Gaspar Ruiz et autres récits/Un Anarchiste

Traduction par Philippe Neel.
Gaspar RuizGallimard (p. 155-183).
◄  La Brute
Le Duel  ►

UN ANARCHISTE
CONTE DE DÉSESPOIR

Cette année-là, je passai les deux plus beaux mois de la saison sèche sur l’un des domaines, — sur le principal domaine, devrais-je dire,  — d’une célèbre société de fabrication d’extrait de viande.

B. O. S. BOS. Vous avez lu les trois lettres magiques sur les pages de réclame des journaux et des revues, à la devanture des marchands de comestibles et dans les calendriers de l’année à venir que la poste vous apporte au mois de novembre. Vous avez lu ces brochures rédigées en plusieurs langues, en un style d’un pâle enthousiasme, et dont les statistiques de massacre et de sang ont de quoi faire pâlir un Turc. La partie « artistique », destinée à illustrer cette « littérature », représente, en couleurs brutales et luisantes, un énorme taureau noir qui piétine furieusement un serpent jaune convulsé d’agonie dans une herbe vert émeraude : le tout se détache sur un ciel de cobalt. C’est atroce et allégorique. Le serpent représente la maladie, la faiblesse, peut-être simplement la faim, cette maladie chronique de la plus grande partie de l’humanité. Naturellement, tout le monde connaît la B. O. S. Co Ltd, avec ses produits sans rivaux. Vinibos, Jellybos, et la suprême, l’inégalable perfection, le Tribos, dont les vertus nutritives, non contentes de se présenter sous un haut degré de concentration, se targuent d’une digestion à demi achevée déjà. Tel est apparemment l’amour que la Compagnie Limited porte à ses contemporains, amour pareil à celui des père et mère pingouins pour leurs rejetons affamés. Évidemment, il faut bien employer de façon convenable les capitaux d’un pays, et je n’ai rien à dire contre la Compagnie. Mais, étant moi-même animé de sentiments affectifs pour mes frères en humanité, je suis attristé par les excès de la réclame moderne. Malgré tout ce qu’elle peut attester d’énergie, d’ingéniosité, de trouvailles et d’impudence chez certains individus, elle trahit surtout, à mon sens, la triste prédominance de cette forme de dégradation mentale qui s’appelle crédulité.

J’ai dû, en maintes régions du monde civilisé ou non, avaler du B. 0. S. avec plus ou moins de profit pour moi-même, mais toujours sans grand plaisir. Dissous dans de l’eau chaude, et abondamment poivré pour en faire ressortir le goût, cet extrait n’est pas absolument déplaisant. Mais je n’ai jamais pu avaler sa réclame. Peut-être n’a-t-elle pas une audace suffisante. Autant que je m’en souvienne, les annonces ne promettent pas une jeunesse éternelle à ceux qui font usage du B. O. S., et n’ont pas encore attribué à leur estimable produit le pouvoir de ressusciter les morts. Pourquoi cette réserve austère, je me le demande. Je ne crois d’ailleurs pas que, même à ce prix, je me laisse séduire. De quelque forme de la dégradation humaine que je souffre (étant humain moi-même), ce n’est pas de la forme populaire. Je ne suis pas gobeur.

J’ai voulu affirmer nettement cette vérité, au début du récit qui va suivre. J’en ai, dans la mesure du possible, contrôlé les données. J’ai parcouru des collections de journaux français, et j’ai causé, lorsque le hasard de mes voyages m’amena à Cayenne, avec l’officier qui commande la garde militaire de l’île Royale. Je crois l’histoire vraie, au fond. Ce n’est pas une de ces aventures qu’un homme puisse inventer sur son propre compte, car elle n’est ni grandiose ni glorieuse, ni assez drôle non plus pour flatter une vanité pervertie.

Elle a trait au mécanicien d’un petit vapeur, appartenant à la Compagnie B. 0. S. Ltd., dans son domaine du Marañon. Ce gigantesque parc à bestiaux est une île, une île grande comme une petite province, située dans l’estuaire d’un grand fleuve de l’Amérique du Sud. Elle est déserte et sans beauté, mais l’herbe qui pousse sur ses plaines basses paraît douée de qualités nutritives exceptionnelles et d’un parfum particulier. Elle retentit des beuglements de troupeaux innombrables, et ce bruit sourd et déchirant monte sous le vaste ciel comme une protestation formidable de prisonniers condamnés à mort. Sur la terre ferme, par delà vingt milles d’eau boueuse et décolorée, dort une ville que nous appellerons, si vous voulez, Horta.

Le trait le plus intéressant de cette île, qui fait l’effet d’une sorte de « pénitencier pour animaux », c’est qu’elle abrite exclusivement un papillon parfaitement rare et somptueux. L’espèce en est même plus rare que belle, ce qui n’est pas peu dire. J’ai déjà fait allusion à mes voyages. Je voyageais à cette époque, mais strictement pour moi, et avec une modération inconnue à ce temps d’excursions autour du monde. Je voyageais même avec un but. En fait je suis : — ha ! ha ! un terrible tueur de papillons, ha ! ha ! ha !

C’est en ces termes et sur ce ton que M. Harry Gee, régisseur du domaine, parlait de mes travaux. Il semblait tenir mes recherches pour la plus parfaite absurdité du monde, alors qu’à ses yeux la Compagnie B. O. S. Limited représentait au contraire la suprême pensée du xixe siècle. Je crois qu’il couchait en bottes et en éperons. Il passait ses journées en selle, et volait par la plaine, suivi d’une escorte de cavaliers à demi sauvages qui l’appelaient Don Enrique et ne se faisaient pas une idée bien nette de la Compagnie B. 0. S. Ltd qui payait leurs gages. C’était un excellent directeur, bien que je ne m’explique pas pourquoi il s’obstinait, quand nous nous retrouvions aux repas, à me donner de grandes tapes dans le dos, en me demandant avec des accents de bruyante dérision : — Comment marche votre sacrée chasse aujourd’hui ? Les papillons vont fort ? ha ! ha ! ha ! Surtout qu’il me comptait au prix de deux dollars par jour l’hospitalité de la B. 0. S. Co Ltd, au capital de 1.500.000 livres sterling entièrement versé, dont le bilan pour cette année-là doit sans doute faire état de ces sommes. — Je ne crois pas, en toute justice pour la Compagnie, pouvoir vous demander moins, m’avait-il expliqué avec une gravité extrême, en débattant avec moi les conditions de mon séjour dans l’île.

