Un Essai d’histoire idéale - Merlin l’Enchanteur

Un Essai d’histoire idéale, Merlin l’Enchanteur, de M. Edgar Quinet
Revue des Deux Mondes2e période, tome 29 (p. 170-203).
UN ESSAI
D’HISTOIRE IDEALE

Merlin l’Enchanteur, par M. Edgar Quinet ; 2 vol. in-8o, Michel Lévy.

Nous nous accusons d’un goût très vif pour les œuvres qui ouvrent de nouveaux horizons à l’imagination, ces œuvres fussent-elles même défectueuses et incomplètes, et pour les esprits animés d’une courageuse inquiétude, qui ne sont jamais satisfaits d’eux-mêmes, qui font effort pour se surpasser et ne craignent pas de s’engager dans des routes où leur génie n’a pas encore marché, ce génie dût-il s’y égarer ou n’arriver au but qu’après de longs détours et d’innombrables circuits. C’est à ce titre que nous nous empressons de signaler le nouveau livre de M. Edgar Quinet, Merlin l’Enchanteur. Merlin est une tentative nouvelle, un effort nouveau de l’auteur d’Ahasvérus. La tentative est noble et hardie, l’effort est laborieux, soutenu et puissant. Le génie qui est propre à M. Quinet courait risque d’être écrasé sous le fardeau qu’il a essayé de soulever, et de périr dans le combat qu’il engageait avec les bataillons sans cesse renaissans d’idées et de formes qu’il a voulu conquérir et dompter. Il n’en a rien été heureusement. Le champion est sorti de cette lutte un peu haletant, tout baigné d’une noble sueur, l’armure froissée et bosselée en quelques endroits, mais sain et sauf et sans blessure. Loin de nous l’idée de vouloir lui faire un reproche de ces marques de fatigue que nous croyions apercevoir çà et là dans son livre : nous serions plutôt tenté de lui en faire gloire, car elles sont le témoignage de son courage intellectuel, en quelque sorte la récompense de son effort ; elles indiquent à quel point il avait pris sa tâche à cœur, et combien la lutte a été sérieuse et acharnée. D’ailleurs, eût-il été écrasé, nous applaudirions encore à sa défaite, car l’effort quand il est sérieux, n’est jamais stérile, et la défaite, quand on ne l’a subie qu’à bout de forces, est plus féconde que le succès légèrement acheté. Un succès facile en littérature ne profite à personne, pas même à l’écrivain qui réussit. Un insuccès glorieux au contraire vaut toujours une victoire, sinon pour l’auteur, au moins pour l’esprit public. Certaines œuvres inachevées et incomplètes ont une valeur fécondante que ne possèdent pas des œuvres plus achevées, stériles par leur perfection même ; elles sont une initiation, elles ouvrent des voies nouvelles, brisent de vieux moules usés, sollicitent la pensée et l’imagination des lecteurs, rendent faciles aux survenans les victoires qu’elles n’ont pu remporter. Ces œuvres sont des germes qui se développeront sous les soins de mains plus heureuses, et de la plupart d’entre elles on peut dire ce que dit trop modestement de lui-même M. Quinet dans la préface de son livre : « Ce que j’ai dit vers la fin de mon ouvrage n’est pas un vain ornement d’imagination. C’est en toute vérité que je laisse au lecteur le rameau qui m’a fait pénétrer dans le monde de Merlin. Toi qui me lis, empare-toi à ton tour de ce rameau de coudrier que je te transmets. Prends les fruits que j’ai abandonnés volontairement sur la branche pour te laisser le plaisir de les cueillir toi-même. »

En écrivant Merlin l’Enchanteur, M. Quinet a poursuivi à la fois la réalisation de deux entreprises, une entreprise littéraire, une entreprise philosophique. Expliquons-les l’une et l’autre. La plupart de nos lecteurs connaissent sans doute les œuvres poétiques que M. Quinet a signées de son nom, et savent combien lui sont chères ces formes symboliques dont il a fait la connaissance durant sa longue intimité avec la philosophie et la littérature allemandes. Il aime à s’entretenir avec les sphinx sur l’éternité, avec les obélisques sur les secrets du désert, avec les hiéroglyphes sur les doctrines sacrées des premières civilisations, avec les étoiles sur la science des mages de Perse et de Chaldée, avec la statue mélodieuse de Memnon sur les mystères de la poésie. Dans son nouveau livre, M. Quinet est resté fidèle aux anciennes tendances de son esprit ; il continue avec les idées ces conversations qui lui ont toujours été si chères. Ce qui est changé, c’est son langage. Jusqu’à présent, il avait toujours été un interlocuteur respectueux non moins qu’éloquent ; il se promenait à travers le monde de l’intelligence comme un lévite à travers un temple ; les idées étaient pour lui augustes et sacrées. En les contemplant, il se sentait frémir d’un enthousiasme religieux, et, sous l’empire de ce sentiment, les hymnes abondaient naturellement sur ses lèvres. Sa voix s’élevait ample et sonore, comme pour remplir la voûte d’un temple ou d’une cathédrale ; il semblait que son langage ne pût jamais être assez majestueux et assez sublime. Personne n’a eu de notre temps pour les idées le même genre de respect que M. Quinet ; d’autres ont eu pour elles le respect froid et poli du courtisan devant son roi, ou la déférence d’un serviteur dévoué à son maître jusqu’à la mort ; lui, il a eu pour elles un respect sacerdotal. On eût dit qu’il les considérait, ainsi que le fidèle considère son Dieu, comme d’une essence supérieure à l’intelligence humaine : jamais il ne les abordait de trop près ; il se tenait debout et la tête droite en face d’elles, et cependant à distance, non par crainte superstitieuse, mais par déférence libre et volontaire. En sa compagnie, nous étions bien loin de ces profanateurs qui, considérant les idées comme leur propriété, ne craignent pas de porter la main sur elles, même au risque de les blesser et de les déshonorer, qui ne rougissent pas de les réduire en esclavage pour les besoins de leur intelligence, et de les traîner hors du sanctuaire pour en faire les captives de leur âme. On peut dire en toute vérité que si M. Quinet a levé les yeux vers les idées, il n’a jamais porté la main sur elles. À mesure qu’il avance dans la vie, M. Quinet semblerait disposé à devenir, non pas moins respectueux, mais plus familier. Vous connaissez ces déterminations qui sont comme les coups d’état de l’âme ennuyée du statu quo dans lequel elle vit, ces déterminations qu’on exécute avec un mélange de timidité et de décision, le visage empreint de résolution et le cœur palpitant d’anxiété. C’est un de ces coups d’état que M. Quinet vient d’accomplir courageusement, avec une résolution qui lui fait honneur. Cette résolution est bien nettement marquée par l’étendue de l’ouvrage, qui se compose de deux volumes, chacun de cinq cents pages. On n’écrit pas une œuvre aussi considérable sans un parti pris bien net et bien arrêté ; c’est donc un véritable coup d’état que M. Quinet a voulu exécuter, et a exécuté contre lui-même, contre son génie et la nature des rapports qu’il avait entretenus jusqu’alors avec le monde de l’intelligence. Il a voulu savoir jusqu’où il pouvait aller dans la familiarité de ces souveraines et de ces déesses qu’il s’était jusqu’alors contenté d’adorer avec des frémissemens d’éloquence ; il a voulu savoir s’il pouvait pénétrer dans leur intimité sans les blesser ; il a voulu savoir si, sans manquer à ces lois de religieuse déférence qu’il a pratiquées envers elles toute sa vie, il pouvait en leur présence se permettre de détendre la gravité habituelle de son visage, et oublier dans l’abandon du discours la distance qui sépare le sujet du souverain. Sans renoncer à son ancien mysticisme, il a donc essayé du ton familier, de l’ironie, voire de l’enjouement et de la gaieté, et il s’est tiré victorieusement de cette épreuve.

La nature particulière du respect de M. Quinet pour les idées lui rendait cette entreprise particulièrement périlleuse ; mais elle serait hardie pour tout autre écrivain que lui. Chose remarquable, il est très difficile à l’homme d’être familier avec les idées. Il lui est plus aisé de les maltraiter et de les brutaliser que d’entrer dans leur intimité. Rien, paraît-il, n’est difficile à l’intelligence comme de garder une juste mesure entre l’adoration religieuse et l’obséquiosité servile ou le laisser-aller brutal. Il exista autrefois un peuple possesseur de dons admirablement équilibrés, qui connut et appliqua cette juste mesure avec un bon goût qui n’a pas été surpassé et un abandon inimitable ; mais depuis les Grecs il y a eu peu d’exemples, dans le monde intellectuel, de cette familiarité aristocratique grâce à laquelle l’esprit peut converser avec les idées librement, parce qu’il se sent de même race qu’elles, et respectueusement parce qu’il respecte en elles sa propre noblesse. Presque nulle part dans nos temps modernes on n’aperçoit de traces de cette courtoisie noble et de cette politesse sans gaucherie d’aucune sorte que possédèrent les seuls Athéniens. Je me demande souvent en lisant les écrivains modernes, même les plus grands, quel air peuvent avoir les déesses de l’intelligence, Euterpe ou Polymnie, quand elles écoutent certains discours où, sous prétexte d’expliquer leur beauté et leur grandeur à la foule, l’auteur les tutoie grossièrement et les rudoie avec une tendresse malséante. Si l’on veut savoir à quel point cette familiarité est difficile, il faut prendre les écrits de l’homme qui dans les temps modernes a eu le plus grand respect pour les idées, et qui a pu à bon droit se vanter d’avoir le plus vécu dans leur commerce intime : Gœthe. Quoi qu’il ait fait, il a réussi plutôt à nous montrer qu’il était reçu et admis dans leur compagnie qu’à nous donner une excellente opinion du ton qu’il apportait dans cette société divine. Ouvrez son Wilhelm Meister, un des livres les plus dignes d’être médités : si vous y regardez bien, il vous laissera une impression choquante. Il y a une sorte de cynisme dominateur, une sorte de brutalité triomphante, comparable à celle de l’amant qui est sûr d’être aimé quand même, dans la manière dont Gœthe traite les idées. Malgré tout son orgueil, et peut-être à cause de cet orgueil même, il les a humiliées et abaissées. Pour leur donner un aspect familier, il les a revêtues d’un costume de trivialités. Dans quelle singulière société ne les a-t-il pas forcées de vivre, et quelles étranges expériences ne leur a-t-il pas fait traverser ? Il les a mêlées à des comédiens ambulans, à de jeunes bourgeois enthousiastes tout frais échappés du comptoir paternel, à des musiciens de grand chemin, à des funambules de place publique, à des pécheresses de caravansérail allemand. Quelle singulière compagnie pour ces filles divines que Marianne, Philine, Melina, voire le sage Serlo ! Et cependant Gœthe est parmi les modernes un de ceux qui ont approché le plus intimement de ces divinités, un de ceux dont la familiarité leur a paru la moins choquante. Jugez maintenant à quels outrages elles ont été exposées et quelles insultes elles ont dû subir !

Ce don de la familiarité est donc des plus rares, et semble même avoir été refusé aux modernes. Ceux qui ne se sont pas contentés, comme M. Quinet, de ce respect religieux et quasi sacerdotal qui exclut une intimité trop étroite ont commis les plus étranges méprises, et, sous prétexte de familiarité, ont accumulé les fautes de conduite les plus impardonnables. Quelques-uns sont tombés dans l’ornière de la trivialité, et ont traduit le langage des idées dans l’idiome le plus vulgaire ; d’autres, sous prétexte de simplicité, ont porté auprès d’elles leurs manières plébéiennes et leur rusticité pesante ; d’autres encore les ont traitées en camarades et les ont tutoyées sans façon. Il en est qui les ont interrogées avec la froideur importante d’un magister qui donne des leçons ; il en est même qui leur ont fait violence et les ont meurtries comme si elles étaient des captives rebelles ou marquées par le destin pour être les victimes des caprices de leur esprit. Que de fois ne se sont-elles pas entendu menacer d’être attachées au char de quelque triomphateur insolent, qui leur ordonnait, au nom de sa gloire, de prophétiser comme Cassandre ou de sangloter comme Andromaque ! Dédains, insolences, menaces et paroles de colère, plaisanteries irrespectueuses, voilà ce que les écrivains modernes leur ont fait subir la plupart du temps sous prétexte de familiarité. Où est cette courtoisie charmante, sans gaucherie et sans effort, qu’elles connurent autrefois en Grèce, et qu’elles récompensèrent d’un sourire si radieux ? Les temps modernes ont trop ignoré que la familiarité consistait non dans la simplicité, la bonhomie, la trivialité populaire, mais dans la grâce, qui, semblable à une fleur qui contiendrait en elle les parfums de plusieurs autres fleurs, réunit, fondues en un seul rayon, toutes ces vertus charmantes, qui sont comme les lumières de l’âme, la courtoisie, le respect, la franchise, le libre enjouement. La grâce, ce fut là en effet tout le secret des Grecs dans leur commerce avec les idées ; c’est par elle qu’ils réussirent à être familiers sans trivialité, nobles sans emphase, nus sans indécence, vrais sans grossièreté.

