Un Épisode inédit des campagnes du Soudan

Un Épisode inédit des campagnes du Soudan
Revue des Deux Mondes4e période, tome 126 (p. 697-708).
UN ÉPISODE
DES
CAMPAGNES DU SOUDAN

Les actions de guerre qui se recommandent d’elles-mêmes à l’admiration publique sont les hardis coups de main, les forteresses emportées d’assaut, les campagnes de conquête rapides et fortunées ; la gloire s’attache au bonheur quand il a de l’éclat. Cependant certains faits d’armes restés dans l’ombre sont aussi dignes d’être admirés que telle bataille gagnée. Il en coûte quelquefois moins de conquérir une province que de couvrir une retraite, de sauver l’honneur d’une armée, de tenir en respect un ennemi victorieux. — « Que l’on compare à Mazagran le combat de Ten-Salmet! disait M. Camille Roussel dans son histoire des guerres d’Algérie. C’est celui-ci qui est vraiment un beau fait d’armes; mais qui le connaît? La renommée est allée tout entière à l’autre. » — La campagne du Soudan de 1884-1885 a quelque analogie avec le combat de Ten-Salmet. Personne n’en a parlé, et il n’en est point qui ait fait plus d’honneur à la discipline et au courage de nos troupes coloniales. Elle prouve aussi qu’un chef militaire qui a de la résolution, du sang-froid et sait ce qu’il peut oser, parvient presque toujours à se tirer des situations les plus difficiles et les plus compromises.

Par une étonnante et célèbre campagne, aussi prudemment combinée qu’audacieusement conduite, le colonel Borgnis-Desbordes, aujourd’hui général de division, avait établi l’autorité de la France de Kayes à Bamako, du Sénégal au Niger. Des politiques, qui se croyaient très avisés et qui n’avaient que des vues courtes, jugèrent qu’il fallait marquer un temps d’arrêt dans la conquête. Ils ne firent pas la réflexion que dans certains cas il faut attaquer pour se défendre, conquérir pour conserver ce qu’on a. Par cet arrêt intempestif on permit aux grands chefs soudanais de reprendre cœur et de tout espérer. Durs, rapaces, sanguinaires comme tous les conquérans noirs musulmans, ils avaient l’habitude de rançonner les régions où nous venions de nous établir ; ils se flattèrent de nous en chasser. Le colonel Borgnis-Desbordes, à qui on avait lié les mains, crut devoir se retirer, et M. le commandant d’infanterie de la marine Boilève fut chargé de faire une campagne pacifique, « ayant uniquement pour but l’affermissement de notre pouvoir dans les régions occupées par nous. » Ainsi s’exprimait le ministre le 5 septembre 1883. On craignait tant de donner de l’ombrage à Ahmadou et à Samory que la construction projetée des forts de Niagassola et de Siguiri, indispensables pour couvrir au sud-est notre occupation, fut ajournée.

Le commandant Boilève s’acquitta de sa tâche ingrate avec beaucoup de sagesse et d’habileté. Il réussit à éviter tout conflit ; mais pouvait-il empêcher nos ennemis d’interpréter sa conduite à leur façon et d’en déduire les conséquences qui leur convenaient? Les campagnes pacifiques sont aux yeux des Africains des actes de faiblesse, des aveux d’impuissance. Nous étions libres de ne pas aller au Soudan, d’abandonner à l’Angleterre, à l’Allemagne, à l’Italie, le soin de se partager l’Afrique, de nous cantonner dans l’Algérie, jusqu’au jour où nous l’aurions perdue. Mais du moment que nous réclamions notre dû dans ce grand partage, nous étions tenus d’adopter la politique qui pouvait seule protéger notre droit, de nous imposer les efforts et les dépenses nécessaires à toute action sérieuse. Longtemps la politique coloniale, qui a ses inconvéniens comme ses avantages, a été fort impopulaire. Beaucoup de gens qui l’avaient condamnée s’y sont ralliés, à la condition qu’elle ne coûtât rien. N’est-il pas puéril d’aspirer aux grands profits en se refusant aux grands sacrifices? L’expérience journalière démontre que les victoires faciles sont des victoires d’un jour, qu’on perd bientôt ce qu’on a trop aisément gagné ; que dans ce monde, gouverné par une loi d’airain, tout s’achète, tout se paie ; que le destin est pour les peuples comme pour les individus un créancier impitoyable ; qu’il faut refuser le bonheur qu’il nous offre, ou, si lourde que soit la rançon, acquitter le prix qu’il en demande.

