Un Don Juan dans la littérature japonaise


UN DON JUAN
dans la
Littérature Japonaise

Séparateur


Don Juan, dont M. Mounet-Sully fait revivre magistralement, à l’Odéon, le type légendaire, n’est point une création particulière de nos littératures occidentales.

En des âges lointains, vers le dixième siècle de notre ère, la littérature japonaise posséda une figure en laquelle le seigneur de Manara eût pu reconnaître un précurseur. Il se nommait Genji. Le roman, ou, pour mieux dire la geste de Genji, se trouve dans le recueil des contes anciens du Japon. C’est, pour le style, le chef-d’œuvre littéraire du Soleil-Levant. Il fut écrit par une princesse, dont le nom véritable s’éclipsa devant la gloire du pseudonyme qu’elle se choisit : Murasaki Shikibu. Mais l’on sait qu’elle appartenait à la famille Fujiwara, la plus noble de l’empire après celle de l’empereur même.

Genji est un personnage historique. Il était fils de l’empereur Seiwa, qui régna paisiblement de l’an 859 à l’an 877 de notre ère.

En ce temps-là, une oligarchie de quelques familles nobles cumulait toutes les fonctions de l’empire. Elle avait établi, en principe, qu’aucun membre de la famille impériale ne pourrait s’occuper des affaires publiques. Comme la mère de Genji appartenait à un clan sans autorité, et comme le jeune prince paraissait doué d’une vive intelligence, son père, le Mikado, l’écarta du trône afin de l’éloigner des périls et le maria de bonne heure pour qu’il fondât une nouvelle famille. Quoique ami de la volupté et des plaisirs, Genji montra dans la suite de telles capacités comme général et comme gouvernant, que, après la mort de Seiwa, son père, il fut élu régent de l’empire. Trois siècles plus tard, le clan de Minamoto, dont il fut la souche, donna au Japon la première dynastie des shoguns héréditaires.

Le roman de Genji, ou Genji monogatari (prononcez Ghenzi), se compose de cinquante-quatre livres et paraît un peu long, même aux Japonais.

On le comprend : les aventures donjuanesques de Genji étant toutes pareilles en ce que chacune est une tentative, presque toujours heureuse, de séduction, ce n’est pas le scénario lui-même qui peut ici nous intéresser grandement. Il vaut donc mieux montrer, dans le détail d’un épisode caractéristique, l’évolution de l’amour chez le héros, je ne dis pas seulement romanesque, mais romantique, déjà.

La première entreprise galante de Genji visa une femme mariée qu’il n’arriva point à séduire. Elle le repoussa même de telle sorte que son amour-propre de débutant en fut profondément froissé. Mais il n’en conçut pas de peine ; il ne poussait pas jusque-là le sentiment. Il trouva même un ingénieux moyen de se venger de la fière personne : il devint l’ami du mari, gagna son estime absolue et vit souvent la belle en faisant comme s’il ne l’avait jamais distinguée.

Au reste, il distinguait toutes les femmes qu’il voyait, et l’une le distrayait de l’autre. Après ses vains assauts contre la vertu de la femme mariée, il entretint, dans un faubourg de Rokujio, des relations accidentées avec une dame qui y possédait une magnifique villa.

Au cours d’une excursion dans ce faubourg, il découvrit que sa nourrice y habitait. Cette respectable vieille n’avait, dans son existence, accompli que de bonnes actions, même en nourrissant de son lait le jeune et déjà pétulant Genji, et elle s’était retirée dans la maison de son fils Koremitsu.

Comme on n’attendait pas Genji, il trouva la porte close, et il resta dehors tandis que des voisins s’en allaient à la recherche de la vieille ou de Koremitsu. Or, voici qu’un tableau très gracieux vint distraire à la fois Genji, et de la belle amie qui était le but premier de son voyage et de sa nourrice retraitée qu’il venait voir en passant. Genji, du haut de son char, aperçut l’intérieur d’un délicieux jardin entouré de palissades, et, dans ce jardin si joli, un plus joli groupe de jeunes femmes qui le regardaient… Adieu, nourrice !

Derrière les jeunes femmes, comme fond du tableau, Genji vit une maison de très modeste apparence, mais elle était si bien ornée de magnifiques convolvulus !…

Genji entonna avec douceur ces vers d’une chanson connue :

Dis-moi, voyageur,
Quelle est la fleur qui s’épanouit
Près de toi, à tes pieds ?

— Elle se nomme « Gloire du Matin », monsieur, répondit une voix ineffablement harmonieuse.