Ces bouffonneries auraient été assez inoffensives, s’il n’y avait toujours quelque chose de détestable dans une intimité qui ne comporte aucun sentiment amical. Et puis ses plaisanteries n’étaient pas des plus amusantes : elles consistaient en une répétition lassante et soulignée d’éclats de rire des épithètes descriptives appliquées à ses victimes : — Terrible tueur de papillons ! Ha ! ha ! ha ! Voilà un échantillon de cet esprit que le directeur prisait si fort. C’est dans une disposition d’humeur aussi exquise qu’il attira mon attention sur le mécanicien du vapeur, un jour que nous arpentions le sentier qui longe la baie.

La tête et les épaules de l’homme émergeaient au-dessus du pont, où gisaient divers outils et quelques pièces de mécanique. Il faisait une réparation aux machines. Au bruit de nos pas, il leva avec inquiétude un visage sale, au menton pointu et à la petite moustache blonde. Ce que je distinguai de ses traits délicats sous les zébrures noires, m’apparut livide et épuisé, dans l’ombre verdâtre de l’arbre énorme qui étendait son feuillage au-dessus du bateau amarré à la berge.

À ma grande surprise, Harry Gee interpella le mécanicien sous le nom de « Crocodile », avec ce ton mi-blagueur, mi-brutal qui traduit chez les gens de son acabit une parfaite satisfaction de soi :

— Comment va l’ouvrage, Crocodile ?

J’aurais dû vous dire déjà que l’aimable Harry Gee avait appris un peu de français, — dans une colonie quelconque, — et qu’il le prononçait avec une précision déplaisante et forcée, comme une langue guindée et morte. L’homme du bateau lui répondit vivement, avec une voix agréable. Ses yeux avaient une douceur liquide et ses dents luisaient d’un éclat extraordinaire entre ses lèvres minces et flétries. Le directeur se tourna vers moi, pour m’expliquer d’un ton jovial et bruyant :

— Je l’appelle Crocodile parce qu’il vit à moitié dans l’eau, à moitié sur terre. Un amphibie, quoi ! Il n’y a pas d’autres amphibies sur l’île que les crocodiles ; alors il faut qu’il appartienne à cette espèce-là, hein ? En réalité, ce n’est rien moins qu’un citoyen anarchiste de Barcelone !

— Un citoyen anarchiste de Barcelone ? répétai-je stupidement, les yeux baissés sur l’homme qui s’était remis à l’ouvrage et se penchait vers la machine en nous tournant le dos. Je l’entendis protester à voix très intelligible, sans changer de position :

— Je ne sais même pas l’espagnol.

— Hein ? Comment ? Vous osez nier que vous venez de là-bas ? se récria brutalement le directeur modèle.

Sur quoi l’homme se redressant, laissa choir une clé anglaise dont il venait de se servir, et nous regarda. Il tremblait de tous ses membres.

— Je ne nie rien, rien, rien du tout, fit-il nerveusement. Et ramassant son outil, il se remit à son travail sans prêter plus d’attention à notre présence. Après l’avoir regardé une ou deux minutes nous nous éloignâmes.

— Est-ce vraiment un anarchiste ? demandai-je, une fois hors de portée de l’oreille.

— Je m’en fiche comme de l’an quarante, répondit le jovial fonctionnaire de la B. 0. S. Je lui ai donné ce nom-là parce qu’il me convenait de le désigner ainsi. C’est l’intérêt de la Compagnie.

— De la Compagnie ? m’écriai-je en m’arrêtant court.

— Aha ! triompha-t-il, en levant son museau glabre et en écartant ses grandes jambes maigres. Ça vous épate ? Je me crois tenu à faire de mon mieux pour la Compagnie, qui a d’énormes frais. Tenez ! notre représentant de Horta me dit qu’on dépense 50.000 livres par an rien qu’en réclames, de par le monde. Il ne faut pas lésiner pour le tape-à-l’œil ! Eh bien, écoutez. Quand je suis arrivé ici, il n’y avait pas de vedette de service : j’en ai demandé une tout de suite, et n’ai pas cessé de réclamer par chaque courrier jusqu’à ce qu’on m’en ait donné une. Seulement le bonhomme qu’on avait envoyé avec, nous a lâchés au bout de deux mois, en laissant son bateau amarré au ponton de Horta. Il avait trouvé un poste plus avantageux dans une scierie du fleuve, l’animal ! Et depuis ce temps-là, ça a toujours été la même histoire. Par ici, le moindre vagabond Écossais ou Yankee qui s’intitule mécanicien, vous demande dix-huit livres par mois, et à peine avez-vous eu le temps de vous retourner qu’il décampe, après avoir démoli quelque chose, en général. Je vous donne ma parole que quelques-uns des jean-foutres que j’ai eus comme mécaniciens ne distinguaient pas la chaudière de la cheminée. Quant à celui-là, il connaît son affaire, et je n’ai pas envie de le laisser filer, comprenez-vous ?

Il me donna un petit coup sur la poitrine pour accentuer l’effet de ses paroles. Sans m’arrêtera cette familiarité, je lui demandai ce que venait faire là-dedans la profession d’anarchiste de son mécanicien.

— Tiens ! ricana le directeur. Si vous voyiez un beau jour un va-nu-pieds en loques se cacher dans les fourrés du côté de la mer, et que vous aperceviez du même coup, à moins d’un mille de la côte, une petite goélette pleine de nègres filer à toutes voiles, vous ne croiriez pas le gars tombé du ciel, peut-être ? Et il ne pourrait venir que du ciel ou de Cayenne. Moi, je ne perds pas le nord. Dès que j’eus compris de quoi il retournait, je me dis : — « Un forçat évadé ! » J’en étais aussi certain que de vous voir là, devant moi, en ce moment. Je poussai mon cheval droit sur lui. Perché sur un monticule de sable, il resta un moment immobile, il criait :

— « Monsieur ! Monsieur ! Arrêtez ! » puis, au dernier moment, il tourna le dos et prit les jambes à son cou. Je me dis : — « Toi, je te materai avant de te laisser en paix ! » et sans un mot, je continuai la poursuite et le pourchassai à droite et à gauche. Je finis par l’amener à la côte, et à l’acculer sur une petite langue de terre ; les talons dans l’eau, il n’avait derrière lui que le ciel et la mer, et devant, à moins d’un mètre, mon cheval qui s’ébrouait et piétinait le sable.

Il croisa les bras sur sa poitrine, et leva le menton avec un geste de désespoir. Je n’allais pas me laisser attendrir par ces façons de mendigot.

