Un Agent secret de l’émigration - Le Comte d’Antraigues

Un Agent secret de l’émigration - Le Comte d’Antraigues
Revue des Deux Mondes3e période, tome 115 (p. 449-465).
UN
AGENT SECRET DE L'ÉMIGRATION

LE COMTE D'ANTRAIGUES

Un Agent secret sous la Révolution et l’Empire ; le comte d’Antraigues, par M. Léonce Pingaud. Paris, 1893 ; Plon, Nourrit et C°.

L’été dernier, parlant ici de nos montagnes vivaroises, je disais comme elle est jolie, cette petite bourgade d’Antraigues, juchée sur sa pyramide de basalte, entre les torrens et les cratères éteints : j’évoquais le souvenir de l’insigne aventurier qui en fut le dernier seigneur. J’ignorais alors qu’une importante publication allait faire surgir le comte d’Antraigues, autant que sa vie tortueuse s’y prête, de cette pénombre de l’histoire où il a longtemps cheminé. La biographie rédigée par M. Pingaud paraîtra en même temps que ces pages ; elle a nécessité de longues recherches dans toutes les archives de l’Europe où s’était perdue la prose de l’infatigable agent secret. Les dépôts de Saint-Pétersbourg et de Moscou en avaient absorbé une bonne part ; il n’est que juste de marquer notre gratitude au principal collaborateur de l’érudit français, à l’homme d’État russe collectionneur et lettré que l’on serait tenté d’appeler le Milliard des émigrés, tant il est minutieusement informé sur les personnes et les choses de l’émigration. Nous lui devions déjà Mme de Coigny et les papiers de la Correspondance du comte de Vaudreuil ; il est pour beaucoup dans la résurrection de d’Antraigues.

Je louerai dans le livre de M. Pingaud la patience du labeur ; je voudrais pouvoir y louer au même degré l’emploi des matériaux, la précision du dessin. Je crains que l’image recomposée avec tant de peine n’apparaisse par endroits un peu trouble à la plupart des lecteurs ; les historiens souffriront le supplice de Tantale, devant ce volume qui révèle l’existence de documens précieux et n’en donne que de courts extraits. Faute d’un appendice reproduisant les pièces capitales, il nous est difficile de contrôler les conclusions de l’auteur. Si nous demandons un supplément de textes, nous les champions attardés de l’école narrative, comment accueillera-t-on cet ouvrage dans l’école du document, chez les jeunes historiens qui n’admettent plus que des textes, reliés par un mince brin de fil ? J’insiste sur ces réserves, avec l’espoir de piquer au jeu M. Pingaud et d’obtenir de lui une seconde publication : à tout le moins l’ensemble des curieuses lettres envoyées de Paris à Dresde par des familiers de Bonaparte et de Joséphine. Il en cite quelques bribes, de quoi nous allécher. S’il nous eût donné cette correspondance in extenso, je lui aurais prédit à coup sûr un succès étourdissant : je ne puis aujourd’hui que le lui souhaiter.


I

Louis de Launai, comte d’Antraigues, naquit en 1753, dans un de ces durs nids de pierre où gîtaient nos familles vivaroises. Ceux de sa maison étaient blottis dans les étroites vallées d’où la Bezorgue et la Volane se précipitent dans l’Ardèche : ils avaient nom Antraigues, Asperjoc, Juvinas, la Bastide ; de ce dernier domaine, son séjour préféré, il fit presque un lieu riant, avec des jardins dans le goût Louis XVI. Il sortait d’une souche tourmentée, regreffée à neuf, et fort mal, vers 1600. Car tout devait être équivoque dans cet homme, jusqu’à la qualité ; il y prétendait ; Chérin n’en put rien assurer, quand il la fallut prouver pour monter dans les carrosses. Un certain Trophime de Launai, financier huguenot, venu des ligues suisses, disait-on, avait épousé sous Henri IV la dernière fille de la vieille lignée des d’Antraigues. Les trois fils de Trophime détroussaient sur les grands chemins : ils furent décapités, puis écartelés par arrêt du parlement de Toulouse. En 1703, nous trouvons un Jacques de Launai assassiné par ses vassaux exaspérés : « Méchant comme Jacques de Launai, » — fut longtemps une locution proverbiale chez nos paysans du Coiron. Le sang n’était pas bon dans l’ascendance du futur condottiere de la coalition. Son père s’était blanchi, converti ; passé la soixantaine, ayant servi avec honneur, il épousa une fille de quinze ans, Sophie de Saint-Priest.

Cette grande alliance donna du vol au rejeton qui en sortit. Le jeune Louis étudia au collège d’Harcourt ; de l’esprit, du feu, de la sensibilité, des talens relevés par une haute mine, tout faisait bien augurer de sa réussite mondaine. Il servit d’abord comme capitaine au Royal-Piémont ; mais la carrière des armes n’était pas son fait : il la quitta, disaient ses ennemis, à la suite d’une provocation en duel qu’il aurait déclinée. Froment, qui ne lui voulait pas de bien, plaisante dans ses Mémoires « la terreur invincible que lui fit toujours éprouver l’aspect d’une épée hors du fourreau. » Malheureusement pour d’Antraigues, toute la suite de sa vie a donné crédit à cette allégation. N’oublions pas la phrase de Froment ; elle explique seule, à mon sens, les tristes conditions où végéta toujours un homme favorisé des dons les plus rares.