On ne saurait trop connaître son ennemi. Puisque nous avons affaire aux Africains, il nous importe de les prendre pour ce qu’ils sont. On a dit depuis longtemps que les musulmans noirs ne respectent que la force, et on ne le répétera jamais assez. La force est pour eux une chose sainte, elle vient de Dieu, et le seul moyen de leur démontrer qu’ils ont tort de nous attaquer est de leur prouver qu’ils sont faibles. Ceux que nous avions chassés de Segou expliquaient leur défaite en déclarant « qu’ils avaient reçu le jugement de Dieu; » d’autres disaient au colonel Archinard: « Je t’aime parce que tu es fort. » Ayez l’air de faiblir, Dieu n’est plus derrière vous, vous n’êtes plus rien. Ajoutez que, comme les enfans, ils sont excessifs dans toutes leurs impressions; que prompts à se laisser abattre, consternés par le malheur, le moindre incident favorable relève leur courage et ranime leurs espérances. Les agitateurs et les fanatiques du Soudan leur accordent vingt-quatre heures pour pleurer leurs désastres et leurs villages brûlés, après quoi ils leur rappellent que la guerre qu’ils font aux blancs est une guerre sainte, que le soldat qui se bat pour sa foi « doit regarder ses ennemis comme on regarde le velours, la soie et les femmes du paradis; » que Dieu éprouve souvent ses serviteurs pour leur ouvrir le chemin de la gloire, que par un coup de fortune le vaincu d’hier sera le vainqueur de demain « et tiendra les rois étrangers comme le Maure tient son bœuf attaché par les naseaux. »

Après la prise de Koniakary, Ahmadou, profondément découragé, assembla autour de lui ses conseillers, ses hommes de confiance : — « J’ai perdu ma famille, leur dit-il, j’ai perdu la maison de mon père ; hier encore j’ai défendu à mes griots de célébrer mes louanges, de m’appeler comme jadis le casseur de têtes. Je ne suis plus qu’un musulman comme vous, je ferai ce qu’il vous plaira. Si vous voulez vous battre contre les Français, nous nous battrons ; si vous voulez partir, nous partirons. » Quelques vieillards, qui avaient leur franc parler, lui reprochèrent de s’être attiré ses malheurs par d’imprudentes provocations ; tous les autres, à moitié remis de leur consternation, l’exhortèrent à tenir la campagne, et la raison qu’ils donnèrent fut que, si les Toucouleurs ne nous avaient pas encore mis à la porte, ils nous avaient fait assez de mal pour nous obliger à demander toujours la paix les premiers. Et d’ailleurs, à quoi montait notre effectif? Nous n’avions à notre service que quelques malheureux blancs, toujours malades, qui avaient peine à se tenir debout, et quelques centaines de tirailleurs, renforcés de quelques centaines de noirs qui n’avaient jamais manié un fusil, et qu’au départ nous transformions en soldats, en les coiffant d’une calotte rouge. Quelqu’un ayant ajouté que nous avions tout au plus 200 cavaliers à Saint-Louis, 50 à Kayes, tout le monde se mit à rire, et il fut décidé qu’on se battrait. Les noirs s’occupent sans cesse de supputer sur leurs doigts à quoi montent les forces de leur ennemi, et, comme l’écrivait le colonel Archinard, il est inutile de leur paraître fort aujourd’hui si l’on doit se montrer faible demain.

Nous aurions tort aussi de nous imaginer que les motifs secrets de notre conduite incertaine et changeante, nos coups de tête et nos repentirs, nos demi-mesures et nos zizanies sont pour eux d’impénétrables mystères. Ils ont l’instinct de la politique, ils n’ignorent point le rôle qu’elle joue dans les affaires humaines, et les nouvelles circulent dans le Soudan avec une étonnante rapidité. Les grands chefs noirs savent se renseigner; ils ont partout des intelligences ; jusqu’à Saint-Louis, des informateurs occultes correspondent avec eux, les tiennent au courant, et s’ils rançonnent les traitans, ils ont l’art de les faire parler.