— « Vous êtes un forçat échappé ? » lui dis-je. En entendant parler français, son menton tomba et il changea de figure.

— « Je ne nie rien », répondit-il, encore tout haletant, car je l’avais fait courir plutôt vite devant mon cheval. Je lui demandai ce qu’il faisait là. Il avait retrouvé le souffle, et m’expliqua qu’il voulait gagner une ferme du voisinage, dont probablement les gens de la goélette lui avaient parlé. Je me mis à rire, ce qui l’inquiéta. L’aurait-on trompé ? N’y avait-il pas de ferme où l’on pût arriver ?

Je riais de plus en plus fort. Il était à pied, et le premier troupeau qu’il aurait rencontré l’aurait réduit en charpie à coups de sabots. Un homme surpris à pied dans les pâturages n’a pas l’ombre d’une chance de se tirer d’affaire.

— « Vous devez certainement la vie à notre rencontre », lui dis-je, et il répondit que c’était bien possible, bien qu’il eût plutôt cru d’abord que je voulais l’écraser sous les sabots de mon cheval. Je lui affirmai que rien n’aurait été plus facile, si j’en avais eu envie. Sur quoi, il y eut un trou dans l’entretien. Je ne pouvais imaginer ce que j’allais faire du forçat, à moins de le pousser à l’eau. Je m’avisai de lui demander ce qui l’avait fait déporter. Il pencha la tête — « Voyons », insistai-je : « cambriolage, assassinat, viol ou quoi ? » Je voulais savoir ce qu’il allait trouver à raconter, tout en attendant un mensonge. Mais il se contenta de dire :

— « Imaginez ce, qu’il vous plaira. Je ne nie rien. Ça ne sert à rien de nier. » Je le regardai fixement et une idée me vint.

— « II y a des anarchistes là-bas », dis-je. « Peut-être que vous en êtes un ? »

— « Je ne nie rien du tout, Monsieur », répéta-t-il.

Cette réponse me fit douter qu’il fût réellement anarchiste. Je crois que ces sacrés toqués-là sont plutôt fiers d’eux-mêmes. S’il avait été anarchiste, il l’aurait certainement proclamé tout de suite.

— « Qu’est-ce que vous étiez avant d’être forçat ? »

— « Ouvrier », répondit-il « et bon ouvrier, encore ! »

— Je me dis qu’il devait bien être anarchiste, en somme. C’est la classe d’où ils sortent presque tous, n’est-ce pas ? J’ai horreur de ces lâches brutes-là, de ces lanceurs de bombes. J’étais presque décidé à tourner bride et à laisser le bonhomme se noyer ou crever de faim à son gré. Quant à traverser l’île pour venir m’embêter, les bêtes sauraient bien l’en empêcher. Je ne sais ce qui me poussa à lui demander :

— « Quelle espèce d’ouvrier ? »

Je ne me souciais pas le moins du monde de sa réponse. Mais quand je l’entendis répliquer : — « Mécanicien, Monsieur », je faillis tomber de selle, de saisissement. La vedette restait désemparée et inutilisable dans la baie, depuis trois semaines. Mon devoir envers la Compagnie était bien clair ; il avait remarqué mon sursaut, et nous restâmes une grande minute à nous regarder dans les yeux comme des hommes ensorcelés.

— « Montez en croupe derrière moi », commandai-je. « Vous arrangerez ma vedette à vapeur. »

C’est en ces termes que le digne régisseur des domaines du Marañon me raconta l’arrivée du prétendu anarchiste. Il voulait le tenir, — au nom des intérêts de la Compagnie, — et le titre qu’il lui avait donné devait empêcher l’homme de trouver jamais une place à Horta. Les vaqueros du domaine répandaient l’histoire dans toute la ville, quand ils partaient en congé. Ils ne savaient pas ce que c’était qu’un anarchiste, pas plus qu’ils ne connaissaient Barcelone. Ils l’appelaient : « Anarchiste de Barcelona » comme ils eussent dit son nom et son prénom. Quant aux gens de la ville, ils avaient lu dans leurs journaux les exploits des anarchistes européens, et se montraient fort émus. L’épithète colorée « de Barcelona » faisait glousser M. Harry Gee de satisfaction. — C’est une espèce particulièrement dangereuse, hein ? Tous les propriétaires de scieries ont une frousse d’autant plus grande d’un homme pareil, comprenez-vous ? exultait-il avec candeur. Je le tiens mieux avec ce nom-là que si je le gardais enchaîné par la jambe au pont de ma vedette.

— Remarquez bien d’ailleurs, ajoutait-il après un instant de silence, qu’il ne proteste pas. Je ne lui fais aucun tort. C’est un forçat d’ailleurs, à tout prendre.

— Je suppose cependant que vous lui donnez un salaire ? demandai-je.

— Un salaire ! qu’a-t-il besoin d’argent ici ? il trouve à manger chez moi et des vêtements au magasin. Bien sûr, je lui ferai un cadeau à la fin de l’année, mais vous ne croyez pas que je vais employer un forçat et lui donner les mêmes gages qu’à un honnête homme ? Je regarde avant tout aux intérêts de la Compagnie.

Je reconnus qu’à une compagnie qui dépensait cinquante mille livres par an en annonces, la plus stricte économie s’imposait de façon péremptoire. Le régisseur de l’estancia du Marañon poussa un grognement approbatif.

— Et puis, écoutez, reprit-il, si j’étais certain que ce fût un anarchiste et qu’il eût le toupet de me réclamer de l’argent, je lui enverrais le bout de ma botte quelque part. Je lui accorde le bénéfice du doute. Je veux bien admettre qu’il se soit contenté de planter son couteau dans un dos quelconque, — avec circonstances atténuantes, — à la française, vous savez. Ces histoires sanguinaires et subversives, cette façon de vouloir renverser toutes les lois et l’ordre du monde, ça me fait bouillir le sang. C’est couper l’herbe sous le pied à tous les travailleurs honnêtes et respectables. Je vous dis qu’il faut protéger la conscience chez les gens qui en possèdent, comme vous et moi, sans quoi la première fripouille venue pourrait à tous égards me valoir. Jugez un peu : quelle absurdité ! Il me regardait fixement. Je fis un petit signe de tête et murmurai qu’il y avait certainement beaucoup de vérité subtile dans cette façon de voir.

La première vérité que l’on pouvait démêler dans les idées de Paul le mécanicien, c’est qu’un détail futile suffit à causer la ruine d’un malheureux.

— Il n’en faut pas beaucoup pour perdre un homme, me dit-il un soir d’un ton pensif.