D’Antraigues se voua à la philosophie, telle que l’entendaient les gentilshommes de son temps. Imbu de l’esprit de ce temps, ennemi « du despotisme et de la superstition, » républicain avec Plutarque et réformateur avec le Contrat social, il fréquenta chez les encyclopédistes, fit sa cour à Ferney et fut des derniers intimes de Rousseau. Il conçut un attachement exalté pour le solitaire d’Ermenonville ; plus tard, son changement de principes n’entamera point sa fidélité à cette mémoire : quand les soldats de Bonaparte s’empareront à Trieste des portefeuilles de l’émigré, ils les trouveront bourrés de lettres de Jean-Jacques. À l’instigation du philosophe, le jeune homme alla faire ses caravanes en Orient ; il voulait étudier en Turquie les maux du despotisme et ramasser chez le Grand Seigneur des armes contre le pauvre Louis XVI. Son oncle Saint-Priest ayant reçu en 1778 l’ambassade de Constantinople, Louis d’Antraigues l’accompagna ; il parcourut pendant deux années le Levant, l’Egypte, la Pologne, attentif à tout ce qu’il découvrait, curiosités historiques et mœurs du présent. Son intelligence acheva de se former par la vue du vaste monde, parfois en singulière compagnie. Il avait pour collaboratrice de ses travaux une princesse Ghika, femme d’un esprit original et audacieux, qui chevauchait avec lui à travers les Balkans ; on lisait sous la tente les lettres de Rousseau, on retrouvait dans les forêts de Thrace « le palais d’Armide ou le bosquet de Julie. » D’Antraigues rapporta de ces pérégrinations un ouvrage qui ne fut jamais publié : M. Pingaud en a déterré le manuscrit dans la bibliothèque de Dijon. C’est un récit de voyage comme le XVIIIe siècle nous en a tant légué, où les anecdotes licencieuses sur les « mystères du harem » se mêlent aux considérations sur le gouvernement des peuples et aux dissertations sur des points d’archéologie ; le tout humanisé par quelques larmes, quand le fugitif s’arrache à Lemberg des bras de l’aimable princesse phanariote.

Rentré en France, d’Antraigues partage ses loisirs entre Paris et le Vivarais. À Paris, il vit dans la société des gens de lettres, de finance et de théâtre ; passionné tour à tour pour Bernardin de Saint-Pierre, pour les aérostats de son compatriote Montgolfier, pour les réformes de Necker. Sa liaison avec la Saint-Huberty, qui allait devenir la compagne de sa vie errante et porter bientôt son nom, commença en 1784 : au moment où la célèbre chanteuse faisait fureur dans la Didon de Piccini[1]. D’Antraigues ne se piquait pas d’un rigorisme assez rare à cette époque, car les deux amans s’accommodaient de vivre dans la petite maison de Groslay, donnée à la déesse par l’honnête comte Turconi, l’un de ses adorateurs ; ni d’une fidélité encore plus rare chez ses pareils, et qui souffrait des distractions galantes avec quelques femmes de la cour. Une planche de Carmontelle représente notre héros au temps de ses succès, fort agréable de visage, avec cet air spirituel et dégagé qui faisait dire à la Saint-Huberty : « Prête-moi un peu de ton toupet, et je leur ferai des histoires qui n’auront ni queue ni tête. » Il en fit de telles à tous les cabinets de l’Europe, durant un quart de siècle.

L’homme d’étude se reprenait dans sa retraite laborieuse de la Bastide ; on y dissertait sur les vices de l’État entre provinciaux mécontens, avec le prieur Malosse et ce plat intrigant de Soulavie, alors vicaire à Antraigues. De ces méditations et de ces conciliabules sortit le Mémoire sur les états-généraux, leurs droits et la manière de les convoquer, imprimé à Avignon en 1788, tiré aussitôt à quatorze éditions. Du jour au lendemain, le nom du comte d’Antraigues fut fameux, applaudi à outrance dans tous les cercles de frondeurs et d’impatiens. L’écrivain vitupérait en termes acerbes « la corruption des cours, » la noblesse, qu’il qualifiait « d’épouvantable fléau, » les administrations provinciales, et en particulier la tyrannie des États de Languedoc. Était-il alors un théoricien de liberté à la Montesquieu, un enthousiaste du système anglais, ou un démocrate selon son maître Rousseau ? Rien de tout cela, semble-t-il, mais un féodal aigri. Faute de connaître les premiers écrits de d’Antraigues, il est assez malaisé de débrouiller sa psychologie à cette époque ; autant que la suite l’a fait voir, ses idées voisinaient avec Montlosier plus qu’avec La Fayette. Ses objections contre les États de Languedoc, n’était-ce point le dépit de n’y pas entrer comme baron de tour ? Et ses anathèmes contre la noblesse n’étaient-ils pas inspirés par l’inégale répartition des faveurs entre les gentilshommes de Versailles et ceux de la province, sinon même par les difficultés que certaines preuves rencontraient dans le bureau de Chérin ? En tout cas, si les déclamations du Mémoire sur les états-généraux étaient sincères, on s’explique mal la volte-face de leur auteur, à un an d’intervalle.

En ces jours d’entraînement, l’opinion ne s’attardait pas à distinguer les nuances de doctrine. Le succès bruyant du Mémoire désignait le comte d’Antraigues pour la députation aux états-généraux. Élu par le bailliage de Villeneuve-de-Berg, il quitta le Vivarais en avril 1789 ; il ne devait jamais y revenir.

À peine arrivé à Versailles, son attitude dans l’assemblée dérouta ses admirateurs de la veille ; elle montra dans cet esprit brillant une judiciaire chimérique, une méprise totale sur la nature du mouvement dont il avait été l’un des excitateurs. Tout occupé de dauber sur sa bête noire, les États de Languedoc, il s’efforce de passionner la Constituante pour cette question, dans l’instant où le problème qui contient toute la Révolution se pose devant l’assemblée : Vérifiera-t-on par ordre, ou en commun ? À la stupéfaction générale, le détracteur de la noblesse défend le vote par ordre, il tonne contre le serment du Jeu de Paume, il pousse la résistance aux sentimens nouveaux jusqu’à s’abstenir dans la nuit du 4 août. Ses discours, ses brochures, sont d’un fauteur résolu de l’ancien régime. Naturellement, sa popularité s’abat aussi vite qu’elle s’était enflée. Mirabeau, qui avait espéré un lieutenant et peut-être redouté un rival en la personne de d’Antraigues, Mirabeau l’exécute en quelques phrases dédaigneuses, dans ses Lettres à mes commettants. Déjà circulent les bruits d’entente clandestine avec la cour, bruits qui prennent corps après les dépositions du procès de Favras, et que rendent très plausibles les pratiques ultérieures de l’agent secret. À partir du mois de septembre, on n’entendit plus dans l’assemblée cette voix qui semblait destinée à diriger les débats. Après les journées d’octobre, d’Antraigues fut l’un des premiers à se munir d’un passeport pour l’étranger. Il balança jusqu’en février 1790, jusqu’à la prestation du serment civique ; alors, soit irritation, soit pusillanimité, il prit la route de la frontière suisse. Les dénonciations grondaient derrière lui ; Populus, le député de l’Ain, l’accusait d’avoir tenu à Bourg des propos contre-révolutionnaires. Aux premiers jours de mars, d’Antraigues passa à Lausanne. Le malheureux avait touché pour la dernière fois cette terre de France qu’il devait blasphémer durant vingt-deux ans d’exil.


