Un Document sur l’histoire de la Révolution - Les Prisons du marquis de Castellane

Anonyme
Un Document sur l’histoire de la Révolution - Les Prisons du marquis de Castellane
Revue des Deux Mondes4e période, tome 155 (p. 657-675).
UN DOCUMENT
SUR
L’HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION

LES PRISONS DU MARQUIS DE CASTELLANE


I

Je soussigné, chargé par l’Administration de Police intérieure de la maison de détention de cette commune, reconnais avoir reçu du citoyen Castellane, y détenu, la somme de 250 livres, 3 sols, à quoi il a été taxé pour sa portion contributive dans les frais de nourriture et autres de ladite maison, pendant le mois de germinal, à raison de 83 livres, 7 sols, 8 deniers par décade. Dont quittance.

À Montagne-Bon-Air, le 1er  floréal, an deuxième de la République une et indivisible.

BRETON.

En ce temps-là, Montagne-Bon-Air était, comme l’on sait, le nom républicain de Saint-Germain-en-Laye. Quant au citoyen Castellane, c’était le père de ce Boniface de Castellane qui devait, plus tard, devenir maréchal de France, et dont la figure, grâce à la publication de son Journal et de sa Correspondance, nous apparaît aujourd’hui comme une des plus piquantes incarnations du vieil esprit militaire français.

Le détenu de Montagne-Bon-Air s’appelait, de son vrai nom, le marquis Boniface-Louis-André de Castellane. Né à Paris en 1758, il avait d’abord suivi la carrière des armes ; et il était colonel au 16e de cavalerie lorsque, le 12 mars 1789, le bailliage de Châteauneuf-en-Thimerais l’avait élu député de la noblesse aux Etals généraux. A Versailles, puis à Paris, pendant toute la durée de l’Assemblée constituante, il s’était signalé parmi les plus ardens amis de la liberté. Il avait été des premiers, notamment, à réclamer la fusion des trois ordres, et avait proposé, entre autres réformes, la suppression des détentions arbitraires. Quand l’Assemblée s’était dissoute, il avait rejoint l’armée ; mais, au lendemain du 10 août, il avait donné sa démission, et s’était retiré, avec sa femme et son fils, le futur maréchal, dans un petit village des environs de Meulan, Aubergenville, où il avait été nommé officier municipal. C’est là que, le 21 mars 1793, — comme il était en train, nous dit son fils, « de pêcher à la ligne dans un petit lac, » — on était venu l’arrêter, à titre d’ « ancien général, » pour le conduire à la prison de Montagne-Bon-Air[1].

il y resta détenu plus de deux mois, jusqu’au 30 mai. À cette date, le citoyen Crassous, député de la Martinique, et représentant de la Convention dans le département de Seine-et-Oise, le fit mettre en liberté provisoire, ainsi qu’en témoigne la pièce suivante, datée du « dix prairial, l’an second de la République une, indivisible et impérissable : »

Vu la pétition du citoyen Castellane, de la commune d’Aubergenville, mis en arrestation comme ancien général, par ordre du Comité de salut public, après avoir pris les renseignemens les plus exacts sur ce citoyen et avoir vu l’ordre d’arrestation motivé, j’ai arrêté que ce citoyen sera en arrestation dans sa commune, sous la garde d’un sans-culotte qui sera désigné par le comité de surveillance de Montagne-Bon-Air.

A. CRASSOUS.

Mais, soit que le sans-culotte préposé à la garde de Castellane ait eu des doutes sur la qualité de son civisme, soit que le Comité de salut public ait jugé dangereuse la mesure prise à son égard par le citoyen Crassous, — qu’on ne pouvait guère soupçonner, pourtant, de « pactiser avec la réaction, » — à peine le malheureux officier d’Aubergenville était-il rentré dans sa commune que de nouveau on le venait chercher, pour le conduire, cette fois, à Paris, et non plus en qualité d’ancien général, mais comme « prévenu d’avoir conspiré contre la République. »

Enfermé à la Conciergerie le 4 messidor, il y passa sept semaines, dont les cinq premières, jusqu’après le 9 thermidor, doivent avoir été pour lui pleines d’émotion. Le 27 thermidor, il fut transféré au Collège du Plessis, où il resta encore détenu près de deux mois, au grand chagrin de ses collègues du Conseil municipal d’Aubergenville, qui, de semaine en semaine, envoyaient au Comité de sûreté générale des attestations du genre de celle-ci :

LIBERTÉ, ÉGALITÉ, FRATERNITÉ DÉPARTEMENT DE SEINE-ET-OISE
DISTRICT DE MONTAGNE-DU-BON-AIR
MUNICIPALITÉ D’AUBERGENVILLE

Nous soussignés, maire et agent national de la commune d’Aubergenville, certifions que le citoyen Boucher, huissier du tribunal révolutionnaire, est arrivé dans notre commune le 3 messidor, accompagné d’un garde ; qu’il nous a communiqué un ordre signé Fouquier-de-Tainville, qui portait d’arrêter l’ex-vicomte de Castellane, conspirateur ; que nous lui avons observé que le citoyen Boniface-Louis-André Castellane, qui est domicilié dans notre commune depuis quatre ans, était un patriote, qu’il ne s’était jamais appelé vicomte, et que ce mandat ne pouvait porter sur lui : il a toujours persisté et nous a exhibé un autre ordre signé aussi Fouquier-de-Tainville, par lequel il pouvait arrêter, nous a-t-il dit, tout ce que son zèle et son patriotisme lui dicteraient ; en conséquence, malgré nos observations, il a emmené notre concitoyen, qui, depuis ce temps, gémit dans les prisons du tribunal, malgré les réclamations que la commune en masse a faites, et ferait encore si elle n’attendait pas une prompte justice du Comité de sûreté générale.

A Aubergenville, le 16 fructidor, l’an deuxième de la République une et indivisible.

BERTRAND, maire, COJARD, agent national.

Soussignés, membres de la commune d’Aubergenville, certifions que le citoyen Castellane, demeurant à Aubergenville, est un excellent patriote, que toute sa commune réclamerait en masse si elle n’attendait de la justice du Comité de sûreté générale le prompt élargissement de ce bon citoyen.