Cette familiarité est une si belle chose, et il serait si doux de la retrouver, qu’il faut savoir un gré infini à ceux qui, sans l’atteindre, l’ont cherchée et poursuivie, même à ceux qui ont beaucoup pensé à elle et qui l’ont beaucoup désirée. La tentative de M. Quinet est donc une de celles dont nous devons nous montrer reconnaissans. Il y a vraiment une candeur touchante dans la manière dont il se présente devant les idées et dans les sollicitations suppliantes qu’il leur adresse pour gagner leur faveur et conquérir ses libres entrées auprès d’elles. C’est un mélange curieux et intéressant de timidité et de hardiesse, de gaucherie naïve et de respect, d’ardeur et d’hésitation, de persistance des vieilles habitudes de l’esprit et de désir de rompre avec ces habitudes. De ce mélange complexe résultent d’inévitables discordances, des transitions trop peu ménagées, des changemens de ton imprévus et parfois contraires à toutes les lois de l’harmonie. La brusquerie succède subitement à la prière, et le dialogue, commencé sur un ton familier, se termine sur un ton lyrique. Le poète chante à son insu, même alors qu’il veut simplement parler et qu’il a pris la ferme résolution de parler. Ce n’est qu’après des efforts extrêmes qu’il parvient à baisser le ton de cette voix ample et sonore, qui est si bien faite pour retentir au loin et éveiller les réponses de l’écho. Les cordes vraiment musicales de cette voix sont les cordes hautes ; en perdant sa sonorité, elle perd une partie de sa puissance. Les cordes moyennes la font moins bien valoir : les mélodies des paroles prononcées lentement, des chuchotemens, des murmures intimes, des inflexions flatteuses et câlines, lui ont été en partie inconnues jusqu’à cette heure. Lorsque la voix est obligée de passer de la musique grave et solennelle à la musique familière, il faut qu’elle regagne en douceur tout ce qu’elle perd en puissance. Tel est le problème : si M. Quinet ne l’a pas toujours résolu, il l’a toujours parfaitement senti, et il s’est appliqué si courageusement à comprimer et à régler l’essor de cette voix qui tend naturellement à s’élever, qu’il faut une oreille assez exercée à la musique des divers styles pour surprendre ces discordances presque inévitables. L’accent de la candeur domine d’ailleurs toutes ces discordances, et empêche l’esprit du lecteur d’y prêter une trop grande attention. Éveillé par cet accent, l’esprit du lecteur suit avec intérêt l’entreprise du poète et l’encourage de toute sa sympathie lorsqu’il le voit à demi timide, à demi audacieux, se présenter devant les idées et leur adresser une prière que l’on peut résumer ainsi : « Jusqu’à présent, vierges immortelles, je ne vous ai contemplées que derrière un voile et dans le majestueux demi-jour du sanctuaire, et vous n’avez entendu sortir de ma bouche que des hymnes et des dithyrambes en votre honneur ; oserais-je aujourd’hui vous approcher en dehors du temple, assister en spectateur respectueux à vos danses célestes et m’asseoir près de vous sur l’herbe des clairières aux heures où vous racontez les histoires de votre divin décaméron ? Puis-je me permettre cette audace sans avoir à redouter le sort d’Actéon et sans craindre de voir se déchaîner contre moi la meute redoutable des molosses de la critique ? » Les vœux de M. Quinet ont été accomplis, et les regards favorables des déesses l’ont prémuni contre les dangers qu’il redoutait. La meute restera calme, et il n’y aura pas de morsures ; peut-être quelques jappemens, mais est-ce acheter trop cher l’honneur qu’il a sollicité ?

Voilà l’originalité littéraire du nouveau livre de M. Quinet. La tentative était difficile et laborieuse, et cependant ce n’est là que la première des deux entreprises qui ont donné naissance à Merlin l’Enchanteur. Une seule audace n’a jamais suffi au courage de M. Quinet, et cette fois il avait résolu de se mesurer avec des bataillons d’idées, ainsi que nous l’avons déjà dit. En vérité, quand je vois de si nobles et si courageuses audaces, je ne me soucie plus de savoir quel sera leur sort, si elles seront heureuses ou malheureuses ; je les applaudis quand même. Je me rappelle le mot de Montaigne sur le style de Lucrèce : « C’est mieux que bien écrire, c’est bien penser, » et j’ai envie de dire en changeant légèrement le mot : « C’est mieux que bien parler, c’est bien agir. » L’entreprise philosophique de M. Quinet, pour être jugée selon sa vraie portée, doit être examinée non dans son résultat actuel par l’œuvre que nous avons sous les yeux, mais en elle-même et dans son principe. Le livre serait mauvais que la tentative resterait belle et digne de toute sorte de louanges. En admettant que Merlin l’Enchanteur ne fût qu’un programme de l’entreprise conçue par M. Quinet, il vaudrait encore la peine d’avoir écrit ce programme, et il restera à M. Quinet, quel que soit le jugement qu’on porte sur son livre, l’honneur de l’avoir écrit. Merlin l’Enchanteur est un essai d’histoire idéale. Expliquons ces mots : ils en valent vraiment la peine, et un jour, qui peut-être n’est pas loin de nous, ils serviront de formule magique à quelque grand esprit qui en aura pénétré le sens pour se faire ouvrir une des portes innombrables derrière lesquelles la vérité aime à se réfugier. Il y a une histoire idéale qui n’a jamais été écrite, et dont les documens existent dans le cœur et dans l’âme de l’homme : histoire invisible, intangible, qui est pourtant la seule vraie, la seule belle, la seule vivante, et dont l’histoire prétendue réelle n’est que l’apparence et le reflet. Ces faits si animés et si émouvans, ces révolutions si tragiques, ces personnages si passionnés que nous présentent comme en un panorama magique les annales de notre race ne sont pourtant que les ombres et les fantômes de réalités invisibles. Ce que nous appelons notre histoire n’est, à proprement parler, qu’une succession d’ombres qui se projettent sur un mur mal blanchi, qu’une succession d’images reflétées dans une eau qui fuit en renouvelant la couleur de ses ondes, et qui n’est pas toujours lumineuse. Il y a des esprits que l’étude de l’histoire rend moroses et sceptiques, auxquels elle ne verse que le désespoir, et je le conçois sans peine, car elle est la plus décevante des fantasmagories pour ceux qui ne sont pas assez sages ou assez bons logiciens pour conclure de la présence de ces ombres visibles à l’existence de réalités invisibles. Dans la vie générale de l’humanité comme dans la vie particulière de chaque individu, l’effort trahit toujours la volonté, le mot trahit toujours la pensée, et l’exécution trahit toujours le désir. L’histoire telle que nous la connaissons n’est donc jamais que la réalisation incomplète, maladroite, tronquée, d’un plan idéal dont l’esprit est obligé de confier l’accomplissement à des organes imparfaits, sujets aux défaillances et aux maladresses ; ouvriers laborieux, mais qui trop souvent ont l’ouïe dure, la parole obscure et hésitante, l’entendement obtus.

Tous ceux qui ont pensé et rêvé ont senti sans trop d’efforts la présence d’un élément idéal dans l’histoire, mais personne ne s’est avisé jusqu’à présent de déterminer nettement la nature de cet élément idéal, l’importance du rôle qu’il remplit, et surtout de déterminer ses différens degrés et ce que j’appellerai d’un seul mot la hiérarchie de ses hypostases. Les uns ont fait cet idéal trop mesquin, et les autres trop large, faute de connaître cette hiérarchie ; presque tous ont pris pour l’idéal de l’histoire ce qui n’était qu’un des degrés de cet idéal. Il y a trois hypostases bien distinctes dans l’idéal historique. Il y a d’abord l’idéal qui se présente comme un résultat à posteriori, et qui se dégage de la masse confuse des événemens, des passions en lutte, des caractères, des vicissitudes de la vie, de la couleur des temps et des lieux ; celui-là, qui est connu de tous les artistes, et qui est comme l’âme chamelle de l’histoire, n’est que le premier degré de cette hiérarchie, et ne mérite que le nom d’idéal empirique, parce que, loin de précéder les faits et de les dépasser, il est au contraire engendré par eux et n’est qu’un résultat poétique de leur existence. À l’autre extrémité de l’échelle, il y a un idéal tout opposé au premier, morne, éternel, immuable, en qui viennent s’éteindre tous les bruits de la vie, en qui toutes les différences sont ramenées à l’unité et toutes les contingences à l’absolu, pour qui l’harmonie même est une discordance, qui résume toutes choses en une seule loi, en une seule idée, en une seule fin, qui supprime le temps, et pour qui la durée de la race humaine consiste tout entière en deux points quasi-mathémathiques : le point de départ et le point d’arrivée. C’est l’idéal philosophique, celui qui contient l’explication de la destinée dernière de l’humanité et de cette loi d’attraction qui, entraînant incessamment la race humaine vers des régions toujours plus étendues du temps et de l’espace, la rapprochant de plus en plus de son centre éternel, l’amène à s’abolir progressivement en quelque sorte, à supprimer de plus en plus son histoire, à la transformer en une généralisation voisine de l’unité. Mais entre ces deux hypostases dont quelque poète amoureux des symboles, comme Gœthe ou M. Quinet, personnifierait l’une sous la forme d’un génie protéen, tour à tour sylphe gracieux, gnome lugubre ou lutin fantasque, et l’autre sous la forme de Saturne dévorant ses propres enfans et ceux des divinités inférieures, il y a un degré intermédiaire, et c’est cet intermédiaire qui constitue l’histoire idéale, cause et substance de l’histoire réelle. Cette hypostase intermédiaire n’est point immobile et solitaire comme l’idéal philosophique ; elle se déploie à mesure que le temps marche, découvrant progressivement l’enchaînement indéfini des figures qui forment le plan divin. À mesure que le plan se déroule et découvre les figures de sa géométrie divine, les hommes essaient de l’exécuter. Il y a donc une histoire idéale qui se développe parallèlement à l’histoire réelle, et qui lui est aussi supérieure que l’âme est supérieure au corps et l’esprit à la matière. Pour peu qu’on suive avec attention le parallélisme de ces deux ordres de faits, on sera surpris de voir combien l’histoire idéale est plus vraie, plus belle, plus lumineuse que l’histoire réelle, combien est prolongée la première de ces deux lignes en comparaison de la seconde, et combien imparfaitement le plan divin a été toujours exécuté. L’histoire réelle n’est plus alors qu’une série de déceptions, car on peut mesurer nettement la distance qui sépare l’exécution de la conception, et l’acte de la pensée. Là où l’histoire idéale proposera l’édification de la cité de Dieu sur la terre, l’histoire réelle répondra par la hiérarchie catholique ; au lieu de la réformation de l’église, nous aurons le protestantisme ; au lieu du règne de la justice, la révolution française. Lorsque l’âme, blessée de tendresse et toute soupirante d’amour, se racontera les joies du paradis et la perfection des saints, elle rencontrera ce sabbat fantasque, plein de terreurs, aux contrastes grimaçans, impies, hardis et équivoques, qui s’appelle le moyen âge. Et lorsque épuisée et haletante elle rêvera un printemps nouveau, elle obtiendra cette saison bourbeuse, boueuse et cependant radieuse, cette saison mélangée de soleil et de pluie qui s’appelle la renaissance. Quand on étudie l’histoire avec la préoccupation d’un ordre de faits supérieurs qui se développe parallèlement à l’ordre de faits qu’elle raconte, on n’est plus tenté de s’étonner de ces accès de découragement qui saisissent parfois les peuples, de ces périodes de sommeil dans lesquelles les nations se laissent tomber, de l’indifférence désenchantée qu’elles montrent tout à coup pour les choses qu’elles ont le plus aimées et qu’elles ont poursuivies avec le plus d’ardeur. Il semble qu’on assiste à la douleur d’un homme qui ne peut parvenir à se faire comprendre, qui demeure frappé de stupeur à la vue de l’œuvre qu’il a accomplie, et qui est obligé d’avouer qu’il n’a pas dit ce qu’il voulait dire et qu’il a fait autre chose que ce qu’il voulait faire.