II

Ici commence le roman politique de l’agent à tout faire, ce perpétuel vagabondage de l’homme, de ses idées et de ses sentimens ; bête de ruse, traquée par les bêtes de proie, fuyant d’un bout à l’autre de l’Europe devant les armées de la République et de l’Empire ; gagiste patenté de toutes les intrigues, tour à tour ou simultanément au service des Princes, de l’Espagnol, du Napolitain, du Russe, de l’Autrichien, de l’Anglais ; n’ayant jamais moins de deux maîtres, qu’il sert et trahit de chaque main ; officiellement sujet de puissances qui le renient, pensionné deci, delà, payé quelquefois, payant lui-même de sa plume, jamais de sa personne ; entassant avec une déplorable fécondité les plans, les mémoires, les brochures, les correspondances dont il harcèle les cabinets. Vie misérable où tout est louche, la nationalité empruntée, les travaux occultes, les services suspects ; tout, jusqu’à ce ménage où l’ancienne chanteuse ne prend que tardivement et avec gêne le nom de son mari. Elle vint le rejoindre à Lausanne dès 1790 ; au mois de décembre, le mariage fut béni en secret à Mendrisio, dans les bailliages italiens d’Cri ; cette bourgade avait été choisie parce que là, comme à Groslay, l’utile comte Turconi possédait une maison où habitèrent les nouveaux époux. Malgré la naissance d’un fils, d’Antraigues ne déclara leur union qu’après l’éclat de son arrestation à Trieste, en 1797.

On ne peut pas estimer ce Gil Blas de l’émigration ; mais il nous contraint d’admirer sa ténacité dans la lutte, ses ressources inépuisables, cette magie de l’alchimiste politique qui fait de la force, du crédit, presque du prestige avec rien. Rabroué vingt fois, il a des heures de triomphe ; des premiers ministres l’écoutent, le consultent ; des souverains, comme la reine Marie-Caroline, implorent son aide. Il nourrit par instans l’illusion qu’il fait marcher le monde, il la donne à ceux qui ont charge de mener l’Europe ; il inquiète Napoléon au lendemain d’Austerlitz. À plusieurs reprises, la piqûre incessante de ce moucheron arracha au lion quelques-uns de ses plus terribles rugissemens. À force de parler de ses « pouvoirs, » d’Antraigues finit par y faire croire ; le plaisant est qu’il persuade parfois ceux-là mêmes à qui il les demande vainement. Elle revient sans cesse dans sa correspondance, cette ironie de « pouvoirs » demandés à des prétendans qui n’en ont point, et qui les marchandent d’autant plus gravement ; on croit voir une ombre solliciter des ombres de lui accorder le néant. À défaut de pouvoirs réels, l’aventurier se rejette sur les signes menteurs qui en tiennent lieu : comme tous ses pareils, il est affamé de croix, de titres, d’uniformes, de toute la monnaie fiduciaire du crédit politique. Il a de plus son arsenal, une collection méthodique de petits papiers, des vrais, des faux ; il y trouve des armes pour faire réfléchir le général Bonaparte sur les soupçons qu’on pourrait inspirer au Directoire ; longtemps après sa rupture avec le comte de Provence, il tient le prince en respect par la menace des papiers de Malesherbes, qu’il a recueillis, assure-t-il, qu’il a mis à l’abri en Angleterre, et où l’on trouverait des révélations désobligeantes sur le rôle joué par les frères de Louis XVI dans la tragédie du Temple. Tout cela fait un fantôme de personnage, ménagé par les habiles, accrédité près des badauds, — et l’on voit des badauds jusque sur les trônes. Il en imposa à ses contemporains, il en impose peut-être à l’histoire elle-même, à nous qui lui faisons place aujourd’hui dans l’histoire. — Ne vous étonnez donc pas, bonnes gens, chaque fois que renaissent des Cagliostro ou des d’Antraigues ; ils renaissent de votre étonnement naïf, de votre oubli du passé ; ils renaîtront, ces types éternels, tant qu’il y aura des hommes, et qui seront dupes des apparences.