Et comme, justement, le fils de sa nourrice, Koremitsu, arrivait vers lui, il envoya son frère de lait chercher de ces superbes fleurs. Les jeunes femmes en donnèrent un bouquet et joignirent à ce présent un éventail.

Genji, instantanément, se hâta de n’y plus songer. Il causa de mille choses avec la vieille, mais, quand l’heure arriva de son départ, il prit les fleurs et l’éventail pour les emporter ; et il remarqua alors entre les plis de cet éventail un billet où, en fins caractères, étaient écrits quatre vers délicieux.

Il fut frappé du contraste entre la culture littéraire que dénotait ce quatrain et l’apparence humble de la demeure. Il s’enflamma aussitôt, crut être sur le point de trouver la maîtresse idéale, et chargea Koremitsu de faire une enquête très précise sur les jeunes femmes de cette villa.

Koremitsu, outre son désir d’être agréable au prince Genji, avait encore le goût de l’intrigue. C’est pourquoi, après avoir découvert que cette villa était habitée par une dame, sa fillette et une servante, il ajouta que la jeune femme recevait la visite d’un homme que lui, Koremitsu, avait découvert être Chiujio, le précepteur de Genji.

En sorte que le prince dut prendre le parti de ne venir à la villa, où il fut bien reçu, que sous un déguisement et après la nuit tombée. Il cacha, d’abord, sa condition princière et son nom illustre.

Mais le fait évident qu’il ne courait aucun danger et que personne ne lui tendait de pièges ou ne sortait de l’ombre pour lui poser des questions indiscrètes, cette absence de périls et d’imprévu finit par agacer Genji. Aussi, afin de se donner l’illusion, nécessaire pour lui, d’une aventure, il résolut d’emmener ailleurs « Gloire du Matin ».

Ce fut un peu avant l’aurore que Genji et sa maîtresse quittèrent la petite villa où s’était cachée jusqu’alors « Gloire du Matin ».

Le ciel blanchissait seulement. C’était la sérénité précédant la splendeur d’un beau jour. Tout le long du chemin, les paysans, déjà levés, se tenaient sur le seuil de leurs portes ouvertes. Ils attendaient, avec joie, l’heure de partir aux champs. Il y avait tant de paix et de bonheur dans cette nature, que Genji conçut presque un remords d’enlever cette frêle et jeune femme, de l’emporter vers l’inconnu, dont la perspective de fond, noire et triste, était sûrement qu’il l’abandonnerait un jour pour quelque autre jouet de son plaisir.

À un endroit, devant sa porte, un paysan priait tout haut Bouddha, maître des destinées. Et, dans cette prière, il se déclarait satisfait que le dieu eût mis sur les yeux des humains un bandeau qui leur voile l’avenir.

La tranquillité de cet homme rendit Genji rêveur. Pour distraire sa pensée de toute image flottante du futur, il interrogea sa compagne sur certains détails de son passé. Pour toute réponse, et sans se tourner vers Genji, elle dirigea ses regards vers la lune blanchissante qui s’attardait là-bas à l’horizon, et elle récita cette strophe mélancolique :

Comme la lune vagabonde,
Je glisse à la cime des monts.
Qu’y a-t-il de vrai ou de faux
Dans notre amour ? Je ne le sais pas,
Car des nuages sont entre nous !

Ce voyage fut semblable à un triste exode.

Dans la nouvelle maison choisie par le prince, l’intendant, non prévenu, ne les attendait pas. Les domestiques, quoique levés, n’avaient préparé d’autre repas que le leur, rien que du riz ; en sorte que Genji et la dame durent se contenter de ce simple aliment, cuit pour les serviteurs.

La villa était jolie, mais on en avait négligé la toilette dans les allées de pins au feuillage sombre, on n’avait point arraché les broussailles ; la surface du bassin, aux eaux salies, ne formait plus un miroir, car elle était couverte d’herbes.

Leur première journée dans cette nouvelle retraite fut morne et manquée. L’âme de la rêveuse maîtresse semblait absente et l’esprit de Genji était ailleurs.

Pourquoi était-il obsédé de cette double pensée qui, dans sa tête, se formait en phrases dont les mots frappaient en lui comme des marteaux :

— L’empereur me réclame !… Ma maîtresse du faubourg de Rokujio persévère dans ses recherches pour découvrir mon nouvel amour et s’en venger. Elle réussira !