Et cependant, dernière misère, de ces deux ordres de faits, il n’y en a qu’un seul qui soit enregistré dans les archives de l’humanité. Ces déceptions, ces contre-sens, ces solécismes, ont leurs annales, mais l’histoire idéale n’a pas été écrite. Pourtant cette histoire n’est pas un vain rêve : elle a été accomplie, elle a existé réellement, mais nul œil n’en a suivi avec amour les phases successives et l’enchaînement logique ; c’est tout au plus si l’on peut çà et là, dans les événemens extérieurs, surprendre quelque témoignage de son existence. Quel livre immortel ferait celui qui pourrait suivre cette histoire idéale depuis la naissance de l’âme, et raconter ces splendeurs royales dont les monarchies d’Égypte et de Perse ne sont que de pâles imitations, ces merveilles du désir et de l’amour dont les miracles des saints et les exploits des héros ne sont que la traduction malhabile, ces hardiesses de l’intelligence devant lesquelles les flèches les plus légères des cathédrales paraissent lourdes et timides ! Plus d’une fois l’âme humaine a regretté que cette histoire ne fût pas écrite, et a fait pour l’écrire les plus grands efforts. Elle a surtout ressenti ce besoin aux deux phases extrêmes de son existence, l’adolescence et la vieillesse. Jeune, elle a attaqué ce labeur avec la naïveté et l’ardeur de la passion ; vieille, elle y a porté la prudence et la lenteur de l’expérience. Dans sa première phase, elle a créé les légendes ; dans la seconde, la critique moderne. Ce qui donne en effet un prix inestimable aux légendes de tous les peuples, c’est qu’elles sont tout à la fois les seuls fragmens authentiques que nous possédions de cette histoire idéale et la revanche de l’âme humaine sur les décevantes traductions que lui donnaient de cette histoire les événemens réels. Heureusement inspirés par leur ignorance, les peuples enfans ont mieux aimé accepter des fables que les réalités misérables des faits concrets ; ils se sont en quelque sorte entêtés à repousser l’évidence, et leur glorieux entêtement les a conduits plus près de la vérité que n’auraient pu le faire une obéissance prosaïque et un consentement servile à la réalité. Les légendes sont donc plus vraies que les histoires, car elles serrent de plus près et traduisent plus exactement l’idéal invisible que les faits réels, qui n’en suivent les évolutions que de loin et d’un pas traînard. Cette crédulité des peuples enfans, qui a fait si longtemps sourire, n’est donc en réalité qu’un instinct obscur et puissant du vrai, qu’un sentiment quasi filial, fort comme tous les sentimens naturels que l’analyse ne peut atteindre et que le raisonnement ne peut affaiblir, l’élan d’un cœur qui ne peut se tromper, l’intuition rapide qui fait reconnaître celui qu’on doit aimer. Cette crédulité a dépassé la sagesse des sages et la science des savans ; autrefois les rêveurs seuls la bénissaient, parce qu’elle avait peuplé le monde de visions enchantées et d’êtres merveilleux ; aujourd’hui les sages la bénissent pour toutes les vérités qu’elle a sauvées de l’oubli, et qui ont pu traverser les âges grâce à l’incorruptible enveloppe de poésie dont elle les a recouvertes. Loin de sourire du témoignage des légendes, nous serions plutôt tenté parfois aujourd’hui de désirer que toute l’histoire fût écrite en légendes ; elle serait plus vraie, et surtout elle serait plus amusante et moins plate. À son tour, la critique moderne a constaté scientifiquement ce que l’instinct populaire avait deviné et pressenti. L’âme, vieillie, mûrie par une longue expérience de la vie, s’est plu à méditer sur les rêveries de son enfance, et à repasser dans sa mémoire ses innombrables combats, ses espérances infinies, ses déceptions, ses luttes, toutes les vicissitudes de son existence. Elle s’est jugée avec une impartialité sévère, a cherché la raison de tous ses actes, a comparé ce qu’elle avait désiré à ce qu’elle a obtenu, ce qu’elle a fait à ce qu’elle avait voulu faire, et elle s’est aperçue que, sans le savoir ni le vouloir, elle avait vécu de deux existences, dont la meilleure n’était pas celle qu’elle pouvait raconter. Alors elle a été amenée à soupçonner la présence d’un élément idéal dans ses actions, et par suite la coexistence simultanée et la marche parallèle de deux histoires, l’une grossièrement extérieure, l’autre invisible à l’œil charnel, et cependant principe et être de la première. Dès qu’elle eut ressenti ce soupçon, elle s’appliqua avec patience, avec sagacité, avec prudence, à rechercher dans les monumens, dans les vestiges de sa longue existence, les marques de cet élément divin qui se dérobait aux sens, à suivre dans l’enchaînement de sa propre biographie l’enchaînement de cette histoire idéale. C’est ainsi que naquit la critique moderne ; c’est ainsi que l’âme humaine vieillie se trouva d’accord avec les instincts de sa jeunesse, et fut amenée à reconnaître dans les légendes les fragmens authentiques de cette histoire qu’elle cherchait. La légende primitive et la critique moderne, qui parlent deux langages si différens, expriment au fond la même pensée, et sont nées l’une et l’autre de la même immortelle préoccupation.

Merlin l’Enchanteur est donc un essai d’histoire idéale sortie de la double inspiration de la légende et de la critique. Nul mieux que M. Quinet, qui est à la fois poète et critique, ne pouvait se charger de cette tentative, car chez lui ce mélange du poète et du critique est en quelque sorte indissoluble. Les deux hommes qui sont en lui ont les mêmes goûts, les mêmes préférences, et les sujets que le poète aime à chanter sont les mêmes que le critique aime à méditer. La composition de cet essai est à la fois ingénieuse et hardie. Cette histoire poétique réunit les caractères du visible et de l’invisible ; elle se passe à la fois dans le temps et hors du temps ; il semble qu’elle nous soit connue, et cependant nous ne l’avons vue écrite nulle part. Nos souvenirs historiques nous permettent de suivre facilement l’enchaînement de ses péripéties, nous pourrions fixer avec précision les dates de chacune d’entre elles, et cependant les chroniques ne nous ont parlé d’aucune des aventures qu’elle raconte. De même que lorsque nous lisons l’histoire, nous sentons partout la présence d’un élément idéal sans pouvoir le saisir nulle part, ici nous sentons partout la présence d’un élément historique qui fuit et se dérobe devant notre esprit. M. Quinet a rencontré à l’origine de l’histoire de France une légende fabuleuse, et cette légende, soigneusement examinée, lui a paru exprimer sous une forme concrète toutes les qualités éparses du génie français, et expliquer toutes les vicissitudes de son histoire. L’instinct populaire, par une sorte d’intuition prophétique, a comme pressenti dans la légende de Merlin toute l’histoire encore cachée de la France, si bien qu’on peut dire que le peuple français a deviné sa destinée lorsque cette destinée était encore embryonnaire et enveloppée dans les limbes de l’éternité. Toute l’histoire de France n’est que la traduction en acte de cette destinée dont la légende de Merlin est l’expression en puissance. Et cela n’est pas seulement vrai de la France, tous les peuples ont ainsi raconté leur destinée et ont exprimé leurs prophéties sur eux-mêmes dans leurs légendes nationales. Maintenant faites concorder ces légendes entre elles ; mettez leurs héros en présence les uns des autres, et vous obtiendrez sous une forme symbolique et poétique le plan de l’histoire universelle, car les caractères de ces divers personnages vous permettront de déterminer le conflit inévitable et le jeu fatal de leurs passions, de leurs vices et de leurs vertus. Poussez hardiment l’expérience et prolongez ces légendes à travers le temps ; douez d’immortalité leurs personnages fabuleux, et aussitôt la série entière des faits va se dérouler, et le parallélisme de l’histoire idéale et de l’histoire réelle va se découvrir à vos yeux. La légende est donc, pour ainsi dire, comparable à la fameuse tente de Pierre Schlemil ; pliée, elle est un jouet d’enfant qui peut tenir dans la main ; déployée, elle peut couvrir le territoire d’un empire. Merlin l’Enchanteur n’est pas autre chose que la vieille légende du cycle de la Table-Ronde prolongée à travers le temps depuis l’aurore de l’histoire de France jusqu’à l’heure où nous vivons, et prolongée, non pas arbitrairement, mais conformément à la logique qui la domine. Le problème était celui-ci : étant donné le caractère que la légende prête à Merlin et l’ensemble de facultés, de vertus et de défauts qui distingue ce personnage, prolonger son existence à travers le temps, ne lui prêter que des aventures qui soient en rapport exact avec le développement logique de son caractère, tel que nous le connaissons, et chercher ensuite si la série idéale de ces aventures ne correspond pas exactement à la série réelle des aventures du génie français à travers les âges. Telle est la conception de M. Quinet, tel est le plan qu’il a voulu exécuter. On voit que la conception est élevée et profonde, que le plan est vaste et de difficile exécution.

J’engage le lecteur qui sera curieux de faire le pèlerinage philosophique auquel l’invite M. Quinet à ne pas perdre de vue ces deux points essentiels : désir d’un commerce familier avec les idées, essai d’histoire idéale. Ce sont les deux fils conducteurs qui le guideront à travers les galeries de ce labyrinthe enchanté qui s’ouvre dans un bois sauvage de Bretagne, et dont l’issue est par-delà le tombeau d’aubépines odorantes et de ronces fleuries où Merlin dort auprès de Viviane dans la captivité de l’amour. Et maintenant, pour plus de sûreté, je vais faire avec lui une partie du pèlerinage et lui indiquer le nom et l’emplacement des principales galeries, de telle façon qu’il ne puisse pas les ignorer, et n’arrive point à une impasse lorsqu’il cherchera une avenue.

Les parens que M. Quinet donne à Merlin sont les mêmes que lui donne la légende. Jamais parenté ne fut plus étrange, et jamais fils ne fut plus légitime que Merlin et plus fidèle à son origine. Sa naissance semble faite exprès pour donner raison à la théorie de M. le professeur Hegel sur l’union et l’harmonie des contraires. L’âme embryonnaire de Hegel dut tressaillir dans les limbes où elle était encore ensevelie le jour où naquit Merlin ; je regrette que M. Quinet n’y ait point songé. Dans la partie de son poème qu’il a consacrée au voyage de l’enchanteur dans les limbes, j’aurais aimé à voir l’âme de Hegel venir au-devant de Merlin et lui dire avec respect : Salut au très grand enchanteur qui, par une série de devenirs successifs, arrivera à réaliser l’harmonie entre le dieu et le diable qui s’attirent et se repoussent en toi ! Le jour où fut conçu Merlin, la terre était humide d’une pluie bienfaisante, et le souffle des choses nouvelles chassait doucement le souvenir des choses passées. Voyez comme le poète a bien décrit ce jour charmant : « À peine quelques nuages dorés sur les bords emportaient je ne sais où, dans un lambeau de pourpre, quelque ancien dieu attardé ou fugitif, car les dieux païens n’avaient pas encore tous quitté la terre. La croix était chancelante à l’endroit où elle était le mieux plantée. Le monde, ne sachant encore s’il appartiendrait à Jupiter ou au Christ, se parait de son plus beau rayon. Son haleine ressemblait à l’ambroisie, comme pour dire à la volupté ancienne : Sois tranquille ! quoi qu’il arrive, je te reste fidèle. » Ce soir-là, un cavalier vient frapper à la porte du premier monastère qui ait été élevé dans la Gaule. Là habite « une fille de roi que l’ennui de la terre a saisie dès son berceau. Ouvrez, je suis un pénitent blessé, j’apporte des nouvelles du Calvaire. Je viens de saluer Bethléem et Nazareth. Ma sœur, je vais périr si vous tardez encore. Souvenez-vous du bon Samaritain. » La vierge charitable ouvre la porte, et maintenant écoutez la fin de l’aventure ! « La nuit est venue, une nuit de l’Érèbe, épaisse, sillonnée d’éclairs. La vierge blanche, sainte, se jette sur son lit plus blanc que l’aubépine en fleurs et s’endort la tête sur son coude ; mais agitée, inquiète, elle a oublié de faire le signe de la croix au pied du crucifix. L’enfer veille et l’a vue ; il a dit : C’est bien ! elle est à moi. La nuit est venue. La jeune fille est restée sainte. La voilà endormie ; mais quel sommeil et quel songe, grand Dieu ! Au fond des bois quels soupirs de flammes ! quelles larmes dans les nues ! quel enfer dans le ciel ! La nuit est passée, le jour est beau et radieux. La sainte s’éveille, son hôte est parti. Elle tombe à genoux, se voile la face, se noie dans les larmes. Ô saints et saintes, protégez-la d’un regard ! Pleurs brûlans sur les dalles, prières, vœux, macérations, abstinences, cilices, que faut-il donc encore pour effacer un songe ? »