Nul d’entre eux n’eut une vie plus curieuse que celle de notre héros, même en ces années où la révolution promenait par le monde tant de bannis épiques, lamentables, picaresques. Vie si curieuse qu’il n’est pas besoin, pour en rehausser l’intérêt, d’aller jusqu’à dire avec M. Pingaud « qu’elle est en un certain sens l’histoire d’une caste, d’un parti, d’une époque. » — Le malheur de cette caste, de ce parti, a revêtu des formes trop dissemblables pour qu’on puisse le symboliser dans un individu d’exception ; et presque toujours, ce malheur offre à notre pitié des formes plus nobles. Si vous voulez être juste, cherchez la caste et le parti sur les échafauds, où l’on faisait son vieux métier, de mourir en souriant ; cherchez dans les landes du Bocage et de Vendée, à la place où l’on aurait voulu être, si l’on avait eu le choix : parce que l’histoire ne sera jamais sévère à qui combat loyalement, sur le sol de la patrie, pour la foi révoltée dans le cœur. Cherchez dans les mansardes de Londres et de Vienne, sur ces routes d’Allemagne où les poteaux indicateurs disaient : « Territoire interdit aux vagabonds, aux mendians et aux émigrés, « partout où les pauvres proscrits vivaient d’humbles industries, quand ils ne mouraient pas de faim. Cherchez même dans cette armée de Condé, telle que Chateaubriand l’a dépeinte en traits inoubliables : « Assemblage confus d’hommes faits, de vieillards, d’enfans descendus de leurs colombiers… Cet arrière-ban, tout ridicule qu’il paraissait, avait quelque chose d’honorable et de touchant, parce qu’il était animé de convictions sincères : il offrait le spectacle de la vieille monarchie et donnait une dernière représentation d’un monde qui passait… Toute cette troupe pauvre, ne recevant pas un sou des princes, faisait la guerre à ses dépens, tandis que les décrets achevaient de la dépouiller et jetaient nos femmes et nos mères dans les cachots. » La condamnation de d’Antraigues, c’est que sa colère ne lui a mis en main qu’une plume envenimée, jamais une épée ou un mousquet ; c’est aussi qu’il n’a pas ressenti une seule fois en vingt ans le frisson que traduisait René : « J’éprouvai un saisissement de cœur lorsque, arrivés par un jour sombre en vue des bois qui bordaient l’horizon, on nous dit que ces bois étaient en France. Passer en armes la frontière de mon pays me fit un effet que je ne puis rendre. » D’Antraigues avait le cœur glacé par la haine ; elle ne céda pas à l’apaisement, à la radiation des émigrés ; et les gloires de l’empire ne firent que l’aviver. Jusqu’au bout, il répéta son refrain : « Je ne suis plus rien à la France actuelle, je n’en veux plus rien et je n’en parle pas. » Mieux que les doutes de Chérin, cette dureté prouverait que Louis de Launai n’avait pas dans les veines du vieux sang de nos montagnes ; son sang, qui ne le rappelait pas où il fallait, c’était celui de l’étranger, tombé jadis chez nous par quelque hasard. On ne peut l’absoudre, même en taisant la plus large part, et il faut la faire très large, aux naturelles rancunes de ces hommes et de ce temps ; même en tenant compte des aberrations du XVIIIe siècle, qui expliquent l’impiété inconsciente de quelques émigrés. Comme M. Welschinger l’a justement remarqué, certains historiens ont deux poids et deux mesures. Est-ce un émigré qui a ressassé de cent façons cette gentillesse ? « L’uniforme prussien ne doit servir qu’à faire mettre à genoux les Welches ; j’approuve un tel sentiment, tout Welche que je suis. » C’est Voltaire, qui n’avait pas l’excuse de la Terreur et de la proscription.

On n’attend pas que j’analyse par le menu toutes les marches et contremarches de l’agent secret. Je renvoie le lecteur au volume de M. Pingaud et je vais droit à l’un des gros incidens de la carrière de notre homme, sa capture par Bonaparte. D’Antraigues s’était établi à Venise, à portée de Monsieur, qui lui envoyait ses instructions de Vérone. Il y avait acquis les immunités diplomatiques, d’abord à la légation d’Espagne, chez son ami Las Casas ; puis chez Mordvinof, à la mission russe. De ce jour, tout en continuant de renseigner Charles IV et de toucher la pension de Madrid, il adopta la nationalité russe et compta au service effectif d’Alexandre ; il finit même par obtenir le titre de conseiller de légation. L’industrieux personnage eut bientôt monté une agence de correspondance à Paris ; Brotier, Duverne de Presles et autres furets politiques y travaillaient pour lui. L’un des aigrefins de l’émigration, et des plus décriés, Montgaillard, vint flairer le vent à Venise, après sa tentative d’embauchage sur Pichegru. Il s’aboucha avec d’Antraigues, lui conta la négociation de Fauche-Borel, la trahison du général en chef de l’armée du Rhin. Fidèle à ses prudentes habitudes, d’Antraigues nota sur l’heure la conversation de Montgaillard et classa le document dans un de ses portefeuilles. Peu de temps après, les succès foudroyans du général Bonaparte amenaient les soldats du Directoire aux portes de Venise (mai 1797). La légation russe demanda ses passeports ; Mordvinof se replia sur Trieste avec tout le personnel de la mission, y compris d’Antraigues et sa compagne. À Trieste, les voitures furent arrêtées : Bernadotte exhiba un ordre de Bonaparte, qui lui enjoignait de retenir l’émigré français. Malgré les protestations du ministre, on s’assura de la personne et des effets de son collaborateur. Dans le désordre de cette alerte, la Saint-Huberty eut le temps et la présence d’esprit de détruire le contenu de deux portefeuilles sur trois. Ce fut à cette occasion, et en prenant congé de ses collègues russes, que le prisonnier leur présenta pour la première fois sa femme sous le nom de comtesse d’Antraigues. Le même soir, une chaise de poste le transportait à Milan, avec le seul portefeuille demeuré intact, et qui allait devenir fameux dans l’histoire.

