aide d’une sorte de révélation, ne s’accordait guère avec les faits ; elle blessait à la fois les idées religieuses en divisant la souche humaine, et les tendances. philosophiques vers la fraternité et la solidarité des races. Elle tranchait d’une façon assez peu heureuse le problème qui subsistera toujours, soit qu’on efface outre mesure, soit qu’on exagère à dessein les différences qui séparent des diverses tribus humaines aussitôt que l’on néglige les passages et les nuances intermédiaires.

En France, M. de Quatrefages, dans ce recueil d’abord, et plus tard dans un livre justement estimé sur « l’espèce humaine, » s’est fait le défenseur éloquent de la doctrine monogéniste. Adversaire résolu du transformisme, il s’est efforcé de détruire la plupart des argumens par lesquels Darwin et ses disciples ont soutenu que l’homme n’avait pas échappé à la loi universelle et qu’il avait dû sortir de quelque forme antérieure graduellement modifiée. Bien que les conséquences tirées des idées darwinistes, considérées à tort ou à raison comme entachées de matérialisme, aient été jusqu’ici combattues avec acharnement par la plupart des spiritualistes, elles étaient loin pourtant, sur le point principal, celui de l’unité de l’homme, d’exprimer un désaccord soit avec les données de M. de Quatrefages, parlant au nom de ceux qui croient à l’existence objective de l’espèce, soit avec les traditions bibliques qui font descendre l’homme d’un seul couple primitif. Pour admettre la polygénie, il faut affirmer, à l’exemple d’Agassiz, que, par l’effet d’un renouvellement de la vie préalablement détruite, un certain nombre de régions mères ont produit chacune des espèces particulières d’animaux et de plantes, ou bien soutenir, ainsi que cela ressort du livre de Carl Vogt[2], que, sur plusieurs points à la fois, divers pithéciens auraient donné naissance à des formes anthropoïdes, d’où les principales races humaines seraient finalement dérivées. Mais l’une ou l’autre de ces hypothèses conservent bien peu d’adhérens convaincus. Les races humaines ont trop d’affinités réciproques, puisqu’elles sont incontestablement fécondes entre elles, pour qu’on n’incline pas à, préférer une formule scientifique de nature à concilier les deux tendances en réalisant l’accord de la variété dans l’unité. D’autre part, cette unité du point de départ originaire, aboutissant aux si profondes différenciations physiques, intellectuelles et morales que nous avons sous les yeux, comment la concevoir ? L’homme, et le même homme, si l’on fait abstraction du contour, de la taille, de la couleur, c’est-à-dire de ce qui, chez lui comme chez les animaux, est accessoire et accidentel, si l’on fait abstraction également des aptitudes dépendant de l’exercice des facultés qui relèvent de la pensée, en un mot de ce qui tient à l’âme, l’espèce humaine ainsi comprise s’est avancée jusqu’aux extrémités du monde habitable, et, remarquons-le, elle ne s’est pas avancée récemment, ni déjà pourvue des ressources que l’expérience et l’esprit d’invention ont mises plus tard à sa disposition, mais encore jeune et inconsciente. C’est alors cependant, faible et presque nue, ayant à peine le feu et des armes grossières pour se défendre et se procurer une proie, qu’elle a conquis le monde, s’étendant de l’intérieur du cercle polaire arctique à la Terre-de-Feu, du pays des Samoyèdes à l’île de Van-Diemen, du cap Nord au cap Africain. C’est cet exode primitif, aussi certain qu’inconcevable, aussi avoué par la science que par le dogme, qu’il s’agit d’expliquer, ou du moins de rendre vraisemblable, et cela dans un siècle où ce n’est qu’après les plus merveilleuses découvertes, à l’aide des plus puissantes machines de navigation, moyennant les entreprises les plus hardies et les plus aventureuses, que l’homme civilisé a pu se flatter enfin d’être allé aussi loin que l’homme enfant l’avait fait dans un âge que son éloignement dérobe à tous les calculs.


II

Insistons sur cette pensée, qui servira de base à notre étude, et sur laquelle nous devons d’autant plus appuyer qu’elle met en lumière un obstacle insurmontable jusqu’ici pour ceux qi i se sont efforcés de retrouver le lien des races disjointes, et de déterminer le trajet suivi, lors de leur diffusion, par des tribus que séparent maintenant des mers, des étendues glacées ou des déserts infranchissables ; car enfin si l’homme est un, — et nous sommes portés à le croire, — il faut nécessairement lui assigner un point de départ unique d’où il ait pu émigrer pour se répandre ensuite à la surface du globe.

L’humanité, dans sa marche à travers le temps et à partir du jour où elle a quitté son premier berceau, a certainement obéi à une double impulsion, et de cette double impulsion proviennent à la fois toutes les différences qui la divisent et les supériorités relatives qui distinguent certaines collectivités. Ces traits de supériorité, lorsqu’ils se trouvent condensés sur un point et chez une race, à un haut degré de force et d’intensité, prennent le nom de « civilisation » et conduisent l’homme vers un état de bien-être matériel, de sélection morale, de puissance inventive et artistique, qui peut bien avoir des inconvéniens, mais qui atteste pourtant de quoi l’organisation humaine est capable. L’avenir seul dira si cette direction, une fois ouverte, a des limites ou bien si, malgré des retours en arrière et par des routes très diverses, l’homme n’est pas destiné à s’engager dans une voie de progrès et de découvertes indéfinis.

En résumé, l’homme enfant n’a cessé de s’étendre ; il a pénétré partout où il rencontrait un passage ; mais, à mesure qu’il occupait l’espace ouvert devant lui, il s’est cantonné, et, à mesure qu’un de ses rameaux prenait racine dans l’une des stations qui se multipliaient à raison même de cette marche, à chaque point d’arrêt, l’homme subissait l’influence de cette localisation ; il revêtait par cela même les caractères particuliers d’où provient la race. C’est par suite de ce double mouvement d’expansion et de localisation que l’humanité est à la fin devenue telle que nous la connaissons ; il est impossible d’en douter. Grâce à une longue série de localisations successives ou simultanées, non-seulement les races se sont constituées, mais, par une alliance féconde du milieu et de la race une fois formée, par une culture progressive dont les âges anciens gardent le secret, les foyers civilisateurs se sont à la fin montrés inégaux en valeur, plus ou moins lumineux selon les cas. Il serait facile de marquer sur la carte l’emplacement de ceux qui jetèrent un jour une clarté assez vive pour la refléter sur d’autres peuples demeurés en arrière, mais attentifs au signal de leurs devanciers. Le nombre de ces centres de civilisation est, en réalité, fort restreint, et ils se trouvent justement répartis de la façon la plus significative.

Pour saisir ce qui suit et apprécier les conséquences des prémisses que nous allons poser, il ne faut pas perdre de vue la distribution des masses continentales. Il en existe trois, ou plutôt on observe trois groupemens principaux de l’étendue émergée. L’ossature fondamentale de ces masses remonte à une date des plus reculées et leur ensemble affecte une configuration de nature à frapper toute personne qui examinera attentivement une mappemonde. On voit alors qu’elles s’avancent et s’élargissent au nord de manière à se toucher dans cette direction ou à ne laisser entre elles que d’étroites passes, aux approches du cercle polaire arctique, et de manière aussi à circonscrire à l’intérieur de ce cercle une mer polaire centrale, formant un bassin entouré d’une ceinture discontinue de terres ou d’archipels dont l’exploration est à peine achevée, mais dont l’existence et la disposition ne sauraient être contestées. Descendons maintenant vers le sud, et nous verrons ces masses, rapprochées ou même soudées entre elles dans la direction boréale, l’Amérique du Nord, l’Europe, et l’Asie septentrionale, donner lieu à trois appendices, l’Amérique du Sud, l’Afrique et l’Australie, et ces appendices à leur tour s’atténuer graduellement et se terminer en pointe au sein d’une mer sans limite, l’Océan austral, bien avant d’atteindre le cercle polaire antarctique. A l’intérieur de ce dernier, remarquons-le, la disposition des terres est exactement l’inverse de celle qui caractérise le pôle boréal, et, au lieu d’une mer centrale, cernée d’une ceinture continentale, on rencontre une calotte solide baignée par un immense océan, au point même où l’axe vient aboutir.

Si nous observons chacune de ces masses, nous n’aurons pas de peine à constater que c’est dans des conditions géographiquement semblables, toujours auprès d’une petite mer intérieure, aux approches, mais plutôt au nord du tropique du Cancer, entre le 35e et le 20e degré de latitude nord, que la civilisation est née, en Amérique et en Afrique comme en Asie. Le plus oriental de ces foyers civilisateurs doit être placé dans l’extrême Asie, en Chine, à portée de la mer du Japon. Il a pu, grâce à l’isolement, conserver jusqu’à nous son originalité native. Le plus occidental, mais aussi le plus récent, à ce qu’il semble, était situé le long des plages intérieures du golfe du Mexique, vers la région intermédiaire au Mexique et à l’Amérique centrale qu’on a nommée « Anahuac. » Il était en voie de rayonnement et de transformation au moment de l’arrivée des Européens en Amérique. Quoi qu’on ait pu dire, — et nous reviendrons sur ce point, — il était bien indépendant et purement autonome ; mais, trop faible et relativement nouveau, il ne résista pas au choc imprévu d’une civilisation plus avancée et d’une race plus forte.

Vers le centre de l’espace dont nous venons de jalonner les points extrêmes, toujours à la même latitude, plus anciennement qu’en Amérique et peut-être qu’en Chine, il faut placer encore deux centres civilisateurs dont nous relevons nous-mêmes incontestablement par plus d’un intermédiaire, il est vrai. D’une part, c’est l’Egypte, dans la vallée du Nil et tout près du Golfe-Arabique ; de l’autre, c’est la Mésopotamie, au fond du Golfe-Persique, c’est-à-dire la vallée de l’Euphrate allant rejoindre le Tigre pour se réunir à celui-ci en une seule embouchure. Ainsi, en revenant à la répartition continentale que nous admettions plus haut, chaque masse aurait eu son foyer civilisateur spécial, sauf l’Asie, qui en aurait eu deux, l’un en Chine, à l’extrême Orient, l’autre à l’ouest, entre la mer Caspienne, le Caucase et le Golfe-Persique. Mais il faut justement observer, — et cette observation n’est pas, selon nous, sans importance, — que ce second foyer est placé sur la ligne de suture qui joint les continens asiatique et européen, l’Océan indien, au lieu de se prolonger, comme les deux autres, jusqu’aux plus hautes latitudes, s’arrêtant au Golfe-Persique pour s’y terminer en cul-de-sac. Peut-être qu’autrefois la mer séparatrice s’avançait plus haut, de manière à rejoindre par la Caspienne et l’Aral une méditerranée asiatique aujourd’hui presque entièrement disparue. Quoi qu’il en soit, il est bien certain que ce groupement des principales races initiatrices, ce rapprochement de deux centres lumineux situés à portée l’un de l’autre, destinés à se pénétrer et à se confondre, constituent le fait paléoethnique le plus considérable que l’on soit en droit d’enregistrer. Le Nil et la mer de Syrie à l’occident, la Haute-Arménie et la Caspienne au nord, l’Indokouch et l’Indus à l’est, au sud la mer d’Arabie, circonscrivent la région où Kouschites, Sémites et Aryens, ceux-là agriculteurs, industriels, fondateurs de villes, les seconds pasteurs, les derniers montagnards, puis émigrans et envahisseurs, se sont heurtés, coudoyés, mélangés, tour à tour dominateurs ou dominés, inventant les arts et l’usage des métaux, apprenant à s’armer, à s’organiser hiérarchiquement, atteignant l’idéal par la religion, possédant avec l’écriture, d’abord hiéroglyphique, puis idéographique, l’instrument le plus puissant dont l’intelligence humaine puisse disposer. Dès lors, l’histoire se trouve inaugurée, et par elle, une chaîne désormais continue relie les générations socialement organisées, habitant des villes et obéissant à des lois, à celles qui leur succéderont jusqu’à nos jours.