Signé : AUCHANT, notable, F. BOULLAND, notable, J. -B. RAQUILLET, notable, LORREZ, officier municipal, DENIS CABIT, officier municipal, F. DEBAIZE, notable, BLIN, secrétaire-greffier.

La justice du Comité de sûreté générale, malheureusement, était devenue très lente depuis le 9 thermidor. Les semaines passaient, et l’excellent patriote Castellane restait toujours en prison ; de sorte que, le 10 vendémiaire, le conseil de la commune d’Aubergenville, les citoyens dont on vient de lire les noms, et quelques autres notables, parmi lesquels un citoyen Gravelle dit Grattarola, s’étant réunis en délibération solennelle « au temple de l’Etre suprême, » décrétèrent que deux commissaires, le maire Bertrand et l’agent national Gojard, seraient autorisés à séjourner à Paris, aux frais de la commune, « pour inviter le Comité de sûreté générale à faire droit à leur réclamation touchant la mise en liberté du citoyen Castellane. » Les deux commissaires vinrent en effet à Paris. Ils furent reçus par un membre du Comité, qui, le même soir, fit savoir à Castellane qu’il était « enchanté d’eux. » Mais leur démarche ne paraît pas avoir eu d’autre résultat.

Avec non moins de zèle, et avec tout aussi peu de succès, Castellane, de son côté, multipliait les démarches pour obtenir sa libération. Voici, par exemple, une note écrite par lui le 27 fructidor, « pour être remise au citoyen Goupilleau, membre du Comité de sûreté générale : »

Le citoyen Boniface-Louis-André Castellane a été traduit à la Conciergerie en vertu d’un mandat d’arrêt de l’accusateur public du tribunal révolutionnaire en date du 3 messidor, lequel mandat portait le nom d’un autre ; ce fait avoué par l’huissier porteur de l’ordre, devant le maire et le procureur de la commune d’Aubergenville.

Il a constamment marché dans le sens de la Révolution, ayant été maréchal de camp, à son ancienneté, le 20 mars 1792, même style. Il n’est ni destitué, ni suspendu, ni démissionnaire volontaire, mais il a dans ses mains une démission honorable du Conseil exécutif, pour cause de maladie constatée.

Il n’a pas quitté la France depuis plus de dix ans ; ses père et mère ne sont pas non plus sortis du territoire de la République. Depuis le 20 mai 1792, vieux style, il n’a pas bougé d’Aubergenville, district de Montagne-Bon-Air, département de Seine-et-Oise : il y a été commandant de la garde nationale, ensuite officier municipal. Les habitans de cette commune, tous francs républicains, et dont le civisme n’a jamais été inculpé, demandent unanimement sa liberté.

Ayant précédemment été arrêté, le 2 germinal, comme ex-général (quoi qu’il n’en ait jamais fait les fonctions), il avait été renvoyé dans sa commune, en prairial, par le représentant du peuple Crassous, dont l’arrêté portait ces mots : « après avoir pris les informations les plus exactes sur ce citoyen. »

Il est muni de certificats de résidence, de non-émigration, de civisme : et toutes les autorités constituées du district de Montagne-Bon -Air attesteront son patriotisme.

Il cultive à Aubergenville une modeste métairie. Son fils est âgé de six ans ; sa femme, très malade depuis vingt-sept mois des suites d’un dépôt de lait, est mourante depuis sa détention.

Si quelque calomnie avait pu le noircir, il demande à la connaître et à être interrogé par le Comité, pour finir le supplice qu’il éprouve, étant séparé d’une épouse chérie à qui ses soins sont indispensables.

Il a présenté le 22 thermidor une pétition au Comité de sûreté générale.

B. L. CASTELLANE.

En réalité, aucune « calomnie » nouvelle n’était venue noircir Castellane, depuis son arrestation, et ce n’était point par mauvais vouloir que le Comité de sûreté générale tardait ainsi à s’occuper de lui. On avait même décidé, le 4 fructidor, qu’il ne passerait pas en jugement, et qu’on signerait sa mise en liberté sur le simple vu de son acte d’arrestation. Mais, avec les meilleures intentions du monde, le Comité n’avait pas le temps de s’occuper de lui. Et ce n’est que le 22 vendémiaire que, sur le rapport de Legendre, le prisonnier obtint enfin son élargissement. Il quitta la Maison Egalité le lendemain, après que le concierge, le fameux Haly, lui eut remis le certificat que voici :

MAISON D’ARRÊT ÉGALITÉ

Extrait d’écrou délivré en exécution de la loi du huit messidor dernier sur les rentes viagères.

Le nommé Castellane, Boniface-Louis-André, est détenu dans cette maison, par ordre des autorités constituées, depuis le 27 floréal dernier[2], et dont il est sorti aujourd’hui, vingt-trois vendémiaire, troisième année de la République française une et indivisible.

HALY, concierge.

Trois jours plus tard, le 26 vendémiaire, le prisonnier libéré comparut solennellement devant le maire, les officiers municipaux, et l’agent national de la commune d’Aubergenville, à qui il présenta son « extrait de liberté, » signé par six membres du Comité de sûreté générale : Legendre, Goupilleau de Fontenay, Lesage, Bentabole, Reverchon, et Clauzel. Acte lui fut donné de sa comparution, conformément à la loi, « pour lui servir et valoir ce que de raison. »


II

Telle est, en résumé, l’histoire des « prisons » du marquis de Castellane. Elle aurait pu, assurément, fournir la matière d’un récit bien curieux, si le père du maréchal avait eu, comme plus tard son fils, l’habitude de noter au jour le jour les événemens de sa vie. Combien nous aurions aimé, par exemple, à tenir de lui quelques renseignemens sur son séjour à la Conciergerie, pendant les plus tragiques journées de la Terreur ! Mais il n’a laissé ni journal, ni lettres ; et de son séjour à la Conciergerie, notamment, nous ne savons rien de plus que la date de son entrée et celle de sa sortie. Aussi n’aurions-nous pas pris la peine de tirer de l’oubli ce petit épisode de l’histoire révolutionnaire, si, à défaut de tout témoignage personnel, le marquis de Castellane n’avait rapporté de ses prisons un document d’une espèce assez rare. C’est une série de quatre-vingt-sept lettres écrites au prisonnier du Plessis, de la fin de thermidor au 21 vendémiaire, par trois personnes d’une même famille, un frère et ses deux sœurs, qui, durant tout ce temps, paraissent n’avoir eu de pensée que pour solliciter et obtenir sa mise en liberté[3].