Tandis qu’on internait l’émigré à la citadelle, Bonaparte faisait ouvrir dans son cabinet ce portefeuille ; au milieu de vieilles lettres de Rousseau et de papiers sans importance, il y trouvait la conversation de Montgaillard, les indications qui devaient perdre Pichegru. Dans la nuit du 1er juin, il mandait d’Antraigues à son quartier de Monbello et s’enfermait avec lui durant plusieurs heures. — Que se passa-t-il dans cette mémorable entrevue d’où allait sortir le 18 fructidor ? On ne le saura jamais exactement, et M. Pingaud ne peut nous proposer que des hypothèses. Autant de sources, autant de versions. S’il faut en croire d’Antraigues, l’entrevue fut tragique, avec les violences habituelles à Bonaparte. D’après le Mémorial, la bienveillance du général aurait gagné l’émigré et provoqué les révélations. Une seule chose est certaine : un document, écrit tout entier de la main de d’Antraigues, et connu des historiens sous le nom de Conversation de Montgaillard, partait quelques jours plus tard pour Paris ; ce document dénonçait au Directoire le double jeu de Pichegru et d’autres suspects ; il n’y était fait aucune mention du général Bonaparte, de ses rapports avec les agens de l’émigration. — Impudente falsification du Corse, affirmait dans la suite d’Antraigues ; n’ayant pu obtenir de son prisonnier qu’il signât sous le coup des menaces une pièce préparée, le fourbe avait remanié lui-même la véritable conversation de Montgaillard, retranchant tout ce qui le compromettait, envenimant ce qui pouvait perdre un rival. — L’opinion de l’Europe, celle de l’émigration en particulier, jugea autrement : elle accusa l’agent royaliste d’avoir cédé à l’épouvante ou aux promesses, d’avoir vendu les secrets du parti. De fâcheuses apparences corroboraient ce sentiment : à son retour de Monbello, le détenu fut transféré de la citadelle dans un palais de Milan, sous une surveillance illusoire ; sa femme, comblée de prévenances par Mme Bonaparte, put préparer une évasion dont le héros devait faire plus tard un récit dramatique, mais qui s’effectua en réalité sans difficultés et sans péril.

Après l’affaire du portefeuille, Louis XVIII cessa toute relation avec son ancien émissaire ; d’Avaray, qui appelait d’Antraigues « la fleur des drôles, » posait à son maître ce dilemme : « Ou il mérite les petites maisons, s’il a été capable d’une telle imprudence ; ou il mérite la corde, s’il a livré ce secret pour se tirer d’affaire. » L’agent remercié répondit en menaçant le prétendant de la divulgation du dossier Malesherbes. Brûlé pour un temps, d’Antraigues avait de quoi consoler son amour-propre ; il pouvait se dire qu’une fois enfin, sa main mettait en mouvement les grosses machines de l’histoire : le 18 fructidor était bien son œuvre. Confiant dans son génie, il tint tête à la clameur des émigrés : il se refit vite un nouveau personnage, sur le théâtre où nous allons le voir rebondir avec son élasticité éprouvée.


III

Ce théâtre est l’Allemagne : Vienne d’abord, de 1798 à 1802 ; Dresde ensuite, de 1802 à 1806. Les débuts à Vienne furent malaisés. Accueilli par ses patrons russes avec une extrême froideur, d’Antraigues se retourna du côté autrichien ; il habitua Thugut à son bavardage et s’insinua par de petits services. Sa bonne étoile voulut que l’ambassadeur de France, Champagny, fût un ancien camarade de jeunesse, incapable d’acharnement contre l’ennemi déclaré de la république. Les deux Français se rencontrèrent : M. Pingaud rapporte, d’après les papiers manuscrits, l’un des entretiens qu’ils eurent ensemble. C’était en 1802, au lendemain du concordat, deux mois avant la proclamation du consulat à vie. Les idées de Champagny sur l’avenir de Bonaparte et de la France reflètent avec fidélité celles de son maître Talleyrand. « Bonaparte est un tyran, disait l’ambassadeur, il a des manières insupportables pour tout ce qui l’entoure ; son ambition n’est pas satisfaite ; il veut être roi de France, et il le sera. Il a un caractère très décidé, et il ose : voilà de grandes qualités avec la vieille Europe et ses pauvres rois… Bonaparte, malgré tout ce qu’il va faire, sera dans cent ans reconnu pour le sauveur de la France. — D’Antraigues : — Mais la France est-elle assez vile pour souffrir un Corse ? — Champagny : — Oui, ce n’est pas avilissement absolu, c’est besoin un peu, c’est lassitude : elle appelle le médecin, il peut opérer à son gré à présent. — D’Antraigues : — Mais Bonaparte fondera donc une monarchie ? — Champagny : — Oui, il fondera une monarchie, mais pas pour sa famille, cela est impossible : le danger passé et l’ordre rétabli, ce sera tout au plus s’il monte sur le trône pendant sa vie… Le parti qui le porte là est bien décidé à ne faire en le couronnant qu’une monarchie absolue. Car toutes nos idées, mon cher comte, sont des rêves, nous n’avons pas connu en Vivarais les Français : avec tout votre talent, vous ne connaissiez que les Grecs et les Romains de l’histoire. Cela est fini, il faut une monarchie absolue, et vous et moi nous vivrons un jour sous un monarque absolu… — D’Antraigues : — Supposons Bonaparte devenu inutile, ou mort, ou assassiné. Croyez-vous que l’on puisse revenir à Louis XVIII ? — Champagny : — Oh ! quel caractère connaissez-vous à cet homme faux et lâche ? Je vous déclare que je n’en parlerai jamais sans passion… Il ne vaudrait pas la peine de faire une monarchie pour une telle chute… Il faut que la France appelle son roi et non qu’il vienne à elle, qu’elle le place et non qu’il se replace. J’ai vu il y a quinze mois une quantité de sénateurs, de généraux, même des ministres prévoir cet événement, et plutôt décidés à choisir un Bourbon qu’un autre, mais je n’ai vu balancer qu’entre deux personnes, le duc d’Enghien et le duc d’Orléans… Le père du duc d’Orléans nous a fait trop de mal… On le préférerait à tous les autres de sa famille, mais on préfère Enghien à lui. On l’a même pressenti à ce sujet ; Barthélémy a eu des moyens de le faire tâter… » J’abrège à regret la citation : toute cette conversation est à lire, elle éclaire le fond des cœurs à ce moment de notre histoire.