Ainsi est né Merlin, d’une sainte et d’un mauvais rêve, en vertu d’une décision des forces divines et des inaccessibles entités réunies en parlement métaphysique pour trouver une combinaison nouvelle dans le gouvernement philosophique du monde. On n’avait pas essayé encore d’une combinaison entre l’amour divin et l’impureté satanique ; aussi la proposition que mit en avant le sagace esprit de l’abîme fut-elle adoptée avec empressement. Merlin restera fidèle à cette double origine pendant toute sa longue histoire. Jamais enchanteur n’aura une telle préoccupation des choses idéales, et jamais en même temps il ne comptera dans son histoire autant de pages infernales. Vous pouvez suivre facilement à travers les siècles les mouvemens des deux âmes qu’il porte en lui. Croisades, chevalerie, piété charmante, concorde et tolérance, fraternité universelle, règne de la justice, voilà les mélodies idéales et sublimes que chante l’âme de sa mère ; fureurs fiévreuses, inconstances et impatiences diaboliques, scepticisme destructeur, impiété ivre de blasphèmes à faire frémir, soudainetés criminelles d’une main prompte au meurtre, dragonnades, massacres de septembre, règne de la terreur, voilà les mélodies infâmes, souvenirs de la messe du sabbat, que chante l’âme de son père. Et cependant la discordance ne sera pas trop forte, grâce à la bonhomie de Merlin, car Merlin sera bon et juste, même dans ses pires momens ; son cœur n’avouera jamais les paroles injurieuses de ses lèvres, sa raison ne cherchera jamais à justifier les actions criminelles de sa main. Quand il sera méchant, ce sera toujours involontairement, jamais de parti-pris et avec une préméditation froide. Ce qu’il fera de mauvais, il n’aura jamais voulu le faire ; ce qu’il dira d’impur, il n’y croira jamais au fond de sa conscience, et dans les plus tristes jours de sa vie il justifiera cette parole du cynique Chamfort : « Le Français est le seul être dont l’esprit puisse être corrompu sans que le cœur soit atteint. »

L’enfant vint au monde, sans bruit, sans gémissemens, obscurément, dans un coin du cloître ; mais quel ne fut pas l’étonnement de sa mère, qui n’osait pas même lui présenter le sein, lorsqu’elle entendit l’enfant lui dire d’une voix d’homme : « Mère, ne pleurez pas, je vous consolerai ! » Son étonnement redoubla lorsqu’elle le vit, échappé de ses langes, marcher à grands pas un livre à la main : « Qui t’a appris à lire, Merlin ? — Je le savais avant de naître. » Avec de telles dispositions, il n’est pas étonnant que Merlin se soit senti tout enfant l’ambition de devenir un enchanteur. C’était en effet le meilleur moyen de concilier les deux âmes qu’il portait en lui et de consoler sa mère de n’avoir mis au monde ni un prince ni un saint. Être enchanteur, c’est-à-dire pratiquer l’art des sortiléges, commander aux choses d’ici-bas par des formules magiques, avoir en sa possession les philtres qui font aimer, qui font dormir, qui font mourir ; remplir de songes les cerveaux des dormeurs et d’illusions les yeux des hommes éveillés, savoir les paroles qui transportent les montagnes et les cœurs, se faire suivre des populations ensorcelées par la puissance des incantations, — quelle vocation glorieuse, et y avait-il un meilleur moyen pour Merlin de concilier ses deux natures ? Il pourra utiliser au profit de Dieu les secrets du diable, mettre le plus d’ingrédiens divins qu’il pourra dans la nauséabonde chaudière où les sorcières de l’intérêt et du vice font bouillir la cuisine politique des nations. Merlin fut donc bien inspiré le jour où, frappant du pied la terre devant son père et sa mère étonnés, il dit résolument : « Moi, je veux être enchanteur. » C’était en effet la meilleure profession qu’il pût exercer en ce monde ; s’il n’avait pas choisi celle-là, le dualisme qui était en lui n’aurait jamais été réconcilié, et il ne lui restait que la ressource de se faire sorcier, métier profitable, mais bien bas et bien laid, ou la ressource de se faire moine, ce qui est bien beau, mais bien monotone aussi, et à la longue bien stérile.

J’espère que vous comprenez aisément les emblèmes contenus dans ce premier épisode. Le génie français, comme Merlin, est venu au monde avec le don de la parole ; il savait lire avant même d’être né. En réalité, il n’a jamais connu les limbes de l’enfance. On dit que les enfans des vieillards viennent au monde avec une âme plus mûre que celle des autres enfans. Leur esprit est entouré de langes charnels moins épais, les cloisons physiques des sens l’emprisonnent moins étroitement. Leur âme est moins aveugle et moins pesante, et porte en elle quelque chose d’exquis comme un fruit savoureux, et de subtil comme un rayon. Tel fut Merlin et tel fut aussi le génie français. La semence génératrice d’où il est sorti est le dernier résultat de la distillation séculaire de civilisations et de doctrines morales qui elles-mêmes étaient filles de vieux parens. Et voilà pourquoi Merlin est venu au monde avec la science infuse, voilà pourquoi le génie français a toujours su toutes choses sans les avoir jamais apprises. En naissant, il portait, enveloppés dans son âme, les secrets de plusieurs civilisations ; aussi la vérité de la doctrine de Platon sur la réminiscence de l’âme et l’existence antérieure a-t-elle été démontrée par lui jusqu’à la dernière évidence. Ainsi s’expliquent sa facilité d’assimilation et sa rapidité de conception. Il n’apprend si vite que parce qu’il a su autrefois ce qu’il veut apprendre, il n’invente si rapidement que parce qu’il se souvient. Toutes les choses sont pour lui comme une leçon oubliée que sa mémoire rapprend sans effort.

Il eût été vraiment dommage de laisser sans éducation un enfant qui montrait des dispositions si heureuses, qu’il comprenait également bien le langage des bruyères fleuries qui croissaient autour des dolmens celtiques, et celui des trèfles à trois feuilles qui lui envoyaient, au nom du christianisme, le selam de la croix. Son cœur ne savait auquel de ces langages il devait croire, et il en était rempli d’inquiétude et de mélancolie. Aussi sa mère alarmée crut-elle sage de l’envoyer en classe chez le professeur le plus voisin. Le temps, qui détruit toutes choses, a détruit la gloire de ce professeur, et peu de gens aujourd’hui le connaissent : il s’appelait Taliesin. À cette époque, il n’était plus ce qu’il avait été dans d’autres temps ; l’âge l’avait mûri et désenchanté. Dans sa jeunesse, il avait accompagné aux combats les chefs celtiques, et l’on dit qu’alors il s’était trop épris des enivremens fiévreux des batailles, et qu’il avait trop aimé à chanter les flots de sang rouge jaillissant des blessures et les chairs écrasées sous les sabots des chevaux. Ses chants avaient exprimé avec une frénésie sauvage et comme délirante l’ardeur du massacre, la joie du meurtre et les cruelles voluptés de l’invective ; mais à l’époque où Merlin le connut, il n’était plus le même qui avait chanté les exploits du chef Urien et qui avait foulé les cadavres à Argoed-Loueven, un champ de bataille dont le nom peut-être vous est inconnu. Le christianisme avait blessé son cœur plus profondément que n’aurait pu le faire la lance de l’envahisseur étranger. Alors on le vit se renfermer dans un sombre mutisme, d’où il ne sortait que pour laisser tomber de ses lèvres des proverbes et des sentences, résultat d’une sagesse chèrement achetée. Le vieux barde, trompé dans ses espérances et ses prophéties, trahi par son propre génie, qui lui avait soufflé traîtreusement des promesses qui ne s’étaient pas réalisées, apaisé par l’âge, touché par le christianisme et mal converti cependant, se plaisait alors à refaire dans son jargon barbare, sous une forme obscure, et non sans originalité, les vers dorés de Pythagore et les poésies gnomiques des Grecs. Un pareil professeur, s’il eût été plus jeune, eût été fort dangereux ; mais dans l’état d’âme où il était alors, il ne pouvait plus donner à son disciple que des conseils de sagesse et de résignation. Faut-il même le dire ? un certain désenchantement et une secrète amertume se glissaient dans ses leçons, et on ne pourra s’en étonner si l’on veut bien se souvenir que la terre et le ciel étaient perdus pour lui. Depuis longtemps déjà, les druides qui l’avaient initié aux mystères des forêts sacrées avaient perdu le ciel, et les bardes ses compagnons, aujourd’hui vieillissans et mendians, étaient en train de perdre la terre.

Voilà le personnage de Taliesin tel que je le conçois à l’époque où Merlin fut envoyé près de lui : druide désenchanté, barde vieillissant, et transformé par le fait de l’âge en professeur de morale. Je le reconstruis beaucoup plutôt d’après mes souvenirs historiques et ma propre imagination que d’après le livre de M. Quinet, car je regrette que le poète-critique qui a si bien le sentiment de nos origines, et qui à plusieurs reprises a exprimé le regret de la trop brusque disparition de l’élément celtique dans notre histoire, ait passé trop rapidement sur ce curieux personnage et ne nous ait présenté que sa silhouette. Aucune des leçons de Taliesin n’a été perdue pour Merlin ; j’aurais voulu que M. Quinet nous le fit sentir davantage. Ainsi le désenchantement de Taliesin confirma Merlin dans la pensée d’abandonner les anciens dieux, car ce désenchantement n’était mêlé d’aucune espérance et exprimait moins un regret passionné que l’abattement d’une âme qui sent que tout est fini irrévocablement. Ce désenchantement voulait dire : « La douleur n’est que pour moi qui suis vieux ; vous qui êtes jeune, pourquoi la partageriez-vous ? Je suis triste parce que les maîtres que j’ai servis ne reviendront plus, mais vous qui ne les avez pas connus, mon fils, n’héritez pas de ma tristesse. » Taliesin apprit à Merlin les vingt-cinq mille vers des Triades, et c’est de là peut-être que lui est venu le goût de la poésie didactique, sentencieuse, raisonnable, que l’enchanteur a toujours gardé depuis et qu’il a exprimé sous tant de formes ; de là aussi sa médiocre aptitude à s’exprimer par images, car, pourquoi ne pas le dire ? Taliesin avait un très faible sentiment de la nature, et il avait une tendance singulière à choisir pour envelopper ses pensées les images les plus quintessenciées, les plus semblables à des écharpes vaporeuses. Il évita sagement de montrer ses chants guerriers à Merlin, mais je soupçonne l’écolier de les avoir lus à la dérobée lorsque le maître avait le dos tourné, et de s’être souvenu plus tard de ces fiévreuses Marseillaises primitives et de ces inexorables Chants du départ lancés par les bardes à la tête des bandes celtiques qui marchaient à la rencontre des envahisseurs étrangers.