En constatant ces origines de l’histoire pour rentrer aussitôt dans notre sujet, n’oublions pas ce que nous avons établi plus haut, que c’est en se localisant, et par une harmonie préalable de la race et du milieu, celui-ci favorisant la première et l’excitant à développer les aptitudes dont elle portait en elle les germes féconds, que les tribus humaines sont parvenues à affirmer leur supériorité. Mais ce mouvement, ou plutôt ce travail localisateur, a été nécessairement précédé d’un mouvement expansif, d’une marche entraînant l’humanité à la surface du globe et lui en faisant occuper tous les points. Cette migration originaire, jusqu’à présent inexpliquée plutôt qu’inexplicable, réclame d’autant plus notre examen qu’en cherchant à tourner la question, au lieu de l’aborder de front, on est venu se heurter à des barrières en apparence infranchissables.


III

Deux des trois masses continentales se trouvent donc soudées ensemble à l’intérieur de la zone boréale. Par suite de cette soudure qui correspond à la direction de l’Oural, l’Europe n’est qu’une dépendance de l’Asie, et la diffusion primitive de l’homme à travers ces deux continens a soulevé d’autant moins d’objections que les traditions religieuses plaçaient en Asie le berceau du genre humain, d’où il se serait répandu sur toute la terre, immédiatement après le déluge. Les difficultés s’accumulent au contraire lorsqu’au lieu de l’ancien continent, on considère l’Amérique, où d’un bout à l’autre l’homme se trouve représenté par des races dont l’unité a frappé les meilleurs observateurs. Non-seulement l’homme américain avait inauguré sur le sol du Nouveau-Monde une civilisation originale et relativement avancée, mais il y a laissé, principalement vers le nord, des traces irrécusables de sa présence dans un âge des plus reculés. M. de Mortillet nomme « chelléenne » l’époque où l’homme européen taillait le silex à grands éclats, associé à des pachydermes géans, aujourd’hui perdus, et antérieurement à la plus grande extension des glaciers. Ces mêmes instrumens se retrouvent en Amérique, dans la vallée du Delaware à Trenton (New-Jersey), plus loin au Mexique, près de Guanajuato, si nettement caractérisés qu’on ne saurait les méconnaître. Leur situation à la base des alluvions quaternaires et leur coexistence avec les éléphans et les mastodontes indiquent la présence d’une race contemporaine de celle des graviers de la Somme, ayant la même industrie, et sans doute les mêmes mœurs et les mêmes traits physiques. Cette race américaine primitive, sœur de celle qui habitait l’Europe à la même date, d’où serait-elle venue, si l’on n’admet pas de communication directe entre les deux continens ? Mais la difficulté de faire voyager de pareils hommes d’un bout à l’autre de l’Atlantique, la certitude qu’ont donnée les sondages de l’ancienneté de l’Océan interposé, enlèvent toute possibilité de croire, soit à une jonction matérielle des deux continens, soit à une découverte de l’un de ceux-ci par voie de navigation, découverte qui serait due à quelque Colomb inconnu, né plus de cent mille ans avant l’autre.

Nous sommes ainsi en présence de ce problème, toujours renaissant et toujours éludé, de l’origine de l’homme américain. Il est évident qu’on ne saurait le résoudre en invoquant, soit une colonisation accidentelle, réalisée à l’aide de certaines peuplades asiatiques, errant d’île en île, soit une barque entraînant de malheureux naufragés ; il s’agit, au contraire, de populations primitives s’ écoulant, comme en Europe, par flots successifs et attestant la présence continue de l’homme dont le développement et l’extension gradués ont suivi en Amérique la même marche que sur l’ancien continent. Cette question pressante, M. de Nadaillac l’examine sous toutes ses faces, mais il inscrit en tête de son livre ces mots qu’il répète en le terminant et qui attestent la difficulté de trouver une solution : « The New-World is a great mystery : Le Nouveau-Monde est un grand mystère. »

L’immigration des Asiatiques ou des Européens, surtout des premiers, qui auraient suivi la route jalonnée par les îles Aléoutiennes et pénétré ensuite dans l’Alaska, aurait pour elle la vraisemblance ; cette hypothèse devrait même prévaloir si la certitude de la présence, dès l’âge quaternaire, d’une population américaine autochtone ne la réduisait aux proportions d’un fait secondaire. Il en est de même des rapports contradictoires, il est vrai, et, par conséquent, suspects, qu’on s’est efforcé d’établir entre les monumens, les statues, les signes graphiques de l’Amérique centrale et ceux de l’antique Égypte ou de l’Asie bouddhiste. On dit que l’un des bas-reliefs de Palenqué offre l’image typique de Bouddha ; il en est qui trahissent par des traits évidens l’influence du bouddhisme. D’autre part, le calendrier thébain et celui de Mexico sont identiques. La céramique, la sculpture, l’affectation aux monumens de la forme pyramidale, l’usage des hiéroglyphes, certains détails caractéristiques dans la pose ou la coiffure des statues révèlent l’Egypte ou la Phénicie. Mais qui ne voit que ces visées, ingénieuses, si l’on veut, ne reposent sur rien de sérieux, et qu’il en est de même des assimilations tirées de la linguistique comparée des peuples de l’ancien et du nouveau continent ? Ces rapprochemens s’expliquent par la conformité de l’esprit humain, à la fois variable et possédant un fonds commun d’idées, d’instincts et de procédés. Ces similitudes prouvent, si l’on veut, l’unité de l’homme ; mais parce que l’homme d’Amérique, en inventant des méthodes, en créant des arts, en supputant la durée chronologique, aura rencontré des formules équivalentes, ou même identiques, à celles dont l’homme d’Asie ou d’Europe s’était servi, il ne s’ensuit pas que celui-ci ait dû les importer. Si quelques couples isolés ont pénétré en Amérique, ils s’y seront éteints presque sans influence sur l’art ou sur les races du pays où ils auraient un jour abordé. Mais si des tribus entières, avec leurs arts, leur idiome, leurs traditions et leur industrie s’étaient introduites sur le sol du nouveau continent, si des relations suivies de commerce, ou des colonies, y avaient été établies par des peuples déjà civilisés, ce ne seraient plus alors d’obscurs indices qu’on aurait rencontrés, mais des monumens entiers, des inscriptions exemptes d’incertitude. Il eût certainement été moins difficile à ces colons et à leurs descendans d’écrire en phénicien ou en égyptien, en chinois ou en sanscrit réel, que de couvrir les murs d’énigmes indéchiffrables qui ont dû demander des siècles pour être conçues et combinées, avant que l’idée vint aux artistes américains de les graver sur la pierre des édifices. Les races immigrées dont on croit reconnaître l’empreinte, en élevant de pareils monumens, auraient adopté pour les décorer les méthodes et le style de leur pays d’origine. Le bon sens dit qu’en initiant les Américains natifs aux pratiques de l’architecture, elles n’auraient pas eu l’idée d’inventer de toutes pièces un art nouveau, n’ayant avec celui de la mère patrie que de lointaines et faibles analogies. Et puis tout ce qu’on a voulu supposer tombe devant deux considérations qui priment toutes les autres : l’une est la certitude de l’extrême ancienneté de l’homme sur le sol américain, où il a été, comme en Europe, le compagnon des grands animaux de l’âge quaternaire ; l’autre est l’uniformité relative de la race cuivrée, si semblable à elle-même dans toute l’étendue de l’immense continent, dès que l’on excepte le rameau hyperboréen, représenté par les Esquimaux. Agassiz, Morton, F. Muller et bien d’auires font ressortir ce lien général de toutes les tribus américaines qui répondent à la race rouge ou cuivrée, une en dépit de ses innombrables variétés. M. Simonin a résumé très nettement l’impression qui se dégage de cette unité, en disant : « L’homme américain est un produit du sol américain. »

La difficulté vient de ce que les monogénistes, ayant en vue un seul berceau et un point de départ unique de tout le genre humain et ne plaçant en Amérique ni ce berceau ni ce point de départ, sont forcément conduits à coloniser le nouveau monde à l’aide d’immigrations asiatiques ou européennes, toujours dirigées dans le sens des parallèles. Cette direction présumée trouve immédiatement un obstacle dans les océans interposés, d’autant plus larges, comme nous l’avons remarqué, que l’on redescend davantage vers le sud. Au contraire, l’obstacle disparaîtrait si l’on pouvait consentir à négliger ces immigrations « latérales, » pour ne tenir compte que de la seule extension réalisée dans le sens des méridiens, du nord au sud, des plages boréales jusqu’à l’extrémité australe des trois masses continentales dont nous avons reconnu l’existence. En effet, aucune barrière ne s’oppose, et ne s’est probablement jamais opposée, dans le passé, à la marche des hommes allant du nord au sud, et l’uniformité relative des Américains, d’un bout à l’autre du continent habité par eux, n’aurait jamais excité l’étonnement si l’on n’avait pas dû se préoccuper de leur introduction à un moment donné au sein d’une région que l’on se figurait n’avoir reçu la visite de l’homme que longtemps après l’extension de celui-ci à l’intérieur de l’Asie.

La première remarque à faire, — remarque qui vient à l’appui de cette facilité de l’homme à franchir autrefois les distances, pourvu que la terre n’ait pas manqué sous ses pieds, — c’est que la pointe extrême des trois continens principaux, dans la direction australe, se trouve partout occupée par des races, venues sans doute originairement d’ailleurs et rangées, dans la Terre de Feu, au Cap et dans la Tasmanie, au nombre des plus inférieures de toutes, sans en excepter aucune. Ces races, s’avançant les premières, auront précédé les autres ; elles ont gardé l’empreinte visible de l’infériorité relative de la souche dont elles se sont prématurément détachées. Il faut croire, en effet, que ces trois rameaux, Fuégiens, Boschimans, Tasmaniens, si peu élevés par leurs caractères physiques, intellectuels et moraux, ne sont allés s’implanter si loin que parce que l’espace s’ouvrait inoccupé devant eux. Éclaireurs du reste de l’humanité, ils ont gagné de proche en proche les dernières limites de la terre habitable. Ils ont dû remplir, à un moment donné, une partie au moins de l’espace intermédiaire ; mais comment auraient-ils résisté au choc des races plus fortes ? Promptement submergés, ils n’auront survécu et ne se seront perpétués jusqu’à nous qu’à la condition de se restreindre à un faible périmètre, à la fraction la plus reculée de leur ancien domaine. Aussi ne faut-il pas s’étonner si MM. de Quatrefages et Hamy, après avoir décrit la plus ancienne race européenne dont on possède les crânes, celle de Canstadt, ne lui trouvent d’analogie un peu étroite que parmi ces mêmes indigènes des régions les plus avancées vers le sud, les Boschimans et les Australiens. Le contraire aurait lieu de surprendre : non-seulement la situation actuelle de ces races n’implique nullement qu’elles soient originaires des lieux où on les rencontre, encore moins qu’elles y aient été toujours confirmées, mais on peut croire qu’elles auront fait partie des premières émigrations, par la raison bien simple que le passage devait être libre, lorsqu’elles se sont avancées, comme une avant-garde des flots humains s’ épanchant du nord au sud. Si ces races inférieures, lors de leur exode, avaient trouvé la zone tempérée déjà en possession d’hommes plus intelligens et plus forts, elles auraient inévitablement succombé, impuissantes qu’elles auraient été à percer un pareil rideau pour gagner les cantons qu’elles ont fini par conserver.