La mort de Paul Ier et l’avènement d’Alexandre raccommodèrent les affaires de d’Antraigues avec la Russie. Il trouva dans Czartoryski un protecteur solide, qui s’engoua de lui sans le connaître, et grandit la situation du diplomate interlope à l’ambassade de Vienne d’abord, puis à la légation de Dresde, quand le cabinet autrichien réclama l’éloignement d’un homme qu’il considérait comme un espion moscovite. À Dresde, l’émigré dirigea une manière de légation indépendante, irresponsable ; ce fut le plus beau temps de sa vie. Mieux soutenu, mieux décoré, mieux rente, il tenait ses assises dans une vaste maison à deux issues, où affluaient toute la basse police et la diplomatie souterraine de l’Europe. Avec une audace prodigieuse, il interceptait les courriers français, prussiens, autrichiens, il achetait ou volait les dépêches qui se croisaient à ce carrefour du continent. L’Électeur suppliait en vain qu’on le débarrassât de cet hôte dangereux. Brouillé officiellement avec la chancellerie de Vienne, d’Antraigues se ménageait les bonnes grâces de Cobenzt en prélevant pour ce ministre une part de son butin, en lui faisant passer quelques-unes des confidences de Czartoryski. À part ces infidélités dont il ne pouvait se déshabituer, son usine travaillait exclusivement pour Pétersbourg : il envoyait pêle-mêle des notes, des mémoires, des commérages, les extraits des dépêches étrangères, les correspondances parisiennes. Ces dernières offraient un intérêt qui faisait pardonner le fatras du reste : on comprend qu’Alexandre et son secrétaire d’État y aient pris goût.

L’ancienne agence de Paris, — Brotier et compagnie, — avait été dispersée après le 18 fructidor. D’Antraigues la reconstitua d’abord avec un certain Vannelet, agioteur, fournisseur, mêlé à tous les tripotages et à toutes les intrigues du Directoire, familier de Treilhard et de Talleyrand, bien vu aux bureaux de la guerre et de la police ; un de ces hommes qui encombraient les ministères sous le Directoire agonisant, qui reviennent toujours grouiller dans les antichambres sous les gouvernemens débiles et corrompus, qui permettent de mesurer, par leur nombre et leur audace croissante, l’approche de l’heure où un maître montera avec un balai. La correspondance de Vannelet sentait le fumier ; elle avait son prix pour l’étranger, par les détails navrans que le coquin donnait sur l’état des armées. Néanmoins ce premier informateur pâlit, devant les correspondans que d’Antraigues sut se procurer pendant la période du Consulat. Un serviteur affidé de Bonaparte, une dame de l’intimité de Joséphine ; l’Ami, l’Amie, c’est ainsi qu’ils sont toujours désignés dans les copies manuscrites de d’Antraigues. Leurs noms nous sont connus : j’imiterai la discrétion de M. Pingaud en ne les révélant pas. L’homme était le père d’un haut fonctionnaire du service civil sous Napoléon ; la femme, une dame très qualifiée de l’ancienne cour, qui avait été du dernier bien avec d’Antraigues avant 1789. Ceux-ci n’étaient point des traîtres ; des indiscrets tout au plus, et qui écrivaient à l’émigré par impulsion de vieille amitié, sans connaître exactement l’usage qu’il faisait de leurs lettres.

Ces lettres offrent la plus vivante peinture que je connaisse du génie furieux qui remit la France debout et la saigna aux quatre membres. En juillet 1803, on discute devant Bonaparte le plan de descente en Angleterre : Berthier élève des objections. — « J’y étais avec Talleyrand, écrit l’Ami. J’entendis la fin du discours de Berthier et je vis la fureur de Bonaparte. Elle fut horrible ; sa femme vint, la Leclerc vint aussi ; il était hors de lui, et deux fois il présenta le poing fermé à Berthier. J’étais tout ému, et Talleyrand aussi, mais Berthier souriait de colère et le planta là… Le secret a couvert cette incartade et bien d’autres. » — Scène toute pareille à Fontainebleau, une autre fois. Le maître est haï, mais on le sent nécessaire : toute la correspondance est pénétrée de ce double sentiment. — « Il n’y a plus d’esprit révolutionnaire, mais il y a la nécessité de tenir à la Révolution… Il n’existe peut-être pas le vingtième de la France qui voulût ce qui a été fait, mais il n’y en a pas mille qui voulussent détruire ce qui est… Les Bourbons, ou leur sont à charge ou leur sont à mépris ; ils n’en veulent pas ; Louis XVIII, ils le couvrent de boue. » — Berthier, au dire de l’Amie, « est convaincu qu’un Bourbon remontera sur le trône, et que cela ne peut aller à plus de quelques années. Mais il devient fol si vous lui parlez de Louis XVIII, et enragé. On ne peut pas revenir sur lui. Son frère est aussi méprisé. Les émigrés de l’Angleterre ont rendu Berry détestable en racontant sa vie crapuleuse et les excès de sa brutalité. Enfin Berthier m’a dit le mot, et j’en ai frémi ; il m’a dit : S’il en revient un, il n’y a que d’Orléans en état de régner dans toute la famille. Jugez si ce mot m’a effrayée. D’Orléans, le fils de l’assassin de la reine ! J’en frissonne encore ; mais il me l’a répété si souvent que je vois bien qu’il le pense… » — Voici un portrait de Joséphine, par cette même Amie : elle a le crayon peu indulgent. — « Tout a été placé de force dans sa tête, à force de l’entendre dire à Bonaparte… Elle vous dit quelquefois de ces phrases qui vous étonnent. On croit tenir le fil de quelque chose… Mais on est tout attrapé de voir qu’elle ne sent pas la force de ce qu’elle dit… On lui peut tout dire : il n’y a pas d’exemple qu’elle ait jamais rapporté un mot à son mari, jamais, jamais… Jamais elle n’a fait que parer les coups… Le ridicule est au-delà de toute croyance, et l’intempérance de propos une espèce de délire. »