Je rapporte cette réflexion en français, car le pauvre garçon venait de Paris et pas du tout de Barcelone. Au Marañon, il vivait à l’écart de la ferme, dans un petit appentis à toit métallique et à parois de paille qu’il appelait mon atelier. On y avait placé un établi, plusieurs couvertures de cheval et une selle, non qu’il eût jamais l’occasion de monter à cheval, mais parce que tous les employés de l’établissement : vaqueros et bouviers, ne connaissaient pas d’autre literie. Et comme un fils des plaines, il dormait sur ce harnais de cavalier, couché au milieu de ses outils, sur une litière de ferraille rouillée, avec une forge portative pour chevet, et l’établi pour supporter sa moustiquaire crasseuse. De temps à autre, je lui apportais quelque bout de chandelle arraché à la maigre provision de la maison directoriale ; il m’était très reconnaissant de ce cadeau : il n’aimait pas rester éveillé dans l’ombre ; — le sommeil me fuit, déplorait-il avec l’habituel accent de stoïcisme résigné qui le rendait sympathique et touchant. Je lui avais fait comprendre que je n’attachais pas une importance excessive à sa qualité d’ancien forçat.

C’est ce qui l’amena un soir à me parler de lui-même. Comme un des bouts de bougie placé sur l’établi menaçait de s’éteindre, il en alluma vivement un autre.

Il avait fait son service militaire dans une garnison de province, et était rentré à Paris pour exercer son métier. C’était un travail bien payé. Il me conta avec orgueil qu’il était arrivé, en peu de temps, à se faire ses dix francs par jour. Il songeait à s’établir bientôt à son compte et à se marier.

Il poussa un profond soupir et se tut un instant. Puis avec un renouveau de stoïcisme :

— Il faut croire que je ne me connaissais pas assez. Le jour de ses vingt-cinq, ans, deux camarades l’atelier où il travaillait, lui offrirent à dîner. Il fut profondément touché de cette attention. — J’étais un homme sérieux, m’expliqua-t-il, mais j’aimais autant la société qu’un autre.

La fête projetée eut lieu dans un petit café du boule­vard de la Chapelle. On but du vin cacheté, du vin excellent. Tout était excellent, et le monde, — selon son expression, — semblait un bon endroit pour vivre. Il avait un bel avenir, un peu d’argent de côté, et l’affection de deux excellents amis. Il offrit de payer toutes les consommations, après le dîner, ce qui était seulement convenable de sa part.

Ils burent du vin, puis des liqueurs, du cognac, de la bière, des liqueurs encore, et encore du cognac. Deux étrangers assis à la table voisine le regardaient avec tant de cordialité qu’il les invita à se joindre à leur groupe.

De sa vie, il n’avait tant bu. Il se trouvait rempli d’un enthousiasme sans borne et si délicieux que, dès qu’il le sentait mollir, il se dépêchait de commander de nouvelles consommations.

— Il me semblait, disait-il de son ton paisible, en regardant à ses pieds dans le triste local plein d’ombre, il me semblait que j’allais décrocher un grand, un prodigieux bonheur. Il suffirait d’un dernier verre pour y atteindre. Les autres lui tenaient bravement tête, verre pour verre.

Puis il se passa quelque chose d’extraordinaire. Sur un mot des étrangers, son exaltation tomba. Des idées noires se pressaient dans sa tête. Le monde, en dehors du café, lui faisait l’effet d’un lieu sinistre et méchant, où une multitude de pauvres diables devaient travailler en esclaves, pour permettre à quelques individus de se pavaner dans des équipages, et de mener dans des palais une vie d’orgies. Il eut honte de son bonheur. La grande pitié de l’humanité douloureuse lui torturait le cœur. Il tenta, d’une voix étranglée par l’affliction, d’exprimer ces sentiments. Il pleurait et jurait tour à tour.

Les deux nouveaux venus se hâtèrent d’applaudir à son indignation humaine. Oui, la somme d’injustices du monde était scandaleuse. Il n’y avait qu’une façon de traiter une société pourrie ; il fallait démolir toute la sacrée boutique, faire sauter un monde d’iniquités. Leurs têtes se rapprochaient par-dessus la table. Ils lui soufflaient à l’oreille des paroles enflammées, sans s’attendre sans doute à l’effet de leur éloquence. Il était extrêmement ivre, fou d’ivresse. Tout à coup, avec un cri de rage, il bondit sur la table. Renversant à coups de pieds verres et bouteilles, il clama : « Vive l’anarchie ! Mort aux capitalistes ! » II poussa ce cri à diverses reprises. Autour de lui, il y avait un vacarme de verre brisé, de chaises lancées en l’air, de gens qui se prenaient à la gorge. La police fit irruption. Il cogna, mordit, griffa, lutta, et sentit tout à coup quelque chose craquer dans sa tête.

Il revint à lui dans une cellule, emprisonné sous l’inculpation de voies de fait, de cris séditieux et de propagande anarchiste.

Il fixait sur moi le regard de ses yeux liquides et brillants qui semblaient très grands dans la pénombre.

— Mauvaise affaire, fit-il lentement, mais j’aurais peut-être encore pu m’en tirer.

J’en doute. En tout cas, ses chances furent compromises par un jeune avocat socialiste qui s’offrit bénévolement à le défendre. Il eut beau affirmer qu’il n’était pas anarchiste, qu’il était un brave ouvrier paisible, uniquement soucieux de faire ses dix heures de travail : on le présenta au tribunal comme une victime de la société. On interpréta ses clameurs d’ivrogne comme l’expression d’une souffrance infinie. Le jeune avocat avait son chemin à faire, et cherchait comme marchepied une affaire ce ce genre. Sa plaidoirie fut fort admirée. Le pauvre garçon se tut, avala sa salive, et conclut :

— J’ai été condamné au maximum pour un premier délit.

Je fis entendre un murmure apitoyé. Il pencha la tête et croisa les bras. — Quand on me relâcha, reprit-il doucement, je retournai naturellement à mon ancien atelier. Mon patron avait toujours eu pour moi une estime particulière, du plus loin qu’il me vit, il verdit de terreur, et me montra la porte, d’une main tremblante.

Tandis qu’il restait dans la rue, inquiet et déconfit, il fut abordé par un homme d’un certain âge, qui se présenta comme mécanicien ajusteur. — Je te connais, dit-il ; j’ai assisté à ton procès. Tu es un bon camarade et tu as des idées saines. Le diable, c’est que tu ne trouveras plus de travail nulle part, maintenant. Ces bourgeois vont conspirer pour te faire crever de faim. C’est comme ça qu’ils sont. Pas de pitié à attendre des riches.