On voit que nous sommes enclin à reculer au nord, jusque dans les régions circumpolaires, le berceau probable de l’humanité primitive. De là seulement elle aura pu rayonner, comme d’un centre, pour s’étendre dans plusieurs continens à la fois et donner lieu, après s’être différenciée sur place, le long des plages de la mer polaire à des émigrations successives, véritables essaims destinés à se propager, à se pousser et à se remplacer tour à tour, jusqu’au moment où chacun d’eux se sera cantonné dans une région à part, plus ou moins avancée vers le sud, et s’y sera arrêté pour y revêtir des caractères et des aptitudes définitives. Telle est la théorie qui s’accorde le mieux avec la marche présumée des races humaines. Il s’agit de démontrer qu’elle est également conforme aux données géologiques les plus autorisées et en même temps les plus récentes, enfin qu’elle s’applique, en dehors de l’homme, aux plantes et aux animaux qui ont accompagné ses premiers pas et qui lui sont restés le plus étroitement associés au sein des régions tempérées devenues plus tard le siège de sa puissance civilisatrice.


IV

Les lois générales de la géogénie favorisent d’une façon remarquable l’hypothèse dont nous venons d’ébaucher les traits. Pour s’en convaincre, il suffit d’interroger les interprètes de cette science et, parmi eux, le plus sage, le plus complet, comme le plus récent, l’auteur du dernier Traité de géologie, M. A. de Lapparent. Nous trouvions dans son livre l’exposé méthodique de tous les élémens de nature à rendre cette hypothèse vraisemblable. Que faut-il pour cela ? — Établir deux points essentiels qui ne seront sérieusement contestés par aucun géologue.

L’un est le refroidissement tardif et progressif des régions polaires, encore peuplées de grands végétaux., jouissant d’un climat plus tempéré que celui de l’Europe centrale actuelle, habitables et fertiles jusqu’au 80e degré, même au milieu des temps tertiaires. A partir de cette époque seulement, le refroidissement aurait fait de rapides progrès et les glaces, d’abord confinées sur le haut des montagnes, seraient venues prendre possession d’un sol destiné à devenir leur domaine exclusif. C’est ainsi que les contrées arctiques, sans être absolument fermées à la vie, ne lui auraient plus offert désormais que des conditions pénibles et exceptionnelles, Tel est le premier des faits que nous ayons à signaler. Dans de pareilles circonstances, l’homme aussi bien que les animaux et les plantes durent s’éloigner ou périr, émigrer de proche en proche ou se trouver réduits à une existence de jour en jour plus précaire. Il existe encore des hommes hyperboréens attaches à certaines parties de ces contrées glacées, misérables, errans, mais tenant à cette terre qu’ils se refusent à abandonner absolument, et sur laquelle ils ont réussi à persister. Ils obéissent ainsi à cet instinct du pays natal et des habitudes acquises plus fortes en eux que tout le reste ; mais ils diminuent graduellement et finiront sans doute par disparaître comme ils le font entendre eux-mêmes dans leur chant expressif et mélancolique.

Le second point à établir est la stabilité « relative » des masses continentales actuelles et de leur distribution autour du pôle arctique, occupé par une mer, tandis que l’autre pôle correspond à une calotte de terre ferme peu étendue entourée par un immense océan, L’importance du pôle arctique au point de vue de la production des plantes et des animaux et de leurs migrations, aussi bien que la nullité de l’autre hémisphère à ces mêmes points de vue, ressortant de ce groupement. L’essentiel est qu’il n’y ait rien de capricieux dans cette distribution des terres et des mers, qu’il y ait eu, sinon toujours, du moins très anciennement des terres émergées occupant une partie notable de l’hémisphère boréal, s’avançant très loin vers le nord et décrivent autour de la mer arctique une ceinture d’îles et de contrées plus ou moins attenantes.

C’est effectivement ce qu’enseigne la géologie. Les changemens, les immersions et émergions, n’ont jamais été que partiels et successifs. L’ossature de nos communs remonte a des âges très reculés. Il y a eu toujours une Europe, une Asie, une Amérique et aussi des terres polaires arctiques. Seulement, à travers bien des modifications que le temps a réalisées, on observe cette loi que c’est à l’aide d’agrégations, par des ceintures de plages soulevées, disposées autour des masses cristallines et des terrains primitifs émergés les premiers que les continens se sont formés. Pour ce qui est des alentours mêmes du pôle arctique, nous savons, à n’en pas douter, qu’il y a toujours eu dans cette direction, sinon des continens, du moins de grandes terres, longtemps peuplées des mêmes végétaux que le reste du globe, et qu’à partir d’une époque qui coïncide avec la fin du jurassique, le climat, d’abord aussi chaud là qu’ailleurs, a tendu à s’abaisser graduellement. L’abaissement s’est manifesté originairement dans une proportion des plus lentes ; lors du tertiaire, il était encore loin d’avoir atteint les limites actuelles, puisque plusieurs des arbres qui peuplaient le Groenland à ce moment : — séquoias, magnolias, platanes, etc., — n’acquièrent tout leur développement aujourd’hui que dans le midi de l’Europe et s’accommodent moins bien du climat de l’Europe centrale.

Nous sommes donc assurés de l’ancienne existence d’une bordure ou zone circulaire de terres voisines du pôle arctique et couvertes d’une riche végétation. La permanence d’une mer polaire n’est pas moins attestée par les fossiles recueillis de toutes parts. On sait à quel point les explorateurs de toutes les nations, et, récemment, l’intrépide Nordenskiöld, ont fouillé sous la glace de l’extrême Nord pour en retirer des documens de toute nature, surtout des empreintes végétales qui ont permis à M. Heer de reconstituer la flore arctique des divers âges aussi sûrement que s’il s’était agi d’un véritable herbier. Les alentours du pôle ont été longtemps habitables, et habitables par l’homme, dans un temps rapproché de celui où les vestiges de son industrie commencent à se montrer en Europe comme en Amérique. En passant ainsi des régions arctiques dans celles qui touchent au cercle polaire et, par l’intermédiaire de celles-ci en Asie, en Europe et en Amérique, l’homme n’aura fait que prendre la route qu’une foule de plantes et d’animaux avaient suivie, soit avant lui, soit en même temps, et sous l’empire des mêmes circonstances.

Effectivement, c’est à l’aide de migrations venues des environs du pôle que l’on explique généralement le phénomène des espèces disjointes, phénomène identique à celui que présente l’homme de l’ancien et celui du Nouveau-Monde comparés entre eux. En combinant les notions actuelles avec les indices fournis par les fossiles, — que l’on considère les plantes ou que l’on s’attache aux animaux, — on constate de nombreux exemples de cette disjonction qui fait voir des formes congénères, souvent même à peine distinctes, distribuées à la fois dans des régions discontinues et sur des points très éloignés de l’hémisphère boréal, sans qu’aucune connexion apparente, dans le sens des parallèles, explique une pareille communauté.

L’Europe témoigne par des fossiles irrécusables avoir possédé autrefois une foule de types et de formes végétales demeurés américains, qu’elle ne peut avoir reçus que de l’extrême Nord. Elle a eu certainement, par exemple, des magnolias, des tulipiers, des sassafras, des érables et des peupliers, assimilables de tous points à ceux que renferme l’Union américaine. Les deux platanes, celui d’Occident et celui de l’Asie-Mineure, auxquels il faut ajouter un platane fossile jadis européen, réalisent le même phénomène de dispersion. Notre continent, lors du tertiaire, a vu croître un ginkgo pareil à celui du nord de la Chine ; il a eu des séquoias et un cyprès chauve correspondant aux végétaux de ce nom, indigènes de la Californie et de la Louisiane. Le hêtre paraît avoir habité la zone circumpolaire arctique avant de s’introduire et de s’étendre dans l’hémisphère boréal tout entier. Il en est de même sans doute du sapin à feuilles d’if, dont M. Heer a signalé des vestiges reconnaissables provenant de la terre de Grinnel, au-delà du 82e degré de latitude, à une époque bien antérieure à celle où eut lieu l’introduction en Europe de cette espèce.

C’est à des émigrations venues, sinon du pôle, du moins des contrées attenantes au cercle polaire, qu’il faut attribuer la présence constatée dans les deux mondes de beaucoup d’animaux propres à l’hémisphère boréal. Cela saute aux yeux lorsqu’on parle du renne, du bison, du cerf ; mais cela doit être également vrai pour les animaux de temps plus anciens, et, bien qu’il n’y ait à cet égard d’autres preuves directes que l’abondance des restes de mammouths dans la haute Sibérie, la même loi concerne sans doute les éléphans et les mastodontes. Nous voulons parler ici des espèces de ces deux genres qui se propagèrent du nord au sud et furent, en Amérique comme en Europe, les compagnons de l’homme primitif. La connexion des masses continentales, étalant par-delà le cercle polaire une ceinture de terres à peine discontinues, donne la clé de tous ces phénomènes. La cause dont ils dépendent entraîne toujours des irradiations et, par suite, des disjonctions d’espèces et de races, quel que soit le règne que l’on considère.

Non-seulement le géologue que nous avons cité insiste en termes formels sur la régularité de « l’accroissement, par des adjonctions successives de couches sédimentaires, des noyaux primitifs » et, par une conséquence de ce processus, « sur la très ancienne date du plan sur lequel les masses continentales ont été constituées et dont les grandes lignes ont dû se dessiner dès l’origine[3] ; » mais il a encore exposé avec beaucoup de talent les raisons qui plaident en faveur du système géogenique développé par M. Lowthian Green[4] sous le nom de « système tétraédrique. » D’après ce système, la permanence des masses continentales et leur disposition dans un ordre déterminé autour du pôle arctique tiendrait à une loi primordiale dépendant de la structure même et des résultats de la contraction du globe terrestre à travers les périodes géologiques. Notre planète, d’abord fluide, puis solidifiée à la surface et obéissant, à mesure qu’elle se consolidait, à un mouvement de retrait, aurait pris au moins en gros une forme tétraédrique, en partie masquée par la mobilité de la masse liquide des océans, appréciable pourtant, si l’on fait abstraction de cette masse, pour ne considérer que la charpente et surtout les parties exondées et saillantes dans leurs rapports avec les parties déprimées et immergées qui répondent aux principales mers.

Pour faire admettre la possibilité de cette sorte d’écrasement du sphéroïde terrestre, M. Green et d’autres savans se sont appuyés sur des expériences fort délicates et concluantes qui justifient pleinement la supposition que l’écorce du globe aurait affecté en s’affaissant la figure tétraédrique, destinée, ajoute le géologue français qui nous sert de guide, « à lui assurer le plus longtemps possible la conservation de sa superficie. » — Mais, ces prémisses une fois concédées, il suffit de placer le tétraèdre terrestre de manière à ce que l’une de ses faces corresponde au pôle arctique et la pointe opposée à cette face au pôle antarctique pour obtenir aussitôt la dépression représentée par une mer occupant le premier de ces pôles, de même que la calotte saillante qui se montre à l’autre. Dès lors aussi, les trois pointes restantes du tétraèdre coïncideront avec les trois saillies continentales groupées dans l’hémisphère boréal autour de la dépression arctique et les arêtes de ces pointes marqueront les appendices, atténués vers l’hémisphère austral, des trois masses continentales. Au contraire, les trois faces allant aboutir à la saillie qui perce au pôle antarctique formeront le vaste océan austral, dont le prolongement dans la direction du nord donne lieu à trois mers : Pacifique, Atlantique et Indienne, terminées en sens inverse des continens qu’elles séparent. Il n’est pas jusqu’à la dépression méditerranéenne qui coupe les continens par le milieu et à la déviation vers l’est que présente leur pointe méridionale qui ne soient expliquées par le système de M. Green, qui a le mérite, selon M, de Lapparent, « de faire rentrer ces anomalies apparentes dans le cadre même de la symétrie tétraédrique. » En insistant sur une hypothèse encore nouvelle, mais que ses applications déjà variées, autant que la conception en est ingénieuse, semblent appeler à un grand avenir, nous avons voulu montrer que l’homme lui-même, ce dernier-né d’une création dont il résume en lui tous les traits, loin d’échapper aux lois générales que la science tend à établir, s’y conformait par ce qu’il laisse soupçonner de son origine et que, lié invinciblement aux plantes et aux animaux qu’il a su détourner à son avantage, soumettre à son service, ou combattre et finalement exterminer, il avait pourtant partagé leur destinée, dès qu’il s’agit de rechercher les traces de ses premiers pas, au sortir de la région mère reculée et encore indéterminée qui le vit naître et qui présida à son développement initial.