Les lettres du frère sont signées : Courcelles. Une de ses sœurs signe : Clémentine Courcelles, l’autre signe tantôt : Julie Courcelles, tantôt : Veuve Raby. Au bas d’une de ses lettres, Clémentine ajoute à son nom la mention « artiste. » Et deux fois on trouve écrite, puis raturée, avant le nom de Courcelles, la syllabe Var…, ce qui porterait à supposer que Courcelles n’était qu’un faux nom, adopté par les correspondais de Castellane pour dépister les indiscrétions : hypothèse d’autant plus vraisemblable que les Courcelles, dans leurs lettres, emploient volontiers des précautions du même genre, écrivant, par exemple, « Lienta » pour Tallien, et « Narbo » pour Bonnard. Les lettres nous apprennent encore que les Courcelles ont un oncle député à la Convention ; qu’ils sont en rapports familiers avec quelques-uns des plus gros personnages du temps, Tallien, Louis David, Rouget de l’Isle, Legendre ; qu’ils demeurent, depuis vendémiaire, rue du Faubourg Honoré, 41, « la maison neuve après la rue de la République, à droite ; » et qu’ils connaissent Castellane depuis fort peu de temps. Ajoutons que tous trois sont jeunes, malgré le veuvage de Julie Raby, dont le mari meurt, précisément, durant le séjour de Castellane à la prison du Plessis.

Et voilà, à peu près, tous les renseignemens qu’on peut tirer de ces lettres sur les trois personnes qui les ont écrites. Qui étaient, au juste, ces trois personnes ? Quel lien les rattachait au marquis de Castellane, que les jeunes femmes appelaient couramment leur « petit frère, » et qu’elles « embrassaient » à la fin de leurs lettres ? Quel motif avaient-elles pour s’occuper avec tant de passion de la mise en liberté d’un « ci-devant, » dépensant littéralement leurs jours et leurs nuits à faire à son sujet démarche sur démarche, à suivre les séances du Comité pour y guetter une occasion de hâter le jugement, à convaincre, à stimuler, voire à corrompre les membres de ce Comité ? Autant de questions auxquelles les lettres ne donnent point de réponse, et sur lesquelles personne, malheureusement, n’est plus désormais en état de nous rien apprendre. Tout au plus pouvons-nous hasarder quelques hypothèses sur ces diverses questions, et en particulier sur la dernière d’entre elles. Nous croyons, en effet, que c’est de la façon la plus désintéressée, par pure bonté d’âme, par une sorte de respectable et touchante folie de dévouement que les Courcelles se sont ainsi voués, de tout leur cœur, à la libération du prisonnier du Plessis.

On sait que, après le 9 thermidor, les prisons furent envahies par une foule d’avocats improvisés, hommes et femmes, qui s’offraient, moyennant paiement, à tenter des démarches en faveur des détenus. La comtesse de Bohm, dans ses intéressans souvenirs sur les Prisons en 1793[4], raconte que, dès le soir du 10 thermidor, un gardien du Plessis lui dit : « Employez-moi pour sortir promptement d’ici : je suis l’intime d’un membre du Comité de sûreté générale. » Elle ajoute que, les jours suivans, « cette engeance qui, à Paris, ne vit que d’intrigues » afflua au Plessis. « On offrait des services, on les marchandait, on cherchait des cliens, on trafiquait directement ou par intermédiaire : les geôliers employaient plus volontiers leur crédit en faveur des prisonniers : les gens d’affaires s’adressaient aux femmes. » Mme de Duras, dans son Journal de mes prisons, nous parle aussi d’hommes et de femmes qui, pénétrant auprès des détenus, « montraient le désir d’obtenir leur confiance pour se mêler de leurs affaires. » Mais les Courcelles, assurément, n’appartenaient pas à cette catégorie. Le ton seul de leurs lettres suffirait à prouver que ce n’est point par trafic qu’ils travaillaient pour leur « petit frère ; » on y sent l’ardeur la plus sincère, la sympathie la plus vive et la plus généreuse. Mais, au reste, Clémentine Courcelles se charge elle-même de nous apprendre qu’elle n’a rien de commun avec « l’engeance » dont nous parlent Mme de Bohm et Mme de Duras. « Je vois souvent au Comité, — écrit-elle à Castellane le 1er vendémiaire, — la femme dont nous a parlé ce Billard. Ses moyens sont les mêmes que les nôtres. Tout le monde la connaît, et tout le monde sait aussi que, depuis quelque temps, elle n’en fait pas plus que les autres. Je la vois tous les jours. Elle dit publiquement qu’elle est préposée pour solliciter pour les personnes qui n’ont pas le temps de le faire. C’est un métier pour elle, et il semble qu’elle fait un négoce de la justice. Du reste, je lui parlerai ce soir. »

Certains passages d’autres lettres pourraient faire supposer, en revanche, que les Courcelles agissent au nom et de la part de Mme de Castellane. Nous voyons, par exemple, qu’ils servent volontiers d’intermédiaires entre le prisonnier et sa femme ; qu’ils sont en correspondance avec cette dernière ; et que c’est eux qui se chargent de remettre au portier Haly les paniers de fruits, la volaille, le « melon cantaloup » qu’on leur envoie d’Aubergenville à cette intention. Mais, à y regarder de plus près, cette seconde hypothèse est aussi peu vraisemblable que la première. Parfois, en vérité, les Courcelles louent Mme de Castellane de son obligeance, et de l’amitié qu’elle daigne leur témoigner : mais ces louanges mêmes démontrent qu’ils la tiennent simplement pour une alliée, une collaboratrice, et non pour une cliente dont ils dépendraient.