Il se sentit réconforté par ces paroles amicales. C’était évidemment un de ces êtres qui ont besoin d’appui et de sympathie. L’idée de ne pas pouvoir trouver d’ouvrage l’avait complètement démoralisé. Si son patron, qui le connaissait pour un ouvrier paisible, rangé et habile, ne voulait plus entendre parler de lui, personne d’autre ne l’emploierait, sûrement. C’était bien clair. La police qui le tenait à l’œil, s’empresserait de prévenir tous les patrons qui pourraient être tentés de lui donner de l’ouvrage. Désemparé tout à coup, inquiet et vide de désirs, il suivit l’homme dans un estaminet du coin, où il trouva d’autres bons compagnons. On lui affirma qu’on ne le laisserait pas jeûner, avec ou sans travail. On but à la ronde, à la ruine de tous les exploiteurs du travail et à la destruction de la société.

Il se mordait la lèvre.

— Voilà comment je suis devenu compagnon, Monsieur, fit-il, en passant sur son front une main tremblante. Tout de même, il faut qu’il y ait quelque chose de mauvais dans un monde où un type peut être perdu pour un verre de trop.

Il ne levait pas les yeux, mais je voyais qu’il commençait à s’animer, malgré sa tristesse. Il frappa le banc de sa main ouverte.

— Non ! cria-t-il, c’était une existence impossible. Surveillé par la police, surveillé par les camarades, je ne m’appartenais plus. Je ne pouvais plus aller retirer quelques francs sur mes économies sans trouver un camarade rôdant près de la porte, pour voir si je n’allais pas prendre la poudre d’escampette ! Et la plupart d’entre eux n’étaient ni plus ni moins que des cambrioleurs. Les plus intelligents en tout cas. Ils volaient les riches : ils ne faisaient que reprendre leur dû, proclamaient-ils. Quand j’avais bu, je les croyais. Il y avait aussi des imbéciles et des fous. Des exaltés, quoi ! Quand j’étais saoul, je les aimais, et si je buvais davantage, j’entrais en fureur contre le monde. C’étaient les meilleurs moments. La rage devenait un refuge contra la misère. Mais on ne peut pas toujours être saoul, n’est-ce pas, Monsieur ? Et quand j’avais retrouvé ma tête, je n’osais pas m’échapper. Ils m’auraient saigné comme un cochon.

Il croisa de nouveau les bras et leva son menton osseux avec un sourire amer.

— Un jour, on me dit qu’il était temps de me mettre à l’ouvrage. L’ouvrage, c’était le sac d’une banque. L’affaire faite, on jetterait une bombe pour démolir l’immeuble. Mon rôle de débutant serait de faire le guet dans une rue de derrière, et de veiller sur un sac noir qui contenait la bombe jusqu’à ce qu’on en eût besoin. Après la réunion où l’affaire avait été arrangée, un camarade de confiance ne me lâcha plus d’une semelle. Je n’avais pas osé protester ; j’avais peur de me faire estourbir en douce dans la pièce ; seulement, en marchant à côté du compagnon, je me demandais si je ne ferais pas mieux de me jeter tout à coup dans la Seine. Mais le temps de retourner cette idée dans ma tête, nous avions passé le pont, et l’occasion ne se retrouva plus.

Dans la lueur du bout de chandelle, avec ses traits osseux, sa petite moustache hérissée et son visage ovale, il évoquait tour à tour une jeunesse fine et joyeuse, et la vieillesse d’un être décrépit, douloureux, aux bras serrés sur la poitrine.

Comme il restait silencieux, je sentis la nécessité d’insister.

— Eh bien ? Comment cela a-t-il fini ?

— Par la déportation à Cayenne ! répondit-il.

Il semblait croire qu’on avait dénoncé le complot. Pendant qu’il montait la garde dans la rue, sac en main, la police lui tomba dessus. Ces imbéciles le flanquèrent par terre sans faire attention à ce qu’il tenait dans la main. Il se demanda comment la bombe avait pu ne pas exploser. En tout cas, elle n’explosa pas.

— J’ai essayé de raconter mon histoire aux assises ; y a des idiots qui riaient dans l’auditoire.

J’exprimai l’espoir que d’autres de ses compagnons avaient été pris du même coup. Il eut un léger frisson avant de répondre que deux d’entre eux avaient été arrêtés, aussi, en effet : Simon, dit Biscuit, l’ajusteur qui lui avait parlé dans la rue, et un nommé Mafide, un des étrangers sympathiques qui avaient applaudi à ses sentiments et apaisé ses chagrins humanitaires, au café quand il était saoul.

— Oui, poursuivit-il avec un effort, j’ai eu l’avantage de leur compagnie, là-bas, sur l’Ile de Saint-Joseph, où nous étions relégués avec quatre-vingts ou quatre-vingt-dix autres forçats ; nous étions tous classés comme dangereux.

L’Ile de Saint-Joseph est la plus pittoresque des Iles du Salut. C’est un îlot rocheux et verdoyant, avec des ravins, des buissons, des fourrés, des massifs de manguiers, et des bouquets de palmiers aériens. Six-gardiens armés de revolvers et de carabines sont préposés à la garde des forçats.

Une chaloupe à huit rameurs assure pendant le jour, à travers un bras de mer de quatre à cinq cents mètres, les communications avec l’Ile Royale, où se tient un poste militaire. Elle fait son premier voyage à six heures du matin. À quatre heures, le service est fini, et on l’amarre à une petite jetée de l’Ile Royale. Une sentinelle veille sur la chaloupe et d’autres petits canots. Depuis cette heure-là jusqu’au lendemain matin, l’Ile Saint-Joseph est séparée du reste du monde : les gardiens patrouillent à tour de rôle sur le sentier qui va de la maison de garde aux baraques des forçats, et autour de l’île, une multitude de requins font le guet dans la mer.

C’est dans ces conditions que les forçats projetèrent une révolte. On n’avait encore jamais rêvé rien de pareil au pénitencier. Pourtant leur plan pouvait avoir quelques chances de succès. Les gardiens devaient être assaillis à l’improviste et expédiés pendant la nuit. Avec leurs armes, les forçats pourraient tuer les rameurs de la chaloupe, à leur premier voyage du matin. Cette barque une fois en leur possession, il leur serait facile de se saisir d’autres bateaux, et toute la bande s’en irait le long de la côte.