Avant de laisser ce qui touche aux origines présumées de l’homme, il est impossible de ne pas dire un mot des rapports que l’on a souvent cherché à établir entre lui et les pithéciens. L’homme primitif, d’après plusieurs savans de l’école transformiste, ne serait autre qu’un anthropomorphe perfectionné, physiquement en vue de la marche et de la station bipède, intellectuellement par le développement de la capacité crânienne, jusqu’au moment où le raisonnement qui consiste dans la faculté d’abstraire, en se servant du langage articulé, aurait pris chez lui la place de l’instinct. Les innombrables et indéniables connexions anatomiques ou physiologiques qui rattachent le corps humain à celui des singes, surtout des singes élevés en organisation, qui n’ont ni appendice caudal ni callosités aux fesses, et dont la face même, si l’on veut, et les allures ont quelque chose de singulièrement humain, favorisent ce système au moins en apparence. Il faut observer cependant que ces similitudes tiennent, en grande partie, au plan général sur lequel les vertébrés, et en particulier les mammifères, ont été tracés. L’homme, en dépit de son immense supériorité mentale, est un mammifère au même titre que les autres êtres compris dans cette division du monde animal. Son classement au point de vue physique est hors de contestation ; mais l’origine génétique ou, en un seul mot, la descendance, est une tout autre question, plus obscure et plus difficile à résoudre, même en acceptant les données purement darwiniennes. D’après celles-ci, l’homme serait certainement sorti d’une forme inférieure, dont il représenterait la culmination. Il serait le terme auquel aurait abouti une série, mais cette série, si l’on veut, cette tige dont l’épanouissement aurait eu l’homme pour couronnement, il n’est pa3 dit que nous la connaissions, ni qu’elle n’ait pu se dérober à nous dans le passé, encore moins que ce soit celle des pithéciens.

Les pithéciens, en effet, ont au fond d’autres attenances que des attenances purement humaines. Leurs allures sont plutôt analogues que directement assimilables à celles de l’homme ; autrement adaptés, ils paraissent avoir suivi une marche évolutive toute différente. Ils sont essentiellement grimpeurs, tandis que l’homme est exclusivement marcheur et a dû être toujours prédisposé pour la station bipède. Les plus élevés des pithéciens, ceux que l’on nomme anthropomorphes, marchent mal et difficilement. Lorsqu’ils quittent les arbres où ils demeurent plus habituellement, leur station est oblique, et dans la course ils replient les orteils pour ne pas toucher le sol de la plante des pieds. Il y a donc là un ensemble d’indices révélateurs qui autorisent à ne pas admettre sans examen et en dehors de preuves décisives, l’hypothèse de l’origine simienne de l’homme. Il y a plus, et les pithéciens paraissent avoir évolué en sens inverse de l’homme. Amis exclusifs de la chaleur, ils dépérissent rapidement quand on les sort des environs de la ligne pour les amener dans notre zone tempérée. Leur siège principal, la région qu’ils préfèrent, est compris entre les tropiques, qu’ils ne dépassent au nord, comme au sud, que par quelques-unes de leurs espèces et à la faveur de certaines circonstances. La zone tropicale est donc la zone de prédilection des singes et celle surtout qui convient exclusivement aux anthropoïdes. Ces derniers, à Java, dans le sud de l’Inde et au centre de l’Afrique, représentent les plus élevés des pithéciens, ceux qui physiquement tiennent à l’homme de plus près. — Ainsi, tandis que l’homme venu du Nord et probablement de l’extrême Nord, ne s’avance au sud qu’au moment où l’abaissement de la température favorise sa diffusion, les singes, dont une forte chaleur est l’élément vital, se développent dans un âge où l’Europe se trouve en possession d’un climat au moins subtropical, et ils s’éloignent de notre continent dès que ce même climat devient tempéré, de telle sorte que leur départ coïncide justement avec l’arrivée de l’homme. En un mot, les singes fuient pour retrouver plus au sud la chaleur qui leur est nécessaire, alors que précisément la diminution de cette chaleur semble ouvrir à l’homme l’accès des régions d’où ses devanciers sont définitivement exclus.

La nécessité de placer le berceau des pithéciens dans un pays chaud, contrairement à ce qui a dû se passer pour l’homme, donne la clé d’une particularité de la distribution géographique actuelle de ce groupe d’animaux. Nous voulons parler de la séparation des singes de l’ancien et du nouveau continent en deux groupes distincts, n’ayant pas la même formule dentaire, puisque ceux de l’ancien monde ont trente-deux dents, comme l’homme, et ceux de l’Amérique trente-six. L’importance de ce caractère, qui est grande en anatomie, oblige d’admettre une très ancienne séparation des deux groupes, sortis l’un et l’autre d’une transformation des lémuriens, tribu de grimpeurs à caractères ambigus, actuellement confinée à Madagascar, mais dont on a rencontré des vestiges certains à l’état fossile dans le tertiaire ancien, sur divers points de l’Europe, principalement dans les phosphorites du Lot. Ces lémuriens primitifs ont reçu de M. Delfortrie les noms significatifs de paléolémur et de nécrolémur. Pour expliquer, selon la doctrine transformiste, la descendance de l’ensemble des singes de l’ancien et du nouveau continent du rameau lémurien, il suffit de supposer qu’à une époque assez reculée pour que le refroidissement polaire fût encore peu sensible, les lémuriens se soient répandus dans l’hémisphère boréal tout entier, le climat chaud jusque dans le nord n’opposant pas d’obstacle à cette diffusion. Mais cette transformation des lémuriens en singes a dû demander un temps considérable, pendant lequel le groupe en voie de différenciation aura dû reculer de plus en plus vers le sud, de telle sorte qu’au moment où les pithéciens auront acquis respectivement les caractères spéciaux qui les distinguent dans l’ancien et le Nouveau-Monde, ils étaient déjà trop avancés dans la direction du Midi pour avoir encore la possibilité de se mêler ; les voies de communication, en un mot, étaient fermées derrière eux.

Appuyés sur cette base, interrogeons maintenant les documens paléontologiques. Qu’allons-nous voir en invoquant le témoignage de M. Gaudry, consigné dans son beau livre sur les Enchaînemens du monde animal[5] ? Les lémuriens, ces précurseurs des singes, se montrent seuls jusqu’à la fin de l’éocène. C’est plus tard, lors du miocène et non pas même du plus inférieur, à Sansan (Gers), à Saint-Gaudens (Haute-Garonne), à Monte-Bamboli en Toscane, plus loin à Pikermi (Attique), que l’on rencontre des pithéciens assimilables à ceux de la zone équatoriale « de l’ancien continent. » À cette époque qui est à peu près celle d’OEningen et de la mer mollassique qui partageait l’Europe de l’est à l’ouest, de la vallée du Rhône en Crimée, à travers la vallée actuelle du Danube, un climat subtropical régnait encore dans le centre de l’Europe, et les palmiers s’avançaient jusqu’en Bohême, le long des rives septentrionales de cette mer intérieure. C’est à la faveur de cette température que les singes occupaient alors l’Europe jusqu’aux approches du 45e degré, mais sans aller au-delà, remarquons-le, et dans un âge encore voisin du terme de leur évolution, soit que la région mère où ils achevèrent de se constituer ait été plus méridionale que l’Europe, soit qu’ils aient arrêté leurs traits définitifs sur le sol même de notre continent. Dans tous les cas, c’est bien à la chaleur seule que leur présence était due, puisqu’à partir du pliocène et, à mesure que les éléphans et l’homme lui-même commencent à se montrer, par une conséquence visible de l’abaissement du climat, alors cependant que les arbres des forêts canariennes couvraient encore la France centrale, les singes s’effacent pour ne plus jamais reparaître.

Le mesopithecus Pentelici, dont M. Gaudry a reconnu à Pikermi jusqu’à vingt-cinq individus, était assez petit ; il avait des membres de macaque avec une tête de semnopithèque. Il marchait à quatre pattes et se nourrissait de bourgeons et de feuillage ; mais le dryopithèque (dryopithecus fontani) de Saint-Gaudens, découvert par M. E. Lartet, avait la taille et présentait les caractères des singes anthropomorphes les plus élevés. Il existait cependant chez lui une différence sensible dans la dimension relative des prémolaires, qui empêche de l’assimiler à l’homme, l’importance de ce caractère étant très marquée en anatomie comparée. M. Gaudry reconnaît la supériorité de cet anthropomorphe fossile qui, dit-il, se rapprochait de l’homme par plusieurs particularités, comme le gorille, dont il retraçait certainement l’apparence. La saillie de ses canines, dépassant beaucoup les autres dents, imprimait sans doute à sa face une physionomie féroce et bestiale, éloignée de celle qui distingue la figure humaine. C’est pourtant à ce même singe que M. Gaudry est tenté d’attribuer les silex, intentionnellement éclatés selon l’abbé Bourgeois, trouvés dans le calcaire de Beauce, à Thenay (Loir-et-Cher), sur l’horizon géognostique de Saint-Gaudens, et que nous apprécierons bientôt. — Le pliopithèque de Sansan (Gers), dont il existe une mâchoire, ressemblait plutôt à un gibbon. Pour retrouver maintenant les analogues du pliopithèque et du dryopithèque de l’Europe miocène, il faut dépasser le tropique du Cancer et atteindre les environs du 12e degré de latitude nord soit en Afrique, soit en Asie. Le retrait est significatif ; il équivaut à plus de 30 degrés et, par conséquent, dans le cas fort probable où le même intervalle aurait autrefois existé entre le périmètre hanté par les anthropomorphes européens et la région natale dans laquelle l’homme aurait été originairement confiné, nous serions reportés à la latitude du Groenland actuel, par 70 ou 75 degrés. C’est là certainement un calcul hypothétique ; il est fondé pourtant sur ce double argument difficile à réfuter, tellement il s’enchaîne, que la séparation des pithéciens en deux groupes, à l’époque où leurs genres ont commencé à se différencier, s’est effectuée dans des régions trop méridionales pour leur permettre de communiquer entre eux, tandis que l’homme a dû avoir son berceau placé bien plus au nord pour avoir la possibilité de diriger simultanément ses premières émigrations dans les deux mondes.

Raisonnons un peu différemment et nous arriverons à une conclusion presque semblable : l’abondance des instrumens taillés à larges éclats, dans les vallées contiguës de la Somme et de la Seine. marque l’existence sur ce point de conditions extérieures évidemment favorables à la diffusion de l’homme, dont la race se multipliait alors pour la première fois. La flore de cette époque, observée à Moret, près de Fontainebleau, dénote un climat favorable au développement du figuier, du laurier, du gainier, et, par suite des aptitudes bien connues de ces plantes, la présence de conditions assimilables à celles que présente actuellement le midi de la France, vers le 42e degré de latitude. Mais, maintenant, pour atteindre, à partir du 42e degré, les régions voisines du tropique où les palmiers, les camphriers, les avocatiers se trouvent associés dans un même ensemble, il faut redescendre au moins de 12 à 15 degrés plus au sud et atteindre, vers le 30e ou le 28e degré de latitude nord, les Canaries, l’Egypte moyenne, le sud de la Perse, l’extrémité méridionale du Japon, enfin la Floride et les pourtours du golfe du Mexique. Nous retrouvons alors à peu de chose près les conditions climatologiques de l’Europe miocène, conditions à peine suffisantes pour faire vivre des anthropomorphes. Entre ces conditions et celles qui paraissent avoir favorisé pour la première fois l’essor d’une race humaine, il existe donc un écart d’au moins 12 degrés, plus probablement de 15 degrés de latitude ; — mais lorsque les palmiers sabals croissaient non loin de Prague et que les camphriers s’avançaient au nord jusqu’à Danzig, l’homme, si tant est qu’il existât, pouvait habiter sans inconvénient par-delà ou vers les alentours du cercle polaire arctique, à égale portée de l’Amérique du Nord et de l’Europe, qu’il allait bientôt peupler.

