Un Drame japonais - L’histoire des quarante-sept lonines

Un Drame japonais - L’histoire des quarante-sept lonines
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 104 (p. 646-668).
UN
DRAME JAPONAIS

LES QUARANTE-SEPT LONINES

Pendant mon dernier séjour à Yokohama en 1868, je cherchais à me rendre compte des événemens qui venaient d’agiter le pays, et dont la conclusion inattendue avait été le renversement du pouvoir des taïcouns. Au moment même où nous avions jeté l’ancre en rade, le 9 juillet, les dernières phases de la révolution se déroulaient encore près de nous, et parfois la brise, en passant sur les plaines de Yeddo, nous arrivait chargée des grondemens lointains du canon. Toutefois le chef de la dynastie taïcounale, conscient de la désorganisation de son parti, s’était déjà retiré de la scène et avait, souscrit de ses propres mains à la double déchéance de sa famille et de l’institution créée par ses ancêtres[1]. Approfondir les mystères de l’histoire et de la politique intérieure du Japon, surtout au lendemain d’une crise, a toujours été une entreprise fort ardue ; un mot d’ordre universellement accepté oblige au silence tout indigène que l’Européen presse de questions à cet égard. Je fus toutefois aidé dans mes investigations par un officier japonais. Ancien employé du gouvernement du taïcoun, attaché depuis plusieurs années comme interprète à la légation de France, Chioda-Sabouro avait inspiré à nos ministres plus de confiance que la généralité de ses collègues ; mêlé comme spectateur ou même comme agent politique aux récens événemens, il les avait observés de près. Je lis aujourd’hui son nom parmi les secrétaires de l’ambassade que le Japon vient d’envoyer en Europe ; à cette époque, Chioda continuait à exercer près de notre légation ses modestes fonctions. Je renouai avec lui d’anciennes relations, et passai de longues heures dans sa maison du quartier de Bentem, où loge le public officiel japonais de Yokohama. Ses conversations, éclairées de faits puisés à d’autres sources, me donnèrent peu à peu le fil dont j’avais besoin pour me guider. Un jour, en remontant à l’origine de la dynastie des Tokoungawa, celle des taïcouns, dont le dernier venait de tomber, j’essayais en vain avec mon interlocuteur de débrouiller les lois si obscures de la succession dans cette famille, lois compliquées encore par la coutume de l’adoption japonaise. De guerre lasse, j’abandonnai pour ce jour-là ma poursuite, et ouvris un rouleau de gravures que je venais d’acheter dans le quartier indigène. Ces gravures, imprimées en couleur et dans le style de nos images d’Épinal, représentaient généralement des épisodes du moyen âge japonais ; j’en apportais quelquefois à nos conférences, et Chioda m’en donnait le sens. C’étaient des épisodes de batailles, des vues de cortèges, des scènes d’intérieur de palais ; les guerres des Guengi et des Héké au XIIe siècle, les hauts faits du héros Yashitzoné, les chasses royales du chiogoun[2] Yoritomo dans les montagnes d’Haconé. Mon acquisition du jour se composait de douze dessins finement exécutés sur un papier gaufré, d’apparence singulière, imitant par son grain et sa souplesse le crêpe de soie ; le grenu de sa surface faisait ressortir, comme ce papier qu’emploient les aquarellistes, l’éclat et la délicatesse des couleurs. Le marchand avait insisté pour me vendre la collection complète, m’expliquant, dans le patois cosmopolite en usage à Yokohama, qu’elle représentait une même série d’aventures. Chioda y jeta les yeux. — Vous avez là, me dit-il aussitôt, différentes scènes du drame des Quarante-sept lonines, un des plus populaires et des plus fréquemment joués sur nos théâtres. Les événemens qui en ont fourni la matière se sont passés à Yeddo, il y a cent cinquante ans environ ; en les transportant sur la scène, les auteurs du drame ont complété le récit au moyen de quelques intrigues accessoires ; de plus, par déférence pour plusieurs familles encore vivantes dont les noms s’y trouvent mêlés, ils ont dû supposer que les faits se passaient quelques siècles auparavant. — J’avais en effet maintes fois rencontré dans les albums, chez les marchands de romans populaires, dans les grossières images qui tapissent les auberges de village, la reproduction des principales scènes de cette pièce, dont j’avais déjà de la sorte une vague notion : une troupe de guerriers en armures, revêtus de draperies bigarrées de blanc et de noir, jouait un rôle prépondérant dans ces compositions, et leur image me paraissait aussi répandue que peut l’être dans nos campagnes la figure du Juif-Errant. Je priai Chioda de me raconter la pièce. — Je n’ai pas, me répondit-il, les détails présens à la mémoire ; mais revenez dans quelques jours, j’en causerai d’ici là avec ma famille. Les femmes suivent beaucoup le spectacle, et pendant leurs séjours à Yeddo fréquentent assidûment les théâtres. Ces pièces leur sont familières, et je pourrai, grâce à elles, vous donner, au moins sommairement, le texte qui manque à vos gravures.

Je fus fidèle au rendez-vous, et pris des notes pendant que Chioda parlait. Comme je l’avais espéré, ce récit introduisait l’auditeur dans le monde si peu connu de la haute classe japonaise. Des notions acquises pendant deux années de séjour au Japon me permettaient de compléter ce que l’exposition du conteur avait de court ou d’insuffisant. Rentré chez moi, je mis au net les notes que j’avais emportées, et formai le projet d’écrire plus tard une analyse moins sommaire de ce drame, d’essayer de montrer en pleine vie cette féodalité japonaise que l’invasion européenne faisait déjà disparaître, les mœurs de ce monde de l’extrême Orient, à la fois sauvages et raffinées, que nous avons tant de peine à juger sainement avec nos idées. Tel est le but que je me suis proposé dans les pages qui vont suivre.


I

Le premier acte du drame se passe au XIIIe ou XIVe siècle, dans la capitale de Kamakoura. Ceux qui ont visité le Japon connaissent les beaux temples dont la présence sur le bord de la mer, au milieu d’une verte vallée à quelques lieues de Yokohama, indique encore aujourd’hui l’emplacement de la primitive résidence des taïcouns. C’est là que nous nous transportons en imagination. Une animation inusitée règne dans les environs du castel, quartier aristocratique de la ville. Les rues, généralement silencieuses et désertes, voient s’ouvrir successivement les portes massives qui seules interrompent la ligne monotone des longues enceintes. En levant les yeux sur chacune de ces portes, on peut y voir, incrustées dans un cercle en relief, les armoiries du noble propriétaire. Le piquet de garde s’accroupit des deux côtés de l’entrée, et bientôt le cortège du daïmio, faisant son apparition au fond des cours, se déploie dans la rue sur une longue file. D’abord viennent les deux crieurs, la tête découverte, prévenant la foule qu’elle ait à s’incliner sur le passage du cortège, puis des soldats portant au sommet de longues hampes divers emblèmes, armoiries en cuivre ouvragé, houppes de plumes blanches ou noires, drapeaux bariolés, où chacun peut reconnaître le nom et le rang de leur maître ; à leur suite, des gardes armés d’arcs et de lances, et, dans un groupe plus compacte d’officiers portant les deux sabres à la ceinture, le prince lui-même dans son palanquin fermé. Après eux, un ou plusieurs chevaux richement caparaçonnés sont conduits par des palefreniers ; enfin une nouvelle série de gardes ; et une escouade de serviteurs portant de grandes caisses en laque armoriées terminent le cortège. Ces caisses, supposées contenir les diverses tenues de rechange du maître, sont entièrement vides, mais dans une circonstance officielle le daïmio ne saurait se déplacer sans les traîner à sa suite.