L’espoir d’un profit, immédiat ou lointain, n’est, certes, pour rien dans le zèle passionné de ces braves jeunes gens. Spontanément, dans un bel élan de sensibilité, ils ont formé le projet de tirer de prison un gentilhomme innocent, et pour y parvenir ils n’épargnent ni leur temps, ni leurs forces, ni leur argent même, au point qu’ils prennent à leur charge les dettes de Castellane. « J’ai promis d’acquitter la dette que vous avez contractée à la Conciergerie, — lui écrit Clémentine — : ainsi, que cela ne vous tourmente plus ! »

Et nous devons ajouter que ce n’est pas non plus la religion qui les fait agir : car, avec des cœurs très chrétiens, pleins de simplicité et de compassion, ils ont les idées et le ton de chaleureux jacobins et qui, depuis longtemps, ne se souviennent plus de leur catéchisme. Clémentine s’informe bien, à deux reprises, de l’opinion de Castellane sur certain « hymne » qu’elle envoie, par paquets, à la citoyenne Laly, pour être distribué aux prisonniers du Plessis : mais son « hymne » doit être, sans aucun doute, un de ces chants patriotiques que faisait naître, tous les jours, le persistant succès de la Marseillaise ; et nous ne serions pas surpris que Rouget de Lisle lui-même eût collaboré à cet hymne-là, les Courcelles se trouvant, à cette époque, en relations journalières avec lui. Serait-ce, par hasard, un morceau que Clémentine aurait « créé » dans quelque théâtre ou sur quelque place publique, et pourrait-on s’expliquer ainsi le titre d’ « artiste » qu’elle se donne dans une de ses lettres ? Ou bien Clémentine serait-elle peintre, ce qui expliquerait ses relations avec David et l’académicien Taillasson[5].

Mais, quel que fût son « art, » elle l’a sûrement sacrifié aux intérêts de son « petit frère, » durant les deux mois qu’il a passés à la prison du Plessis : car elle lui rend compte, heure par heure, de toutes ses actions, et il n’y en a pas une qui n’ait pour objet de lui être agréable ou de le servir. Malade, à demi morte de fatigue, sous la pluie et le vent, elle poursuit ses démarches : après quoi elle passe des soirées entières à attendre, dans la loge des Haly, que ceux-ci l’autorisent à voir le prisonnier. « Vous m’avez tellement affectée hier soir, — lui raconte-t-elle le 20 fructidor, — que j’ai été obligée de m’arrêter en route chez une personne de connaissance ; et là, je me suis trouvée mal, mais bien mal, et je me ressens encore de mon indisposition, car j’ai reçu, en outre, la grande averse tout entière. »

Qui était-elle donc, cette amie de Castellane ? Où l’avait-elle connu ? Et par quel hasard avait-elle été amenée à le prendre ainsi sous sa protection ? C’est ce que, malgré tous nos efforts, nous ne sommes malheureusement point parvenus à découvrir. Ni dans les journaux du temps, ni dans les dossiers des Archives, nous n’avons trouvé aucune mention d’une famille Courcelles pouvant avoir quelque rapport avec les Courcelles qui nous occupaient. La syllabe « Var…, » non plus, ne nous a rien donné ; et nous avons vainement cherché un nom d’ « artiste » de la période révolutionnaire qui correspondît, si peu que ce fût, à ce que les lettres de Clémentine nous apprennent sur elle. Seul le nom de Raby a failli nous mettre sur une piste ; et encore est-elle si vague que c’est à peine si nous nous risquons à la mentionner.

Le registre des arrestations, conservé à la Préfecture de police, porte deux fois le nom de Raby. Un premier Raby, Jean-Etienne, a été arrêté, à l’audience du Tribunal révolutionnaire, le 11 ventôse an 2, conduit à la Conciergerie, ramené au tribunal le lendemain 12 ventôse, et, ce même jour, condamné à mort. Il était accusé de « participation à une conspiration formée dans plusieurs communes du district de Rosny. » C’était un vieillard de soixante ans, « garde-chasse de l’émigré Montesquiou. » Celui-là, évidemment, n’a pu rencontrer Castellane, qui, en ventôse de l’an 2, remplissait encore sa charge d’officier municipal à Aubergenville. Mais, à la suite de son nom, le registre de la Préfecture de police porte celui d’un autre Raby (sans indication de prénoms, d’âge, ni de métier), qui a été enfermé au Plessis le 27 ventôse, et mis en liberté le 30 messidor. Rien n’empêche de croire que ce second Raby ait été fils du premier, qu’il ait eu pour femme Julie Courcelles, et que ce soit à lui que se rapporte ce que nous savons du mari de cette jeune femme. Malheureusement sa mise en liberté est du 30 messidor, et Castellane n’a été transféré au Plessis que près d’un mois plus tard : de sorte qu’on ne devine toujours pas où et comment les Courcelles ont pu le rencontrer. Tout au plus avons-nous le droit d’imaginer que l’exécution du vieux garde-chasse et le long emprisonnement de son fils auront eu pour effet d’intéresser toute la famille au sort des malheureux qui restaient en prison. Clémentine dit à Castellane, dans une de ses premières lettres, que son frère a à s’occuper d’autres prisonniers. Peut-être le frère et les deux sœurs se sont-ils, au début, chargés chacun de la cause d’un des détenus du Plessis, bien que, dès les lettres suivantes, tous trois ne s’occupent plus que de Castellane.


III

Mais ce ne sont là que des hypothèses gratuites ; et la vérité est que nous ne savons absolument rien des auteurs de ces lettres. Tenons-nous-en donc aux lettres elles-mêmes, qui, d’ailleurs, avec l’impénétrable mystère dont elles sont entourées, ont très suffisamment de quoi nous intéresser. Elles sont, comme nous l’avons dit, au nombre de quatre-vingt-sept, et s’étendent sur un espace d’environ soixante jours. Quelques-unes sont de simples billets, tandis que d’autres remplissent au contraire des feuillets entiers. Et, longues ou courtes, il n’y en a pas une qui ne contienne quelque détail curieux.