Une seule objection pourrait être opposée à cette manière de comprendre l’origine et l’extension première de l’homme, c’est celle-ci, que le genre humain n’est pas actuellement parqué ni limité, comme le sont les pithéciens. Si ces derniers ont été refoulés par l’abaissement de la température et que le froid toujours croissant leur ait tracé au nord des limites infranchissables, l’homme, de son côté, aurait dû être arrêté au sud par la chaleur, et pourtant non-seulement il a gagné la zone torride, mais il a traversé l’équateur pour aller au-delà occuper les régions australes jusqu’aux extrémités de l’espace habitable. Cela est vrai, l’homme s’est montré plus plastique que la plupart des animaux ; à un moment donné, il est devenu cosmopolite. C’est pour lui un caractère et une distinction de plus. Non-seulement il a su affronter le froid et ne pas abandonner entièrement les régions glacées du Nord, mais il n’a pas reculé devant les ardeurs du tropique. Partout il a reçu, en se localisant, l’empreinte des lieux où il se fixait, en se créant une foule de patries secondaires, au sortir de sa patrie d’origine. Remarquons-le, en insistant sur ce point que cette tendance vers la diffusion est une particularité distinctive de la race humaine ; remarquons bien que, sortie sans doute d’une région tempérée, c’est encore dans les régions tempérées qu’une fois localisée, elle a pu exercer et perfectionner à la longue ses plus nobles facultés. Ailleurs l’homme a vécu et il a réussi à se maintenir ; là seulement, toujours vers les mêmes latitudes, — que ce soit en Chine, en Chaldée, en Égypte ou sur les plages mexicaines, — l’homme a accompli ses destinées en se civilisant ; il a donné l’essor aux germes de supériorité qu’il gardait en lui, mais ces germes, déposés au fond de son âme par la volonté incompréhensible de celui dont il est l’image, sont demeurés faibles et inactifs dans une foule de races. Chez quelques-unes seulement ils se sont développés à des degrés inégaux, et finalement épanouis jusqu’à produire des fleurs merveilleuses.


V

Il ressort de l’exposé précédent que l’homme, au sortir d’une région mère encore indéterminée, mais qu’un ensemble de considérations engage à reporter au nord, a dû rayonner dans plus d’une direction ; que ces émigrations se sont constamment dirigées du nord au sud ; et qu’enfin, elles ont donné lieu à des races dont les plus anciennes, celles qui, dans leur exode, s’avancèrent le plus loin, auraient été aussi les plus inférieures. Les supérieures seraient celles qui, venues plus tard et localisées dans des conditions de climat particulièrement favorables, se seraient élevées graduellement jusqu’à atteindre, par le perfectionnement des facultés mentales et du bien-être matériel, cet état complexe qu’on désigne du nom de civilisation.

M. de Mortillet s’est préoccupé de cette marche et, persuadé que l’homme proprement dit, celui qui est sous nos yeux, l’humanité en un mot dont nous faisons partie intégrante, n’est qu’une résultante et, pour ainsi dire, le terme dernier d’une série de transformations successives, il distingue plusieurs hommes : l’homme tertiaire, l’homme quaternaire, l’homme actuel. L’homme du quaternaire ancien, celui du Néanderthal, de Denise et de Canstadt lui paraît déjà si différent du type humain historique que non-seulement il le sépare de celui-ci, mais qu’il crée pour les temps antérieurs au quaternaire une catégorie humaine ou pseudo-humaine d’un ordre particulier. Ce sont pour lui des « précurseurs de l’homme » auxquels inappliqué le nom significatif d’anthropopithèques (anthropopithecus), c’est-à-dire « hommes simiens, » parce qu’il les considère comme ayant précédé l’homme dans l’échelle des êtres, et constituant un type intermédiaire entre les anthropomorphes actuels et l’homme. Il s’agirait donc d’une créature assez élevée au-dessus du gorille et du chimpanzé pour avoir su tailler des cailloux et se servir du feu, assez inférieure pour n’avoir pu s’élever au dessus de cette industrie ni atteindre jusque l’homme proprement dit. En d’autres termes, c’est concevoir des races qui seraient aux Boschimans et aux Tasmaniens ce que ceux-ci sont ou paraissent être par rapport à nous, et retourner en définitive à la polygénie par un autre chemin, en la considérant comme successive et non plus comme simultanée et la repoussant au fond du passé, au lieu de l’établir comme une barrière séparatrice des diverses races actuellement existantes. C’est ce que la théologie ne repoussait pas d’une façon absolue, lorsqu’elle discutait l’existence possible des « préadamites. » La religion même semble désintéressée dans la question, puisque l’abbé Bourgeois, dont les découvertes ont donné lieu aux anthropopithèques de M. de Mortillet et qui n’en repoussait pas l’idée, a toujours passé pour un prêtre parfaitement orthodoxe, en même temps qu’il avait acquis le renom mérité d’un très habile observateur. Rien ne s’oppose donc à l’examen impartial de la question. On peut cependant formuler, à l’encontre des vues de M. de Mortillet, deux objections, l’une de fait, c’est que personne n’a jamais vu ces anthropopithèques dont la structure et les instincts ne sauraient être définis que par le « seul raisonnement ; » l’autre théorique, qui ne manque ni de justesse ni de portée, c’est que la distance qui aurait séparé le précurseur humain de l’homme lui-même n’est calculée que sur celle que l’on présume avoir existé entre l’homme quaternaire et celui de nos jours ; mais la seconde de ces distances qui devrait servir à mesurer la première est elle-même des plus incertaines et des plus difficiles à apprécier.

De l’aveu de M. de Mortillet, aveu naturel de la part d’un transformiste, la race « chelléenne, » celle dans laquelle se résume pour lui l’homme quaternaire, s’est elle-même modifiée peu à peu : « Son sang, dit-il, se trouve infusé dans la race nouvelle et pourrait même de nos jours reparaître par atavisme. » Il ne s’agit donc pas d’une barrière infranchissable, ni d’un homme entièrement spécial au quaternaire, ni à plus forte raison d’un homme exclusivement tertiaire, mais plutôt d’une transformation graduelle des traits physiques et des instincts du type de l’homme dans un âge trop reculé pour ne pas voir les indices perdre de leur sûreté et disparaître au fond du passé. La question se réduit en réalité à savoir s’il a existé en Europe, côte à côte avec les anthropomorphes dont la présence dans le miocène moyen de Saint-Gaudens est certaine, une race humaine, quelque primitive et rudimentaire qu’on la suppose, demeurée physiquement inconnue, mais possédant un instinct industriel assez développé pour tailler le silex, afin de l’utiliser comme instrument. Tout se résume donc, en ce qui concerne l’homme tertiaire, à rechercher si les instrumens recueillis à Thénay par l’abbé Bourgeois, et ceux découverts ensuite en Portugal dans un terrain plus récent, mais incontestablement tertiaire, sont authentiques, ou si l’on n’aurait pas confondu avec des objets intentionnellement façonnés de simples éclats et des fragment naturels.

Les notions relatives aux vestiges présumés de la présence et de l’industrie de l’homme, à l’époque tertiaire, ont été exposées avec une parfaite lucidité et une rare bonne foi par M. de Mortillet, à qui il est juste de rendre ce témoignage ; mais a-t-il réussi à apporter des preuves décisives à l’appui de sa conviction ? C’est là tout, autre chose et, en dehors de la théorie abstraite, une fois que les os rayés, incisés ou impressionnés ont été mis de côté, comme dus plutôt à la dent des animaux qu’à l’action de l’homme, une fois que les sépultures et les ossemens prétendus tertiaires ont été rejetés comme douteux ou introduits postérieurement à la formation du terrain qui les renferme, il ne reste comme dernier élément de la question à résoudre que les silex eux-mêmes, recueillis par l’abbé Bourgeois et considérés par lui comme taillés intentionnellement. Or Thénay est placé fort bas dans la série géologique des étages, telle que la donne M-. de Mortillet. Il appartient au calcaire de Beauce, rangé lui-même dans l’aquitanien, c’est-à-dire dans le miocène inférieur, sous les sables de l’Orléanais et sur un niveau antérieur à celui de Sansan, dont la faune comprend les anthropomorphes dont nous avons parlé.

À ce moment, l’existence des rhinocéros est encore douteuse ; les mastodontes ne se montrent pas, les éléphans sont très éloignés ; les ruminans inaugurent à peine leur évolution. ; les hipparions, ces prédécesseurs des chevaux, ne feront leur apparition que longtemps après ; les marsupiaux achèvent de disparaître et les carnassiers ne sont représentés que par des types ambigus. Aucune des formes animales qui devront accompagner les premiers pas de l’homme, aucune de celles qu’il aura à combattre ou qu’il lui faudra asservir, ne se laisse apercevoir. C’est pourtant au milieu de cette nature à l’état d’ébauche que l’homme serait venu se placer, déjà en possession du feu ! C’est au moins peu probable a priori. Il faudrait, pour en acquérir la conviction, pouvoir invoquer d’autres séries de documens que ceux qu’on nous présente et qui consistent, il faut le dire, bien qu’ils aient été choisis entre plusieurs milliers, en quelques nucléus irréguliers, craquelés à la surface et entourés le long des bords d’une ceinture de petits éclats supposés intentionnels. C’est évidemment quelque chose, mais ce n’est pas suffisant en regard des invraisemblances accumulées qui semblent se réunir pour conseiller de ne pas ajouter foi à de pareils indices. — L’être assez intelligent pour présenter au feu, qu’il aurait allumé et entretenu, des silex pareils, et à les façonner à l’aide de retouches ne se serait pas certainement arrêté à ce premier pas. Il en aurait franchi plusieurs rapidement, et, au lieu de rencontrer les instrumens chelléens à la base du quaternaire et dans l’âge de l’elephas antiquus, nous les trouverions plus d’un étage auparavant, et dès le niveau de Sansan, au plus tard vers celui d’Eppelsheim, sur l’horizon des hipparions, là où les riches dépôts de Pikermi et du Mont-Léberon ont permis à M. Gaudry de reconnaître et de reconstituer presque tous les êtres d’un même ensemble contemporain.