Merlin profita si bien de la science de Taliesin (le génie celtique) ainsi que de celle de sa sainte mère (l’église), qui lui apprit Virgile, les vers des sibylles et les saints pères, qu’il sentit son cœur se gonfler d’orgueil. Il se croyait déjà un enchanteur, et il essayait de parler en maître à la nature. Il allait à travers champs, disant à toutes choses : « Obéissez. » Mais toutes les créatures se moquaient de ses ordres, et son cœur blessé se répandait en colères furieuses et en mélancolies touchantes. « Quoi ! disait-il, je n’aurai pas la puissance de courber un brin d’herbe sous mon intelligence ! Et il regardait avec colère une joyeuse marguerite des prés qui souriait, quoiqu’il l’écrasât de son regard. Un ver de terre vint à passer tout repu de limon. Merlin lui cria d’une voix de tonnerre : « Esclave, âme d’argile, arrête-toi ! » mais en vain ; le vermisseau se joua du grand enchanteur. » Merlin, qui croyait tout savoir, ignorait deux choses : la première, que le désir n’est pas la puissance, et que ce don des enchantemens devait lui venir d’une âme étrangère à la sienne, afin d’humilier son orgueil et de lui montrer que la science n’est pas souveraine du monde ; la seconde, c’est que le don de l’enchantement ne pouvait manquer de lui être accordé, car il suffit pour l’obtenir de le désirer de toute son âme et de tout son cœur. Or, puisque ce désir était en Merlin aussi fortement qu’il ait jamais été dans aucune créature humaine, il devait infailliblement être exaucé. Il n’attendit pas longtemps le miracle. Un soir qu’il se promenait à travers la campagne, il entendit des voix harmonieuses qu’il prit d’abord pour celles des cigales, et qui chantaient : « Ô vous tous qui habitez les forêts et qui les faites résonner de vos voix matinales, dispersez-vous dans les bruyères, dans les chaumes sonores ; allez annoncer que Viviane se réveille, que le doux éclair de ses yeux a réjoui la terre… Pour nous qui avons chanté le dernier chœur sur les degrés du temple de Sunium, nous saluons aujourd’hui le printemps nouveau dans les bruyères des Gaules. Nulle d’entre nous ne sait ce qui se prépare ; mais la terre a vraiment une odeur d’encens. Voici, voici notre maîtresse rayonnante qui nous fait signe : elle nous impose silence. Il faut se taire maintenant ; c’est aux dieux de parler. » Après quelques minutes d’étonnement, Merlin se lève, cherche des yeux et aperçoit une jeune femme assise au pied d’un arbre. « Elle lui parut radieuse, plongée comme lui dans une rêverie éternelle. Des bandes d’oiseaux sortaient des bois pour venir becqueter dans ses mains. Sa robe avait le même vert que la forêt ; son front était blanc et poli comme la pierre des sommets lavés par de continuels orages. Ses yeux étaient couleur de la violette des champs. » Cette jeune femme est Viviane ; elle apporte avec elle l’amour, père des enchantemens. Dès que Merlin l’eut aperçue, il sentit naître en lui la puissance qu’il avait tant désirée. Il aima Viviane et en fut aimée. J’ai à peine besoin d’expliquer au lecteur que Viviane est l’emblème de la nature, Merlin l’emblème du génie. L’un et l’autre, le génie et la nature, séparés, vivent stériles, muets, sans conscience d’eux-mêmes ; mais dès qu’ils se sont rapprochés, le génie est révélé à lui-même par la nature, et la nature animée et fécondée par le génie. Nous connaissons la parenté de Merlin ; celle de Viviane est plus difficile à déterminer. Les recherches de M. Quinet sont sans doute restées sans résultat, car de tous ses parens il ne nous nomme que sa marraine, une déesse d’origine païenne, Diane de Sicile (la chasteté pratique, l’union de la pureté et de la force) ; quiconque voudra entretenir des relations amoureuses avec Viviane fera bien de ménager et de respecter cette chère marraine.

Tout le premier livre est remarquable par un mélange heureux de force et de grâce, et c’est peut-être de tous celui où l’auteur a atteint de plus près cette familiarité poétique dont nous avons parlé au début de cette étude. Nous ne pouvons malheureusement en dire autant des livres suivans, que l’auteur a consacrés à l’adolescence de Merlin et à son voyage dans les limbes. Je sais bien que le fait moral que voulait symboliser M. Quinet est difficile à exprimer poétiquement ; mais l’allégorie qu’il a employée a le triple défaut de n’être pas neuve, d’être trop diaphane, et cependant d’être tellement confuse que le lecteur comprendra malaisément la pensée du poète. J’explique donc en deux mots la pensée de ces cinq énormes livres, qui n’offriront pas, je le crains, un bien vif intérêt. L’amour a donné à Merlin le pouvoir des enchantemens, et le premier usage qu’il fait de ce don, c’est de créer et d’embellir le théâtre de ses destinées futures. Un caprice de Viviane lui fait faire choix d’un pauvre village de pêcheurs appelé Lutèce, et c’est ainsi que s’élève Paris. Ce premier enchantement opéré et les premiers élémens de la chevalerie de la Table-Ronde étant créés, Merlin s’avise d’aller à travers les limbes chercher son père, qu’il connaît mal, et pour lequel il ressent une tendresse filiale que les événemens se chargeront de corriger. Ce voyage dans les limbes signifie l’histoire en puissance, l’histoire encore repliée sur elle-même et dont le temps déroulera successivement les draperies peintes, l’obscur avenir encore endormi, et, pour tout dire, les riches possibilités contenues dans le génie humain. Le génie de l’humanité, symbolisé par Merlin, est alors comparable à ces adolescens extraordinaires qui n’ont encore rien fait, et qui par conséquent autorisent toutes les espérances et toutes les appréhensions. Que feront-ils ? que seront-ils ? Nous voudrions pouvoir nommer les actions dont nous sentons circuler en eux les germes, et nous jetons nos regards autour d’eux, comme pour voir si nous n’apercevons pas rôder déjà les occasions, filles du destin, qui recevront ces germes et les féconderont. Tel est le fait moral que M. Quinet a voulu symboliser dans les livres ii–vi, et que le lecteur devra toujours avoir présent à la pensée, s’il ne veut pas s’égarer. Dans cette partie de son livre, M. Quinet est trop retombé dans ses anciennes habitudes d’esprit et a trop sacrifié à la pompe. Indiquons encore, puisque nous faisons halte un instant dans la région la plus défectueuse du poème, les reproches qu’on peut adresser aux allégories de M. Quinet. Elles ont, ai-je dit, le tort d’être trop diaphanes : le lecteur nomme trop facilement les êtres abstraits et les phénomènes moraux qu’elles représentent, et il aurait envie de dire à l’auteur : « Mettez plus de chair, on voit l’âme de vos pensées. » En même temps qu’elles sont trop diaphanes, elles sont obscures et confuses. La même allégorie a deux ou trois significations et regarde pour ainsi dire de trois côtés à la fois. Ainsi Merlin signifie généralement le génie français, mais quelquefois aussi il signifie le génie humain sans acception de temps et de lieu. Il n’est pas douteux pour moi que le personnage du prêtre Jean ne renferme à la fois une satire de l’éclectisme, un éloge de la tolérance et une raillerie contre l’indifférence morale de notre époque. Le voyage de Merlin en Grèce contient une triple satire : satire historique contre la Grèce byzantine, satire politique contre la manie de destruction des doctrines républicaines, satire philosophique destinée à montrer comment l’intelligence, séparée du sens moral, n’est puissante que pour la mort, le sophisme et la destruction. Il faut donc lire ce livre avec une triple préoccupation : une préoccupation philosophique générale, une préoccupation historique limitée aux aventures du génie français, et une préoccupation politique limitée à l’état du temps présent. Les ironies enveloppées abondent, et on peut dire que le livre est plein d’e muets qui attendent que la critique leur mette des accens graves. Nous laisserons au lecteur le plaisir malicieux de les placer lui-même, et nous nous contenterons d’accens aigus.

Les amours de Merlin et de Viviane sont le nœud qui relie toutes les parties du livre ; ce nœud est très solide. M. Quinet l’a serré trois fois d’une main puissante en l’honneur du passé, du présent et de l’avenir, tout en récitant des formules magiques tirées de Herder et de Hegel. Occupons-nous donc de ces importantes amours, et avant tout osons poser une question à M. Quinet. Est-il bien certain que Viviane ait été le premier amour de Merlin ? Nous ne demandons pas mieux que de le croire ; cependant il y a toujours eu dans cet amour un je ne sais quoi qui indiquait que Merlin n’avait plus la fleur de son âme. On pourrait le soupçonner, et de nombreux documens historiques semblent appuyer ce soupçon, d’avoir eu tout jeune un commerce trop prolongé avec une grave matrone romaine d’un âge respectable, qui lui donna cette expérience prématurée de la vie qui le distingua de si bonne heure, et qui insinua dans son âme quelques gouttes de ces philtres puissans qu’avaient employés Canidie et Symétha. Elle avait vu de magnifiques et pompeux spectacles, et à force de l’en entretenir, elle lui en donna peut-être le goût. De là son amour pour les spectacles extérieurs, pour les pompes de la vie sociale, pour les raffinemens de la vie urbaine, et son éloignement pour la vie simple et la nature. Cette corruption civilisée, qu’il avait respirée de trop bonne heure, suffirait à expliquer les destinées malencontreuses de son amour pour Viviane, et cette rupture si prompte dont M. Quinet n’a pas su nous donner la raison. Il y eut donc dès l’origine des causes latentes de divorce entre Viviane et Merlin. En second lieu, est-il vrai que Merlin ait été si fort aimé de Viviane ? Pour ma part, je n’en crois rien, et je suis sur ce point plutôt de l’avis de la vieille légende que de l’avis de M. Quinet. Suivant la légende, Merlin était un grand enchanteur dont une fée malicieuse résolut de briser la puissance. Il ne lui fut pas difficile d’ensorceler cet enchanteur, qui avait vieilli sur ses grimoires, et qui ne connaissait pas les ruses des fées artificieuses. Séduit par ses coquetteries, Merlin se laissa enfermer tout vivant dans un sépulcre au milieu d’une forêt sauvage. Là, privé de la lumière du ciel, séparé de la vie et de la nature, il se répandait en prières et en blasphèmes, et les passans qui s’arrêtaient pouvaient entendre ses prophéties et les rapporter aux hommes, qui en faisaient leur profit, tout en se moquant de l’imbécile enchanteur et en applaudissant à la criminelle astuce de Viviane. En vérité, cette vieille légende me semble exprimer avec la dernière profondeur les rapports du génie français avec la nature. Nulle part je ne reconnais dans l’histoire de l’amour de Viviane et de Merlin ces caractères de passion qui frappent à première vue dans les rapports des génies des autres peuples avec la nature. N’y cherchez pas cet abandon naïf, cette innocence sensuelle, cette confiance sans arrière-pensée, cette fleur du plaisir qui caractérisent l’amour des nymphes et des déesses pour les adolescens de la Grèce ; n’y cherchez pas davantage cette passion sérieuse et ce don libre et fier de soi qui caractérisent l’amour d’Égérie pour le génie italien, encore moins la frénésie violente et la tendresse emportée de la nature pour les races barbares. Non, Viviane n’a rien ressenti de tout cela pour Merlin. Elle le rechercha, il est vrai, parce qu’il était puissant, et qu’elle pouvait s’honorer d’une telle conquête. Elle ne se souciait pas de l’aimer, mais il était beau de pouvoir dire qu’elle avait été aimée par Merlin, et il était glorieux de pouvoir dire qu’il s’était perdu pour l’amour d’elle. Elle eut pour lui des sourires, des coquetteries, des flatteries perfides ; puis, lorsqu’elle eut atteint son but à force de manœuvres et de manéges, elle éveilla de son rire sonore tous les échos des bois comme pour inviter tous leurs hôtes à rire avec elle du méfait qu’elle avait commis. Venez, renards rusés, merles railleurs, et vous aussi, loups poltrons ; vous n’avez plus à craindre que le grand enchanteur épie vos ruses, surprenne vos secrets et dénonce vos méchancetés. Et Merlin qui prophétise dans le tombeau, quel plus bel emblème du génie idéaliste de la nation française ! Séparé de la nature, privé de la lumière du jour, il se sent plus libre que lorsqu’il marchait sur la terre ; il se sent davantage un pur esprit, une âme immortelle : la servitude du corps lui conquiert la liberté de l’âme.