À la nuit tombante, les deux gardiens de service firent l’appel de rigueur, puis procédèrent à l’inspection des baraques pour s’assurer que tout était en ordre. Dans la seconde où ils entrèrent, ils furent attaqués, et littéralement étouffés sous le nombre des assaillants. L’ombre descendait rapidement. On était en période de nouvelle lune, et un gros nuage noir étalé sur la côte ajoutait encore à l’épaisseur des ténèbres.

Rassemblés en plein air, les forçats discutaient la suite de leur entreprise, et délibéraient à voix basse.

— Vous avez joué un rôle dans la rébellion ? demandai-je.

— Non. Je savais, naturellement, ce qui allait se passer. Mais pourquoi aurais-je tué ces gardiens ? Je n’avais rien contre eux. Seulement, j’avais peur des autres. Quoi qu’il advînt, je ne pouvais pas leur échapper. Je me tenais à l’écart, assis sur une souche, la tête dans les mains, écœuré à la pensée d’une liberté qui ne pouvait être qu’une dérision pour moi. Tout à coup, je tressaillis en voyant une ombre sur le sentier tout proche. C’était un homme parfaitement immobile ; il s’éloigna bientôt, et sa silhouette s’effaça dans la nuit. Ce devait être le gardien-chef, venu voir ce que faisaient ses deux hommes. Personne ne l’aperçut. Les forçats continuaient à se quereller sur leurs projets respectifs. Les meneurs ne pouvaient pas se faire obéir. Le murmure féroce de cette masse sombre était terrifiant.

Ils finirent par se diviser en deux groupes, et se mirent en route. Quand ils passèrent devant moi, je me levai, le corps tout endolori. Le sentier qui menait à la maison des gardiens était sombre et silencieux, et de chaque côté, les fourrés frémissaient doucement. Tout à coup, j’aperçus devant moi un mince filet de lumière. Le gardien-chef, suivi par ses trois hommes, s’avançait prudemment. Mais il n’avait pas bien fermé sa lanterne sourde. Les forçats virent comme moi la petite lueur. Il y eut une terrible explosion de cris sauvages, une confusion sur le sentier, le bruit de branches brisées, puis, avec des cris d’oiseaux de proie et des clameurs de bêtes traquées, la chasse à l’homme, la chasse au gardien, passa devant moi, pour s’éloigner vers le cœur de l’île. J’étais seul, et je vous assure, Monsieur, que j’étais indifférent à tout. Je restai un instant immobile, puis je me mis à suivre machinalement le sentier. Tout à coup, mon pied buta contre un objet dur. Je me baissai et ramassai un revolver de gardien. Je sentis à tâtons qu’il était encore chargé de cinq balles. Les bouffées de vent m’apportaient les cris des forçats qui se hélaient dans le lointain, puis de brusques roulements de tonnerre éteignaient le sifflement et la chanson des branches. Soudain, je vis courir au ras du sol uns grosse lumière, qui me laissa distinguer une jupe de femme et le bord d’un tablier.

Je savais que la personne qui portait la lanterne devait être la femme du gardien-chef. Les forçats l’avaient oubliée, probablement. Un coup de feu, parti de l’intérieur de l’île, lui arracha un cri. Elle passa devant moi en courant. Je la suivais, et la revis bientôt. Elle tirait d’une main la cloche d’alarme pendue au bout de la jetée, et de l’autre balançait sa grosse lanterne. C’était le signal convenu avec l’Ile Royale, en cas d’alarme nocturne. Le vent emportait le bruit de la cloche et la lumière était cachée par un rideau d’arbres plantés près de la maison des gardiens.

Je m’approchai d’elle par derrière. Elle continuait à tirer sa cloche sans arrêt, sans un regard de côté, comme si elle avait été seule sur l’île. Une femme courageuse, Monsieur. Je cachai le revolver sous ma blouse bleue, et j’attendis. Un éclair et un coup de tonnerre éteignirent un instant la lumière et le bruit, tandis que la femme continuait sans défaillance à tirer sa corde et balancer sa lanterne, avec une régularité de machine. C’était une belle femme de trente ans, pas plus. Je me dis : « Tout ça ne sert à rien par une nuit pareille. » Et je résolus, si un groupe de forçats arrivait à la jetée, ce qui ne pouvait guère tarder, de lui brûler la cervelle avant de me casser la tête à moi-même. Je connaissais trop les « camarades ». Cette idée-là donnait un intérêt tout nouveau à la vie, Monsieur. Et soudain, au lieu de rester stupidement en vue sur la jetée, je reculai de quelques pas et me cachai derrière un buisson. Je ne voulais pas me laisser surprendre, pour être empêché de rendre au moins ce suprême service à une créature humaine avant de mourir.

Il faut croire que le signal avait été perçu, car la chaloupe de l’Ile Royale arriva en un temps incroyablement court.

La femme n’avait plus besoin de moi. Je ne bougeai pas. Certains des soldats étaient en manches de chemises, d’autres pieds nus, comme l’appel aux armes les avait trouvés. Ils passèrent à côté de ma cachette au pas accéléré. La chaloupe était repartie en quête d’un second peloton, et la femme pleurait, toute seule au bout de la jetée, la lanterne posée à terre à côté d’elle.

Alors, tout à coup, je distinguai dans la lumière le rouge de deux pantalons. J’en restai stupéfait. Les soldats partirent au pas de course. Leurs tuniques déboutonnées battaient au vent et ils avaient la tête nue. L’un d’eux cria à l’autre d’une voix essoufflée : « Tout droit ! Tout droit ! »

D’où avaient-ils pu sortir ? Je n’en savais rien. Je m’avançai furtivement sur la courte jetée. Je vis la silhouette de la femme toute secouée de sanglots, et je perçus de plus en plus distinctement sa lamentation : « Oh ! mon pauvre homme ! mon pauvre homme ! mon pauvre homme ! » Je m’avançai tout doucement. Elle ne voyait et n’entendait rien : le tablier jeté sur la tête, elle se balançait d’avant en arrière, douloureusement. Et soudain, j’aperçus un canot, au bout de la jetée.

Les deux hommes, des sous-officiers sans doute, avaient dû sauter dans le canot, après avoir manqué le départ de la chaloupe. Il était incroyable que le sentiment du devoir leur eût ainsi fait violer toutes les consignes. Ils avaient agi stupidement, d’ailleurs, et je ne pouvais en croire mes yeux, quand je mis le pied dans la petite barque.