Rien de plus instructif à cet égard que les lettres trouvées à Nioro. Les correspondans d’Ahmadou ne se contentaient pas de lui rapporter tous nos faits et gestes, de lui marquer le moment précis où il conviendrait de nous attaquer, de lui faire savoir combien d’hommes la fièvre nous avait enlevés à Kayes ; ils l’informaient aussi de ce qui se passait au de la du désert et en France, de nos embarras intérieurs, de nos dissentimens, des dépêches échangées entre Paris et Saint-Louis. Mamadou-Tiam lui écrivait : — « L’ennemi de Dieu et de son prophète, le colonel Archinard, continue de préparer la guerre ; mais il a reçu des lettres de France dans lesquelles on lui enjoint de ne pas continuer, parce que les gens de Saint-Louis ne le veulent pas. On lui a dit de revenir sans faire la guerre ; il n’a pas été content, et il a répondu : « Je ne peux pas revenir sans avoir fait la guerre. » On lui a dit encore deux fois : « Si vous faites la guerre, ne remettez jamais les pieds en France. » Et les Français ont tenu conseil; ils ont envoyé quelqu’un pourvoir si ce qu’il faisait était utile, et ils ont décidé que, dans le cas contraire, à l’exception de Médine, tous les postes seraient démolis. » Mamadou-Tiam exagérait ; mais tout n’était pas faux dans ses rapports. Nous ferions bien de nous persuader que nous habitons une maison de verre, que tôt ou tard, au Soudan comme à Paris, tout finit par se savoir, que les nouvelles s’ébruitent, que les secrets se divulguent, et que les noirs, qui ne respectent que la force, ont peu de considération pour les familles divisées contre elles-mêmes.

Lorsque, à la fin de 1884 le commandant Combes, aujourd’hui colonel, succéda au commandant Boiléve, nous ne pouvions plus mettre en doute les dispositions hostiles de nos principaux adversaires, qui avaient expliqué notre immobilité par notre impuissance, nos ménagemens et notre attitude débonnaire par la crainte qu’ils nous inspiraient. Ahmadou, qui avait semblé se résigner à ses défaites, devenait hautain et provocant, et forçait son frère Montaga, roi du Kaarta, à régler sa conduite sur la sienne. Un ennemi plus dangereux, Samory, chef énergique et intelligent, mettait nos tergiversations à profit. Il envahissait la rive gauche du Niger, s’avançait presque jusqu’aux portes de Bamako, en occupant Sibi. Du même coup les populations qui avaient accepté notre protectorat, et que nous avions promis de secourir, s’indignaient de se voir livrées à la merci du plus brutal des conquérans. Elles se demandaient si, en se donnant à nous, elles n’avaient pas déserté le camp des forts pour courir la fortune de patrons indolens, faux ou timides, incapables de les défendre, et dont l’amitié était un péril ou une embûche.

Samory s’avançant toujours dans la direction de Niagassola et de Kita, la situation pouvait devenir grave si, par une offensive vigoureuse contre le plus entreprenant de nos ennemis, nous n’intimidions les autres. Le gouvernement ne paraissait pas s’en douter ; il rêvait encore de s’entendre avec les chefs musulmans : les illusions sont la grande ressource de la politique des demi-mesures et des demi-moyens. Le commandant Combes fut autorisé à agir dans l’occasion, mais en tenant compte des ressources dont il disposait. Le ministre ajoutait : « Je crois utile toutefois de lui rappeler que le département est dans l’impossibilité d’envoyer des renforts, si une action engagée mal à propos l’y obligeait. » On lui recommandait en conséquence de n’opérer qu’avec une extrême circonspection : « Lorsqu’il se croira en mesure de répondre du succès, il pourra chercher à agir avec vigueur, sans chercher toutefois à dépasser le but, c’est-à-dire en se bornant à obtenir les résultats qu’exigent notre propre sécurité et l’honneur du pavillon. » En l’exhortant à la prudence, le ministre prêchait d’exemple ; il s’arrangeait pour le rendre seul responsable de tous les incidens fâcheux qui pouvaient survenir : n’a-t-on pas dit que la politique est l’art de décliner les responsabilités ? Et pourtant, dans sa situation critique, le commandant Combes avait grand besoin de l’appui moral de son gouvernement. Il lui importait d’être certain que, quoi qu’il arrivât, non seulement il ne serait ni désavoué ni blâmé, mais que son ministre le défendrait contre tous les chercheurs de torts, prompts à condamner le malheur et les malheureux.