M. Quinet n’a pas voulu accepter la donnée de la vieille légende, comme trop injurieuse sans doute pour le caractère de son héros, et cependant il a été obligé de reconnaître qu’elle contenait une part de vérité. Il avoue que l’amour de Viviane pour Merlin a été passionné et profond, mais il constate que cet amour n’a duré qu’un instant. Nous consentons néanmoins à accepter la légende telle que M. Quinet l’a transformée comme une explication vraie des rapports du génie français avec la nature, pourvu qu’il nous accorde que cette passion fut surtout l’espérance d’une étroite et indissoluble union qui ne put jamais se réaliser. Ce fut un printemps auquel nul été ne devait succéder. Viviane et Merlin s’aimèrent beaucoup moins qu’ils ne se promirent de s’aimer. Je crois qu’on peut fixer en toute assurance le moment le plus radieux de cet amour qui vécut de promesses réciproques à cette époque qu’on peut appeler une première renaissance, et où toute l’Europe devint subitement sonore (XIIe et XIIIe siècles). Si vous observez attentivement Viviane et Merlin pendant cette période, vous verrez que leur amour a tous les caractères du printemps qui s’éveille : concerts d’oiseaux, murmures de sources, tendres verdures des premiers bourgeons, fanfares de cor vibrantes, mais rapides comme un appel aux forces profondes de l’âme qui sommeillent encore. Ce ne fut donc dans tous les sens qu’une période de promesses : promesses d’héroïsme, promesses d’amour et de poésie qui nous enchantent et nous ravissent comme l’espérance d’un bonheur possible plutôt que comme le spectacle d’un bonheur réel. Un caprice inattendu, une boutade, une parole irréfléchie, pouvaient briser des engagemens si peu formels et dégager les deux amans de sermens si peu solennels. C’est aussi ce qui arriva, de l’avis de M. Quinet, qui est ici de tout point conforme à l’avis de l’histoire. « Nulle condamnation n’a pesé sur leurs fronts. Un archange armé d’une épée de flammes n’a point honteusement chassé Viviane et Merlin de leur Éden… Non, eux-mêmes, eux seuls se sont bannis, eux seuls se sont fermé le retour. Ils l’ont voulu ; nul autre n’est responsable de ce qui a suivi. Étaient-ils las d’un bonheur sans mélange ? Jamais ils ne s’étaient aimés davantage. Fut-ce l’effet d’une longue réflexion ? Celui qui leur aurait dit : « Vous vous chercherez demain, et vous ne vous retrouverez pas, » celui-là les eût transpercés de sa parole. Fut-ce un caprice, une fantaisie, une épreuve, un moment d’humeur, un éclair d’orgueil qu’ils n’ont pu vaincre, une dispute aux échecs ? Voyez, cherchez, examinez vous-même, ou plutôt ayez la patience d’attendre : je puis vous affirmer d’avance que la cause sera proportionnée à l’effet. »

Quelle que soit la cause cachée, non révélée par les chroniqueurs, la séparation eut lieu. Un jour Viviane s’arrêta brusquement devant Merlin, et d’une voix « qui jaillit comme un torrent après lequel tout est desséché sans retour, elle lance ces paroles précipitées : « Merlin, il faut nous séparer ! » Caprice subit, inexplicable auquel Merlin eut le tort de se prêter avec trop d’empressement. « Oui, je partirai ; » ce fut là sa seule réponse. Un accent de tendresse aurait tout réparé ; mais Merlin consulta son orgueil plutôt que son cœur. Il était à peine parti qu’il se repentait déjà des paroles qu’il venait de prononcer ; la fierté l’empêcha de retourner la tête en arrière. Privé de Viviane, il se trouvait seul au monde, sans parens, sans amis, et il était tout près de se livrer au désespoir, lorsque la Providence lui envoya un compagnon. « Je vous connais, lui dit un rustre mal vêtu en lui tendant sa forte main endurcie par le travail ; je suis Jacques Bonhomme. Ah ! si monseigneur Merlin voulait me dire la bonne aventure ! » Et sans se faire prier, Merlin donne au bon paysan quelques preuves faciles de sa science chiromancique. Cependant l’enchanteur regarde attentivement Jacques Bonhomme, et la pensée lui vient de l’attacher à sa personne. Pourquoi non ? Jacques est alerte, naïf et docile, et il n’est rien qu’un enchanteur ne puisse obtenir de lui, lorsqu’il s’y prend avec douceur. Jacques lui sera d’un grand secours dans les pèlerinages qu’il se propose d’accomplir hors de sa patrie pour fuir le souvenir de Viviane et les lieux témoins d’un passé trop heureux. Jacques ne sait rien de sa triste aventure, et avec lui au moins il ne souffrira pas de ces railleries, plus cruelles que l’acier, qui ne manqueraient pas de lui percer le cœur, s’il était assez imprudent pour se montrer de nouveau à la cour d’Arthur. Là, il n’est pas une dame qui ne le regardât avec un sourire malicieux, pas un chevalier pour lequel il ne fût un thème d’excellentes plaisanteries. Avec Jacques, il est en sûreté ; c’est un compagnon qui n’entend rien aux raffinemens de la méchanceté et aux délicatesses de la cruauté mondaine. Ils partent donc ensemble pour leurs pèlerinages, et vont à petites journées, visitant d’abord les contrées les plus voisines, l’Angleterre, les Pays-Bas ; puis, s’enhardissant davantage, ils se décident à voir l’Italie, la Grèce, l’Orient, l’Espagne. En route, ils furent rejoints par un singulier personnage, un ermite bavard, pieux et batailleur, un chapelet dans une main, une rapière dans l’autre. Ce personnage, sur la demande de Merlin, raconta son histoire, laquelle était très compliquée. Il avait eu des fortunes bien diverses, et partagé, fort à contre-cœur, des mœurs très différentes. Né de parens presque païens dans un petit bourg de cette province lyonnaise qui fut le foyer du christianisme naissant dans les Gaules, élevé dans la nouvelle religion par les soins des administrateurs romains, il fut plus tard le secrétaire d’un roi barbare qui le joua et le perdit. Pauvre serf latin, son existence fut un perpétuel miracle, et lui-même avouait qu’il n’avait fallu pour la lui conserver rien moins que la protection du Christ. Un jour, après avoir erré de lieux en lieux, il revint dans son pays natal. Tout était dévasté. Il entra dans un monastère qu’on venait de piller ; il y trouva quelques feuilles de parchemin, et, pour tuer le temps, il se mit à écrire d’une main incorrecte les souvenirs de sa mémoire confuse, affaiblie et hallucinée par les privations. Vous reconnaissez ce personnage à l’existence compliquée : c’est Mgr Turpin, le génie des légendes, l’historien crédule dont le divin Arioste pillera si gaiement les souvenirs. Tous trois, Merlin, Jacques Bonhomme et Turpin, voyagèrent quelque temps de compagnie ; mais Merlin ne jouait pas de bonheur, et ses amis ne lui furent guère plus fidèles que Viviane. Turpin l’abandonna dès le voyage d’Italie, et Jacques Bonhomme, qui est badaud de sa nature, s’étant arrêté, un jour qu’il avait congé, devant un théâtre de funambules, oublia son maître, qui n’entendit plus parler de lui jusqu’à l’époque de son séjour dans le tombeau. Dans cet abandon ridicule de Merlin par Jacques, M. Quinet a symbolisé ingénieusement la bassesse de la littérature populaire française, la séparation radicale qui s’est opérée en France entre les lettrés et le peuple, la fragilité des rapports qui ont toujours existé chez nous entre le génie et l’esprit populaire. Jacques, au fond, a toujours aimé le génie plus par vanité que par affection ; il le suit sans maugréer, mais avec une complaisance indifférente ; il l’écoute, mais avec une attention sommeillante. Passe une troupe de saltimbanques, et Jacques Bonhomme va demeurer bouche béante devant leurs tours de passe-passe et se mêler à leur cortège avec empressement.

Il est facile de croire que, durant ses voyages, Merlin vit quantité de choses merveilleuses dont il sut profiter. Partout il étudia l’art des anciens enchanteurs, dont il trouvait autour de lui les œuvres en ruines. Il apprit donc beaucoup, soit dans l’art des enchantemens poétiques, soit dans la science des enchantemens politiques ; mais, comme il n’était pas ingrat et que d’ailleurs il aimait à donner même alors qu’on ne lui donnait rien, il paya dans chaque pays la dette qu’il avait contractée. Partout où il passait, il laissait des preuves de son génie d’enchanteur. De cet échange de bons procédés et de cette réciprocité de cadeaux naquit, est-il besoin de le dire ? cette société européenne, mélange d’enchantemens divers, — œuvre complexe, une et multiple, d’une association de magiciens dont Merlin fut le chef et le président. Mais que de périls, que d’épreuves pour arriver à l’accomplissement de cette œuvre ! Vingt fois Merlin faillit y périr. Une fois entre autres, il fut emprisonné à Rome comme magicien et condamné à mort. Ce fut une grande épreuve, et si les choses se sont passées telles que les rapporte M. Quinet, cette aventure fait le plus grand honneur à la constance, à la fermeté, à la simplicité du cœur de son héros. Merlin venait justement d’échapper à une dernière tentative de corruption de son père, le roi des abîmes, qui, à plusieurs reprises, avait essayé de l’attirer vers lui. Larmes, prières, menaces, tout avait été vain, car Merlin avait appris à le connaître, et avait pris la ferme résolution non de le renier (ce n’était ni digne ni possible), mais de le fuir et de vivre loin de lui. Il n’était sorte de mauvaises actions que le vieux seigneur n’eût conseillées à son fils ; il n’était sorte de violences qu’il n’eût employées pour le ramener à lui. Ne lui avait-il pas proposé un jour de célébrer dans l’enfer son mariage avec Viviane par des noces criminelles ? Une autre fois, Merlin s’était entendu appeler du fond de l’abîme par des cris déchirans ; ces cris étaient ceux de sa mère, que Satan prétendait faire rentrer dans le domicile conjugal de gré ou de force. Vainement la sainte protestait qu’elle ne lui avait jamais appartenu, c’en était fait d’elle sans l’arrivée de Merlin. Est-ce ce père dénaturé qui, pour se venger des refus obstinés de son fils, suscita contre lui tous les scribes et tous les pharisiens de Rome ? On ne sait ; mais ce qui est certain, c’est que la passion de Merlin suivit de très près la tentation. Peut-être aussi Satan voulait-il moins poursuivre une vengeance que pousser son fils dans une impasse, et le réduire à une telle extrémité qu’il fût obligé d’accepter enfin la main qu’il lui tendait. Cette dernière hypothèse est probablement celle qui se rapproche le plus de la vérité, car Satan vint encore une dernière fois faire une tentative désespérée dans la prison de Merlin, qui répondit par cette parole restée célèbre : Sancta simplicitas ! Puis il se passa une scène qu’on osera comprendre, et qui est la reproduction de la scène divine que le Nouveau-Testament propose en imitation à tous les hommes. Merlin est jugé, condamné et livré aux insultes et aux crachats de la populace. Je n’expliquerai pas cette scène, dont le sens n’est pas d’ailleurs difficile à deviner. Notre époque est une époque pleine de susceptibilités, et abondante en personnes d’autant plus zélées pour l’église visible qu’elles se soucient moins de l’église invisible, d’autant plus zélées pour les institutions qu’elles se soucient moins des principes. Nous n’essaierons pas d’atténuer par nos commentaires la portée philosophique de cette scène, où l’on voit le Christ martyrisé une seconde fois au nom du Christ lui-même par le diable en personne. Que les pieuses intelligences qui verraient dans la passion de Merlin une atteinte à leur foi se rassurent cependant : la hardiesse de M. Quinet est moins grande qu’on ne pourrait le croire, car, philosophie à part, la passion de Merlin symbolise cette époque vraiment diabolique, où l’église fut livrée aux puissances de l’anarchie et de l’impiété, l’époque du concile de Constance et du bûcher de Jeanne d’Arc. L’impiété hypocrite et sacrilège de cette époque est tellement évidente que je ne crois pas qu’il y ait une conscience catholique qui eût le triste courage de la défendre. Nous ne voulons pas blanchir M. Quinet, mais nous ne voulons pas que le lecteur, par un jugement précipité, le déclare plus noir qu’il ne l’est réellement. Et puis, avec des œuvres comme Merlin, l’esprit du lecteur a une ressource charmante qu’il n’a pas avec tout autre livre, la ressource de n’y voir que ce qui lui plaît. Pour expliquer notre pensée, nous signalerons le livre intitulé l’Éden retrouvé. S’il contient ce que nous croyons y voir, les protestans n’auront pas lieu d’être plus satisfaits que les catholiques. Les pérégrinations de Merlin à travers l’espace le conduisent un jour dans l’antique Éden, berceau de la race humaine. Aux portes du jardin, il rencontre le couple biblique qui lui demande paternellement des nouvelles de son ancien jardin de délices ; mais Merlin est peu enthousiaste. En quelques minutes, son regard a parcouru ce berceau austère de la race humaine, et il l’a trouvé bien petit. Une larme pieuse a mouillé sa paupière, un soupir de sympathie a gonflé sa poitrine, puis il s’est éloigné rapidement. Merlin ne rentrera jamais dans cet Éden, désormais trop étroit pour lui. C’est à peine si Viviane pourrait s’y construire une chambre de verdure. Cela signifie, si nous avons la vue bonne, que le génie humain a fait un instant station dans l’ancienne croyance hébraïque, à l’époque de la réformation, mais qu’il n’y resta qu’un instant et qu’il s’en éloigna rapidement, avec une sympathie respectueuse, sans efforts et sans déchirement. Si telle est la véritable explication de l’épisode de l’Eden retrouvé, les protestans n’auront pas lieu d’être très satisfaits de M. Quinet ; mais rien ne les oblige à expliquer cet épisode comme nous venons de le faire. Ils peuvent y voir toute autre chose par exemple quelque hardiesse philosophique que nous n’expliquerons pas, laquelle dépasse tous les dogmes, et par conséquent ne s’adresse point particulièrement à celui qui fait leur foi.