Les silex tertiaires du Portugal ne sont pas faits pour entraîner davantage la conviction. Ils ont été recueillis par M. Ribeiro et après lui par M. Bellucci. Ils proviennent d’une formation d’eau douce incontestablement tertiaire dont l’âge miocène récent a pu être déterminé avec certitude, d’après les animaux par M. Gaudry, d’après les plantes par M. Heer. La flore portugaise d’alors diffère peu de celle d’OEningen, en Suisse, qui se rapporte au même horizon géognostique. Elle présente une association d’ormes, de peupliers, de canneliers, de savonniers, de tamariniers qui témoignent de la douceur et de l’égalité du climat d’alors, d’un bout à l’autre de l’Europe. Placé dans un pareil milieu, l’homme y aurait assurément rencontré les conditions les plus favorables à son développement. Mais existait-il, était-il prêt à inaugurer ses voies, à faire « sa trouée à travers le monde ? » C’est ce qu’il faudrait pouvoir constater, et malheureusement il s’agit d’un dépôt de grès, mêlés de cailloux siliceux, en partie desagrégés, soumis à des érosions postérieures et à des influences atmosphériques qui expliquent les innombrables éclats épars sur le sol, et parmi lesquels ceux qu’on a crus taillés intentionnellement ont été triés après une longue exploration. M. Cazalis de Fondouce, qui faisait partie du congrès préhistorique de Lisbonne en 1880, a visité les couches miocènes de Monte-Redondo ; sa compétence en pareille matière ne saurait être récusée ; il insiste particulièrement sur les dénudations et les remaniemens postérieurs au dépôt des couches pour exprimer des réserves au sujet des éclats en très petit nombre qui paraissent assimilables à ceux de l’époque dite du Moustier. Il n’y aurait pas impossibilité qu’ils eussent été taillés par l’homme. L’un d’eux paraît avoir été retiré d’un lit miocène non remanié ; mais si le fait est admissible, ne vaut-il pas mieux attendre que de trancher déjà et sans preuve directe un aussi grand problème ? M. de Mortillet lui-même a la sagesse de ne rien affirmer au-delà de l’authenticité des instrumens eux-mêmes. Il ajoute que leur petitesse le porte à croire que les êtres qui les auraient fabriqués, proportionnés à cette faible dimension, n’étaient et ne pouvaient être de véritables hommes. Le doute que M. de Mortillet laisse planer sur les créatures dont il évoque l’intervention, nous retendons aux instrumens, nous reposant sur les découvertes futures du soin de déterminer une solution.

VI

Ce qui rend la persuasion plus difficile vis-à-vis du côté problématique que présente la question de l’homme tertiaire, c’est justement l’éclatante lumière de la période suivante, celle que M. de Mortillet appelle « chelléenne, » de la station de Chelles, près Paris, qu’il considère comme typique. L’homme s’y montre avec une industrie évidente, primitive, puisqu’elle comprend une seule catégorie d’instrumens, mais si nettement caractérisés par leur forme, leur procédé de fabrication à larges éclats, leur contour amygdaloïde ou deltoïde, et jusqu’à leur dimension, qu’il serait impossible à l’esprit le plus prévenu de ne pas les reconnaître au premier abord comme étant le produit d’une seule et même race. M. de Mortillet s’est attaché à en définir l’usage plus exactement que n’avaient fait ses devanciers. On les a souvent appelés des haches, et les découvertes promptement célèbres de M. Boucher de Perthes leur valurent le nom de a haches de Saint-Acheul, » lieu où elles abondent plus que partout ailleurs, à la base des graviers quaternaires de la vallée de la Somme. Mais le gisement de Chelles, dans la vallée de la Marne, est encore plus caractéristique. L’Elephas antiquus de Falconer, l’ancêtre probable de l’éléphant des Indes, le prédécesseur en Europe du mammouth, s’y trouve seul associé aux instrumens humains ; à Saint-Acheul, on rencontre plus fréquemment le mammouth, bien que la première espèce ne soit pas absente pour cela. Ainsi, l’homme chelléen aurait vu deux races d’éléphans se succéder, ou plutôt se mêler sous ses yeux. Probablement aussi le climat s’altéra insensiblement et devint plus froid, sans que ses mœurs ni son industrie en fussent troublées. A la longue cependant, le contre-coup des événemens physiques et biologiques dont l’Europe devint le théâtre aurait influé sur l’homme quaternaire, et la race chelléenne, devenue celle du Moustier, aurait transformé peu à peu ses habitudes, en même temps qu’elle façonnait d’autres instrumens.

Il n’y aurait rien eu de brusque ni de tranché dans cette évolution, née des exigences d’un climat qui augmentait peu à peu de rudesse, et contre lequel il fallait bien se précautionner. Il avait été d’abord remarquablement doux, favorable par conséquent à la propagation de l’homme et des grands animaux auxquels il était alors associé. L’époque chelléenne précède ce que l’on a nommé « le glaciaire, » c’est-à-dire la période correspondant à la plus grande extension des glaciers et aux phénomènes qui résultèrent de cette extension. La grande Mer du Nord, produit d’un affaissement des massifs britannique et Scandinave, n’existait pas encore. Le midi de l’Angleterre était soudé au continent. Le figuier et le laurier croissaient dans la vallée de la Marne. Tout un ensemble de grands animaux se groupaient autour de l’Elephas antiquus ; le priscus n’était autre que l’éléphant d’Afrique ; il s’avançait moins au nord que le premier, mais on observe entre eux des intermédiaires. Le rhinocéros de Merck est le compagnon habituel de l’éléphant antique. Les hippopotames se joignaient à eux et fréquentaient les eaux de tous les fleuves, dont les éléphans et les rhinocéros suivaient les bords. Un carnassier formidable, le « machœrodus, » achevait alors de disparaître ; le grand ours des cavernes se multipliait au contraire. Les chevreuils, les cerfs, les chevaux vivaient en troupes nombreuses. La température, dit avec raison M. de Mortillet, était douce, sans chaleurs trop vives. L’étude des végétaux autorise à admettre une humidité également répandue des environs de Paris à ceux de Tlemcen en Algérie, circonstance évidemment favorable à l’extension de l’homme, qui rencontrait partout à peu près les mêmes conditions d’existence. L’homme chelléen vivait en plein air, peut-être sous des abris légers, dans des cabanes de feuillage ; mais il ne fréquentait pas les cavernes et ignorait, à ce qu’il semble, l’usage d’ensevelir les morts, particularités qui expliquent à la fois l’abondance des instrumens de cet âge dans les alluvions et à la surface du sol de certains pays, leur absence des grottes qui servirent de lieu de refuge aux âges suivans, enfin l’extrême rareté des ossemens.

Il faut supposer que la race de Chelles avait trouvé dans la région correspondant aux vallées actuelles de la Seine, de la Marne et de la Somme des conditions spécialement favorables. Le nombre des instrumens recueillis sur les points restreints de cette région où l’on a pratiqué des fouilles le prouve suffisamment. Les silex de la craie fournissaient à la fabrication des matériaux abondans qui constituaient peut-être une source de richesse pour ces peuplades. M. de Mortillet estime à plus de vingt mille les échantillons retirés depuis vingt-cinq ans du plateau de Saint-Acheul, près d’Amiens, et le gisement est loin d’avoir été épuisé. Ce chiffre, en y joignant celui des pièces recueillies sur une foule de points de l’Oise, de Seine-et-Marne, de l’Yonne, de l’Aube, du bassin de la Loire, de la Normandie, etc., donne l’idée d’une population active, ayant atteint une certaine densité relative et dont aucun événement fâcheux n’aurait interrompu durant de longs siècles la paisible extension. On suit du reste la race de Chelles bien au-delà des limites que nous venons d’indiquer et qui marquent le périmètre des premières découvertes. Partout les instrumens restent les mêmes, mais la matière change, et là où les rognons de silex font défaut, d’autres substances dures et compactes, comme le quarzite, le jaspe, les grès fins, etc., ont été utilisées. C’est ce que l’on remarque principalement dans le bassin de la Gironde, où les cailloux roulés des roches pyrénéennes, qui sont répandus le long des affluens de gauche, ont servi à la fabrication des instrumens chelléens recueillis par M. Noulet d’abord et plus tard par M. d’Adhémar. Plus loin, vers l’ouest et le sud, les environs de Dax, le centre de l’Espagne autour de Madrid, le Portugal ; en Italie, la vallée du Pô, les environs de Pérouse, enfin le centre de l’Algérie, l’Egypte et même le Cap, témoignent, selon l’opinion raisonnée de M. de Mortillet, de l’extension de la race chelléenne, qui, toujours semblable à elle-même par les produits de son industrie, pourrait bien résumer les traits de cette première expansion à travers les continens qui nous a paru avoir dû caractériser la marche de l’humanité à son origine. Ce qui autoriserait cette croyance, c’est la présence non douteuse, tellement elle résulte d’une frappante similitude, de ces mêmes instrumens chelléens dans l’Amérique du Nord. Nous en avons déjà parlé d’après M. de Nadaillac ; M. de Mortillet n’est pas moins affirmatif à leur égard. Il les signale dans les alluvions glaciaires de la vallée du Delaware (New-Jersey), par 75 degrés de longitude ouest, d’une part, et, d’autre part, dans le bassin du Bridger (Wyoming), à la même latitude, entre le 40e et le 44e degré de latitude nord, mais à 4,000 kilomètres de distance des premiers, par 110 degrés de longitude ouest. L’Amérique aurait donc été peuplée aussi par la race chelléenne venue du nord en même temps qu’en Europe, pénétrant à la fois dans les deux continens, atteignant de part et d’autre la même latitude et armée des mêmes instrumens.

Ces instrumens si caractéristiques, leur uniformité même empêche de les méconnaître. Parmi eux, presque aucune diversité, comme dans les âges subséquens. La division du travail, cet indice certain de la supériorité industrielle, est ici réduite à son plus bas degré. La hache chelléenne, toujours la même, a cependant dû servir à plus d’un usage. C’était là son mérite aux yeux des hommes qui l’ébauchèrent, parfois avec une rare régularité ; c’est aussi le signe de l’évidente infériorité de la race qui sut la tailler et se borna durant des milliers d’années à son emploi exclusif, l’appliquant sans doute à une foule d’emplois. Mais, d’abord, est-ce bien là une hache au sens naturel du mot ? M. de Mortillet démontre victorieusement qu’il n’en est rien et, examinant de près l’instrument chelléen, il en précise les traits et en détermine la vraie nature. Impropre à tout emmanchement, uniquement destiné à être tenu en main, il mérite le nom de « coup de poing ; » en lui tout est calculé, la dimension, la forme du contour, dans le seul dessein de faciliter le mouvement de la main qui retenait et serrait ce disque en amande, pointu par une de ses extrémités, plus ou moins tranchant sur les bords, souvent échancré ou un peu tordu, fréquemment aussi demeuré brut par un bout, émoussé en manière de talon et fait pour être saisi et empoigné. L’homme chelléen devait attaquer ou se défendre avec un bâton, une massue en bois plus ou moins lourde et dangereuse ; mais, avec l’arme d’attaque ou de défense, qui a nécessairement péri sans laisser de trace, il possédait l’outil, l’outil indispensable, appliquant à toutes les fins, remplaçant à lui seul la hache, le couteau, le ciseau, la gouge ; perçant, sciant ou taillant selon le cas, aussi simple que l’intelligence qui l’avait créé et s’adaptant à tous les métiers, qui n’avaient alors ni nom ni but bien précis et se réduisaient à aider l’homme enfant dans ce qu’il voulait entreprendre. Quand on compare l’un à l’autre ces « coups de poing » chelléens, si peu variés en apparence, figurés dans le « musée préhistorique, » on discerne pourtant comme un germe encore faible de différenciation qui se laisse entrevoir. L’extrémité demeure brute et lisse, parfois arrondie et cylindrique, comme pour donner lieu à un manche, tandis que la sommité se rétrécit et s’allonge en une vraie pointe. Il semble qu’on reconnaisse les rudimens d’un poinçon ou bien qu’on aperçoive un coin. D’autres fois ; le disque, régulièrement amygdaloïde d’ordinaire, affecte un contour deltoïde, ou bien, au contraire, il offre l’aspect d’un fer de lance. Ce sont là pourtant des variations secondaires qui disparaissent généralement dans l’uniformité de la masse des objets réunis.