L’effectif dont il disposait pour la campagne 1884-1885 se réduisait à 17 officiers européens, 3 officiers indigènes, 155 hommes de troupes européennes, et 257 indigènes. Avec ces maigres ressources il devait rassurer nos cliens restés fidèles, faire rentrer dans l’obéissance ceux qui s’apprêtaient à faire défection, et qui déjà pillaient les caravanes au lieu de les protéger, et tenir en respect Samory, Montaga et Ahmadou. Il fit un si bon usage de sa petite troupe qu’après avoir châtié les pillards, il rejeta sur la rive droite du Niger les garnisaires de Samory. Une expédition conduite avec autant d’habileté que de vigueur lui suffit pour nettoyer toute la rive gauche, dans le triangle formé par Bamako, Siguiri et Niagassola.

Avant de partir pour Bamako, il avait dirigé sur Nafadié le capitaine Louvel avec la 4e compagnie de tirailleurs sénégalais et la mission de surveiller de ce point la rive gauche du Niger jusqu’au commencement de l’hivernage, saison où des pluies torrentielles rendent les communications si difficiles que les envahisseurs ne sont plus à craindre. Dans les premiers jours de mai, le capitaine Louvel reçut des renseignemens qui annonçaient le prochain retour offensif de Samory, et il rétrograda sans retard dans la crainte d’être bloqué.

L’ordre lui fut donné de se reporter en avant, de mettre en état de défense le tata de Nafadié, d’y laisser 25 hommes, et d’aller occuper Bougourou, d’où il devait envoyer des reconnaissances. Il se conforma à ses instructions. Les nouvelles étaient devenues plus rassurantes, et les populations qui s’étaient réfugiées dans les montagnes commençaient à réoccuper leurs villages. Le commandant Combes pouvait croire que tout danger avait disparu ; mais c’était un de ces calmes trompeurs qui précèdent les tempêtes. Samory, décidé à envahir nos possessions, avait appris le mouvement de recul du capitaine Louvel ; rien ne s’opposait plus à sa-marche que le petit poste de Nafadié, où il pensait ne rencontrer que quelques tirailleurs indigènes, et du 27 au 28 mai, son armée franchit le Niger à Siguiri et à Tiguiribi.

Un récit adressé par un témoin oculaire à l’un de ses chefs, et qui n’a point été publié, nous donne une idée complète de ce qui se passa à Nafadié. Ce poste, placé près du village de ce nom, se trouvait à 80 kilomètres au sud de Niagassola, dans le pays de Siéké ; la colonne Louvel occupait le village de Bougourou, à 30 kilomètres plus au sud. Le 18 mai, le capitaine Dargelos était envoyé à Nafadié où il arriva le 22. Favorisé par un temps exceptionnel, cordialement accueilli partout, il était loin de soupçonner que le trajet qu’il venait de faire avec tant de facilité devait être exécuté quelques jours plus tard, en sens inverse, par une colonne de 200 fusils, obligée de conquérir pied à pied le terrain sur un ennemi acharné, et que dans ce pays couvert des premières végétations de l’hivernage si tendres au regard, la plupart des villages tranquilles et prospères qu’il avait traversés ne seraient plus que des amas de ruines.

Le village de Nafadié, ancienne capitale du Siéké, est adossé au pied des dernières pentes de la chaîne de Mansonnah, laquelle court de l’Ouest à l’Est, à cheval sur la route, avec un relief moyen de 200 mètres. Autrefois très important et bien fortifié, il avait été, quelques années auparavant, après un long siège, enlevé par Samory, qui l’avait détruit en grande partie, ne laissant à peu près intact que le mur d’enceinte. Il était habité, depuis peu, par quelques familles échappées au massacre et par le fils de l’ancien chef, qui haïssait trop le meurtrier de son père pour ne pas nous aimer. À 100 mètres au sud-ouest du village, se trouvait un groupe isolé de vieilles cases, ayant servi jadis de logement aux artisans qui forment chez les Soudanais une caste vivant à part. Une petite muraille circulaire en pisé enveloppait ce hameau. C’était le poste de Nafadié, dont le capitaine Dargelos était venu prendre le commandement. Cette position n’avait au point de vue militaire qu’une médiocre valeur. Sur plusieurs points des brèches avaient été pratiquées, et le pisé ruiné par les pluies s’était écroulé. L’intérieur était commandé à 150 ou 200 mètres par l’étage de feux aménagé à la partie supérieure du mur d’enceinte du village, d’un autre côté par des contreforts de la montagne. Un ruisseau encaissé et ombreux permettait à l’assaillant de battre en toute sécurité les crêtes du petit ouvrage. Ce qu’il y avait de plus grave, c’est que l’eau manquait : un puits de quatre à cinq mètres de profondeur, creusé dans l’intérieur du tata, n’était alimenté que par les pluies.