Je longeai lentement le rivage. Un nuage noir surplombait les Iles du Salut. J’entendis des coups de feu, des cris. C’était une nouvelle chasse, la chasse aux forçats. Les avirons étaient trop longs pour se laisser manier convenablement, et j’avais peine à faire avancer le canot, malgré sa légèreté. Puis, lorsque j’eus contourné l’île et gagné son extrémité opposée, je fus assailli par une bourrasque de vent et de pluie à laquelle je ne pus tenir tête. Je laissai le bateau dériver jusqu’à la berge, et l’y amarrai.

Je connaissais l’endroit. Il y avait un vieux hangar en ruines, près de l’eau. Je m’y glissai, et j’entendis bientôt, à travers le vacarme du vent et des averses, le bruit de gens qui se frayaient un chemin à travers les fourrés. Ils descendaient à la côte. Des soldats, peut-être ? Un éclair donna un relief saisissant à tout ce qui m’entourait. C’étaient deux forçats !

— Et aussitôt, une voix s’écria avec un accent de stupeur : — « Un miracle ! » C’était la voix de Simon, dit Biscuit.

Une autre voix gronda : — « Qu’est-ce que c’est, ton miracle ? »

— « II y a un canot, là ! »

— « Tu es fou, Simon. Eh si, c’est vrai… Un canot ? » Le saisissement les fit taire un instant. Le second forçat était Manie. Il reprit, avec circonspection :

— « II est attaché ; il doit y avoir quelqu’un tout près. »

Alors j’élevai la voix à mon tour : — « Je suis ici », fis-je, du hangar.

— Ils me rejoignirent et me firent comprendre que le canot était à eux, non à moi. — « Nous sommes deux contre toi seul », dit Mafile.

Je sortis en plein air et m’écartai d’eux, de crainte d’un coup de traîtrise. J’aurais pu les tuer sur place de deux coups de revolver. Mais je ne dis rien, et contins le rire qui me montait aux lèvres. Je me fis très humble, et les suppliai de m’emmener avec eux. Ils se consultèrent à voix basse sur mon sort, pendant que, grâce au revolver que je tenais sous ma blouse, j’avais leur vie entre mes mains. Je les laissai vivre. Je voulais leur faire tirer le canot. Je leur représentai, avec une humilité abjecte, que je connaissais le maniement d’une barque et qu’étant trois à ramer, nous pourrions nous reposer à tour de rôle. Cet argument finit par les décider. Il était temps. Un peu plus j’aurais éclaté, tant la chose était drôle.

À ce moment, son excitation se donna libre cours. Il sauta du banc, tout gesticulant. Les grandes ombres de ses bras qui couraient sur le toit et les murs faisaient paraître l’appentis trop petit pour son agitation.

— Je ne nie rien, éclata-t-il. J’étais transporté de joie, Monsieur, je goûtais une sorte de félicité. Et je me tenais coi. Toute la nuit je pris mon tour aux avirons. Nous tirions vers le large, et mettions notre espoir dans la rencontre d’un navire. C’était une hardiesse absurde, à laquelle je les avais entraînés. Quand le soleil se leva, l’immensité de la mer était calme, et les Iles du Salut n’apparaissaient plus que sous forme de petits points noirs dont chacun représentait un sommet. C’est moi qui barrais à ce moment-là. Mafile, qui ramait en avant, lâcha un juron et dit : — « Il faut nous reposer. »

L’heure de rire était venue enfin. Et je m’en donnai à cœur joie, vous pouvez me croire. Je me tenais les côtes, je me roulais sur mon banc, devant leurs visages stupéfaits. — « Qu’est-ce qui le prend, celui-là ? » s’écria Mafile.

Et Simon, qui était le plus près de moi, dit par-dessus son épaule : — « Le diable m’emporte s’il n’est pas devenu maboul ! »

À ce moment, je sortis mon revolver. Aha ! Si vous aviez vu, du coup, leur regard se figer. Ha ! ha ! Ils avaient la frousse. Et ils tiraient ! Oh oui ! Ils tirèrent toute la journée, tantôt avec un air épuisé, tantôt avec des mines de fous. Je ne perdais rien du spectacle, parce qu’il fallait les tenir à l’œil tout le temps, sans quoi, — crac ! — en un clin d’œil, ils me seraient tombés dessus. Je reposais sur mon genou la main qui tenait mon revolver tout armé, et gouvernais de l’autre. Leurs visages commençaient à se fendiller. Ciel et mer semblaient en feu autour de nous, et la mer fumait sous le soleil. La barque faisait un petit sifflement en fendant l’eau. Mafile avait de l’écume à la bouche, par moments, puis se mettait à gémir. Mais il tirait toujours. Il n’osait pas s’arrêter. Ses yeux étaient injectés de sang, et il s’était déchiré la lèvre inférieure à force de la mordre. Simon était enroué comme un corbeau.

— « Camarade… » commença-t-il.

— « Il n’y a pas de camarade ici, je suis votre patron. »

— « Patron, alors ! au nom de l’humanité laissez-nous nous reposer ! »

Je le leur permis. Il y avait un peu d’eau de pluie qui courait au fond du bateau. Je les autorisai à en ramasser dans le creux de leurs mains. Puis, quand je donnai l’ordre : — « En route ! » je les vis échanger un coup d’œil significatif. Ils pensaient que je finirais bien par dormir. Aha ! Je n’avais pas la moindre envie de dormir. Je me sentais plus que jamais éveillé. C’est eux qui finirent par s’endormir, en ramant, et qui tombèrent de leur banc, cul par-dessus tête, comme deux masses, l’un après l’autre. Je les laissai à leur sommeil. Toutes les étoiles brillaient. C’était un monde de paix. Le soleil se leva. Un autre jour. Allons ! en route !

Ils tiraient mal. Leurs yeux roulaient dans leurs orbites et leurs langues pendaient. Vers le milieu de l’après-midi, Maille croassa : — « Si on se jetait sur lui, Simon ? Autant recevoir un pruneau tout de suite que de crever de soif, de faim et de fatigue.

Il n’en continuait pas moins à souquer, et Simon tirait aussi. Cela me faisait sourire. Ah ! ils aimaient la vie, ces deux-là, dans leur monde pourri, comme je l’aimais moi-même avant qu’ils ne me l’eussent gâtée avec leurs phrases. Je les laissai ramer jusqu’à la limite de leurs forces, et c’est alors seulement que je leur montrai les voiles d’un navire à l’horizon.

Ah ! j’aurais voulu que vous les vissiez revivre et s’appliquer à leur tâche ! Car je les faisais ramer encore pour couper la route du navire. Ils étaient tout changés. L’espèce de pitié que j’avais ressentie pour eux se dissipa. Ils redevenaient eux-mêmes de minute en minute. Ils me lançaient les regards dont je me souvenais trop bien. Ils étaient heureux. Ils souriaient.