Non que nous prétendions leur attribuer une très haute portée historique. Elles ne nous renseignent guère que sur le Comité de sûreté générale, nous apprenant par exemple que, tel jour, tel membre du Comité a été malade, ou que tel autre est parti avant la fin d'une séance. Et cependant, même à ce point de vue, elles ne laissent pas de nous paraître assez instructives. Elles nous montrent notamment, de la façon la plus saisissante, dans quel incroyable état d’anarchie se trouvaient en 1794 les tribunaux révolutionnaires, et avec quel étrange sans gêne ils procédaient à leurs opérations. Comme ils avaient condamné au hasard, jusqu’au 9 thermidor, ils acquittaient maintenant au hasard, avec cette différence que, maintenant, ils prenaient leur temps. Impossible de savoir, le matin, qui serait jugé le soir à la séance du Comité, ou même s’il y aurait une séance, car souvent le Comité ne pouvait pas siéger, faute de membres présens. C’est ce que n’arrivait pas à comprendre le malheureux Castellane, qui voyait sa libération retardée, d’un jour à l’autre, par le désordre et l’incurie de ces magistrats fantaisistes. Mais ses amis, les Courcelles, ne songeaient pas à s’en étonner, et c’est le plus simplement du monde qu’il lui expliquaient, dans chacune de leurs lettres, les causes nouvelles qui étaient venues ajourner le succès de leur entreprise. « Si vous ne sortez pas aujourd’hui, il faudra que le diable s’en mêle, » écrit Clémentine, le 20 thermidor. Mais le 28, Castellane apprend que le Comité a résolu « de ne s’occuper des détenus nobles que quand le sort des autres détenus sera décidé. » Le 4 fructidor, Clémentine lui annonce qu’il ne passera pas en jugement et que, « sous très peu de jours, » le Comité délibérera sur lui ; « mais ce ne peut être ni demain, ni après. » Hélas ! ce n’est pas, non plus, un des jours suivans ! « Quoique la justice soit très véritablement à l’ordre du jour, il y a tant de personnes détenues qu’on a mille peines à obtenir la sortie de ses amis qui n’ont même point d’accusation. Le citoyen Despré, homme de lettres, réclamé par sa section qui en rendait le témoignage le plus favorable, et qui n’avait aucune dénonciation contre lui, a éprouvé par cela même mille difficultés pour obtenir sa liberté, malgré des sollicitations sans nombre. » (Lettre du 7 fructidor. )

Sera-ce donc pour le 11 fructidor ? « Si l’on est de parole, et que de nouveaux événemens ne viennent pas déranger encore une fois l’ordre des démarches, vous serez vraisemblablement en liberté vers trois ou quatre heures aujourd’hui. » Mais, le soir du 11, Courcelles écrit au prisonnier : « J’ai été porté sur les ailes de la fortune jusqu’au septième ciel, c’est-à-dire que je suis parvenu jusqu’au Comité de sûreté générale, muni de toutes les pièces pour obtenir votre liberté. L’affaire a été entamée : mais le rapporteur, appelé pour se rendre sur-le-champ au Plessis, a donné les pièces à son secrétaire pour lui en faire le rapport demain matin. J’y serai avec de nouvelles pièces que ma sœur est allée chercher au Comité de salut public. » Le lendemain, c’est Julie Raby qui écrit : « Ma sœur est au Comité de salut public en ce moment : elle éprouve un peu de difficulté pour avoir vos motifs d’arrestation, mais nous espérons les avoir. Ainsi, à midi, nous serons au Comité de sûreté générale, et de là nous irons… où ? Je voudrais bien que ce fût à la Maison Egalité ! » Mais voici que Clémentine, rentrant chez elle, ajoute en post-scriptum : « C’est bien l’enfer d’avoir vos motifs d’arrestation ! Au Comité de salut public, on les a cherchés en ma présence, avec une patience incroyable, sans les trouver. On les suppose à la section de la guerre. Je m’y suis rendue. S’ils y sont, il faut une autorisation de Carnot pour les avoir. J’ai donc écrit à Carnot, et un huissier, fort honnête, se charge de lui donner ma lettre et de ne le point quitter qu’il n’en ait réponse. »

Les papiers en question sont décidément introuvables. Mais enfin on s’en passera ; et, le 14 fructidor, Clémentine écrit à Castellane que son rapporteur est nommé. C’est André Dumont, l’ennemi de Robespierre : et nous n’avons pas besoin de dire que, depuis ce jour, l’appartement de Dumont, rue de l’Echelle, reçoit souvent la visite des Courcelles et de leurs amis. A neuf heures du matin, parfois, Clémentine attend déjà dans son antichambre. Elle y envoie Champeaux, David, Bourdon de l’Oise : elle y envoie Chauveau-Lagarde, qui parait avoir été l’avocat de Castellane. Mais André Dumont ne se hâte pas de rédiger son rapport. Et, tous les jours, les Courcelles l’attendent au Comité de sûreté générale. Pas de séance le 13 fructidor : le Comité n’était pas en nombre. « Tous ces jours-ci, il n’y a pas eu plus de trois membres présens. » Le lendemain, Clémentine écrit : « J’arrive et du Comité de salut public et du Comité de sûreté générale. Le premier est inabordable : on ne peut pas seulement parler au plus petit commis. Au second, on a déjà dit qu’il n’y aurait pas de séance ; mais l’espoir engage mon frère et ma sœur à y rester jusqu’à la fin. » Huit jours après, le 20 fructidor : « On nous dit qu’il est possible que vous sortiez d’un instant à l’autre : on nous l’a même promis pour dans les vingt-quatre heures. Mais il ne faut être sûr qu’à l’instant où l’on criera dans la cour : « Castellane est libre ! »

Cet instant, Castellane devait l’attendre plus d’un mois encore. Tel jour, le Comité ne siège pas ; tel autre, il lève sa séance sans avoir rien fait. Le 2 vendémiaire, il se réunit au Comité de salut public. « Par conséquent, nous n’avons rien pu faire cette nuit. Rien, non plus, la nuit du 6 ; et cependant il y a eu cent cinquante-deux libertés d’accordées. Il y avait un Castellan, mais pas de Castellane, et une seule liberté pour le Plessis. Comme ce travail a commencé tard, tout mon monde était parti et m’avait engagée à m’en retourner, parce que Dumont n’était point arrivé, et qu’un de ses collègues avait dit que sans doute il était allé se coucher, étant malade. Eh bien ! il est venu, et a donné bien des libertés ! Ah ! que mon cœur était oppressé ! » Quelques jours après, nouvel espoir : « Il faut espérer qu’André (Dumont) ne tiendra plus contre toutes les recommandations qui lui sont faites. Voilà Crassous, Alquier, Lindet, et Champeaux qui lui en parlent : il faudra bien qu’il leur dise pourquoi il ne fait pas votre rapport ! » Et cela continue ainsi de jour en jour, de semaine en semaine, jusqu’à ce qu’enfin Castellane obtienne d’avoir un nouveau rapporteur, l’ancien boucher Legendre, devenu désormais le plus actif et le plus sincère ami des aristocrates. Celui-là règle l’affaire en un coup de main. Le 20 vendémiaire, Dumont lui remet les pièces : le 22, Castellane est décrété libre.