La division croissante, mais lentement effectuée du travail industriel, semble avoir été la tâche réservée à l’âge suivant, celui du Moustier, qui se soude au précédent et, avec une moindre perfection dans les détails, montre, en revanche, plus d’habileté et de rapidité dans le procédé, un sentiment plus utilitaire dans l’emploi du silex taillé. Les instrumens obtenus par percussion, et finis à l’aide de retouches, sont déjà bien plus variés et leur forme mieux appropriée aux usages auxquels ils étaient destinés. C’est donc une spécialisation plus avancée et qui tend à se perfectionner graduellement. Le climat européen est devenu plus rude ; les glaciers marchent vers leur plus grande extension ; l’homme « moustiérien » est obligé de s’abriter dans les cavernes, où les vestiges de son industrie deviennent aussi fréquens que ceux qu’il a laissés épars sur le sol. Du reste, selon M. de Mortillet et selon la vraisemblance, la race et l’époque du Moustier ne sont qu’un prolongement de celles de Chelles. Seulement l’homme, pressé par le climat, se réfugie dans des cavernes. Sous l’empire de nécessités qu’il ignorait, il éprouve des besoins auparavant inconnus. Il devient forcément plus industrieux ; il s’arme en vue du combat pour la vie, désormais plus rude. La nature vivante change autour de lui ; les grands animaux s’éclaircissent : le mammouth a décidément supplanté l’éléphant antique ; au rhinocéros de Merck a succédé le rhinocéros aux narines cloisonnées ; le cheval, le « mégaceros, » ou cerf des tourbières, au bois gigantesque, les ours, le glouton, le renne, le cerf du Canada, le bœuf musqué, l’aurochs entourent l’homme de leur foule et l’obligent à repousser leurs attaques, où l’engagent à les poursuivre. La chasse devient pour lui une nécessité de premier ordre ; mais, en définitive, c’est toujours la race chelléenne et ses rares débris qu’il faut interroger pour se faire une idée des traits physiques de l’homme européen dans la partie ancienne des temps quaternaires.

Tant que le soin de donner aux morts une sépulture durable n’a pas été une préoccupation chez les plus anciennes races, les chances de recueillir leurs restes authentiques et de reconstituer leurs caractères physiques, à l’aide de leurs ossemens, sont demeurées très faibles. Les fauves qui hantaient les cavernes y traînaient leurs victimes et elles-mêmes y restaient souvent à l’état de cadavres. L’homme qui, à partir du moustiérien, séjournait aussi dans les excavations, y a laissé les ossemens des animaux qu’il avait mangés, des débris de foyers et des instrumens mêlés aux cendres ; mais, s’il n’avait pas encore l’idée d’honorer ses morts en les déposant dans un lieu particulier, destiné à protéger leurs dépouilles, il ne gardait pas non plus ces dépouilles auprès de lui. D’ailleurs, il existe bien des usages relatifs à l’ensevelissement, et maintenant encore, les tribus de l’Amérique du Nord placent leurs morts sur des arbres ou les exposent dans des cabanes dressées sur des pieux. Ce sont là des rites qui peuvent et doivent avoir précédé ceux de la sépulture dans des grottes, puis sous des pierres disposées de manière à rappeler les grottes en les imitant artificiellement. L’homme qui choisit ce mode de sépulture obéissait visiblement à la pensée de procurer au mort une demeure semblable ou même supérieure en beauté à celle qu’il avait possédée de son vivant. Cette idée, déjà complexe, a dû venir tard. Il ne faudrait pas en conclure cependant que l’homme chelléen abandonnât ses morts sans aucun souci de leur donner une tombe ; mais si son arme principale, la massue, n’a pu laisser de vestiges, une sépulture à l’air libre n’en aurait pas laissé davantage, et, de plus, elle expliquerait la perte à peu près absolue des ossemens humains de l’époque. Les quelques débris venus jusqu’à nous seraient ceux d’individus morts par accidens, et cette circonstance permettrait de comprendre pourquoi la même pénurie n’a pas lieu pour les ossemens des autres animaux contemporains, qui n’auraient pas été, comme l’homme, systématiquement soustraits à l’enfouissement après leur mort.

Les pièces fausses ou douteuses, rapportées sans preuves à l’époque chelléenne, une fois écartées, M. de Mortillet ne retient pour légitimes qu’un bien petit nombre d’ossemens. Ils constituent la race qui, étudiée au point de vue purement anatomique, a reçu de MM. de Quatrefages et Hamy le nom de race de Canstadt, à cause d’un crâne extrait du lehm de cette localité, où il était associé à des os d’éléphant, en 1700, par le duc Eberhard de Wurtemberg. Ce crâne, celui d’Éguisheim près de Colmar, les blocs de Denise près du Puy, par-dessus tout le crâne de Néanderthal, enfin la mâchoire dite de la Noulette, c’est là tout et c’est, il faut l’avouer, peu de chose. Pourtant, c’est assez pour laisser reconnaître le front et le menton fuyant en arrière, les muscles fortement accusés, l’épaisseur des os, enfin la voussure surbaissée et remarquablement allongée, dans le sens antéro-postérieur, de la calotte crânienne. Voilà l’homme de Néanderthal de M. King, qui n’est guère comparable qu’au Boschiman et à l’Australien de nos jours, mais qui en diffère autant et plus, selon M. de Mortillet, que ceux-ci ne diffèrent de l’Européen. La saillie des arcades sourcilières, le développement de la partie occipitale du crâne, certaines empreintes de cicatrices remarquées sur l’individu retiré de la grotte de Néanderthal ont porté M. de Mortillet à le croire violent et batailleur ; il va même jusqu’à lui refuser le langage articulé, en se fondant sur l’absence de l’apophyse « géni ; » mais c’est aller bien loin sans doute dans la voie des conjectures à propos d’un si petit nombre de documens et si incomplets.

Nous ne savons rien de plus sur l’homme primitif européen. Se serait-il ensuite éteint au contact de races plus nobles et plus récentes, après avoir longtemps persisté aux mêmes lieux sans éprouver de changement ? Son extension simultanée sur un grand nombre de points donne lieu de penser qu’à l’origine au moins il représente, non pas une race particulière, mais un fonds commun destiné à se modifier peu à peu, après s’être localisé et particularisé, à la faveur des conditions de milieu très variées rencontrées çà et là. L’homme de Néanderthal serait alors la souche de ce qui a suivi. C’est lui qui, s’avançant vers le sud, aurait peuplé la terre et se serait ensuite divisé en races locales et en tribus. L’époque du Moustier montrerait, en Europe, la suite de ce premier état, et le phénomène de la localisation des races, dont nous avons parlé au commencement de cette étude, aurait poursuivi sa marche en amenant des résultats très divers selon les circonstances et les conditions. Les périodes qui suivirent celles du Moustier et qui sont nommées, l’une « solutréenne, » l’autre « magdalénienne, » par M. de Mortillet, à raison des stations typiques de Solutré (Saône-et-Loire) et de la Madeleine (arrondissement de Sarlat, Dordogne), correspondraient ainsi aux temps où l’homme localisé se transforme peu à peu, revêtant sur divers points les caractères spéciaux qui distinguent les races, développant des aptitudes aussi diverses que les lieux mêmes où il s’est fixé, s’arrêtant à des degrés inégaux et successifs de cette échelle qu’il a été destiné à gravir, mais qui ne conduit au plein exercice de ses facultés les plus nobles qu’à la condition d’atteindre les plus hauts échelons,


VII

Le « solutréen » n’est qu’une transition, et une transition assez rapide, même d’après les évaluations de durée relative adoptées par M. de Mortillet. Il semble que le solutréen réponde plutôt à un cantonnement régional qu’à une époque. En tout cas, cet âge conduit au suivant, celui de la Madeleine, ou « magdalénien. » Tous deux sont l’expression ethnique du glaciaire proprement dit, c’est-à-dire de cette période d’abaissement calorique qui coïncida en Europe avec le retrait graduel des glaciers, tandis que le climat tendait à devenir à la fois plus sec et plus extrême et que les grands pachydermes, spécialement le mammouth ; disparaissaient peu à peu, éliminés par la rigueur croissante des saisons et l’appauvrissement de la végétation. Au contraire, le renne et le cheval se multiplient. Le premier surtout, d’abord rare et sans doute confiné plus au nord ou dans le voisinage des montagnes, descend vers les plaines et occupe tout le centre de l’Europe, sans pénétrer cependant ni en Espagne, ni en Provence, ni en Italie. Malgré les innombrables variétés qu’il présente et qui n’ont pas été encore méthodiquement déterminées, ce renne est bien celui des Lapons actuels, qui s’est avancé au cœur de l’Europe, à la faveur du froid et de l’extension énorme des glaciers. Il abonde dans la plupart des stations solutréennes ou magdaléniennes. Plus tard, il remontera vers le cercle polaire, dont il ne quitte pas actuellement les alentours. Au milieu d’une foule de fauves énumérés par M. de Mortillet et que l’homme devenu chasseur poursuit pour se nourrir, de leur chair, se vêtir de leur peau, et dont il utilise les parties dures en vue de son industrie, le renne et le cheval tiennent le premier rang. À Solutré, le cheval domine ; on a compté les squelettes de vingt mille au moins, peut-être de quarante mille individus. C’est bien le cheval actuel, avec une tête plus grosse relativement au corps, qui est petit ou de taille moyenne, avec des membres forts, des muscles vigoureux. Il se rapproche par certains détails anatomiques de l’hipparion son ancêtre. Ni le cheval ni le renne n’étaient alors domestiqués, et le chien était encore inconnu. C’est à la course ou par des pièges que l’homme de cette époque s’emparait des animaux ; il les tuait sur place ou les garrottait pour les apporter sur les points où il habitait et s’en nourrir. Le mammouth était alors une sorte d’animal légendaire, retiré au fond de certaines forêts, excitant la curiosité, assez répandu pourtant pour fournir de l’ivoire et aussi pour que l’homme de cet âge, (frappé de son aspect, ait songé à graver ses traits, que son burin nous a naïvement transmis. Effectivement, l’homme de Solutré et de la Madeleine est devenu artiste à sa manière ; matériellement et psychologiquement, son état s’est modifié et les progrès accomplis sont immenses. La division du travail industriel, longtemps obscure et à peine marquée, est maintenant effective. Si le silex, la pierre pour mieux dire, est encore la seule matière employée au début, à Solutré, la taille atteint son apogée ; les pointes en feuilles de laurier étonnent par leur extrême régularité et la finesse de leurs retouches. Les pointes « à cran, » disposées pour être emmanchées, sont très habilement exécutées. Cependant, durant le cours du magdalénien, un nouvel élément industriel vient s’ajouter au premier ; l’os est travaillé à son tour, ainsi que l’ivoire et la corne des cervidés. C’est là une transformation et un progrès véritable. La substance employée se spécialise aussi bien que l’instrument lui-même. Nous avons vu les pointes de javelots et de dards, très artistement retouchés sur les deux faces, destinées à être emmanchées ; les grattoirs ne sont pas moins bien appropriés à l’usage auquel ils étaient exclusivement appliqués. Dans le magdalénien, les instrumens conservent ce caractère d’utilité immédiate ; ils fournissent la lame, le perçoir, le burin, la scie. Avec l’os travaillé paraissent les aiguilles, les harpons, enfin les objets de pur ornement, les sculptures et ciselures.

Certaines représentations donnent de curieux détails sur l’homme et les animaux de l’époque. Le renne, l’ours, le mammouth ont été figurés. L’homme est toujours nu ou paraît l’être. On connaît l’image d’une femme enceinte dont le corps semble couvert de poils abondans ; mais ce sont peut-être des rides ou encore l’indice de vêtemens de peaux. Un homme marche avec un bâton appuyé sur son épaule. D’après M. de Mortillet, les mains ouvertes ne montreraient jamais le cinquième doigt, toujours replié sous les autres, et cette allure aurait caractérisé l’homme magdalénien. Nous disons l’homme, mais il ne faut plus ici, croyons-nous, le prendre d’une façon générale. De même que, par la division du travail, les produits de l’industrie se sont spécialisés, de même, après une première extension, les races humaines se sont différenciées en se localisant. Ce sont les plus anciens résultats de cette localisation en Europe que nous découvre le magdalénien. La race de Solutré, dont les pointes en feuille de laurier sont si achevées, celle plus récente et plus artiste des grottes du Périgord, dont nous admirons les dessins naïfs et les essais de sculpture, nous traduisent les premiers efforts de cet esprit d’initiative et de progrès relatifs qui, après la localisation des races humaines, conduisirent quelques-unes d’entre elles à des inventions matérielles et à des conceptions idéales et par elles jusqu’aux limites de cette culture suprême de l’ensemble de nos facultés qui mérite le nom de civilisation. Nous sommes encore bien loin certainement de ce niveau élevé qu’un très petit nombre de races réussirent seules à atteindre. Les tribus dont nous nous préoccupons ici, et qui peuplaient la France avant la fin du quaternaire, avaient bien en elles quelques éclairs avant-coureurs de cet esprit intuitif, quelques germes latens de sens créateur et initiateur ; mais, en regardant les choses de plus près, on comprend que ces germes, étouffés à leur naissance, n’ont rien de fécond ni de définitif ; il s’agit plutôt d’une éclosion hâtive, d’un signal qui ne sera répercuté par aucun écho.