— « Eh bien ! » fit Simon, « l’énergie de ce gars-là nous a sauvé la vie. S’il ne nous y avait pas forcés, nous n’aurions jamais ramé assez loin pour couper la route des navires. Camarade, je te pardonne. Je t’admire. »

Et Mafile grogna de son banc : — « On te doit une belle dette de reconnaissance, camarade. Tu es taillé pour faire un chef. »

Camarade, Monsieur ! Ah ! le beau mot ! et ces gens-là, et d’autres comme eux en avaient fait un mot maudit. Je les regardai. Je me rappelai leurs mensonges, leurs promesses, leurs menaces, et tous mes jours de misère. Pourquoi ne pouvaient-ils pas me laisser tranquille à ma sortie de prison ? Je les regardais en me disant que je ne serais jamais libre tant qu’ils vivraient. Jamais. Ni moi ni d’autres, des hommes au cœur chaud et à la tête faible, comme moi. Car je sais bien que je n’ai pas la tête bien forte, Monsieur. Une rage furieuse me secoua, la rage de l’extrême ivresse, — mais pas une rage contre l’injustice de la société, ah non !

— « Je veux être libre ! » criai-je furieusement.

— « Vive la liberté ! » hurla ce bandit de Mafile. ; « Mort aux bourgeois qui nous envoient à Cayenne. Ils s’apercevront bientôt que nous sommes libres ! »

La mer, le ciel, l’horizon tout entier étaient devenus routes autour du bateau, rouge sang. Je m’étonnais qu’ils n’entendissent pas les coups de mes tempes, tant elles battaient fort. Comment cela se faisait-il ? Comment ne comprenaient-ils pas ?

J’entendis Simon demander : — « On est peut-être assez loin, maintenant ? »

— « Oui, cela suffît », dis-je. J’étais fâché pour lui, c’est l’autre que je haïssais. Il remonta son aviron avec un gros soupir et au moment où il levait la main pour s’essuyer le front, avec la mine d’un homme qui a fini sa tâche, je pressai la détente de mon revolver, et l’atteignis en plein cœur.

Il s’affala, la tête pendant au-dessus du plat-bord. Je ne lui accordai pas un regard. L’autre poussa un cri perçant, un seul cri d’horreur. Puis tout se tut.

Il se laissa tomber du banc sur les genoux, et leva devant son visage ses mains jointes en un geste de supplication. — « Grâce », soupira-t-il, « grâce pour moi, camarade ! »

— « Camarade ! » fis-je d’un ton sourd. « Oui, camarade, évidemment. Eh bien, alors, crie : Vive l’anarchie ! »

Il leva les bras, le visage dressé vers le ciel, et la bouche ouverte en un grand cri de désespoir : « Vive l’anarchie ! Vive… »

Il s’effondra d’un coup, une balle dans la tête.

Je lançai les deux cadavres à la mer. Je jetai le revolver aussi. Puis je restai tranquillement assis. J’étais libre ; enfin ! Je ne regardai même pas du côté du bateau. Je n’y faisais nulle attention. Je dus m’endormir, car tout à coup il y eut des cris, et j’aperçus le navire presque sur moi. On me hissa à bord, et on prit la barque en remorque. C’était un équipage de nègres, avec un capitaine mulâtre qui savait seul quelques mots de français. Je ne pus découvrir où ils allaient ni qui ils étaient. Ils me donnaient à manger tous les jours, mais je n’aimais pas leur façon de parler de moi dans leur langue. Peut-être complotaient-ils de me flanquer par-dessus bord pour pouvoir garder le canot. Comment le saurais-je ? En passant devant cette île, je demandai si elle était habitée. Je compris, à ce que me dit le mulâtre, qu’elle contenait une maison. Une ferme, voulait-il dire, sans doute. Alors je le priai de me débarquer sur la grève, et de garder le canot pour sa peine. C’était sans doute ce qu’il demandait. Vous savez le reste.

Ce récit achevé, l’homme perdit brusquement tout empire sur lui-même. Il se mit à arpenter fiévreusement le hangar, et finit par courir. Il agitait ses bras comme des ailes de moulin, et ses exclamations, qui tenaient du délire, ramenaient cette protestation en incessant refrain : — Je ne nie rien… rien… Je ne pouvais que le regarder et, assis à l’écart, je me contentai de répéter de temps en temps : — Calmez-vous.. : Calmez-vous !… jusqu’à ce que son agitation cédât.

Je dois avouer que je demeurai longtemps près de lui, longtemps encore après qu’il se fût glissé sous sa moustiquaire. Il m’avait supplié de ne pas le quitter ; alors, comme on veille un enfant nerveux, je me tins près de lui, au nom de l’humanité, jusqu’à ce qu’il dormît.

Somme toute, j’ai l’impression qu’il était beaucoup plus anarchiste qu’il ne le croyait ou ne l’avouait lui-même. Et mis à part les traits particuliers de son histoire, il ressemblait fort à bien d’autres anarchistes. Cœur chaud et tête faible, c’est le mot de l’énigme ; et il est bien certain que les plus amères contradictions et les plus sanglants conflits du monde naissent dans l’âme de tout être, capable de sentiment et de passion.

Mon enquête personnelle me permet d’affirmer que tous les détails apportés par lui sur la révolte des forçats sont exacts.

En repassant par Horta, au retour de Cayenne, je revis l’anarchiste, et le trouvai assez mal en point. Il était plus usé, plus frêle que jamais. Sous les souillures du métier, son visage avait encore blêmi. Évidemment, la viande de la Compagnie, sous sa forme non concentrée, ne lui convenait pas du tout.

C’est sur le ponton de Horta que nous nous rencontrâmes, et je tâchai de le convaincre de laisser la vedette en plan, et de me suivre sans tarder en Europe. Je me serais fort réjoui à la pensée du dégoût et de la surprise de l’excellent régisseur, devant la fuite du pauvre diable. Mais il m’opposa un refus d’une invincible obstination.

— Voyons ! Vous n’allez pas vivre éternellement ici, m’écriai-je.

Il hocha la ‘tête.

— J’y mourrai, fit-il ; puis il ajouta d’un ton sombre : Loin d’eux.

Quelquefois, je le revois, les yeux grands ouverts, allongé sur sa selle, dans l’appentis bas, plein d’outils et de ferraille, — cet esclave anarchiste du Marañon, attendant avec résignation le sommeil « qui le fuit », comme il disait avec son accent inexprimable.