Mais, pour profondes que fussent l’incohérence et l’anarchie dans l’administration révolutionnaire, elles étaient bien plus profondes encore dans les esprits de ce temps ; et c’est également de quoi les lettres de Courcelles nous offrent un exemple tout à fait typique. Ces petits bourgeois se dévouant à la cause d’un marquis, que d’ailleurs ils appellent « citoyen, » qu’ils traitent de « petit frère, » et qu’ils « embrassent » dans chacune de leurs lettres ; ces sans-culottes se montrant tout fiers d’un mot aimable qu’a daigné leur écrire la « citoyenne » Castellane, et avec cela remplis d’admiration pour certains des plus fâcheux pourvoyeurs de la guillotine : peut-on rien imaginer de plus singulier ? Et combien leur cas apparaît plus extraordinaire, si vraiment ils sont de la famille de ce garde-chasse de « l’émigré » Montesquiou, qui, quelques mois auparavant, a été exécuté « pour avoir pris part à une conspiration royaliste ! » C’est comme si toutes leurs idées s’étaient brouillées dans leur tête, comme s’ils avaient perdu le sens des réalités, comme si la fièvre qu’ils venaient de traverser leur avait à jamais déformé le cerveau. Et ce cerveau déformé s’accompagnait, en eux, d’un cœur parfaitement sain et droit, un bon cœur où fleurissaient les sentimens les plus délicats.

Castellane ayant témoigné de la répugnance à se prévaloir d’un républicanisme que, sans doute, il n’éprouvait pas, Clémentine s’empressait de lui faire entendre combien elle respectait son scrupule. « Je ne donnerai point le certificat de civisme, lui écrivait-elle, à moins que votre liberté n’en dépende absolument… Il faut savoir sacrifier quelque chose, pour être libre ! » Et, quelques jours plus tard, elle lisait, avec des transports d’enthousiasme, le rapport de Robert Lindet à la Convention. « J’espère que vous serez content du rapport de Lindet, » écrivait-elle à son « petit frère. » Toutes ses lettres portent le reflet de ses opinions républicaines, et si peut-être elle s’appliquait à étaler son civisme dans ses lettres, pour le cas où ces lettres seraient lues en chemin, si peut-être même son civisme lui avait été, au début, inspiré par la prudence et la crainte de se compromettre, on sent qu’au moment où elle écrivait, il lui était devenu naturel. « Quand même vous iriez au tribunal, n’en ayez aucune frayeur : j’en connais les membres, et certainement ils sont aussi justes qu’humains. »


IV

Voilà ce que nous apprennent ces lettres, dont la suscription, à elle seule, a de quoi faire rêver : « Au citoyen Castellane, Chambre des sans-culottes, maison Egalité, rue Jacques, à Paris. » Mais leur attrait principal, à nos yeux, est moins encore dans leur intérêt historique que dans le petit roman sentimental dont elles nous apportent l’écho. Car, bien que les trois Courcelles s’emploient avec une égale ardeur à servir Castellane, c’est en réalité Clémentine Courcelles qui est sa protectrice ; c’est elle qui dirige la campagne, et qui se charge de rendre compte de ses résultats. Son frère et sa sœur n’écrivent que pour la remplacer, quand ses démarches ne lui laissent pas le temps d’écrire elle-même. Du début à la fin de la correspondance, c’est elle que nous voyons au premier plan, infatigable à renseigner son « petit frère, » à le divertir, et à le consoler. Et si, à l’origine, la pitié est l’unique sentiment qui la fait agir, nous sentons que peu à peu un autre sentiment naît et grandit en elle. Sans cesse ses lettres sont plus familières, plus intimes, plus tendres. Et ce sont tous les jours des attentions discrètes et touchantes, des flatteries, souvent des plaintes cachées sous des sourires, mille petits témoignages d’un amour que la jeune femme n’ose point s’avouer à elle-même, mais qui, profondément, prend possession de son cœur. « Je vais, en attendant, causer avec mon petit frère, quoique vous m’appeliez citoyenne gros comme le bras !… Mais comment pouvez-vous me dire : Quand vous me laissez en prison ! moi qui souffre tant de vous y savoir ? Ah ! cela me pénètre jusqu’au fond de lame ! » Et elle ajoute, timidement : « Oui, je crois deviner les nouvelles raisons qui vous font désirer votre sortie ! »

Elle lui écrit cela au sortir de la première visite qu’elle a enfin obtenu la permission de lui faire. Et c’est depuis ce jour que le ton de ses lettres commence à changer, et que Castellane devient vraiment le seul objet de toutes ses pensées. « Mon Dieu, cher petit frère, que ces deux jours m’ont paru longs ! Quel supplice de ne pas se voir quand surtout on en a contracté la douce habitude ! Mais demain nous nous verrons ! » Elle lui écrit deux, trois fois par jour ; au sortir du Comité, elle court au Plessis, s’ingénie à toute sorte de prévenances pour le concierge et sa femme, guette fiévreusement une occasion de revoir son ami. Souvent l’occasion manque, et Clémentine, désespérée, écrit encore un billet avant de quitter la prison : « Tout à l’heure, lui dit-elle, la 5e sans-culottide, j’avais oublié d’apporter mon petit écritoire ; et il y avait tant de monde au greffe que c’est avec peine que j’ai pu obtenir une plume les deux premières fois. J’en aurais bien fait acheter une ; mais les fiacres, qui ne sont nullement complaisans, ne veulent pas attendre. » Une autre fois elle lui dit : « Je n’ai pas pu vous écrire dans la cour. Ma santé a été si mauvaise toute la journée qu’il m’était impossible et de marcher longtemps et de me tenir debout sans me trouver mal. Ajoutez à cela que j’étais habillée en linon blanc, costume peu propre à s’asseoir à terre, comme cela m’est arrivé plusieurs fois pour vous écrire. »