Sortis à la même heure de leur quartier, tous ces cortèges affluent dans la même direction ; le peuple s’est massé sur leur parcours, et, à demi prosterné, accroupi sur ses talons, les regarde défiler dans un respectueux silence. S’agit-il de quelque grand conseil auquel le chiogoun aurait convoqué la noblesse ? Non sans doute, car à leur tour on voit passer les cortèges des grandes dames, reconnaissables à l’ornementation plus coquette de leurs palanquins, aux garnitures de laque et de métal ciselé, qui donnent aux lances de leurs soldats d’escorte un aspect moins guerrier. Ces divers cortèges se dirigent vers le temple d’Hatchiman : les armures des guerriers célèbres du Japon y sont conservées, et, suivant une coutume périodique, on doit les exposer en grande pompe aux yeux de cette assemblée choisie.

Pénétrons avec elle dans le parc qui forme au temple et à ses innombrables annexes, aux bonzeries qu’habitent les desservans, une ceinture d’ombrages séculaires. Des tribunes revêtues de tentures, parquetées de fines nattes en paille, ont été construites au pied du grand escalier qui mène à la plate-forme du temple. Au fond de la tribune centrale, sur un parquet plus élevé de quelques pieds et ceint de paravens, vient de prendre place, sur un coussin, le chiogoun lui-même. Quelques membres de sa famille se tiennent à ses côtés. Devant lui, dans une vaste enceinte rectangulaire, limitée par des tentures blanches aux armes taïcounales, se placent en longues files les daïmios en costume de cour : une ample robe de soie de couleur unie, dont la queue traîne à terre, d’énormes manches cachant entièrement les bras, portant à la hauteur du coude un écusson large d’un pied où sont brodées les armes ; sur la tête, un haut et mince bonnet de laque noire, garni d’un ruban dont les deux bouts, noués derrière la tête, flottent sur le dos. Chacun d’eux a laissé son sabre entre les mains des officiers de son escorte, relégués en dehors de l’enceinte, et ne porte à la ceinture que le poignard. Les dames nobles ont pris place dans une galerie latérale ; remarquons en passant leurs hautes coiffures de fleurs artificielles mêlées à leurs cheveux uniformément noirs, leurs robes traînantes en crêpe de couleur tendre bariolées de riches dessins en soie et or. Du lieu où il est assis, le chiogoun peut embrasser d’un coup d’œil cette foule choisie. Au-delà des tentures, le parc se déroule avec ses masses de verdure ; puis on aperçoit les toits pressés de la ville, les collines latérales couvertes de temples et de cimetières verdoyans ; enfin au loin les eaux bleues du golfe d’Idsou que couronne la forme vaporeuse du volcan d’Oosima. Une magnifique avenue, garnie de temps en temps de toris ou portiques en bronze et en pierre, se prolonge à travers la ville, dans l’axe du temple, jusqu’au rivage de la mer. Le dernier tori a ses pieds baignés dans les vagues, et, par cette merveilleuse disposition, le temple semble avoir pour seuil l’infini de l’océan.

Cependant les officiers de la cour ont apporté des coffres laqués dont ils sortent des cuirasses, des casques de toute sorte, semblables à ceux que portent encore les nobles japonais en temps de guerre[3]. Les dorures ternies, les laques écaillées témoignent que leurs anciens possesseurs portèrent longtemps ces armures dans les combats. Un poète de la cour récite des vers où sont retracés les exploits du héros, tandis que l’armure est exposée sur un support au pied de l’estrade. Les guerriers auxquels cet honneur est rendu ont tous contribué à fonder la puissance des chiogouns. Voici la lance du général Omagataro, qui vainquit l’armée des Nitta, restés fidèles aux mikados. Les principaux honneurs sont réservés au célèbre Yashitzoné, le frère de ce Yoritomo d’où sortait, deux siècles auparavant, la première dynastie taïcounale. Ses armes, son casque, frappent les yeux par leurs faibles proportions ; mais on sait que ce héros rachetait sa petite taille par une adresse et une légèreté merveilleuses, et qu’il venait à bout, dans les combats corps à corps, des plus vigoureux adversaires.

Laissons la cérémonie suivre son cours ; aussi bien n’est-elle qu’une occasion de présenter au public les principaux personnages du drame. Voici d’abord, au premier rang, parmi les membres du conseil, le ministre Koono-Moono, l’un des puissans du jour. Ses rides, ses cheveux gris indiquent qu’il a dépassé l’âge mûr ; il semble pourtant que le vieux seigneur ait gardé les passions de la jeunesse, à le voir, oubliant la gravité de son rôle dans une cérémonie d’apparat, porter toute son attention sur la tribune des nobles dames, et attacher ses regards sur l’une des beautés les plus en vue. La dame justifie d’ailleurs ces attentions par le charme de ses traits : la blancheur du teint, le nez aquilin, la finesse et la distinction de la physionomie en font un modèle de ce type qui se rencontre parfois dans la classe supérieure, mêlé aux traits de la race mongole, comme un vestige du peuple inconnu qui conquit le Japon et forma la noblesse du pays. Cette beauté, nouvelle à la cour, est la femme du jeune daïmio Egna, et le ministre Koono, épris de ses charmes, a récemment appelé son époux près du souverain en lui conférant un emploi ; il n’a cessé dès lors de poursuivre la jeune femme de ses déclarations. Egna n’eût pas soupçonné le vieux seigneur sans la confidence que lui a faite sa femme ; la veille encore, elle a doucement éconduit l’amoureux dignitaire en lui adressant le refus d’une entrevue, formulé dans une pièce de vers. Egna, prévenu cette fois, observe le manège du ministre avec une irritation mal contenue. Un de ses amis, le daïmio Monomoï, placé à côté de lui, remarque la pâleur de ses traits ; toutefois, esclave de la discrétion japonaise, il ne s’informe pas du motif de son trouble, et se contente de le regarder à la dérobée.

La cérémonie s’est terminée. Le chiogoun a disparu derrière les tentures ; son nombreux cortège se met en marche dans les avenues du temple. Les seigneurs se dirigent vers les issues de l’enceinte pour rejoindre leurs escortes et leurs palanquins. Egna s’est levé silencieusement, suivi de son ami Monomoï. Le hasard le met subitement en présence du ministre Koono : à sa vue, ses yeux s’allument ; avec un cri étouffé, il dégaine son poignard et, s’élance sur son rival. Un officier qui a vu ce mouvement se précipite sur les bras de l’agresseur et le retient par derrière. Koono se dégage, le front saignant d’une légère blessure ; on entraîne Egna à l’écart. Les témoins de cette courte scène se retirent atterrés, car le fait d’avoir répandu le sang dans une cérémonie. publique présidée par le souverain constitue un crime de lèse-majesté, et doit attirer sur le coupable un terrible châtiment. Le lendemain, retiré dans son palais, Egna fait mander son ami Monomoï ; il lui fait le récit des menées amoureuses du ministre Koono, lui explique la scène de la veille, et lui confie son désespoir de n’avoir pas tué son rival, car il n’a plus désormais qu’à subir la sentence souveraine, dont sa propre mort ne sera peut-être pas l’article le plus sévère. Chose curieuse et qui représente bien le caractère japonais, mélange de calme et de frénésie, de soumission passive et d’irritabilité sauvage, — après cet éclair de révolte et cet oubli d’un instant qui a mis le poignard dans sa main, le malheureux attend avec résignation le châtiment, sans que la moindre idée de se soustraire à une loi aussi inexorable ait traversé son esprit. Une seule pensée le soutient et le console, c’est que, sous peine de déshonneur, ses parens et serviteurs devront chercher à venger sa mort dans le sang du ministre Koono ou des siens.