Comme le démontre avec raison M. de Mortillet, dans cette Europe du quaternaire récent, l’homme de la Madeleine est chasseur, actif, ingénieux, frappé du spectacle que déploie autour de lui la nature vivante. Il possède un foyer ; il a ses joies et ses tristesses, il célèbre ses chasses, il sait se procurer certaines jouissances à l’aide des arts d’imitation et d’ornementation. Enfin il reconnaît des rangs et une hiérarchie, puisqu’il possède des insignes d’honneur et des marques de commandement ; mais c’est là tout : point d’agriculture, aucune domesticité ; si ces hommes prennent soin de leur sépulture, elle est placée en plein air ; et aucun indice légitime n’a encore permis de signaler des tombes de cet âge, construites avec la pensée de protéger les restes des morts en leur élevant un abri durable, imité de leur demeure pendant la vie, selon des rites et dans des lieux déterminés. Tout cela est réservé à l’âge suivant. On voit que nous ne touchons pas encore, surtout en Europe, à l’aurore des plus anciennes sociétés régulières. L’âge magdalénien répond à un état particulier qui nous montre les résultats des plus anciennes localisations des races humaines, désormais parquées dans des régions où elles se développent à part, mais bientôt aussi se touchant, se pénétrant et se mêlant à l’aide d’émigrations qui leur ont très rarement permis d’accomplir entièrement à l’écart leur perfectionnement définitif.

Quelle était cette race magdalénienne ? Peut-on se prononcer à l’égard de ses traits physiques et de sa structure ostéologique ? Une découverte demeurée célèbre, celle des sépultures de Cros-Magnon, due à M. Louis Lartet, qui avait extrait plusieurs corps d’une grotte renfermant des débris de l’âge de la Madeleine, avait porté la plupart des savans à considérer ces restes comme ceux de la race artistique du Périgord. Mais cette opinion, adoptée par les auteurs du grand ouvrage Crania ethnica, est repoussée par M. de Mortillet, qui découvre à Gros-Magnon, ainsi qu’à Furfooz, à Aurignac, et à Menton des indices de remaniemens postérieurs, opérés à l’âge de la pierre polie ou « robenhausien. » On aurait alors utilisé comme lieux de sépulture les réduits et les grottes habitées antérieurement par l’homme de la Madeleine, qui, lui, ne pratiquait pas ce mode d’ensevelissement. Cette circonstance, d’ailleurs, explique naturellement, comme nous l’avons déjà dit, la rareté des ossemens de cet âge, rareté singulière au premier abord, si l’on s’attache à la multitude des produits de l’industrie. L’auteur que nous suivons ne supplée que bien imparfaitement à cette lacune par des inductions tirées de l’étude des diverses représentations humaines dues aux dessinateurs magdaléniens. Les traits que l’auteur prend pour des poils et qui témoigneraient de la villosité des hommes de ce temps, ne seraient-ils pas plutôt des indications grossières de vêtemens appliqués sur le corps et provenant de la dépouille des animaux ? Il est certain que de pareilles œuvres, en leur attribuant une certaine naïveté dans le rendu, ne sauraient reproduire que des contours approximatifs, analogues à ceux que trace sur nos murs la main furtive des enfans ou celle des personnes dont le dessin n’a pour guide que le seul instinct. Pour M. de Mortillet, la race européenne magdalénienne n’aurait été qu’un prolongement modifié de celle de Chelles et du Moustier. Les mélanges par migration, la coexistence de plusieurs races différant par le crâne, brachycépales et dolichocéphales juxtaposés, seraient postérieurs au quaternaire récent, postérieurs à l’extinction du mammouth et au retrait du renne se repliant vers le nord. Alors serait venu un âge pendant lequel le climat s’adoucissant de nouveau, les glaciers s’étant retirés jusqu’au pied des montagnes, la mer ayant abandonné le nord de l’Europe pour se renfermer dans ses limites actuelles, une ère nouvelle aurait été inaugurée. C’est cette ère de développement et d’activité continus, dont les progrès nous conduiraient enfin de terme en terme jusqu’à l’invention des métaux et ensuite jusqu’à l’histoire proprement dite. Mais cette période dernière comprend elle-même plusieurs sous-périodes. Les métaux sont d’abord inconnus, et en admettant même, ce qui est fort possible, que leur usage ait été découvert plus tôt sur un point que sur un autre, en Asie qu’en Europe, par exemple, sur les lieux mêmes où ils auraient été trouvés et mis en œuvre avant de l’être ailleurs, il a existé forcément une période pendant laquelle la pierre était encore la seule matière employée pour la confection des instrumens de travail. Certains arts, point de départ nécessaire de toute société, avaient pourtant commencé à être exercés : ainsi, la domestication des animaux utiles, à commencer par le chien, l’agriculture et, par suite, l’adoption de certaines plantes alimentaires, l’usage de la poterie, enfin un groupement des hommes et de leurs habitations en vue d’une défense commune, en vue aussi de la pratique des rites religieux et des honneurs rendus aux morts, tels sont les points principaux qui marquent les linéamens des plus anciennes sociétés et qui se rattachent à un ordre d s choses antérieur, non-seulement à toute civilisation naissante, mais à l’invention même des métaux.

C’est à une semblable époque, ayant laissé, sur une foule de points de l’Europe, de la Scandinavie à la Suisse, du cœur de la France au sud de l’Italie et ailleurs, des milliers de vestiges de toute sorte que AL de Mortillet a appliqué le nom de robenhausienne. Pour le suivre sur ce nouveau terrain et s’avancer jusqu’à l’âge du bronze, il faudrait entrer dans des détails qui nous entraîneraient trop loin. Le rohenhausien est l’époque des dolmens et aussi celle des cités lacustres. L’homme commence alors à sortir de l’enfance. S’il ne connaît pas l’usage des métaux, du moins en Europe ; s’il ne possède qu’une agriculture et une industrie rudimentaires ; si, à certains égards, son existence est misérable, obligé qu’il est pour éviter la famine de ne négliger aucune ressource alimentaire en ayant recours dans sa détresse aux mûres, aux cornouilles, à la châtaigne d’eau, aux pommes sauvages, pourtant il sème déjà le blé et l’orge, il tisse de grossières étoffes de lin, il façonne des vases en poterie et les fait durcir au feu, enfin, il élève à ses morts de véritables monumens, qui ne sont que des grottes artificiellement reproduites à l’aide de pierres brutes régulièrement disposées. Les rites et l’invocation religieuse, les procédés de médecine et de chirurgie, une sorte de luxe dans le mobilier, des pratiques : les unes superstitieuses ou singulières, comme la trépanation ; les autres rationnelles et relatives aux réductions des fractures, commencent alors à se répandre. On sent que l’on touche au moment des grandes inventions, des efforts gigantesques tendant à élargir le cercle d’abord si étroit des connaissances et des procédés.

Ces élans de l’homme primitif, arrachant à la nature ses secrets, auront par eux-mêmes quelque chose de plus spontané que nos évolutions sociales si complexes, si étroitement enchaînées à un progrès antérieur. Le rôle des initiateurs qui, s’instituant chefs de tribus, surent les grouper, les réunir dans des villes et leur donner des lois marquées de l’empreinte de leur génie, nous a été transmis comme un des plus lointains souvenirs de l’histoire. Ménès, Nemrod, Assur personnifient sans doute des peuples entiers ; mais ces peuples qui naquirent un jour à la vie politique, c’est le plus souvent à l’aide d’une action réellement individuelle, par l’influence des héros, des êtres inspirés et supérieurs, qu’ils percèrent la nuit qui avait enveloppé leur berceau. Lorsque les circonstances et la race combinées amenèrent ces sortes d’élans, l’homme encore jeune et demeuré plastique n’eut qu’à se précipiter dans la voie nouvelle qui s’offrait à lui. L’espace qu’on lui montrait s’étalait à perte de vue et, dans ses visions, il entrevoyait confusément d’immenses destinées. Il se levait alors et suivait les chefs en qui s’incarnaient ses instincts et qui formulaient ses aspirations. Si loin que remonte l’histoire, elle ne va pas jusqu’à ces scènes primitives, qu’elle laisse pourtant deviner. S’il nous était donné de les reconstituer, nous verrions les peuples, au sortir de l’inconscient, s’éveiller à la vie sous l’empire d’idées qui, devenues ensuite traditionnelles, les gouverneront durant des siècles.

L’idéal ne s’est révélé à l’homme que lorsque celui-ci a su le ravir avec une violence instinctive ; mais alors aussi une sorte d’enivrement est venue saisir les esprits, devant qui s’ouvrait pour la première fois l’accès de ce monde des idées, sans lequel notre race, limitée à un horizon borné à quelques inventions matérielles, y serait restée à jamais confinée. Elle n’aurait ainsi pas même atteint le positif et le réel, en renonçant à poursuivre le spirituel et le divin. C’est là ce qui explique l’extrême inégalité des races humaines. Elles ont toutes possédé originairement la faculté innée de se perfectionner, mais cette voie du perfectionnement, avec ses mille degrés successifs, beaucoup ont cessé de bonne heure de la gravir ; d’autres s’y sont engagées résolument, et, arrivées à une certaine hauteur, elles ont senti palpiter en elles comme un germe mystérieux ; une vibration inconnue leur a révélé une sorte d’harmonie dont rien jusque-là ne leur avait fait soupçonner l’existence. C’est l’écho de cet enchantement de l’intelligence qui naît à la lumière, dont les premiers Védas ont gardé le retentissement à peine affaibli. — Quand les Aryens, nos lointains ancêtres, s’éveillèrent à la vie sociale, dans les hautes vallées de l’Asie, entre le Caucase et l’Indus ; quand ils marchèrent insoucians et enthousiastes dans plusieurs directions, hors de leur paradis terrestre, invoquant la divinité protectrice et l’apercevant dans les nuages, dans la lumière du soleil, dans la foudre, se croyant aux prises avec des forces mystérieuses et leur prêtant l’idéal qu’ils portaient en eux ; quand ils joignaient à des mœurs simples, à l’instinct des arts, aux pratiques de l’agriculture, le sentiment de ce qui élève l’âme, l’amour de la famille, l’impression de cette beauté souveraine qui rayonne dans la nature, ils représentaient bien alors le type de ce que l’homme a de plus pur, de ce qui lui a donné l’empire, enfin de ce qui seul peut maintenir cet empire aux races demeurées fidèles à leur plus haute destinée, en éloignant d’elles-les risques de la déchéance.


G. DE SAPORTA.


  1. Histoire universelle : les Égyptes, par M. Marius Fontane, ch. V, p. 75. Paris, 1882, Lemerre.
  2. Leçons sur l’homme, sa place dans la création et dans l’histoire de la terre, par Carl Vogt, seizième leçon.
  3. Traité de géologie, par A. de Lapparent, p. 1245 à 1248. Paris, 1883, F. Savy.
  4. Vestiges of the moltett Globe. London, 1875.
  5. Les Enchaînemens du monde animal, par A. Gaudry, membre de l’Institut. Paris, 1878, F. Savy.