Et, à mesure qu’elle s’attache plus passionnément à Castellane, nous sentons que celui-ci la traite avec plus de mauvaise humeur. Il s’impatiente, il s’énerve ; et la pauvre fille l’agace avec ses continuelles promesses, qui aboutissent toujours à de nouveaux déboires. Clémentine, d’abord, le laisse crier sans en trop souffrir. « Du courage, lui écrit-elle le 12 fructidor, il faut bien sacrifier le bien particulier au bien général ! » Le lendemain : « Je ne vous dis pas : prenez patience ! Vous avez besoin de vous impatienter beaucoup. Il faut jurer, pester tant que vous pourrez : cela soulage et je vous y engage fort, dussiez-vous même exercer votre impatience contre moi. Je le désire, pour peu que vous soyez un peu consolé ! »

Mais bientôt les reproches de son ami lui vont plus au cœur. C’est alors qu’elle se plaint du mot, bien dur en effet : « Quand vous me laissez en prison ! » Quelques jours après, l’accueil qu’elle reçoit de son ami la fait « se trouver mal. » Castellane ne lui a-t-il pas déclaré que tout le monde, au Plessis, se moquait de lui, pour la façon dont il prenait au sérieux ses incessantes promesses ! « Mais mon cœur peut-il se repentir de vous avoir procuré un instant de satisfaction ? Non, non, petit frère, je consens à mériter les épithètes même les plus désagréables, dès que cela peut vous procurer des instans de douceur. Adieu, je vous embrasse de toute mon âme. »

Hélas ! les « épithètes désagréables » devaient se multiplier, et le ton désolé des réponses de Clémentine prouve assez combien elle disait vrai en affirmant à son ami qu’elle avait le « cœur ulcéré. » Elle continuait, cependant, à tout supporter, se bornant à se défendre parfois contre des accusations par trop imméritées. Et elle continuait à se dépenser tout entière au service de Castellane : et elle continuait à lui faire, de jour en jour, des promesses qui, nous devons bien l’avouer, auraient exaspéré la patience d’un saint. Pas une de ses lettres qui n’annonce la mise en liberté pour le soir, ou le lendemain : « Si vous ne sortez pas aujourd’hui, lui écrivait-elle le 20 thermidor, il faudra que le diable s’en mêle ! » Et, deux mois après, elle lui écrit encore : « Je n’hésite pas à vous annoncer que j’espère vous aller chercher cette nuit. » On comprend que les compagnons de Castellane se soient moqués de lui, à le voir sans cesse nourri d’aussi vaines espérances.

Il y a là une situation à la fois comique et touchante, et qui s’accentue encore dans l’épilogue du petit roman. Ou plutôt cet épilogue est si touchant, d’une mélancolie si simple et si forte, que nous avouons que ce qu’il garde de comique ne parvient pas à nous divertir. Non seulement, en effet, Clémentine, à force de zèle et de tendresse, n’a réussi qu’à impatienter l’homme qu’elle voulait servir, mais toutes les démarches qu’elle a faites pour lui se sont, en fin de compte, trouvées inutiles : et ce que, durant deux mois, elle n’avait pu obtenir, un autre ami de Castellane l’a obtenu en deux jours, sans elle, presque malgré elle ! Voici d’ailleurs, d’après les lettres des Courcelles, comment les choses se sont passées.

Le 19 vendémiaire, Clémentine écrit à son ami : « Pauvre cher petit frère, est-il bien croyable que vous soyez encore dans votre douloureuse et inconcevable captivité ? Le croiriez-vous, cher frère, André Dumont n’est point venu au comité hier soir ; ils étaient encore tous réunis au Comité de salut public en sortant du spectacle ; quelques-uns seulement sont venus vers minuit, et j’ai vu donner quatre libertés, après lesquelles ils ont travaillé au rapport sur la commune. »

Le lendemain, n’osant sans doute aborder elle-même un sujet qui devait lui être trop pénible, elle fait écrire à Castellane par sa sœur Julie :

Ce 20 Vendémiaire an III.

Il est bien malheureux pour vous que votre ami Saisseval[6], en voulant vous servir, ne fasse que contrecarrer tout ce que nous faisons. Chameaux avait enfin obtenu d’André de faire votre rapport : il y était décidé sur-le-champ, et cherchait un papier dans cette intention ; mais dans l’instant même Louchet, par ordre de Saisseval, venait de les retirer pour les remettre à Legendre. Le secrétaire d’André, qui en avait le double, venait de sortir ; et quand je le ramenai, André n’était plus disposé à faire de rapport pour cette soirée-là.

Je ne conçois rien à la conduite de Saisseval : voilà deux fois qu’il fait manquer vos affaires. Comment est-il possible qu’il ait fait retirer les papiers sans nous en parler, et en nous assurant, que c’est à André qu’il s’adresse également ? Cela est inconcevable, et fait pour décourager ceux qui prennent vos intérêts ! Je vous assure que, pour moi, j’en suis indignée. Ce n’est pas de cette manière que l’on agit ! Quand on désire le bonheur d’un ami, on va franchement, et on ne se joue pas de la sorte de personnes honnêtes, qui lui ont déjà donné une preuve de délicatesse en pardonnant sa première grossièreté. Il devait s’entendre avec nous au lieu de nous tromper, au lieu de nous prier de ne plus nous en mêler : nous l’eussions fait, et, s’il n’eût pas réussi, vous auriez encore retrouvé votre famille prête à vous servir, parce que vous ne devez pas souffrir des inconséquences des autres… Adieu, malheureux frère.

Femme RABY.

Mais Saisseval, à supposer que vraiment, une précédente fois, il eût « fait manquer » la mise en liberté de Castellane, « réussit, » cette fois-là, de la façon la plus étonnante : deux jours après qu’il eut fait confier le rapport à Legendre, le prisonnier du Plessis était délivré ! Et voici la dernière lettre qu’écrivit à celui-ci la pauvre Clémentine Courcelles, le matin même du 22 vendémiaire :

Cher petit frère, il m’est affreux de vous refuser : mais il ne m’est pas possible de vous aller voir aujourd’hui. La prière réitérée que vous m’en faites m’afflige par la nécessité où je suis de ne pas y satisfaire. Vous devriez être certain que ma plus grande consolation est de vous aller visiter, et qu’il faut une raison urgente pour me résoudre à cette privation.