Elle ressort bien de la correspondance, la gravité climatérique de cette année 1804, où les poussées de toutes les haines, de toutes les ambitions déçues, se coalisaient dans un effort désespéré contre celui qui allait ceindre la couronne. — « Ah ! le plaisant maître ! écrit l’Amie, qui depuis cinq mois ne dort jamais deux heures de suite. Vous croyez que je n’en sais rien ? Pardonnez, monsieur : je sais qu’il ne dort pas par la Bonaparte, qui meurt d’envie de dormir et n’en dort pas davantage. Depuis le mois de septembre, la frayeur de l’assassinat a redoublé. Il se fait garder la nuit par une garde inconnue, sous les ordres de Duroc seul. Cette garde que l’on ne voit pas est dans tous les cabinets, à toutes les portes des chambres où il est… Les portes sont barricadées, et chaque deux heures, on relève les postes avec un mot d’ordre qui revient à Bonaparte, qu’on éveille dans son lit afin qu’il le change deux ou trois fois par nuit ; on le réveille chaque fois que l’ordre passe. Voilà ce qu’elle m’a confié dans le plus grand secret, à moi et à la Brienne. Ces déplorables misères, elle nous les dit moitié pleurant et moitié riant, parce que je lui demandais s’il n’existait donc plus pour elle de momens où deux témoins fussent de trop dans une chambre à coucher. » — D’après l’Ami, « Pichegru a été étranglé par Sanson le bourreau ; ce qui a donné lieu à la méprise, c’est qu’il (Sanson) couchait au Temple depuis cinq jours et y entrait vêtu en gendarme ou en grenadier de la garde ; cela, nous le savons. Personne n’ose parler, même à Talleyrand, qui n’ose pas trop s’informer. Ce que l’on sait à cet égard, c’est que Régnier a décidé cette mesure… »

L’acharnement déployé contre le premier consul fait mieux comprendre les mobiles du crime de Vincennes. Les correspondans racontent la tragédie. Je ne saurais partager l’opinion de M. Pingaud, qui voit dans leur récit « un document historique de premier ordre. » Ce récit diffère trop de la minutieuse et sagace reconstitution de M. Welschinger, qui me paraît défier toute critique. Mais s’ils ont brouillé quelques détails du tableau, ils en rendent la couleur et la physionomie essentielle : — « Je trouvai le consul avec Caulaincourt, et c’est alors que je vis que le duc d’Enghien était perdu. Le consul lui dit devant moi : Ordonnez au général qui ira à Ettenheim qu’on le fusille dans sa chambre, s’il y avait résistance, et vous le ferez fusiller partout où vous verrez un mouvement pour nous l’enlever. Là, les ordres furent rendus devant moi… J’oubliais que le consul répéta plusieurs fois : Caulaincourt, s’il était averti et qu’il s’enfuît, envoyez quinze cavaliers à toute bride après lui ; promettez-leur 3,000 louis s’ils le saisissent, et 1,500 si, ne pouvant le saisir, ils le tuent sur place en quelque lieu qu’ils le rencontrent. Ce furent ses dernières paroles. Il y avait en ce moment dans son cabinet Berthier, Duroc, Caulaincourt, Régnier et moi. » — Si l’on en croit l’Ami, Talleyrand fut étranger à toute l’affaire ; ce témoignage innocenterait formellement l’évêque d’Autun. — « Notre Amie était chez Mme Bonaparte pour l’engager à le sauver. Je vous jure devant Dieu qu’elle y a fait tout ce qu’il est possible de faire. Je vous dirai plus. Talleyrand a écrit à ce sujet une lettre superbe au premier consul ; il n’a pas eu le courage de parler, il a écrit ; il a fait prier Joseph de le venir voir. Joseph est venu, et il l’a engagé à porter sa lettre au consul, et à l’appuyer. Mme Bonaparte s’est jetée aux pieds de son mari pour le supplier de garder le duc comme otage. Je vous rapporte ce qu’elle a dit elle-même à notre amie, qui l’a écrit à mesure en rentrant chez elle. Elle lui demanda donc de garder d’Enghien comme otage : — « Eh ! f…, lui dit le consul, de quoi vous mêlez-vous ? Je n’ai pas besoin d’otage. — Mais les souverains le réclameront, et vous en tirerez parti. — Eh ! que me font les souverains ? C’est pour qu’ils ne le réclament pas qu’il sera exécuté. — Mais qu’a-t-il fait ? — Alors, elle jura à l’Amie que Bonaparte lui a lancé un coup de pied sur le genou, et est sorti. »

J’ai transcrit quelques lambeaux de ces trop courtes citations. Tous les historiens appuieront le souhait que je forme à nouveau, en demandant à M. Pingaud qu’il nous donne une publication intégrale des précieuses lettres.


IV

D’Antraigues avait travaillé à forger la coalition de 1804. Le canon d’Austerlitz, qui la détruisit, ruinait du même coup le bureau diplomatique de Dresde et la situation si péniblement échafaudée. L’émigré ne s’y méprit pas. À vouloir relever les courages de tous ces souverains en détresse, il sentait qu’il leur deviendrait chaque jour plus importun, plus odieux : — « Ils s’excusent à leurs yeux, écrivait-il, de ne savoir que faire de moi, car ils ne savent que faire d’eux-mêmes dans ces pénibles circonstances. Je suis trop royaliste pour être utile à des rois… Ils voudraient bien que je fusse mort, car cela les acquitterait de tout ; les morts ne parlent plus, ils n’écrivent plus. On m’enterrerait, puis on placerait sur ma tombe trois ou quatre grosses calomnies… Si je n’avais femme et enfant, je vous avoue que je ne serais pas fâché que Dieu leur fît ce petit plaisir, car mon siècle m’ennuie, je suis las d’y exister… » — Les vieux jours, qu’on ne nourrit plus de chimères, s’annonçaient mauvais pour le proscrit qui avait vécu de cette viande creuse. La campagne de 1806 amenait sur lui ces terribles armées françaises, contre lesquelles il n’y avait pas de refuge aux terres les plus lointaines : elles menaçaient de le traquer dans Dresde comme elles avaient fait dans Venise. Un seul asile restait ouvert aux ennemis de Napoléon : cette irréconciliable Angleterre, où venaient fatalement s’acculer tous ceux qui voulaient lutter comme elle jusqu’au bout. D’Antraigues y passa. L’alliance de Tilsit lui porta le plus sensible et le dernier coup : la Russie rejeta brutalement un protégé dont le nom seul mettait Napoléon en fureur. L’Espagne lui supprimait au même moment sa pension. Réduit désormais à la solde anglaise, il la gagna en travaillant pour Canning. Entre le foreign office, le comte d’Artois et le duc d’Orléans, il se remit à tisser sa toile d’araignée, toujours recommencée depuis vingt ans aux portes de toutes les chancelleries d’Europe, toujours déchirée, et où rien ne se prenait.