Le 23, à la première heure, le capitaine Dargelos s’installa. Le lieutenant Bonnard étant parti après lui avoir remis le commandement, il restait le seul Européen dans ce coin perdu du Soudan, environné de ruines. Il avait pour toute société vingt-cinq noirs, dont deux ou trois tout au plus avaient appris quelques mots de français. Il ne connaissait aucun d’eux, et aucun d’eux ne le connaissait. Il sentit sa solitude, et il faut être un homme fort pour être soi-même quand on est seul. Il surmonta sa tristesse, s’occupa sans retard d’organiser la défense, en admettant la supposition peu probable qu’il eût un jour affaire à l’armée entière de Samory.

Son premier soin fut de faire disparaître la partie du mur d’enceinte du village qui dominait le poste ; on le découpa en tranches, qu’on sapait à la base, qu’on ébranlait par des poussées successives, et qui s’écroulaient à grand bruit, mettant à nu des nichées de scorpions, dont quelques-uns mesuraient jusqu’à vingt centimètres de longueur. Les tirailleurs menèrent vivement ce travail de démolition, qui devait permettre aux défenseurs d’enfiler les rues du village. En même temps, des ouvriers réquisitionnés parmi les habitans surélevaient les faces du tata, perçaient des créneaux. Deux puisatiers de profession poursuivaient le forage du puits commencé; ils ne rencontrèrent qu’une faible voie d’eau, donnant à peine quelques litres en vingt-quatre heures. Le 26, une tornade s’abattit sur la région et transforma en lac les abords du poste. Le capitaine fit exécuter quelques petits ouvrages de canalisation, et les eaux répandues allèrent se déverser dans une mare voisine.

Pendant que tirailleurs et Malinkés travaillaient résolument, ayant pris à cœur leur rude besogne, les femmes ne restaient pas oisives. Chaque jour elles venaient décortiquer le riz destiné à nos soldats. « Elles passaient au poste plusieurs heures, nous dit-on, ne cessant de chanter une courte phrase d’un charme doux et mélancolique, dite alternativement et indéfiniment reprise par la plus âgée, puis par ses compagnes, tandis que le choc contre le mortier des pilons manœuvres en mesure produisait un accompagnement sourd et rythmé. » Au soudan comme en Europe, la musique est l’art qui charme les ennuis ; elle donne à la vie les contours vagues, effacés et l’apparence fuyante d’un rêve, et peut-être la vie n’est-elle que cela.

Le 30 mai, les préparatifs étaient à peu près terminés, et le capitaine Dargelos n’avait pas perdu son temps. Si elle avait été pourvue d’eau, et plus abondamment ravitaillée, la petite place, désormais à l’abri d’un coup de main, aurait pu opposer une longue et sérieuse résistance. Le 31, vers huit heures du matin, les Malinkés, hommes et femmes, abandonnant en hâte leur travail, s’enfuirent à toutes jambes dans la direction du village. Au même instant, un tirailleur en vedette fit des signaux inquiétans. Que se passait-il? On entendit bientôt le bruit lointain d’une fusillade nourrie. Samory avait franchi le Niger et se heurtait à la colonne du capitaine Louvel, qui, après avoir culbuté l’ennemi et s’être ouvert un passage, se proposait de rallier à Nafadié la petite garnison qu’il y avait laissée et de se diriger ensuite sur Niagassola.