Monomoï a compris le legs que son ami, à défaut de fils ou de proches parens, veut lui faire accepter. Il se retire toutefois sans répondre, hésitant à s’engager par un serment à cette terrible tâche : Egna n’a-t-il pas d’ailleurs des serviteurs dévoués auxquels ce devoir incombe avant tout autre ? Quelques jours après, tandis qu’il se promène, tout soucieux, sous la vérandah de ses appartemens, il voit venir à lui un de ses plus fidèles officiers. Le vieux Kawatzou l’a vu naître, et parfois, malgré l’infranchissable distance des conditions, lui a donné des conseils qui ont été accueillis. Dans les fréquentes entrevues de Monomoï et d’Egna, il s’est lié d’amitié avec le haro ou premier officier de ce dernier ; c’est lui qui, dans la scène du temple, s’est jeté sur le bras du daïmio Egna pour empêcher son crime. Kawatzou s’avance avec un air respectueux et résolu à la fois. Il s’arrête près d’un jeune pin, tire son sabre et abat la tête de l’arbre ; puis, marchant à Monomoï, et lui présentant la branche sur son éventail ouvert : — Seigneur, lui dit-il, votre humble serviteur Kawatzou est coupable : par sa faute, le prince Egna n’a pu accomplir une juste vengeance, et il va bientôt périr. Comme cette branche de pin tranchée par mon sabre, la tête du daïmio Koono devra maintenant tomber à son tour ; ainsi le veulent les lois d’honneur de l’empire. C’est au coupable à réparer le mal ; votre serviteur Kawatzou, rempli de douleur, vous demande de pouvoir exécuter lui-même ce dessein.

Ainsi contraint de se prononcer, Monomoï fait des promesses au vieil officier, et, avant de rien entreprendre, s’informe de ce qu’est devenu le ministre Koono. Ce dernier, avide de vengeance, a fait au souverain une déposition où l’origine de sa querelle avec Egna est dissimulée sous un prétendu différend d’intérêts. Le chiogoun, avant de se recueillir pour prononcer la sentence, a exilé les deux adversaires dans leurs châteaux. Les deux princes viennent de quitter la capitale. Il n’y a donc qu’à laisser les événemens suivre leur cours, et chacun attend avec anxiété le dénoûment inévitable du drame inauguré au temple d’Hatchiman.


II

Les navigateurs qui parcourent la mer intérieure du Japon et qui circulent au milieu de cette série de détroits et d’archipels qui occupent, au cœur d’un magnifique pays, plus de cent lieues d’étendue, remarquent çà et là, soit au sommet d’une colline, soit au fond de quelque baie verdoyante, une longue muraille crénelée, garnie de distance en distance de hautes tours. C’est le château d’un daïmio, enceinte fortifiée où jadis ces formidables vassaux entretenaient de véritables armées. Depuis lors, leur puissance a été bien réduite ; mais peut-être les anciennes velléités d’indépendance et de révolte germeraient-elles encore derrière ces murs, si le prince n’avait près du souverain, dans sa résidence de la capitale, une partie de sa famille en otage[4]. Tel est l’asile où Egna s’est retiré, au centre de son territoire, qui occupe une partie de la populeuse province d’Arima. A l’extérieur du château, l’enceinte est seule visible. Elle circonscrit un vaste espace de terrain de forme rectangulaire. La muraille, haute de 30 à 40 pieds, formée de ces gros blocs de pierre irréguliers dont l’architecture désigne l’ensemble sous le nom de construction cyclopéenne, est surmontée d’une galerie en bois recouverte d’une épaisse toiture en tuiles noires, revêtue de stuc blanc, et percée de nombreuses meurtrières ; de l’intérieur, on découvre que cette galerie correspond à la plate-forme du rempart, et que ses parois et son toit protègent les défenseurs contre le tir des flèches et l’attaque par escalade, comme les hourds qui, au moyen âge, garnissaient en temps de guerre les sommets de nos tours. Le pied des murailles baigne dans de larges fossés pleins d’eau. Aux angles, et de distance en distance, de hautes tours, de même apparence que les galeries, élèvent leurs deux ou trois étages aux toitures recourbées. Une tour semblable, mais plus importante, apparaît au milieu de l’enceinte, à travers les grands plus dont on aperçoit les sommets au-dessus des murailles : c’est un réduit intérieur isolé, véritable donjon d’où l’on domine tout le système de défense. Des ponts-levis mènent à une porte massive, l’entrée d’honneur, et à plusieurs poternes de service. Aussitôt les voûtes franchies, on ne remarque rien cependant qui réponde au caractère monumental de l’enceinte : une série de cours sont remplies par les casernes et les bâtimens de service, construits en bois et sans étage, comme la plupart des édifices japonais. Les bâtimens occupés par le daïmio et sa famille se distinguent par de plus grandes proportions et le soin que l’on a mis dans le choix des matériaux, tout en gardant le même caractère de simplicité ; situés au point le plus inabordable de l’enceinte, ils ne sont accessibles qu’à travers de nombreux passages, couloirs et barrières gardés par des postes échelonnés. Ils sont entourés de jardins sur lesquels ouvrent de plain-pied les vérandahs des appartemens ; des petits canaux, des rivières et des étangs en miniature servent à doubler les défenses intérieures de ce domaine réservé, tout en concourant à l’ornementation.

Une population vit là autour du prince : sa famille, ses enfans, les épouses non légitimes que les mœurs du pays et les obligations du rang placent à côté de son foyer, puis une série d’officiers ou samouraï, d’employés de tout rang et de serviteurs, dont le coûteux entretien, joint au train de maison obligatoire de la capitale, absorbe chaque année le revenu de son territoire. Dans ce pays, où les conditions sociales sont immuables, la plupart des emplois et des situations se transmettent héréditairement, à part le cas où le prince, disposant à son gré des fonctions et des salaires, veut récompenser des services exceptionnels ou sévir contre des coupables. Ce sont les mêmes familles qui depuis des siècles ont donné à ces seigneurs provinciaux leurs serviteurs, notamment leurs karos, sortes de premiers ministres investis de toute la confiance du prince, et qui sont chargés en mainte occasion de le représenter et d’agir en son nom. C’est ainsi que, par une organisation toute féodale, vit autour du daïmio et sur l’étendue de son territoire une petite noblesse militaire entièrement indépendante du pouvoir central et prête à tirer l’épée pour son maître le jour où il oserait en donner le signal[5]. C’est au milieu de ce petit royaume, où il règne en maître, qu’Egna est rentré silencieux sur l’ordre du souverain, laissant à Kamakoura sa jeune femme, qu’il ne doit peut-être plus revoir. Sa famille l’a reçu avec les marques de respect qu’elle doit à un maître souverain. La discrétion est au Japon la première des obligations ; y contrevenir serait souvent risquer sa vie. Le prince n’a pas parlé, et si de vagues rumeurs, des paroles échappées aux gens de l’escorte, ont pu jeter dans l’esprit des habitans du château l’appréhension de choses graves, il n’en est pas prononcé un mot. Le premier karo rend compte au prince des affaires réglées pendant son absence, des emprunts contractés avec les banquiers d’Osaka sur la récolte de l’automne, des incidens survenus dans la petite province. Un seul incident est venu troubler la quiétude du château. Deux de ses habitans, Shimidzou, officier de la garde d’Egna, et la jeune Vakaïto, l’une de ses femmes, ont disparu un matin. Ces jeunes gens, épris d’amour depuis longtemps, empêchés de s’unir par la situation de la femme, avaient résolu de fuir ensemble, et, indifférens à une perspective de misère, d’aller chercher une retraite au fond de quelque campagne éloignée. Peu d’heures après leur disparition, on apprit, qu’à l’aube ils s’étaient montrés à une poterne de service qui donne accès par une passerelle sur les dehors du château. L’unique soldat de garde avait dégainé ; mais, blessé légèrement par le sabre de Shimidzou, intimidé par sa contenance résolue, il s’était laissé garrotter, puis le fugitif avait franchi avec sa compagne les dernières barrières.