Il vécut ainsi cinq années encore ; années moroses, où ses notes intimes témoignent d’un découragement croissant. Il voyait enfin l’illusion de ses jugemens sur la France et sur le monde nouveau ; il sentait l’effroyable vanité de sa longue vie d’intrigue, le remords peut-être de cette vie équivoque et malfaisante à la patrie. Isolé dans les souvenirs et les regrets de sa première jeunesse, mal compris par une femme dont le caractère difficile lui devenait chaque jour plus insupportable, il n’avait d’autre consolation que de relire en pleurant les lettres de sa mère. Revenu à la foi, il demandait à Dieu la résignation : « Je le supplie de ne pas me réduire à la misère et de me conserver ce qu’il m’a accordé, et que j’ai bien gagné près de ces misérables rois que j’ai dû servir et que j’ai eu le malheur de servir. » Des pressentimens funestes le hantaient ; ils n’étaient pas trompeurs. Le 22 juillet 1812, comme d’Antraigues et sa femme montaient en voiture à leur porte, un domestique congédié la veille se précipita sur eux, poignarda le comte, puis la comtesse, et se fit sauter la cervelle pendant que les deux époux expiraient simultanément, sans avoir repris connaissance. Tel fut du moins le récit fourni par les gazettes. Le public refusa de croire que la vengeance d’un valet eût seule procuré la mort d’un homme mêlé à tant de lourds secrets ; on voulut voir un mystère de plus dans cette fin tragique d’une vie mystérieuse.

Le livre qui la raconte aiguillonnera la curiosité des lecteurs ; il leur laissera dans l’âme je ne sais quoi de désenchanté. Cette époque des grands hommes et des grandes choses, cette Europe de la Révolution et de l’Empire, dont tant d’autres nous avaient donné des visions épiques, elle est là, vue d’en dessous et de la coulisse, rapetissée, flétrie, médiocre. — Médiocres, ces tristes émigrés, de qui Thugut disait ironiquement : « Pourquoi donc les jacobins fusillent-ils les émigrés prisonniers ? Ils devraient les réunir et les laisser ensemble : en quelques jours, ceux-ci auraient imité les araignées et se seraient mangés. » — Médiocres, ces princes proscrits pour qui l’on se dévoue, incapables d’un beau défi a la fortune, d’une action chevaleresque, d’une descente en Vendée ; philosophes égoïstes, raisonnables après tout, ils acceptent avec un sourire sceptique les sacrifices de leurs fidèles, avec plus de satisfaction les flatteries de leurs favoris ; ils n’attendent rien que de l’usure naturelle des choses, de l’inévitable tassement des intérêts. — Médiocres, ces souverains que Napoléon pourchasse, qui s’épient, se jalousent et se trahissent jusque sous la botte du vainqueur ; à les voir si divisés, si pauvres d’intelligence et de volonté pour la défense de leur cause, on est presque tenté d’amoindrir les exploits de nos demi-brigades, quand elles culbutaient de pareils adversaires. — Non pas médiocre, à coup sûr, le maître de ces troupeaux, mais révoltant parfois de fourbe et de cruauté ; haï par son entourage, subi comme un fléau nécessaire, guetté aux heures critiques par ceux qu’il avait élevés si haut, et qui n’aspiraient qu’à le renverser. Parmi toutes ces vies insignes, on cherche celle qu’un homme pourrait envier, du bord de la tombe ; on ne trouve pas. Pour trouver, il faut chercher ailleurs, non point plus bas, mais plus à l’ombre, dans les retraites où quelques rêveurs semaient la graine impérissable : Goethe, le grand ancêtre, achevant son Faust dans la maison de Weimar, Chateaubriand pétrissant l’âme de son siècle à la Vallée-aux-Loups, Lamartine jetant ses premiers vers aux rochers d’Ischia, Byron et Shelley croisant leurs voiles sur les mers… Tels sont, dans l’Europe d’alors, ceux qu’on envie et qu’on aperçoit à distance, grandissant toujours derrière le brouillard où s’enfoncent les parades royales, les tueries de la chair à canon, les ruses des ministres, les vociférations des tribuns, les bourdonnemens des agens secrets.

Le fils du comte d’Antraigues a vécu obscur et bizarre, il est mort à Dijon dans la gêne, pensionné par Napoléon III. Le nom s’est éteint. Des biens et des châteaux de cette maison, pillés, confisqués sous la Terreur, il ne reste que des amas de ruines aux flancs de nos gravennes volcaniques. Par un doux matin de septembre, je montais naguère à un ermitage blotti dans les châtaigneraies, à quelques portées de fusil au-dessus d’Antraigues. J’y trouvai un religieux du tiers-ordre de Saint-François, qui balayait son petit oratoire. Il vivait là, seul, depuis longtemps, me dit-il, et heureux ; l’hiver, sous la neige ; l’été, réjoui par quelques jolies fleurs qu’il cultive, par les eaux vives qui font ce lieu charmant, par l’horizon qu’on embrasse de sa logette : plans fuyans de pays déroulés entre les forêts, et qui vont, par-dessus les monts des Maures, se fondre dans le bleu lumineux des vapeurs du sud. — Celui-là aussi, on peut l’envier ; plus peut-être que les élus de la gloire humaine. — Si nous étions encore au temps des légendes, je me persuaderais volontiers que l’ermite d’Antraigues est Louis de Launai, caché sous ce froc, revenu à sa seigneurie et aux lieux de son enfance, pour expier, oublier, et trouver enfin ce que la vie ne lui donna jamais : la paix, le contentement dans le silence.


EUGENE-MELCHIOR DE VOGUE.

  1. Pour tout ce qui concerne la comtesse d’Antraigues, voir le livre de M. E. de Goncourt, Madame Saint-Huberty.