Il arriva dans la nuit. Ses hommes étant las et recrus, il jugea nécessaire de leur accorder un jour de repos. Mais quand, le 2 juin, il voulut reprendre sa marche, il s’avisa que la retraite lui était coupée. « A six cents mètres du poste, sur la route de Niagassola, grouillait une immense cohue grisâtre, d’où se détachaient seulement l’éclair des armes, luisant au soleil, et la casaque rouge des cavaliers de Samory. Pas un cri, mais la rumeur sourde et croissante d’un orage qui se rapproche avant d’éclater. » Après s’être massées, les casaques rouges se fractionnèrent en deux groupes, qui, suivis d’une colonne serrée de fantassins, se mirent en marche, décrivant chacun un demi-cercle autour du tata. En peu de temps le poste fut cerné, et on se disposa à l’attaquer. Les premiers rangs n’étaient plus qu’à une dizaine de mètres quand le capitaine Louvel commanda : « Feu rapide ! » Les assaillans s’empressèrent de répondre, et pendant un quart d’heure le feu continua, violent de part et d’autre. Cependant les guerriers de Samory, qui ne s’attendaient pas à retrouver la colonne Louvel à Nafadié et comptaient emporter la place d’emblée, surpris de l’accueil qu’on leur faisait, sentirent le besoin de reprendre haleine et se décidèrent à se replier sur le village et le ruisseau, laissant le sol jonché de cadavres de sofas.

Il ne restait aux assiégés que trois jours de vivres et une moyenne de 70 cartouches par homme, et malgré leur sanglant échec, les assiégeans n’avaient garde de renoncer à la lutte. Impossible de songer à une sortie immédiate. On recommanda d’économiser la poudre ; les bons tireurs furent seuls autorisés à se servir de leurs armes. Il fallait qu’à tout prix le commandant supérieur fût informé de la situation. Ce n’était pas facile : tous les passages étaient barrés par un cordon de sentinelles ou par de petits postes. Depuis le coucher du soleil, l’ennemi avait recommencé un feu d’enfer, interrompu de temps à autre par les beuglemens d’une corne de guerre et par de formidables clameurs. Un lieutenant indigène expliqua que les Soudanais ne font jamais d’attaques nocturnes, mais que, dans leurs entreprises contre une place, ils ont pour tactique de tenir sans cesse les assiégés en éveil, pour les épuiser de fatigue. Dans un moment où les fusils se taisaient, une voix se fît entendre, qui criait en malinké : «Vous avez de bonnes armes, et nous nous garderons bien de vous attaquer de nouveau ; mais nous allons nous établir ici. Nous savons que vous avez peu de vivres et que vous n’avez pas d’eau : quand vous n’en pourrez plus, nous viendrons vous prendre. »

On découvrit que la mare qui avait servi de déversoir aux pluies de la tornade n’était pas encore à sec. D’audacieux volontaires escaladèrent la muraille du tata et firent la chaîne de la mare au poste sous les balles des assiégeans, que tâchaient de tenir à distance quelques bons tireurs, qui manquaient rarement leur coup. Une seconde tornade semblait s’annoncer: on l’appelait, on implorait son assistance. On entendit de nouveau une voix qui criait: « En vain regardez-vous le ciel; Allah n’est pas avec vous et ne vous enverra pas d’eau. » Cependant la tornade éclata ; deux heures durant il plut à verse, comme il pleut au Soudan, et grâce à des conduits d’écoulement préparés à l’avance, le puits se remplit jusqu’à l’orifice. Mais les vivres diminuaient d’heure en heure ; on avait beau réduire les rations, on était certain que dès le 10 les approvisionnemens seraient épuisés, qu’il faudrait se rendre. Pendant les journées du 8 et du 9, chacun des tirailleurs indigènes reçut pour toute nourriture une petite poignée de maïs pilé, sans avoir l’air de trouver que c’était peu. « On éprouve, dit le témoin oculaire, un sentiment d’admiration profonde pour ces braves gens, dont le dévoûment, d’autant plus héroïque qu’il était plus obscur et plus désintéressé, n’eut pas une défaillance, qui acceptaient de gaîté de cœur les privations et les fatigues les plus dures, et que ne troubla pas un instant la perspective d’une mort inévitable, alors que les offres les plus tentantes leur étaient renouvelées chaque jour s’ils consentaient à nous livrer. »