Un mois se passe ; l’automne touche à sa fin. Un jour, deux officiers à cheval accompagnés d’une escorte se présentent à l’entrée principale du château. Après de longs pourparlers destinés à constater l’identité des nouveau-venus, il est rendu compte au prince que ce sont deux envoyés officiels du chiogoun. Il faut aussitôt que les ponts-levis s’abaissent, que les battans de la grande porte soient ouverts, et que les deux émissaires soient introduits avec tout le respect dû, non pas à leur rang personnel, mais à la suprématie du souverain qui les envoie. Reçus par le maître des cérémonies, les ambassadeurs font connaître à Egna qu’ils viennent lui signifier la sentence du chiogoun. L’appartement principal du château est disposé : les envoyés y prennent place assis sur deux plians, et celui qui doit porter la parole tient à la main un écrit enroulé sur un bâton d’ivoire. Egna, suivi de ses principaux officiers, paraît devant eux, se prosterne sur la natte, et dans cette posture entend la lecture de sa condamnation. Rendue sur les rapports trop aisément accueillis du prince Monomoï, puissant ministre et vieux serviteur des chiogouns, la sentence, que dictent en partie les lois japonaises, est inexorable dans sa sévérité. Le daïmio Egna s’attendait à la peine capitale et se consolait en pensant que la mort par l’ouverture du ventre, ou harakiri, réservée aux nobles qui n’ont pas dérogé, laisserait au moins à sa famille sa situation sociale et à son futur héritier, encore enfant, le domaine de ses ancêtres ; mais il paraît que son crime a été plus grand, car l’édit du souverain prononce qu’avant de mettre fin à ses jours par le harakiri, le daïmio doit remettre à ses délégués son château et la possession de tous ses domaines. Ses serviteurs seront licenciés, sa famille perdra ses biens, jusqu’à son nom, et devra se disperser dans l’exil.

Le temps est déjà loin où ces fiers daïmios, à demi indépendans, jamais réduits et rendus tout-puissans par la possession de provinces entières, faisaient trembler la vieille autorité des mikados et le pouvoir naissant des chiogouns. Aussi, malgré les solides murailles de son château et la petite armée d’hommes résolus, frappés comme lui, qui l’entourent, le malheureux Egna se soumet et obéit. Les jours suivans sont consacrés, sous la direction des envoyés du chiogoun, à l’exécution des derniers articles de la sentence. Les employés du domaine, les officiers, les nombreux serviteurs du prince et de sa famille sont licenciés ; ceux à qui leur naissance ou leur emploi permettait le port du sabre gardent cette arme pour seul bien ; c’est d’elle qu’ils devront vivre, car des officiers ne sauraient déroger en achetant leur subsistance au prix d’un travail d’artisan. Devenus lonines, c’est-à-dire sans maître qui les paie, sans ressource d’aucune espèce, il ne leur reste plus qu’à louer leur bras à toutes les mauvaises causes ou bien à se faire brigands. Nous les retrouverons bientôt, vivant d’expédiens, les uns périssant de misère ou dans d’obscures aventures, les autres tombant peu à peu sous le glaive des officiers de justice. Telles sont les terribles conséquences de cette loi qui rend toute une population solidaire de la faute de son chef. Après eux, c’est une file de femmes éplorées, de servantes et d’enfans, qui franchit pour la dernière fois le seuil du château et prend à pied la route de l’exil. Il ne reste plus dans l’enceinte qu’Egna et ses plus intimes serviteurs.

Les derniers adieux ont été faits, et le moment est arrivé où la sentence de mort reste seule à exécuter. Un hangar recouvert en planches a été dressé à la hâte dans une des cours du château ; des tentures blanches en forment la clôture. Dans cette enceinte ont pris place les deux envoyés du chiogoun. Un tapis de drap blanc bordé de rouge est à quelques pas devant eux. Dans un coin du hangar, derrière un paravent, ont été cachés quelques ustensiles : un petit poignard déposé sur un escabeau, un grand baquet en laque et un seau plein d’eau, destinés à recueillir et à laver les restes de la victime. Egna paraît bientôt, uniquement recouvert d’une longue robe de soie blanche, vêtement que les nobles, dès l’âge viril, ont tous dans leur garde-robe, et qu’ils devront revêtir le jour où le suicide leur sera imposé par une sentence ou par le code d’honneur japonais. Il vient s’asseoir au centre du tapis et se prosterne pour écouter une dernière fois la lecture de sa condamnation. Deux de ses officiers, vêtus de blanc comme lui, ses témoins, sont assis plus en arrière ; à côté de lui, debout, un autre se place, seul armé de son sabre ; ce serviteur, choisi parmi les plus fidèles, a la triste fonction d’achever son maître et de lui épargner une lente agonie en lui coupant la tête. La lecture terminée, le tabouret et son poignard sont déposés devant Egna ; il dénoue sa ceinture et l’enroule lentement autour de la lame du poignard, laissant à découvert quelques pouces du tranchant à partir de la pointe, puis, prenant résolument l’arme de la main droite, il se fait d’un seul mouvement une profonde incision d’une hanche à l’autre dans les entrailles. Le calme de ses traits pâles ne s’est pas démenti ; au moment où il s’affaisse en avant, la lame du sabre brille, et la tête du condamné roule aux pieds des juges.

Les serviteurs témoins de cette dernière expiation de leur maître n’ont plus qu’à disparaître à leur tour, après avoir confié son cadavre aux prêtres d’une bonzerie voisine qui lui donneront la sépulture. Une vingtaine environ, et parmi eux le karo Hori et son jeune fils, franchissent les derniers l’enceinte du château, sur les murs duquel flotte déjà le pavillon du chiogoun. Hori, se retournant sur le seuil de la porte, contemple une dernière fois l’écusson de son seigneur, et reporte les yeux sur un poignard qu’il tient à la main, présent qu’il reçut de lui dans les jours prospères en témoignage de son zèle. Ces hommes échangent un regard qui les confirme dans la résolution qu’ils ont déjà arrêtée avant de s’éloigner de ces lieux maudits ; sans maître et ne relevant désormais que d’eux-mêmes, ils viennent de s’engager par serment à venger sa mort : dans l’âme d’un vrai samouraï, il n’est guère d’autre alternative. Ils se séparent après s’être assigné un lieu de rendez-vous, à un mois de là, dans les faubourgs de la capitale.