La nuit vint et les réunit dans une joie trop courte. Bientôt la jeune femme, lassée, souhaita de dormir. Et Genji, résigné et docile, essaya aussi de descendre dans le doux oubli du sommeil…

Soudain, il se réveille en sursaut… Quel est ce bruit ? Sans doute des brigands ont envahi la maison ! Il se lève, il crie après Ukon, la servante de son amie. Il appelle ses domestiques, il s’arme de son sabre ; il parcourt la villa. Il rentre dans l’habitation ; il pénètre dans la chambre de sa maîtresse, il la voit évanouie !… En ce moment passe devant ses yeux, dans une sorte de flamme volante, l’image de l’autre maîtresse, celle de Rokujio. Ou, plutôt, ce n’est pas son image, c’est son âme même, puisque l’âme peut se dédoubler et s’éloigner pour un temps de sa demeure charnelle.

La flamme passe, elle flotte, elle se balance au-dessus de la couche où gît l’amante d’aujourd’hui… Et la jeune femme déjà sans connaissance, devient toute rigide !…

Ukon se précipite à genoux, elle saisit les mains, la tête de la pauvre inanimée… Inanimée ?… Elle est morte !

Genji hurle de douleur et de rage. Comme tout Japonais, il croit à la magie ; il devine, il sent que la rivale méchante a envoûté cette innocente victime qui est là, sans vie, sans plus d’amour possible, et sans l’espoir de la vengeance, qui rend presque la vie !…

— Courez ! crie Genji à ses serviteurs. Cherchez Koremitsu ! Qu’il m’amène aussitôt son frère, le bonze habile dans les exorcismes !… Hâtez-vous !

Les serviteurs partent à la recherche de Koremitsu et du bonze. Ils ne reviennent pas…

La nuit marche, si lentement !… La bise sanglote dans les arbres du jardin. Ukon gémit toujours sur le corps de sa maîtresse. Les paravents mobiles s’ouvrent, se referment, claquent sous la poussée capricieuse du vent. Et Genji croit que ce sont des esprits invisibles qui entrent et sortent, guidés par la volonté de l’enchanteresse. Sa colère, et son chagrin sont immenses, parce que son glaive redouté ne peut lui servir de rien contre ces ennemis nouveaux, qu’il entend, qui sont là près de lui, qui le frôlent peut-être, qu’il ne saurait frapper !…

Quand l’aurore se leva radieuse dans le ciel délivré des vents et des nuages, un silence se fit dans la maison. Ukon cessa un peu de gémir, Genji de pousser de vains cris de colère, et les paravents restèrent immobiles et muets. Alors Koremitsu arriva. Mais il était seul ; son frère le bonze était introuvable. Du reste, avec un esprit plus calme, Genji comprit bien que nul exorcisme ne ressusciterait la morte. Koremitsu déclara qu’il fallait empêcher l’ébruitement de cette singulière aventure.

Seigneur, dit-il, j’emporterai le corps de cette dame dans un monastère qui est sur l’autre versant de la colline. Là, on pourra, sans doute, célébrer pour elle les cérémonies funèbres. Quant à vous, je vous conseille de vous éloigner sans délai.

Genji écouta d’abord cet avis, et il s’en alla.

Koremitsu chargea le cadavre sur la voiture même qui avait amené, la veille, la mélancolique maîtresse. Et ainsi, quoique morte, l’innocente victime du caprice de Genji dut errer encore, feuille tremblante arrachée au cerisier natal et que le vent emporte de vallée en vallée. L’aurore dorait le lugubre équipage. De temps en temps, sur le chemin, des branches de pruniers, balancées par la brise, versaient quelques fleurs sur la passante immobile et froide. Des oiseaux chantaient, et leurs chansons d’amour saluaient, en son suprême voyage, celle qui avait été tuée par l’amour.

Ukon, la servante, suivait à pied la voiture ; elle pleurait sa maîtresse, sans maudire celui qui avait causé le drame, comme s’il eût été naturel et juste que ce prince, jeune, capricieux et charmant, fît souffrir et même mourir pour lui.

Quant à Koremitsu, il ne pensait à rien, sinon que Genji lui occasionnait de très fâcheuses corvées.

Qu’avait fait, de son côté, le prince amoureux, et déçu ?

Genji, après avoir erré dans la campagne parfumée, s’arrêta tout à coup. Et, regardant en lui, il s’aperçut que chaque pas qu’il faisait pour s’éloigner accentuait son regret de l’amie perdue et le rapprochait de la douleur qu’il avait cru fuir.