Les dépêches expédiées au commandant supérieur lui étaient-elles parvenues? Quelque porteur avait-il réussi à s’ouvrir un chemin à travers les cordons de sentinelles? Pouvait-on se flatter d’être secouru à temps? On était attentif au moindre bruit que le vent apportait; on se disait sans cesse : « Sont-ils en route? Quand arriveront-ils? » S’ils n’arrivaient pas le 10, plus d’espoir de salut. Ce jour-là, vers 8 heures, des appels de corne retentirent ; des gens armés allaient et venaient d’un air effaré; des cavaliers quittaient le village et disparaissaient dans la direction du Sud-Ouest. Le capitaine Dargelos était monté sur une tourelle pour épier les mouvemens de l’ennemi, sans que personne le couchât enjoué. A 9 heures, on entendit au loin des coups de feu de plus en plus distincts ; on crut reconnaître le crépitement du fusil Gras. Un canon qui donna de la voix dissipa les derniers doutes. Les tirailleurs agitaient follement leurs fusils, en disant : « Touhab ! toubab ! les Français! les Français! » Les libérateurs approchaient. En apercevant le drapeau qui flottait au-dessus du tata, ils poussèrent un cri prolongé de : Vive la France ! Cette loque tricolore, déchiquetée par les balles, leur apprenait que l’honneur était sauf. Quelques instans après, les guerriers de Samory s’enfuyaient en désordre, et le commandant Combes se présentait à la porte du poste.

La marche de cet officier supérieur pour se porter au secours de Nafadié est, de l’avis des juges compétens, un des tours de force les plus extraordinaires qui aient été accomplis dans le Soudan. Le 2 juin, étant parti de Koundou pour Niagassola, il avait appris que le capitaine Louvel, bloqué à Nafadié, n’avait plus que des munitions insuffisantes et que les vivres lui manquaient. Il fallait le délivrer en quatre ou cinq jours au plus. Le commandant Combes franchit en 72 heures une distance de 135 kilomètres; il en fait 54 le dernier jour dans un pays sans chemins. Le 6, il trouve à Niagassola 60 tirailleurs venant de Kita. Il forme sa petite colonne de secours, comprenant une compagnie de 112 tirailleurs, un canon de 4 rayé de montagne avec deux canonniers, 14 fantassins de l’infanterie de marine et de la compagnie auxiliaire d’ouvriers et 15 spahis.

La colonne se met en marche ; le commandant s’est dit qu’avec son petit effectif, il lui était impossible de heurter de front les formidables positions occupées par l’ennemi en avant de Nafadié. Il se décide à faire un crochet à l’Ouest. La colonne suit des sentiers de chasse à peine frayés, et campe le 9 juin près d’un abreuvoir de fauves. Le 10, elle arrête son mouvement à l’Ouest pour revenir à l’Est, droit sur Nafadié. Elle se trouve bientôt en vue de Kolita, petit village à 800 mètres du poste. Les bandes de Samory, qui ne l’attendaient point, font face pour s’avancer à sa rencontre. Le commandant bouscule sofas et cavaliers. Mais arrive-t-il à temps? C’est là son doute et sa poignante inquiétude. — « Je n’ai été convaincu, a-t-il dit lui-même, de la réussite de ma manœuvre qu’en apercevant le drapeau tricolore, après avoir enlevé à l’arme blanche un marigot qui m’en séparait. À ce moment notre surexcitation à tous était telle que rien ne pouvait nous arrêter. De Kolita à Nafadié, je n’ai pas entendu siffler une balle, et cependant ce n’est pas ce qui nous a manqué! J’étais sourd et pouvais à peine crier; mais ma vue avait pris une acuité extraordinaire. » Il avait réussi, il n’arrivait pas trop tard. Il n’était pas au bout de sa tâche et de ses peines, il devait, sans perdre un instant, ramener tout son monde à Niagassola.