De tous les voyages de Merlin, le plus curieux est celui qu’il fit en Grèce au sortir de l’épreuve qu’il subit à Rome avec tant de fermeté. Je recommande au lecteur cette partie du livre de M. Quinet ; elle est belle, éloquente, tout animée de cette ironie grave et sépulcrale qui est particulière à M. Quinet, et qui se marie si aisément aux grandes images bibliques. La mort y explique tranquillement, philosophiquement, ses théories sur la beauté du néant et le progrès par la destruction. Tout ce qui existe se hâte vers la tombe ; par conséquent le progrès consiste à détruire le plus possible. Il est bon de créer, mais il est meilleur de détruire. En effet, la mort étant la fin de tous les êtres, il est saint, il est légitime, il est juste de hâter par tous les moyens possibles l’accomplissement de cette fin. Telle est la remarquable philosophie que le roi de Grèce Épistrophius expose à Merlin, qui n’en revient pas de surprise, tout enchanteur qu’il est. « Sachez, lui dit-il, que, pour des êtres tels que nous, rien n’est plus odieux qu’une ville neuve. Sans aucune exagération, nous étouffons. Tout édifice est pour nous une prison, à moins qu’il ne soit lézardé. Assurément j’ai lieu d’être satisfait de mes palais de Mavromati, de Sparte, de Mégalopolis. Nul pan de muraille n’arrête, n’attriste, ne limite mes regards. Pourtant j’apprends que mon frère Évandre, duc de Syrie, mon beau-père Micipsa, roi de Babylone, et Polyclète, duc de Bythinie, sont encore mieux logés que moi. Le travail, chez eux, est plus avancé, le progrès plus rapide, la civilisation plus parfaite, car la trace même des édifices a disparu sous le pied des chèvres, résultat que nous ambitionnons tous, mais qu’un petit nombre seulement a pu atteindre. » Les mœurs, les lois, les divertissemens du pays étaient en rapport parfait avec ces belles théories, comme Merlin put s’en convaincre le jour où il assista aux jeux nationaux. Le spectacle s’ouvrit par un hymne religieux à l’hypocrisie, souveraine des hommes et des dieux, puis les concurrens se disputèrent les prix du sophisme, et luttèrent à qui renverserait le plus rapidement une colonne ou un pan de mur ; puis, pour couronner la fête, on déposa sur les autels du néant des offrandes de poussière sépulcrale et de toiles d’araignées. Quelque remarquables cependant que fussent les opinions de la cour et des grands sur l’excellence du néant, les opinions républicaines du peuple les dépassaient de beaucoup en profondeur. Un jour un esclave s’approcha de Merlin et l’avertit de se tenir en garde contre les discours des grands. « Ne les écoutez pas, lui dit-il, ils vous trompent, ce sont tous des traîtres, ennemis de la plèbe. Ils prétendent tout renverser, niveler à ras de terre : n’en croyez pas un mot. Si vous les connaissiez mieux, vous verriez qu’ils ont chacun l’indignité de laisser subsister quelque chose, l’un un demi-fût de colonne pour s’y appuyer en dormant, l’autre un pan de mur, un troisième un débris de tombeau, celui-ci un peu de poterie, celui-là, que sais-je ? une moitié de brique ou une médaille royale. Il n’y a que moi qui vaille ici quelque chose, car j’en veux même à la cendre et à la poussière des sépultures. » Il y a environ cent pages écrites de ce ton, gravement ironiques, tristement enjouées. À mon avis, ce sont les meilleures du livre. Rarement nous avons vu démontrer avec plus de profondeur et de fermeté l’inanité de l’intelligence, lorsqu’elle est séparée du sens moral et de la conscience. M. Quinet a mis une insistance qui l’honore, lui démocrate, dans la démonstration de cette vérité. Il y a du courage à soutenir dans une certaine école que l’intelligence est simplement destructive lorsqu’elle ne prend sa force qu’en elle-même, qu’elle est naturellement sophistique lorsqu’elle est réduite à ses seules ressources, et qu’elle n’a de puissance qu’autant qu’elle est subordonnée. On pourrait mener très loin M. Quinet lui-même, si l’on poussait à bout la vérité qu’il a si ingénieusement enveloppée dans les théories du roi Épistrophius et de ses sujets. Je n’abandonnerai pas cet épisode sans recommander au lecteur le livre qui a pour titre les Dieux changés en Nains. Il y verra ce que deviennent les divinités déchues, et il pourra tirer de la contemplation de leur sort plus d’une leçon de philosophie pratique. S’il lui est arrivé, comme à eux, de perdre la terre et le ciel, il ne sera pas fâché d’apprendre que son malheur n’est pas sans consolation, et qu’il lui reste la ressource de devenir sylphe, gnome ou lutin, de nager dans les flots de l’air au gré de son caprice, de vivre dans le feu comme les salamandres, ou de mener une laborieuse et pratique existence dans les profondeurs de la terre. À bon entendeur, salut !

Cependant, retirée tristement dans sa chambre de verdure, Viviane, comme autrefois Calypso, ne pouvait se consoler du départ de Merlin, et les voyages n’avaient pu arracher du cœur de Merlin le souvenir de Viviane. Les lieux qu’il traversait étaient tout pleins d’elle. Les brises de l’air étaient son souffle, la musique des bois était sa voix, et sur les visages des femmes de tous pays il avait retrouvé quelques-uns des traits de l’enchanteresse qu’il avait abandonnée. Il avait essayé d’en aimer quelques-unes, mais en vain ; au bout de peu de temps, il s’apercevait qu’elles n’étaient que de vulgaires contrefaçons de ce type accompli de la beauté et de l’amour. Toutes l’avaient blessé, et aucune ne l’avait aimé sans arrière-pensée. Isaline la Française lui avait fait sentir l’aiguillon de cette parole acérée qui blesse plus profondément que la parole des femmes de tous les autres pays : elle s’était moquée de ses théories philosophiques sur les trois voies de l’âme et de sa poésie romantique. À Venise, il avait fait les folies les plus ruineuses pour la fille d’un pêcheur qu’il avait rendue riche comme une princesse, et qui, en reconnaissance de ses dons, lui avait enlevé son anneau d’enchanteur pour le jeter au fond de la mer. En Grèce, il avait aimé une jeune paysanne, mais comme un protecteur et comme un frère. La plus remarquable peut-être de ses aventures fut celle qui lui arriva en Espagne, où il reçut à brûle-pourpoint la déclaration d’une jeune dame nommée Dolorès. Il fut d’abord surpris, car il était exempt de fatuité et simple de cœur ; mais avec sa sagacité ordinaire il eut bientôt pénétré la cause de cette passion. « Ce n’est pas moi qu’elle aime, dit-il, c’est la magie : voilà pourquoi le mal est si profond. » Il en eut la preuve quelques jours après, lorsque Dolorès vint impudemment lui demander une échelle de soie, un manteau qui rendît invisible, deux chevaux plus rapides que le vent. C’était bien la magie qu’elle aimait, car, ensorcelée, elle refusait d’être délivrée des liens magiques ; malade, elle refusait de guérir, et son amour ne faisait qu’augmenter avec la douleur et croître avec le péché. Où était cependant, chez toutes ces sœurs imparfaites de Viviane, cette plénitude de beauté qui l’avait enchanté ? Viviane les contenait toutes en elle, et aucune n’exprimait à Merlin une seule des qualités de Viviane dans toute sa perfection. Dolorès était dévouée à sa passion jusqu’au crime ; mais cette passion faisait frémir d’horreur, quand on la comparait à ce mélange d’innocence et de dévouement qui composait l’amour de Viviane. Nella la Vénitienne était capricieuse, mais où était la naïveté que Viviane mêlait à ses caprices ? Aussi les deux amans, séparés l’un de l’autre, se tendent les bras à travers l’espace ; mais le souvenir de leur querelle vit en eux et retarde leur union. Tantôt Merlin répond par des récriminations à la tendresse qui déborde des lettres de Viviane, tantôt Viviane répond par des reproches au repentir de Merlin. Cependant, comme il faut que tout ait une fin, et que d’ailleurs les pèlerinages de Merlin sont à peu près terminés, l’enchanteur se décide à revenir auprès de Viviane. Ce retour de Merlin chargé d’une expérience acquise en tous lieux, cet heureux retour du héros auprès de Viviane, toute palpitante de la joie de l’attente, porte dans l’histoire le nom glorieux de renaissance.