III

Le lecteur, à cette période du drame, pressent déjà les tragiques péripéties qui se préparent. Toutefois les auteurs japonais, se conformant aux saines traditions de la composition dramatique, ont groupé autour de l’action principale une série d’incidens qui nous font mieux connaître les personnages secondaires déjà entrevus dans ce récit, et nous intéressent à leur sort. Nous retrouvons tout d’abord les fugitifs du château d’Egna, Shimidzou et Vakaïto, réfugiés sur les confins de la province, chez les vieux parens de la jeune femme, qui les ont accueillis ; ils prennent part à leurs travaux, et vivent, heureux jusqu’alors, de l’existence du paysan japonais, pauvre et impuissant à sortir de sa condition, mais paisible et indifférent aux orages qui grondent au-dessus de lui sans descendre dans son humble sphère. Bientôt cependant les tristes nouvelles du château qu’ils ont quitté leur parviennent comme une vague rumeur ; puis des serviteurs lonines de leur ancien prince dispersés dans le pays, auxquels Shimidzou se dévoile, ne lui laissent plus de doute ; ils lui racontent la catastrophe et l’invitent à s’affilier à leurs complots de vengeance. Le jour où il revient porteur de cette triste nouvelle est un jour de deuil pour la cabane, et les regrets des fugitifs redoublent à l’idée qu’ils ont abandonné leurs maîtres dans un pareil moment. Assurément Shimidzou rejoindra ses anciens frères d’armes, et s’efforcera de racheter sa faute par sa résolution ; mais pour s’éloigner, pour vivre quelques mois peut-être en divers lieux sans éveiller les soupçons, il faut une avance de fonds, et dans le misérable intérieur où l’on vit au jour le jour d’une maigre part de récolte on ne trouverait pas une pièce d’argent. Vakaïto, saisie d’une inspiration subite, se rappelle alors que leur fuite a été due principalement à ses prières ; elle déclare que, la plus coupable des deux, elle ne doit pas reculer devant sa part de sacrifices. Que son père et son époux lui permettent donc de se vendre pour un certain nombre d’années au yoshivara de Kamakoura ; c’est le quartier des jeux, des maisons de thé, où sont parquées les courtisanes. Sa beauté, son éducation, assurent à sa famille une somme assez ronde en échange de sa liberté. Tous acceptent avec tristesse, mais sans hésitation, cette suprême ressource. Dans les idées japonaises d’ailleurs, une pareille vie ne doit pas déclasser irrévocablement la malheureuse femme ; viennent des jours meilleurs, son époux pourra la replacer à son foyer, où elle retrouvera la même situation que par le passé. N’a-t-elle pas aussi, pour la soutenir et pour faire accepter son dévoûment, le souvenir de cette noble châtelaine qui naguère, au prix d’un pareil sacrifice qu’elle fit partager aux femmes de son entourage, acquit de grandes sommes d’argent, et permit à sa famille, engagée dans une guerre d’extermination, de trouver son salut dans la continuation de la lutte ? Le portrait de cette grande dame est presque aussi populaire au Japon que celui de ses héros ; il rappelle aux malheureuses exclues de la société que celle-ci a encore pour elles certains respects et certaines indulgences. Il semble d’ailleurs qu’il n’y ait à cela que justice, car toutes ou à peu près, à l’âge où a commencé pour elles cette vie, n’avaient pas la libre disposition d’elles-mêmes.

La résolution consentie par l’époux et les parens de Vakaïto est immédiatement mise à exécution. La jeune femme se met en route portée par deux coulies dans un cango, modeste chaise à porteurs usitée par les gens du peuple. Le vieillard a chaussé ses jambières de voyage, pris son chapeau de bambou tressé à larges bords, et endossé le rustique manteau de paille que les gens de pauvre condition portent en hiver, et qui les font ressembler de loin à de grandes gerbes de blé en mouvement ; il suit à pied le cango, un bâton de voyage à la main. La semaine suivante le voit revenir seul par les mêmes sentiers. Le lugubre contrat a été conclu sans difficulté ; il rapporte dans sa sacoche la somme, considérable pour un homme du peuple japonais, de 50 rios, environ 200 francs. En approchant de sa demeure, le vieillard se résout à doubler l’étape et à voyager de nuit pour ne pas prévenir les voisins de son retour et permettre à son gendre de fuir immédiatement. Ce dernier, justement à cette heure, est en chasse dans les environs, car, inhabile aux travaux des champs, il cherche à retirer de cette ressource, interdite aux paysans, de précaires moyens de subsistance. A l’affût au bord du sentier qui traverse un ravin, il attend au passage un sanglier dont il a observé les traces.

Un autre homme, à la même heure, est aux aguets près de lui, à cent pas peut-être : c’est un de ces voleurs de grande route qui ne reculent pas devant l’assassinat, et qui, désarmés en apparence, portent un sabre court et effilé caché sous leurs vêtemens. Ce misérable a observé le paysan à l’hôtellerie de la dernière étape et soupçonné son trésor ; le voyant partir, il est venu l’attendre sur la route. La nuit est pluvieuse et noire ; le vieillard descend péniblement le ravin, glissant sur la terre détrempée. Tout à coup une main le saisit à la gorge ; à peine a-t-il articulé un cri étouffé qu’un violent coup de sabre l’étend à terre. Le voleur s’empare du sac du malheureux et s’apprête à fouiller le cadavre. Shimidzou, malgré sa fermeté habituelle, n’a pas entendu sans frissonner ce cri étouffé ; mais aussitôt le froissement de broussailles appelle son attention : le sanglier est là qui débouche insouciant sur le sentier ; Shimidzou lui décoche un trait de son arbalète presque à bout portant. L’animal fait un bond et se précipite à fond de train dans la pente du chemin ; il passe au galop près du cadavre, et disparaît de nouveau dans le fourré, tandis que le meurtrier, effrayé par l’apparition de l’énorme bête, n’a que le temps de s’élancer dans les branches d’un arbre.

Cependant Shimidzou s’est levé de sa cachette, et, l’arbalète à la main, s’avance sur le sentier, où il suit avec difficulté les traces de l’animal blessé. A un détour du chemin, il tombe subitement sous le jet de lumière d’une lanterne à main. Un homme armé est devant lui ; à son accoutrement, aux emblèmes peints sur le papier huilé de la lanterne, Shimidzou a reconnu un porteur de dépêches du gouvernement. Le courrier vient de passer devant le corps du vieillard ; rencontrant à quelques pas un homme d’un aspect misérable et à la contenance résolue, tenant à la main une arbalète dont l’arc est détendu, comment douterait-il qu’il a devant lui le meurtrier ? L’officier se contente néanmoins de l’examiner attentivement, échange avec lui un bref salut, continue sa route, et fait son rapport au poste de police du prochain village.