Revenus de leur surprise, les 5 000 guerriers de Samory se disposaient à refermer le cercle autour de lui, et il n’avait que 260 soldats pour leur faire tête. Il partit aussitôt, suivi par cette meute affamée et aboyante, qui s’efforçait de l’envelopper. Il fallait se battre chemin faisant, et la pluie qui ne cessait de tomber rendait la marche difficile. En arrivant au marigot Kokoro, il s’avise que la route lui est barrée par Fabou, l’un des lieutenans les plus célèbres de Samory, tandis que le chef noir est sur ses derrières et sur ses flancs. La position serait critique s’il ne savait qu’il peut compter sur ses tirailleurs indigènes, que, vieillis dans les guerres du Soudan, ils restent dans la main de leurs officiers et sont aussi dociles dans le combat qu’à la manœuvre. L’avant-garde franchit le marigot en amont et en aval, enfonce le centre ennemi; elle se forme en éventail, et le passage de la colonne s’opère en bon ordre. A un signal convenu, le capitaine Dargelos, resté seul avec sa section sur la rive droite, traverse à son tour le ruisseau au pas de course, pendant que les troupes rangées sur la rive gauche, après avoir déblayé le terrain, font face en arrière et, par des feux de salve bien dirigés, arrêtent la poursuite de l’ennemi. La route de Niagassola est ouverte, on atteindra bientôt ce refuge avec 28 blessés. « La conduite de tous a été digne d’éloge, disait le commandant Combes dans son rapport. Les tirailleurs, qui n’étaient pas appuyés par des troupes blanches, ont combattu dans un ordre parfait. Nous avons mis l’ennemi en déroute toutes les fois qu’il a tenté de nous arrêter ; nous avons fait halte chaque fois que c’était nécessaire. En un mot, notre retraite de Nafadié sur Niagassola s’est effectuée aussi lentement qu’il convenait pour prouver à l’ennemi que nous rentrions, non contraints par lui, mais par la saison qui ne nous permettait plus de tenir la campagne. » On était désormais hors d’atteinte ; Samory ne tarda pas à se replier sur le Bouré, et la vaillante petite troupe, après avoir laissé des garnisons dans les postes, rentrait à Kayes.

La défense de Nafadié et la retraite sur Niagassola sont un des épisodes héroïques de l’histoire si glorieuse déjà de nos tirailleurs sénégalais, qui nous ont toujours servis avec un entier dévouement et une inébranlable fidélité. Il serait juste et sage de donner quelques marques de sollicitude, de bienveillance à ces braves gens, dont nous aurons souvent besoin. Cependant notre gouvernement leur marchande ses récompenses et ses faveurs. Il en coûterait peu de leur accorder certaines satisfactions d’amour-propre, dont ils consentiraient à faire presque tous les frais. Ils aiment à mêler un peu de fantaisie à leur rude métier, ils ont du goût pour les couleurs voyantes. Ils portent à regret leurs tristes vareuses, ils voudraient avoir un uniforme qui les fît ressembler aux anciens zouaves. C’est une joie que nous nous obstinons à leur refuser. Nous semblons ignorer le prix qu’ont pour tous les hommes et surtout pour les Africains les plaisirs d’imagination.

Si la retraite ne s’est pas tournée en désastre, l’honneur en revenait non seulement à la bravoure, à la discipline des soldats, mais à l’indomptable énergie de leur chef, à la confiance qu’ils avaient en lui, à la terreur salutaire qu’il causait aux sofas de Samory, qui l’avaient surnommé le Diable. Pourtant, quand il revint en France, on lui fit grise mine, on pensa se montrer généreux en gardant le silence sur ses actes et sur ceux de ses officiers. Que pouvait-on reprocher au commandant Combes? Était-ce sa faute si Samory, rassuré par notre inaction, avait repris l’offensive? Peut-être lui en voulait-on d’avoir montré trop de résolution dans des circonstances périlleuses, d’être un de ces officiers des troupes de marine habitués de bonne heure à prendre des décisions, en assumant des responsabilités.

Aujourd’hui les hommes de caractère sont facilement suspects. On l’a bien vu tout récemment encore. Il y avait un général de division que son admirable campagne dans le Soudan, les services qu’il avait rendus depuis, sa profonde connaissance de l’Afrique, son courage froid accompagné de prudence et d’une extrême attention à ménager le sang du soldat, semblaient désigner au commandement de l’expédition de Madagascar. On avait visiblement jeté les yeux sur lui; on lui avait demandé d’étudier la question, de présenter un projet, des plans, un budget. Tout le monde le croyait nommé, Il ne l’était pas. On s’était ravisé : la supériorité de son intelligence et la fermeté de son caractère avaient, parait-il, inspiré des craintes à des gens qui craignent tout; ils avaient décidé que, si on lui fournissait l’occasion de faire encore parler de lui, n’pourrait bien devenir un homme dangereux. Nous refusons aux tirailleurs sénégalais les plaisirs d’imagination, et ce sont des peurs imaginaires qui nous gouvernent. Cet incident a paru singulier; depuis longtemps nous ne devrions plus nous étonner de rien.


G. VALBERT.