Mais, comme c’était le bonheur qu’il avait aimé et désiré, plus encore que la femme, il retourna d’abord à la maison destinée par lui à être le refuge, de leurs amours.

Hélas ! la maison, quoique si coquette dans la lumière du soleil et dans le cadre du jardin tout éclairé de rayons, cette villa légère et jolie lui fut pesante, affreusement. Il tâcha d’en subir le fardeau durant quelques heures et d’oublier la tristesse de cette mort en imaginant les scènes de délices, les jours et les nuits de félicité qu’il y eût passés avec celle qu’il se représentait vivante…

L’illusion, un moment soutenue, accroissait le désir ; mais le désir, se heurtant devant l’évidence de la solitude et de la mort, devenait bientôt un plus grand mal. Et Genji aima alors son amie perdue, plus profondément qu’il ne l’avait chérie jusque-là.

Il quitta cette maison, source de calamités, repaire d’ennemis invisibles, et il prit le chemin qu’avait dû suivre la furtive caravane qui avait emporté son bonheur à l’oubli, sa maîtresse au tombeau.

Il arriva, longtemps après le coucher du soleil, au monastère de Toribeno. Il franchit la clôture sans avoir été vu, et il chercha au hasard, à travers les diverses parties du couvent.

D’abord, il ne perçut que le silence. Puis, des syllabes éparses parvinrent à son oreille, il s’avança dans cette direction. Et alors il entendit une voix de femme qui récitait lentement les hymnes mortuaires.

Il colla son oreille contre le mince mur de papier qui séparait du jardin la salle où s’égrenaient les plaintives prières. Il reconnut la voix d’Ukon. Cette seule voix s’arrêtait et reprenait tour à tour : il comprit qu’il n’y avait là, auprès de la morte, d’autre garde que la jeune servante. Il entra. Il s’assit tristement auprès de la beauté à jamais éteinte, et il pleura… un peu moins qu’il ne l’avait pensé en route. Car il songea bientôt à interroger longuement Ukon sur la famille et sur l’enfance de « Gloire du Matin ».

Et quand l’aube, blanchissant le ciel, vint faire ressortir doucement les contours et les couleurs des choses, quand les premiers oiseaux chantèrent, Genji s’en alla. Il tourna plusieurs fois ses regards en arrière, il ne repassa point par la maison témoin de son deuil. Il regagna directement la ville. Puis il reparut à la Cour.

Il y aperçut bientôt une jeune fille, plus belle et plus charmante que toutes les femmes qu’il eût rencontrées jusque-là. Elle s’appelait Tayu. Elle était sans fortune, et pourtant très fière. Elle savait très bien la musique, elle connaissait tous les romans et tous les poèmes. Elle avait un fiancé, pauvre comme elle et sans protecteur. Pour un sourire d’elle, Genji promit qu’il donnerait au fiancé honneurs et fortune. Tayu sourit ; elle sourit si bien que le pauvre fiancé perdit tout.

La longue série des aventures de Genji continua jusqu’au jour où l’ambition de gouverner les hommes entra en lui. Sa dernière liaison fut caractéristique.

Tandis qu’il était à Suma, il se promenait un jour dans la campagne. Il vit, par une porte entr’ouverte, une scène délicieuse : une vieille femme, une aïeule qui enseignait la poésie à la plus jolie fillette qu’il eût jamais vue. Il entra, se nomma, déclara qu’il se chargeait de l’éducation et de l’avenir de l’enfant. Devenue grande, elle retint le cœur de Genji, et après avoir été sa maîtresse sous le nom de Violette, elle devint sa femme.

On a remarqué sans doute les différences qui donnent à Genji et à Don Juan leur caractère particulier. Également volages et inassouvis dans la recherche de l’amour, à l’envi insoucieux de la destinée des femmes qu’ils ont séduites, Genji est amoral et dégagé, il n’offense pas ses dieux, qui ne lui interdisent point la multiplicité des amours charnelles ; la chasteté n’est pas une grande vertu au Soleil-Levant ; l’incontinence ne blesse point Bouddha. Les fantômes qui troublent la nuit de l’amant japonais ne sont que des partisans d’une magicienne trahie ; ils ne parlent pas en justiciers comme le Commandeur. Genji, à la fin de sa carrière, en se retournant, ne verra que du simple passé. Il croit aux esprits, il admet le surnaturel, puisque cela ne dérange pas du tout ce qu’il juge le plus naturel du monde : l’amour aux fluctuations innombrables, aux souffles toujours changeants.

Léon Charpentier.