Pendant ce temps, le véritable assassin s’est éloigné. Shimidzou, reprenant la piste de l’animal blessé, heurte bientôt du pied le cadavre étendu sur le sentier. Il reconnaît le vieillard ; la ceinture arrachée, la sacoche disparue, témoignent du vol qui a suivi le crime. Il rapporte la nouvelle à la cabane, où la vieille femme affolée, se persuadant qu’il vient de commettre lui-même l’attentat, le couvre d’imprécations. Le malheureux Shimidzou reste immobile, plongé dans une morne stupeur, sans songer à lui répondre. Au jour, les officiers du gouvernement arrivent au village, et, guidés par la rumeur publique, que les cris de la vieille femme ont déjà suscitée, se présentent à la cabane pour saisir celui qu’ils appellent le meurtrier. À cette accusation, Shimidzou les conduit près du corps resté sur le sentier, découvre la blessure qui est celle de la lame tranchante d’un sabre et leur fait observer que son arbalète n’a pu donner un pareil coup. Les officiers de police lui enjoignent néanmoins de les suivre à la ville, car leurs préventions se réveillent en observant mieux cet homme, dont les allures ne sont pas celles d’un paysan. À ce dernier coup du sort, le malheureux se voit compromis sans espoir et contraint d’abandonner toute idée de rejoindre ses anciens compagnons ; il rentre un instant au fond de la cabane, tire son sabre de sa cachette et se l’enfonce dans la poitrine. Les officiers, abandonnant les deux cadavres, s’éloignent satisfaits, car leur tâche est accomplie du moment où le prétendu coupable s’est fait justice. Dans cette lugubre série de péripéties, il est à peine un tableau qui repose de ces scènes de meurtre où les acteurs du drame disparaissent l’un après l’autre, victimes volontaires ou non. On ne saurait y voir une exagération dramatique ; en dehors de l’enchaînement fatal des faits, c’est une peinture assez fidèle des mœurs féodales de ce peuple et l’expression du mépris de la mort, de l’insouciance de la vie humaine, qui caractérisent ces races de l’extrême Orient. Si parfois le récit paraît tourner à l’idylle, il reprend bien vite, à la faveur d’un incident, son allure primitive. Une scène nous montre une jeune fille appartenant à la classe des samouraï, voyageant sur le tokaido, grand chemin qui relie les principales provinces du Japon à la capitale. Sa mère et quelques serviteurs l’accompagnent : de confortables norimons servent de véhicule aux deux femmes, et souvent, pour rompre la monotonie de ces longues étapes, elles font à pied, en avant de leurs gens, une partie du chemin. On est encore à la fin de l’automne, la saison des voyages au Japon ; l’air est vivifié par les premières brises du nord que tempère un brillant soleil ; les arbres résineux, les grands chênes verts et les lauriers, les bosquets de camélias au sombre feuillage, font encore au paysage à moitié dépouillé un fond de verdure qui donne à la campagne japonaise, même en hiver, les rians aspects d’un parc sans fin : le pic, déjà couvert entièrement de neige, du Foudsiyama domine l’horizon de sa masse d’une blancheur éblouissante. Le père de la jeune voyageuse est le vieux Kawatzou, ce serviteur du daïmio Monomoï, qui a conseillé à son maître de venger l’honneur et la mort d’Egna sur la personne de son ennemi. Monomoï, ébranlé par la fin tragique du prince, arrêté par le respect pour la justice souveraine, n’a pas quitté son château. Kawatzou y est resté avec lui, lorsqu’un message de Hori, l’ancien karo d’Egna, est venu lui demander une entrevue secrète entre sa fille et le fils de Hori, fiancés depuis quelques années. Le rendez-vous est donné dans un village du tokaïdo à peu de distance de la capitale. La jeune fille est donc partie, le pied léger et le cœur joyeux ; malgré la catastrophe de la maison d’Egna, elle s’est reprise à espérer : son fiancé ne peut-il pas être adopté par Kawatzou, âgé et sans fils, pour succéder à sa charge dans le château de Monomoï ? Le vieillard ne partage pas les espérances de sa fille ; il connaît le caractère de son ami Hori, et, jugeant par ses propres sentimens de ceux des serviteurs d’Egna, devine les projets que son ami doit poursuivre à cette heure. Déguisé en pèlerin, il part après les deux femmes, et les suit à une étape de distance. Au village fixé pour le rendez-vous, une scène nous le montre aux aguets derrière une cloison, sous la vérandah de la maison où Hori vient de recevoir sa femme et sa fille. Ce dernier leur expose qu’il a voulu les voir une dernière fois, mais que toutes relations doivent être rompues entre les deux familles : Kawatzou n’a-t-il pas en effet, le jour de la cérémonie du temple d’Hatchima, arrêté le bras du daïmio Egna et sauvé la vie de son ennemi ? Sans cette intervention funeste, son maître serait du moins mort après avoir satisfait sa vengeance. Kawatzou, qui a tout entendu, ouvre à ses derniers mots ses vêtemens, prend son poignard, se fait aux entrailles l’incision du harakiri, renoue sa ceinture, et se traîne au seuil de l’habitation. Les malheureuses femmes, sortant de cette entrevue où elles ont laissé tout espoir, y trouvent le vieillard sanglant et sur le point d’expirer ; il lui reste la force de leur dire : — Je suis intervenu pour le plus grand des malheurs entre les deux princes ; puis j’ai conseillé à mon maître de venger son ami, il n’a pu suivre mes conseils. Quel serviteur fidèle, après cela, oserais survivre à son honneur ? Je suis trop vieux pour racheter ma faute ; mon bras affaibli ne tient plus le sabre ; il ne me restait qu’à mourir. Moi disparu, Hori et les siens pourront encore vous accueillir. — Hori paraît à ces mots et promet qu’il en sera ainsi ; puis, ayant rendu les derniers devoirs à son ami avec le concours des deux femmes, il les décide à regagner leur résidence au château du daïmio Monomoï. Tandis qu’elles s’en retournent, le cœur attristé du présent et inquiet de l’avenir, Hori et son fils reprennent le chemin de la capitale.


IV

L’hiver est venu. Les lonines d’Egna, obéissant au mot d’ordre de leur chef, ont gagné par petits groupes Kamakoura. Accrue par des affiliations successives, leur troupe se compose désormais de quarante-sept hommes résolus. Les uns, et dans le nombre Hori et son fils, affectent de vivre dans une insouciance joyeuse et une dissipation qui éloigne tout soupçon de leurs projets. Leurs compagnons ont quitté leurs armes, et, vêtus en gens du peuple, se sont dispersés dans divers quartiers. Un marchand, ancien agent d’affaires du daïmio Egna, en relation depuis longtemps avec les officiers du prince, leur donne accès dans sa demeure : au fond de son habitation se trouve un de ces vastes magasins aux parois épaisses, à l’épreuve du feu, où les négocians entassent leurs marchandises précieuses ; les lonines peuvent tenir leurs conciliabules dans ce réduit à l’abri de toute oreille et de tous regards indiscrets. C’est là qu’ils se réunissent depuis leur arrivée pour se communiquer les nouvelles et discuter définitivement l’exécution de leurs projets de vengeance. Le ministre Koono, rappelé dans ses importantes fonctions et rentré complètement en grâce après quelques semaines d’exil, est revenu habiter, près du souverain, son hiaski (palais) de Kamakoura. Cette circonstance est éminemment favorable à ses adversaires ; au milieu de sa province, derrière les murs de son château-fort, entouré d’une population de sujets fidèles, le daïmio eût indéfiniment bravé leurs attaques ; une troupe d’étrangers n’eût même pu séjourner quelques heures dans la province sans attirer le soupçon. Ce prompt retour à la ville change complètement la situation, et nos kérai ne sauraient choisir de meilleur théâtre pour risquer leur aventureux projet. Il est surtout, dans ce quartier solitaire qu’habitent les hauts dignitaires, des ruelles désertes, des avenues bordées par les grands enclos boisés des bonzeries, propices à une embuscade. Les conjurés épient de ces cachettes les allées et venues du ministre ; mais ce dernier est sur ses gardes et n’ignore pas qu’à la suite de la mort de son rival, les officiers lonines de ce prince tenteront à un moment donné de le surprendre. Il ne sort plus de son palais, où l’on veille avec soin, que pour se rendre chez le chiogoun ; une escorte plus forte que d’ordinaire entoure son norimon, où lui-même se tient assis, la main sur la poignée de son sabre, tout prêt à mettre pied à terre et à seconder ses serviteurs. Plus d’une fois, derrière les piliers d’un temple ou à travers la brèche de quelque palissade abandonnée, ses gardes ont surpris, à la tombée de la nuit ou par quelque sombre journée d’hiver, des yeux ardens qui épiaient le cortège. Leur nombre et leur attitude ont détourné Hori et ses complices de l’idée d’une agression en plein jour ; renonçant désormais à une lutte au moins trop incertaine dans ces conditions, les conjurés mûrissent l’exécution d’une attaque de nuit sur le hiaski même de leur ennemi, tentative où ils mettent leur dernier espoir.

Les scènes du drame portent désormais sur un unique objet, la préparation minutieuse de cette expédition. Les lonines redoublent de prudence pour cacher leurs conciliabules, et de ruses pour étudier les défenses de l’ennemi. Tantôt nous voyons Hori et son jeune fils, courbés sur un plan déroulé devant eux, tracer des lignes qui représentent l’enceinte rectangulaire du hiaski du Koono, ses palissades intérieures, le plan des édifices privés du palais, avec leurs couloirs et l’emplacement des postes de soldats. Puis ce sont les combattons qui préparent leurs armes pour la lutte, qui sera sans doute opiniâtre : nous les voyons affiler leurs sabres, ajuster les fers de grandes lances, disposer des crocs en fer et des échelles de corde, une lourde masse et des haches pour enfoncer les palissades. Ils se munissent chacun des pièces essentielles d’une armure de combat, qui comprennent le casque avec son couvre-nuque articulé, la cotte de mailles doublée d’une épaisse couche de ouate, la cuirasse, les jambières et les brassards en mailles revêtus de lames de fer. Un secours inattendu leur est venu dans cette ville où ils n’osaient se fier à personne. Dans cette vie de dissipation que quelques-uns d’entre eux ont feint de mener jusqu’alors, le hasard d’une promenade au quartier des yoshivara les a conduits en présence de la malheureuse Vakaïto. Contrarié d’abord, puis rassuré par le dévoûment que l’ancienne servante d’Egna montre pour leur cause, Hori l’emploie comme espion pour surprendre les secrets de l’ennemi. Qui se méfierait d’une femme de cette misérable condition, dont la déchéance sociale n’est connue de personne ? Vakaïto attire chez elle des officiers du ministre Koono. A la faveur des repas joyeux et des libations de sakki, le plus muet des Japonais perd de sa réserve ; bientôt même la courtisane, à leur suite, passe quelques heures dans l’enceinte du palais du prince ; elle y observe les passages, la disposition des lieux, les habitudes des gens du logis, et chaque fois en rend à ses amis un compte fidèle. Les conjurés ont bientôt acquis une parfaite connaissance des dispositions de défense du palais, et leur chef, dressant un plan définitif de combat, distribue à chacun son rôle.