Mon frère et ma sœur sont abîmés de fatigue, je le suis également ; mais je puis encore les seconder jusqu’à l’heure du Comité, où je ne veux pas manquer de me rendre, non pas pour m’emparer de votre liberté, si le rapport est fait ce soir et qu’elle soit accordée, comme je n’en doute pas : c’est uniquement pour ne pas ignorer l’instant où vos malheurs seront finis.

Je sais par moi-même combien il serait mal d’enlever à votre ami le plaisir de vous la porter. J’engagerai ma sœur, si c’est à nous qu’elle est remise, à l’envoyer à votre ami, à qui elle appartient de droit, et j’irai seulement vous prévenir qu’elle est entre ses mains : c’est la seule jouissance dont je ne puis lui faire le sacrifice. C’est beaucoup de ne pas me trouver au moment où vos fers seront brisés. Et si votre ami avait été aussi aimable que je me l’étais imaginé, il m’aurait proposé de partager cet instant délicieux. Je pensais qu’il le devait à la tendre amitié que ? je vous ai vouée, et je m’y attendais. Si bien que je suis affligée qu’il n’ait pas eu cette généreuse complaisance ; mais cela n’ôte rien aux sentimens reconnaissans que j’aurai toute ma vie pour lui du bonheur qu’il vous procure. Il peut bien être assuré qu’il acquiert par-là tous les droits imaginables sur moi.

Petit frère, je vous quitte à regret, mais il le faut : vous verrez sûrement votre ami aujourd’hui : je vous conjure de ne point lui parler de ce que je vous mande. Vous me désobligeriez si vous le faisiez. Quêter une satisfaction, c’est lui ôter tout son prix, et je n’y en trouverais aucun. Dites-lui seulement que, s’il en peut attacher à l’affection d’une sœur qui vous aime avec tendresse, qu’il peut être sûr d’avoir acquis des droits sacrés sur la mienne. Adieu, petit frère !

CLEMENTINE COURCELLES.

N’est-ce point là une belle lettre, discrète et douce, bien digne de la « tendre amitié » qui l’a inspirée ? Ce refus d’aller voir Castellane, cette résolution d’y aller pourtant, ces plaintes aussitôt contenues, et jusqu’au changement du ton, jusqu’à l’absence des « baisers » par lesquels se terminaient les lettres précédentes. tout cela n’a-t-il pas une éloquence touchante ? Et l’on se rappelle comment, pendant deux mois, la jeune femme est devenue sans cesse plus familière avec Castellane, comment elle a compté sans cesse davantage sur le bonheur qu’elle aurait à passer avec lui les premiers jours de sa liberté. « Vos sœurs, votre famille entière, — lui écrivait-elle, — vous aiment et vous désirent avec autant d’ardeur que vous désirez votre liberté. Chaque instant qui retarde votre arrivée au milieu de nous est, soyez-en certain, un supplice pour les cœurs où vous régnez par la plus tendre et la plus véhémente amitié ! » Ou encore, un jour qu’elle s’excusait de ne pouvoir venir au Plessis : « Cher petit frère, il vaut mieux s’occuper de vous que d’être avec vous. Nous serons ensemble, ensuite, tant que nous voudrons ! » Vingt fois elle lui annonce « qu’elle espère l’aller chercher cette nuit. » Et ce sont tous ces beaux rêves qui s’effondrent d’un seul coup ; et elle n’est même pas invitée à être témoin de cette libération qu’elle a si constamment, si passionnément souhaitée !

Le marquis de Castellane la revit-il, en sortant du Plessis ? Tout porte à le supposer, car on devine, à travers les lettres de Clémentine, qu’avec ses colères et ses impatiences, il avait l’âme délicate, et savait gré à la jeune femme de son dévouement. Mais les registres de la commune d’Aubergenville nous apprennent que, dès le 26, le Conseil municipal de cette commune était convoqué pour donner acte à Castellane de sa comparution : et depuis ce moment, sans doute, toutes relations auront cessé entre les ci-devant d’Aubergenville et les républicains de la rue du Faubourg Honoré, puisque nulle trace n’est restée, dans les papiers de la famille de Castellane, qui permît même de deviner ce qu’étaient les Courcelles et ce qu’ils sont devenus.


  1. La vérité est que l’on avait confondu M. de Castellane avec son frère le vicomte, qui, impliqué dans une prétendue conspiration, avait été incarcéré le 10 mai 1793, d’abord à Sainte-Pélagie, puis à la Conciergerie, enfin au Luxembourg, d’où il s’était enfui, le 25 octobre, dans des conditions particulièrement romanesques.
  2. Haly se trompe de date : c’est le 27 thermidor que Castellane est entré au Plessis, ainsi qu’en fait foi le registre de la Préfecture de police.
  3. Nous devons la communication de ces lettres, et de la plupart des autres documens qui nous ont servi pour cette étude, à l’obligeance de Mme la comtesse de Beaulaincourt, petite-fille du prisonnier du Plessis.
  4. Les souvenirs de la comtesse de Bohm ont été recueillis par M. de Lescure dans la Bibliothèque des Mémoires relatifs à l’Histoire de France, t. XXXIV (librairie Firmin-Didot).
  5. Une certaine Joséphine Courcelles, artiste peintre, a été attachée au Muséum sous le Consulat.
  6. Le marquis de Saisseval était un ami du marquis de Castellane. Voici ce que nous dit de lui le maréchal de Castellane, dans son Journal, à la date du 26 novembre 1825 : « J’ai appris la mort du marquis de Saisseval. Homme de beaucoup d’esprit, d’un caractère difficile, d’une tournure ridicule, il avait cependant de bonnes qualités. C’était l’ami intime de mon pauvre père depuis cinquante ans : sa perte a été pour lui un chagrin cruel. M. de Saisseval, avant la Révolution, avait été nommé colonel d’un régiment de milice de Paris, qui n’a jamais existé que sur le papier : on l’en avait gratifié pour ne pas lui en donner un véritable. » Ajoutons que, dans toutes ces démarches pour la mise en liberté de Castellane, Saisseval agissait d’accord avec Mme de Castellane et la municipalité d’Aubergenville.