Oh ! combien les renaissances sont exposées à être flétries par les vents glacés ! Qu’ils sont courts, les reverdissemens de la nature ! Combien fragiles sont les liens qui enchaînent les cœurs trop longtemps séparés ! Viviane et Merlin espéraient un printemps nouveau, et ils ne s’étaient pas aperçus qu’ils entraient dans l’automne de leur amour. L’illusion ne dura qu’un instant. À peine avait-il mis le pied sur le sol natal, que Merlin s’aperçut que tout avait bien changé en son absence. Les messagers porteurs de nouvelles sinistres se succédaient sans relâche : l’un lui apportait la nouvelle de la mort des sylphes, l’autre revenait de l’enterrement de Titania, le troisième avait vu de ses yeux le dernier des faunes périr dans les flots. Merlin en fut troublé et attristé, on peut le comprendre aisément. Si les fées et les sylphes avaient péri, de quels êtres peuplerait-il la cour de Viviane ? Quels serviteurs lui donnerait-il pour exécuter ses ordres ? Où prendrait-il des ouvrières assez habiles pour broder ses robes, préparer ses parfums et lisser ses cheveux ? Lui faudrait-il donc se contenter d’une modeste existence, d’un ménage bourgeois, simple, frugal, gouverné avec prudence et économie ? Quel avenir pour Viviane ! Cependant on peut se consoler de n’avoir plus le superflu quand on conserve le nécessaire, et celui-là peut se passer de poésie à qui restent la justice et d’amour. Arthur et Viviane consoleront Merlin de la mort d’Obéron et de Titania… Hélas ! cette espérance devait être trompée comme toutes les autres. Merlin demande des nouvelles de la cour d’Arthur, on lui répond que le roi-chevalier est à son lit de mort. Merlin accourt à temps pour recevoir les dernières instructions d’Arthur et le voir s’endormir d’un sommeil étrange dont nul enchantement ne pourra le délivrer jusqu’au jour marqué par le destin. Ainsi c’en est fait pour longtemps de cette glorieuse chevalerie de la Table-Ronde que Merlin avait instituée, de cette chevalerie où il n’y avait ni riches, ni pauvres, ni premiers, ni derniers, et où pouvaient entrer les chevaliers de toutes les races et de tous les pays. C’en est fait de l’égalité et de la justice jusqu’au jour où le roi Arthur se réveillera et appellera autour de lui ses preux. La terre et le ciel ont trahi Merlin, tout est mort autour de lui ; il ne lui reste plus que l’amour, l’amour avec Viviane dans le vaste sépulcre du monde. Ce n’était pas là ce qu’ils avaient espéré, lorsque, dans leur adolescence, ils s’étaient rencontrés pour la première fois sur les bruyères des Gaules, lorsque, sans inquiétude pour l’avenir, ils aimaient à faire voguer leurs bateaux sur les rives de la Seine, et qu’ils entretenaient des relations d’intimité avec les fées de Bretagne et les chevaliers de la cour d’Arthur ; ce n’était pas là ce qu’ils espéraient récemment encore, lorsqu’ils s’étaient retrouvés après une si longue séparation. Et cependant Viviane pouvait dire qu’elle n’avait jamais aimé Merlin davantage, puisqu’elle consentait à l’aimer dans la mort, et que son amour défiait le sépulcre ; mais, à peine enfermée dans le sépulcre, l’âme de Merlin sent redoubler ses forces, et sa voix s’élève pour défier la mort. Ses prophéties percent la lourde cloison de sa tombe et parviennent jusqu’aux oreilles des peuples. Puis peu à peu Merlin s’accoutume à sa demeure sinistre, et s’amuse à l’orner de fresques et à écrire sur ses murs de grands poèmes pour le divertissement de Viviane. Le sépulcre, lui aussi, aura ses fêtes et ses heures de gaieté, si bien que Viviane en oubliera les concerts de ses bois chéris et les fêtes de ses vallons. L’hymen dans la mort aura aussi sa fécondité : Viviane donne naissance à un enfant qui grandit dans la paix des ténèbres, paisiblement, obscurément, comme autrefois son père dans le coin d’un cloître. Cet enfant, qui est destiné à remplacer Merlin et à renouveler l’art des enchantemens, s’appelle Formose. On dit qu’aujourd’hui il habite parmi les hommes, qu’il a un moment ébloui par ses prodiges ; nul ne sait quelles destinées lui sont réservées, et s’il exercera aussi longtemps que son père la puissance des enchantemens. Le séjour de Merlin dans le sépulcre, son hymen dans la mort avec Viviane, sont le symbole ingénieux et vrai de l’histoire du génie humain pendant les deux derniers siècles, — lorsque les espérances de la renaissance l’ayant trompé, il s’endormit dans la paix du découragement, gardant encore dans sa nuit assez de souvenirs de la nature pour enchanter et peupler ses rêves, pour vaincre la mort. Toute cette partie du livre de M. Quinet, écrite d’une seule haleine, est remarquable par la puissance et l’unité du style. Pour faire prophétiser et rêver Merlin, il n’a pas eu besoin de baisser le ton de sa voix ; le tombeau de l’enchanteur était une chaire convenable pour l’éloquence qui lui est naturelle. Il n’y a plus ici de discordances, plus d’effort pénible ; sa voix peut s’élever à son aise sans craindre de dépasser le niveau de son sujet : aussi se sent-il comme chez lui dans ce sépulcre et nous en décrit-il le charme de manière à nous faire porter envie à l’infortuné Merlin.

Je vous ai montré, selon ma promesse, quelques-unes des avenues de ce labyrinthe poétique ; je pourrais vous y promener longtemps encore, car il s’en faut que je vous aie expliqué tous les mystères qui s’y accomplissent et toutes les merveilles qui sont dues à l’art magique de Merlin. Ainsi je ne vous ai presque rien dit de certaines doctrines ésotériques, très connues au-delà du Rhin, qui sont déposées secrètement dans quelques-uns des piliers qui soutiennent les voûtes du labyrinthe. Ces doctrines sont relatives au père de Merlin, qui est, comme on sait, en même temps le père des mensonges. Il paraît que ses prétentions à la domination éternelle des hommes étaient mal fondées, et que ce don d’immortalité qu’il s’attribuait était un faux bruit qu’il faisait courir pour abuser le genre humain. Un jour Merlin et Viviane virent venir vers eux ce père impénitent. Ah ! quelle décadence ! Vieilli, cassé, radoteur, il se coupait dans ses mensonges, il se prenait dans ses pièges, si bien que le petit Formose lui-même, tout naïf qu’il était, démêlait aisément ses ruses et lui disait le plus tranquillement du monde : « Grand-père, vous en avez menti ! » L’enfer, qui n’avait jamais connu que les spectacles pompeux de la tragédie et les gaietés sinistres du mélodrame, connaîtra donc aussi la bonne comédie, et nous pourrons assister à une farce amusante, écrite par quelque ange ami du rire, intitulée plaisamment Satan Cassandre, ou le Méchant joué. C’est un spectacle désopilant pour le métaphysicien que de contempler dans le livre de M. Quinet les tristesses et les ennuis de ce hideux personnage. Peu à peu néanmoins notre horreur pour lui diminue, et la pitié remplit notre âme. Avoir fait tant de mal, avoir dépensé de tels trésors de méchanceté, pour arriver à un résultat aussi stérile !

Cependant tout pécheur mérite miséricorde lorsqu’il la demande sérieusement, et nous ne pouvons refuser notre compassion au vieux tyran de l’humanité lorsque nous le voyons, touché par les rayons de la grâce naturelle, manifester des signes non équivoques de conversion. Merlin et Viviane se prêteront avec un empressement tout filial à l’accomplissement de cette œuvre difficile. On lui construisit une belle abbaye où il conversait en se promenant avec des personnages distingués de l’ancien monde et du nouveau, qui tantôt, comme le prêtre Jean, pansaient les blessures de son âme ulcérée et l’exhortaient à la douceur et à la tolérance, tantôt, comme le vieux Pan, dissipaient ses ennuis en lui rappelant les plus gais souvenirs des bons jours d’autrefois. Pour opérer plus facilement sa conversion, Merlin fit un extrait des principaux philosophes de la nature, écrit sur beau parchemin vierge, embelli de dessins représentant des fleurs entremêlées et des oiseaux en nombre infini. Ce ne fut pas sans beaucoup regimber qu’il consentit à abreuver son âme desséchée par les flammes de l’enfer aux pages rafraîchissantes de l’évangile de Viviane. Fidèle à son esprit de contradiction et d’entêtement orgueilleux, le vieux sophiste trouvait moyen de tirer de ce livre, qui ne respirait que la paix et la douceur, des maximes de destruction et de négation. Cependant il lisait attentivement ; « il ne se passait pas un jour que vous n’eussiez pu le rencontrer, au bord des précipices, les yeux attachés sur l’une des pages du volume. Il ne le fermait que pour méditer ; mais quand par hasard il ouvrait la bouche, c’était toujours pour s’écrier : Non, non, non ! jusqu’à ce que la force lui manquât. » Comme on ne le tourmentait point, il se pacifia peu à peu. Il eut bien plus d’une fois encore l’envie de se mettre en colère, car les habitudes de la domination l’avaient suivi dans son isolement, et lui faisaient sentir plus profondément son impatience ; mais comme il s’aperçut que personne ne faisait attention à lui, il jugea sage de se contraindre, et parvint enfin à se rendre maître de lui-même. Comprenez-vous le sens ésotérique de cette allégorie ? Ainsi, d’après l’évangile de la nature selon Spinoza et selon Hegel, évangile dont M. Quinet ne songe pas à nous cacher qu’il est un des croyans, le diable vieillira et verra son pouvoir diminuer de siècle en siècle, jusqu’à ce qu’il soit entièrement détruit. Alors, dans l’impuissance de mal faire, il se convertira ; doucement exhorté par le génie humain, il courbera sa tête orgueilleuse devant Dieu, et reconnaîtra enfin la puissance suprême. Alors le mal disparaîtra comme une illusion impure devant la lumière du bien, et ne sera plus qu’une fiction. Je réponds ainsi soit-il de tout mon cœur ; cependant, si vous me demandez mon opinion sur cette conversion de Satan, je vous avouerai que je m’en défie beaucoup, et que je tremble que ce ne soit là qu’une nouvelle ruse pour abuser de la candeur des honnêtes et belles âmes, parmi lesquelles il faut compter celle de beaucoup de philosophes, et en particulier celle de M. Quinet. Satan a pris dans le monde bien des costumes, et a su faire tourner à son profit bien des doctrines qui avaient été inventées contre lui. M. Quinet ne nous dit-il pas qu’on l’a vu plus d’une fois sous la robe du moine, et n’assistait-il pas, sous ce costume, à la passion de Merlin ? Il est impossible qu’il lui soit plus difficile de s’insinuer dans les cénacles des philosophes de la nature que dans les temples de Dieu. S’il a été assez habile pour retourner contre le Christ lui-même les doctrines du Christ, lui sera-t-il plus difficile de retourner contre la nature les paroles de la nature ? Fidèle à la vieille doctrine du dualisme, croyant à la persévérance impénitente de Satan dans le mal et à l’inépuisable fécondité de son génie, je ne saurais vous engager à vous en tenir sur ce point aux conclusions de M. Quinet. Tout ce que je puis faire, c’est de recommander ces conclusions à vos méditations : elles en valent la peine, car elles ont été celles de plusieurs nobles génies. Je sais qu’elles ont donné à beaucoup de belles âmes la consolation et la paix, et par conséquent je ne dois pas les condamner ; mais comme elles ne m’ont jamais rendu le même service, et que je les crois impuissantes à me le rendre, je les repousse pour mon compte, et je vous conseille de ne les adopter qu’avec prudence, et après des délibérations aussi prolongées que possible. Croyez, si vous voulez, que le mal est toujours vaincu, mais croyez aussi qu’il se relève toujours de sa défaite et que l’insuccès ne peut le corriger.

J’aime mieux vous recommander la seconde des conclusions de M. Quinet : soyez fidèle à la nature. Vous avez vu ce qu’il en a coûté à Merlin pour avoir obéi à un caprice d’orgueil et pour avoir rompu trop brusquement avec elle : des pèlerinages accomplis dans la tristesse, des inquiétudes qui n’ont pu être apaisées, partout et toujours des mécomptes ! Pour s’en être éloigné un instant, rien ne lui a réussi qu’à demi. Tout est fini le jour où il épuise les enchantemens dont elle a rempli son âme. Ce jour-là, il veut retourner vers la fontaine sacrée, dont les eaux sont inépuisables, pour rafraîchir son cœur et retremper son génie épuisé ; mais cela ne lui est plus permis. Merlin ne peut embrasser Viviane que dans la mort. Restez donc fidèles à la nature, non pas d’une fidélité capricieuse, mais d’une fidélité de tous les instans ! Restez en relation constante avec elle, et votre âme ne sera jamais altérée, et votre cœur ne se desséchera pas, et vous n’aurez pas à craindre les embûches du père de Merlin tant que vous reposerez au bord de ses eaux, sous ses ombrages bénis, car elle est l’amour lui-même, et elle est gardée contre les atteintes du mal par les génies de la pitié et de l’humanité. Dès que vous vous éloignerez, vous ne serez plus protégés, et vous deviendrez le jouet de Satan. Ne dites donc pas comme beaucoup le disent : J’irai vers elle et je remplirai mon cœur à sa source, puis je m’en retournerai à ma demeure et je ne reviendrai vers elle que lorsque j’aurai épuisé ma provision, car qui sait si vous aurez jamais occasion de refaire votre pèlerinage, et si vous sentirez de nouveau le besoin de le refaire ? Le plus grand génie qui s’éloigne de la nature, ne fût-ce qu’un instant, s’est rendu le complice du mal et du mensonge ; l’homme le plus misérable qui a bu à sa source, ne fût-ce qu’une seule fois, a connu la vérité, l’amour et la tendresse. Telle est la leçon de morale pratique qui sort du livre de M. Quinet, et c’est à celle-là que nous voulons nous en tenir. Nos pères ont connu la vieille maxime : revenez à la nature ; en la recommandant après M. Quinet, je ne me rends suspect d’aucune hérésie, et je ne cours pas le risque de me faire accuser de patronner des nouveautés hétérodoxes.

Émile Montégut.