Le moment fixé pour l’attaque est enfin venu. Il fait une sombre nuit d’hiver ; toutefois le manteau de neige répandu sur le sol jette une clarté suffisante pour permettre de se reconnaître entre combattans. Dans ce même dessein, les conjurés se sont revêtus de djinn-baoris, manteaux se portant par-dessus l’armure, tous semblables, à grandes dentelures blanches et noires facilement visibles dans l’obscurité. Réunis pendant la première partie de la nuit au fond du hangar de leur complice, les quarante-sept guerriers reçoivent une dernière fois les instructions de leur chef, et, s’aidant les uns les autres, revêtent et assujettissent solidement les diverses pièces de leur armure ; puis, sortant par deux ou trois ruelles, ils se retrouvent un instant après au carrefour voisin pour se mettre en marche en un seul groupe. Après deux éclaireurs, Hori s’avance en tête de ses gens ; un sifflet de commandement pend à sa ceinture, et derrière lui un de ses hommes porte le taïko ou tambour de guerre. Le gros des combattans est serré derrière eux et dissimule autant que possible les longues lances et les crocs barbelés. Devant cette masse sombre, aux profils étranges, qui s’avance silencieuse sur la neige, les bourgeois attardés s’enfuient épouvantés ; les soldats de veille près des postes de police se blottissent dans leur réduit, et leur gosier desséché se refuse à articuler le qui-vive. La troupe a bientôt traversé la ville marchande, franchi la limite du quartier noble, et gagné le palais du daïmio Koono. L’enceinte rectangulaire longe sur trois côtés une ruelle ou une avenue ; le quatrième est contigu à une résidence voisine. La troupe se distribue suivant les rôles convenus ; des hommes se postent pour surveiller les trois avenues, tandis qu’un petit groupe, prêt à escalader le mur qui sépare les deux hiaskis, observera pendant le combat cette voie de retraite de l’assiégé. Usant de ruse, un des conjurés frappe discrètement à une petite porte de service et se donne pour un domestique attardé dont il emprunte le nom. A peine le portier a-t-il entre-bâillé l’ouverture qu’il est saisi, entraîné au dehors et décapité. En quelques secondes, les assaillans ont envahi la petite cour qui suit l’entrée, et deux autres serviteurs endormis ont subi le même sort. Hori pénètre après eux et se fait hisser sur le toit de la loge des gardiens. Glissant sur les tuiles, il parvient à passer la tête au-dessus du faîte, et de ce poste il observe quelques instans les cours et les palissades intérieures. Cette rapide inspection lui a permis de vérifier l’exactitude de ses renseignemens et la sûreté de son plan de combat ; un coup de sifflet donne le signal de l’attaque simultanée sur les divers points de l’enceinte.

Cependant les gardiens de veille, au bruit insolite qui parvient jusqu’à eux, jettent l’alarme dans toutes les cours du hiaski. Les défenseurs endormis se réveillent, serrent à la hâte la ceinture de leur vêtement de nuit, et se précipitent sur les lances et les sabres qui, près d’eux, garnissent les râteliers d’armes. Déjà les assaillans, groupés à l’intérieur de l’enceinte et aux prises avec les premiers obstacles de ce dédale que présente toute demeure de noble japonais, ont repoussé quelques postes extérieurs de gardes, trop peu nombreux, et qui battent en retraite en combattant mollement. Hori, sur un point central, surveille les groupes dont le bruit indique la marche progressive, et dirige la principale attaque. Sous les coups des haches et de la lourde massue, les portes closes et les palissades volent en éclats ; les assaillans se rapprochent ainsi des appartemens privés du prince. On le devinerait au nombre croissant des défenseurs qui accourent : armés à la hâte, ils n’ont pris que le temps de serrer leur ceinture, d’assujettir au corps par une sorte de bretelle les manches flottantes de leur robe afin de dégager leurs bras nus et de pouvoir manier le sabre, et de ceindre leur front d’une forte bande de toile destinée à amortir les coups de taille de l’adversaire. Le combat devient acharné. Les serviteurs du prince font bravement leur devoir ; mais comment lutter contre des hommes armés de pied en cap, et qu’atteignent à peine de légères blessures ? Tour à tour ils tombent, réduits à se faire tuer pour prolonger la résistance et donner à leur maître le temps de fuir.

Si rapide et si sûre a été l’attaque, que le principal groupe des assaillans est parvenu aux appartemens privés de Koono. Les femmes et les serviteurs, affolés de terreur, se sont enfuis dans les jardins ou cachés sous le plancher des habitations. On prévient le vieux daïmio que les issues de sa demeure sont cernées ; à ce moment, un de ses gens a la présence d’esprit de soulever un de ces kakémonos ou longs rouleaux de dessins pendus aux murs de l’appartement, et d’ouvrir avec son sabre la mince cloison de stuc et de bois ; le vieillard s’élance par cette ouverture dans une ruelle qui mène aux dépendances du logis, puis le rouleau retombe sur le mur. Dans cette pièce, où sont tombés un à un les défenseurs baignés dans leur sang, Hori pénètre bientôt à la suite de ses hommes ; derrière un paravent, il aperçoit le matelas et les couvertures du daïmio, reconnaissables aux armoiries brodées sur les étoffes. Le lit est vide, et paraît, grâce à l’ordre réparé à la hâte, n’avoir pas été occupé de la nuit ; mais Hori, saisi d’une inspiration subite, y plonge la main et trouve le matelas encore chaud à la place du corps. Le prince n’est donc pas loin, et le gros des conjurés se remet à sa poursuite, tandis que quelques autres tiennent en respect et garrottent les derniers défenseurs.

Une trace de pas solitaires partant des derrières de l’habitation et suivis sur la neige ne tarde pas à trahir la retraite du fugitif. Blotti dans un hangar, au milieu de sacs de paille remplis de charbon, il a l’angoisse d’entendre l’assaillant se rapprocher peu à peu ; des pas résonnent sous le hangar, le bois des lances en sonde les recoins obscurs, et bientôt un bras vigoureux le saisit et l’arrache de sa cachette. Traîné sur la neige, à demi nu dans son vêtement de nuit, le prince est amené à Hori, qui accourt et le reconnaît. Se voyant irrévocablement perdu, le vieillard se laisse tomber à bout de forces, et sa tête, abattue d’un coup de sabre, roule aux pieds de son impitoyable ennemi. Un signal du tambour de guerre annonce aux combattans le succès de l’entreprise ; ils se rallient autour de leur chef, et quittent immédiatement l’enceinte du hiaski. L’un d’eux emporte, roulée dans une pièce de crêpe de soie, la tête de celui qui fut le ministre Koono.


