Un Coup de tête, monologue en vers
L. Michaud (p. 3-8).

Un coup de tête

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A Mademoiselle Rosamond.

(Elle entre par le fond, l’air agité.)


C’est fait ! la lettre est envoyée.

Le dépit m’a donné du cœur,

Et de ma main je l’ai jetée

A la poste, sans avoir peur.


Oui, nous revenions de l’église ;

— Ma gouvernante allait devant -

Nul ne me voyait ; je l’ai mise

Dans la boîte, résolument !


C'est égal, c'est fort ! Ah ! n'importe,

Je n'avais pas d'autre moyen ;

Pas de regret, et soyons forte !

Reculer ne sert plus à rien.


Et puis, j'ai mis si peu de chose ;

Ma lettre était si courte ! Quoi !

Ce n’est pas bien mal, je suppose ?

Trois mots : « Ernest, enlevez-moi ! »


Et voilà tout. C'est une lettre

Bien laconique, franchement ;


Mais j'aurais pu me compromettre

En écrivant plus longuement.


« Enlevez-moi ! » Ça n’est pas grave ;

Ça se fait dans tous les romans :

On voit toujours un seigneur brave,

Beau, galant, bref, plein d’agréments,


Enlever la belle qu’il aime,

Quand… Ah ! ce cas est trop commun !

Quand, par un despotisme extrême,

On ne veut lui donner sa main.


Eh bien ! ce cas que je déplore,

Ce cas s’est présenté pour moi :

Ernest, un garçon qui m’adore,

Vient de recevoir son renvoi !


Oui, jusqu’à la saison prochaine.

Et sait-on pourquoi ? C’est navrant,

Cela redouble encor ma peine :

Maman me trouve trop enfant !


Trop enfant, moi ! Ça m’exaspère.

Enfin, j’ai mes dix-sept printemps ;

Mais, je ne sais pourquoi, ma mère

Dit à chacun que j’ai quinze ans !


Alors, j’ai l’air petite fille :

A quinze ans l’on ne compte pas.

Si quelqu’un me trouve gentille :

« Une enfant ! » lui dit-on tout bas.


Eh bien ! non, je veux une trêve

A ces propos humiliants.

C’est demain soir que l’on m’enlève :

Voilà ce que font les enfants !


Ah ! c'est que j'ai du caractère !

Nous partirons, tout ira bien ;

Je suis fille d'un militaire,

Et, morbleu ! Je n'ai peur de rien !


Oui, demain, quand dans le village

Tout le monde sommeillera,

Juste à minuit - selon l’usage -

Ernest au jardin m’attendra.


Il sera là, fidèle au poste,

M’attendant, rempli de tourments,

Avec une chaise de poste,

Comme on le fait dans les romans.


Nous irons bien loin de la sorte :

A Melun, Venise, Bayeux,

Neuilly, Pontoise, peu m’importe,

Puisque nous serons tous les deux.


Et puis, après cette aventure,

Quand nous daignerons revenir,

Il faudra bien, je me le figure,

Que l’on consente à nous unir.


Ah ! mais, ah ! mais, j’ai de la tête,

Moi, je suis l'enfant de papa !

L’on verra si je suis fillette,

Quand mon Ernest m’enlèvera !…


Mais au fait, j’oublie une chose :

Il n’a pas la clef du jardin !

Or, dans la nuit la porte est close…

Ah ! comment fera-t-il demain ?


Si cela dérangeait l'affaire…

Si cela faisait manquer tout…

Il ne pourra, la chose est claire,

Entrer, si c'est fermé partout !


Alors, quoi ! notre stratagème

Ne pourrait plus s’exécuter ?…

Mais non, je le connais : il m’aime,

Et rien ne saura l’arrêter.


Il est capable de tout faire !…

Dieu ! s’il escaladait le mur !…

Il est tout hérissé de verre,

Il s’y blesserait, ah, c’est sûr !…


Eh ! voyons, quel enfantillage !

A quoi bon penser à cela ?…

N’est-on pas prudent à son âge ?

Quel danger peut-il courir là ?


Il agira de façon telle

Que tout ira parfaitement ;

Il aura bien sûr son échelle :

C’est un garçon si prévoyant !…


Oui, mais si, quand même, il arrive

Quelque malheur, je ne sais quoi,

Alors… oh ! quelle perspective !

Ce sera de ma faute, à moi !…


Si le matin, - quel coup suprême !

Dans un taillis, au pied du mur,

Je le trouvais inerte et blême !…

Oh ! non, non, ce serait trop dur !


Oh ! Dieu, je suis toute inquiète…

Je crois que j’ai peur, maintenant ;

Je sens tout tourner dans ma tête…

Ah ! non, non, plus d’enlèvement !


Il me semble qu’en moi tout change :

Je voyais rose et je vois noir ;

J’éprouve un sentiment étrange…

Enfin, que puis-je avoir ce soir ?


Oh ! mais maintenant, plus de fuite !

Adieu les beaux enlèvements !

Je n’en veux plus ! Ecrivons vite :

C’est bel et bon dans les romans.


(Elle s’assied devant sa table et reste rêveuse.)


Suis-je ingrate ! Eh ! qu’allais-je faire ?

Je partais de gaîté de cœur !

Et j’oubliais… Ah ! pauvre mère !

Je conçois d’ici sa douleur.

Elle m'aime, elle, et quand on aime,

On souffre pour ceux qu'on chérit.

Ah ! son chagrin serait extrême,

Si j'eusse fait ce que j'ai dit.


Oh ! mais va, je suis bien punie :

Toi qui m’aimes, je t’oubliais !

Maintenant, tu seras chérie,

Ah ! mille fois plus que jamais,


Et quand tu me verras si tendre,

Toujours pleine de dévouement,

Tu ne pourras rien y comprendre,

Et tu diras. « Qu’a donc l’enfant ? »


Mais tu l’ignoreras sans cesse,

Et cela me semblera bon,

Car je croirai par ma tendresse

Avoir obtenu mon pardon.

(Elle se dispose à écrire et trouve une lettre pliée.)


Tiens ! un papier ! Quel peut-il être ?

Que vois-je : « Ernest enlevez-moi ! »

Est-ce possible ? c’est ma lettre !

Dois-je croire à ce que je vois


Comment; ici sur cette table !

Moi, je retrouve ce billet,

Lorsque… mais non, c'est incroyable…

D'un rêve je suis le jouet !


Et cette lettre que j’ai mise

A la poste, moi ce matin ?

Quelle est donc celle que j'ai prise,

Car j’en ai bien mise une enfin ?


Oh ! mais je crois m’y reconnaître !

Oui, je comprends… oh ! quelle erreur !

J’ai mis en place de ma lettre,

Le compte de mon blanchisseur !…


Ernest reçoit une facture

Pour jupons, cols et cœtera…

Ah ! non, quelle étrange aventure !

Je vois la tête qu’il fera !


Enfin je n’ai pas à me plaindre,

Car j’aurais pu, dans mon erreur,

Expédier - c’était à craindre -

Cette lettre à mon blanchisseur.