V

Une heure environ après la fin du combat, le gros des lonines est venu volontairement se rendre et déposer les armes aux postes de garde du château du chiogoun. Quelques-uns cependant, et parmi eux Hori et son fils, ont encore une tâche à remplir. Le jour naissant les trouve déjà loin sur la route du tokaïdo. Ils ont déposé leurs armures, et, vêtus en simples voyageurs, ils portent dans une boîte de laque la tête du daïmio. En quelques journées de marche, ils ont gagné la province de leur ancien maître ; là, près des murs d’une bonzerie, sous l’ombrage des arbres sacrés, au milieu de tombes plus vulgaires, s’élève le simple monument où reposent les restes du prince Egna : ils déposent sur les dalles, au pied de la pierre funéraire, la tête livide de Koono, et, prosternés sur le sol, rendent ainsi témoignage à leur maître que sa mort a été vengée.

Ce dernier devoir accompli, Hori et ses compagnons de route ont bientôt regagné la capitale et rejoint leurs complices dans leur prison volontaire. Une mort inévitable les attend pour avoir porté en pleine paix la guerre au sein de la cité, sous les murs mêmes du palais du chiogoun, et fait périr un homme de haut rang. Ainsi le dit la sentence portée contre eux après un court interrogatoire ; mais, comme le mobile de leur crime a été le noble sentiment de la vengeance, et que, loin de déchoir, ils se sont montrés dignes de leur caste, le jugement les admet à se donner la mort par le harakiri[6]. Le sentiment public ratifie la sentence ; pendant les quelques jours qui leur sont laissés pour mettre ordre à leurs affaires, les quarante-sept condamnés reçoivent, dans le temple qui leur sert de prison, les hommages de nombreux visiteurs ; chacun veut voir les intéressantes victimes et se pénétrer, à la vue de ces serviteurs fidèles, d’une noble émulation. Ils sortent une dernière fois, vont se prosterner devant le tombeau du ministre Koono, et s’excusent humblement d’avoir, simples samouraï, porté la main sur un aussi puissant prince ; puis le lendemain, devant les officiers de justice réunis dans l’enceinte du temple, et entourés d’une foule choisie, ils viennent, l’un après l’autre, s’ouvrir le ventre et subir, avec la fermeté qui ne les avait pas abandonnés un instant, le supplice des nobles qui n’ont pas forfait à l’honneur.

En terminant ce récit, fidèle tableau des mœurs des classes guerrières du Japon, il est intéressant de dire combien peu les données du drame dont on vient de lire le récit s’éloignent des événemens qui en ont fourni le sujet ; j’avais eu soin de le demander au narrateur. A l’époque déjà indiquée, il y a environ un siècle et demi, une querelle survint à la suite de divers motifs de ressentiment entre le ministre Kira-Kootské-No-ské et le jeune daïmio Asano-Takoumi-no-Kami. Les procédés du premier avaient profondément blessé Asano, qui, poussé à bout, se jeta sur lui à la sortie d’une audience, dans le palais même du taïcoun à Yeddo, et le blessa légèrement au front de son poignard. Condamné à la mort et à la perte de son rang, Asano fut le dernier de sa famille. Le ministre Kira-Kootské tomba bientôt sous les coups des officiers lonines d’Asano, qui attaquèrent de nuit son palais de Yeddo ; puis après l’attentat ils vinrent se rendre à l’autorité, et subirent la peine du harakiri. La descendance du ministre, laquelle, à la suite de cette catastrophe, qui avait mis à jour ses torts, a perdu les deux tiers de ses revenus, existe encore parmi les daïmios gofoudaï ou d’origine taïcounale du nord du Japon. Quant aux victimes du point d’honneur japonais, la postérité leur voue un véritable culte. Les quarante-sept tombes avaient été dressées dans le temple qui servit de lieu d’exécution, et on peut encore y lire aujourd’hui le nom des héros, que tout Japonais apprend dès son enfance, et que répètent les chansons populaires. Dans le même temple, à côté des tombes, se remarque, un peu à l’écart, une autre pierre funéraire ; c’est celle d’un samouraï, ami des conjurés, qui, les voyant après la fin tragique de leur prince mener en apparence une vie dissipée, leur reprocha vivement une conduite si peu conforme à l’honneur. Le silence fut leur seule réponse à ces accusations ; puis, quand les lonines eurent payé de leur vie la vengeance de leur maître, l’accusateur, désolé de ses injustes soupçons, vint se suicider sur leurs tombes. Il fut enterré à côté d’eux, et son nom se lit auprès des leurs, participant à l’estime que la postérité leur accorde. Depuis lors, il n’est pas rare que des officiers, honteux d’une faute commise contre l’honneur, viennent se suicider à la même place. Au moment où je quittai pour la dernière fois le Japon en 1869, le fait venait récemment de se produire.


ALFRED ROUSSIN.

  1. Voyez la Revue du 1er avril 1869, Une révolution au Japon.
  2. Chiogoun, ancienne appellation des taïcouns ; ce dernier titre ne date que de la dynastie des Tokoungawa.
  3. En 1863 et 1864, pendant les courtes expéditions que les escadres européennes durent entreprendre pour forcer les détroits de la mer intérieure, nous eûmes l’occasion de voir les combattans du prince de Nagato porter encore, derrière leurs canons des pièces de cet armement pittoresque et se servir à la fois de l’arc et de la carabine. Des postes surpris avaient de véritables salles d’armures, où celles-ci étaient suspendues prêtes à être endossées, et quelques morts en étaient revêtus. Depuis lors, le costume et l’équipement européens ont été adoptés par tout le Japon en même temps que notre organisation militaire.
  4. Cette obligation, créée seulement au XVIe siècle par le fondateur de la dernière dynastie taïcounale, a été abolie en 1863 par ses successeurs, à la veille de la révolution qui a renversé cette institution, et préparé la disparition complète de la féodalité japonaise.
  5. Telle était l’organisation sociale du Japon, lorsqu’il y a quinze ans les Européens y pénétrèrent de nouveau ; elle se maintenait sans changement depuis deux ou trois siècles de tranquillité extérieure et intérieure. Ensuite tout a changé d’aspect. Les événemens de ces dernières années semblaient prouver que l’initiative et l’intelligence avaient abandonné les descendans des fiers daïmios pour devenir l’apanage de cette classe des karos et des petits officiers. Comme les mikados il y a cinq ou six siècles, comme les taîcouns à leur tour il y a cinq ou six ans, les daïmios abdiquaient l’exercice du pouvoir attaché jadis à leur titre : ils n’étaient plus que des instrumens entre les mains des karos. Ce sont ces derniers qui paraissaient diriger la guerre civile en 1868 et 1869 ; eux seuls figuraient à la tête des troupes. Les événemens des trois dernières années sont venus achever le renversement de cette société féodale du Japon et annuler le pouvoir des daïmios ; une organisation administrative, semblable à celle des nations européennes, est à l’essai (voyez la Revue du 15 mars). Qu’on se figure la France passant brusquement de la féodalité de saint Louis aux institutions du XIXe siècle, et l’on aura l’idée de cette étrange transformation, dont les conséquences ne sauraient encore être bien appréciées.
  6. En 1868, en pleine paix, l’équipage de l’embarcation de notre corvette de guerre le Dupleix fut assailli par une bande de fanatiques appartenant au cortège d’un daïmio. Un aspirant et dix hommes furent massacrés. Les autorités françaises exigèrent la punition immédiate des coupables. Les Japonais ne purent la refuser ; toutefois, pour concilier cette concession avec les sentimens de la plupart des nationaux, ils accordèrent aux condamnés la mort par le harakiri. Ces derniers subirent ce supplice avec la plus grande fermeté devant les officiers de la corvette, délégués pour assister à l’exécution. Ce genre de punition pouvant avoir pour effet d’exciter une dangereuse émulation, les autorités étrangères durent exiger qu’à l’avenir, en pareil cas, les coupables seraient exécutés comme de simples criminels.