Un Épisode de l’histoire religieuse du XVIIe siècle/01

UN ÉPISODE
DE
L'HISTOIRE RELIGIEUSE
AU XVIIe SIÈCLE

I
LA COMPAGNIE DU SAINT-SACREMENT


I. — La Compagnie du Saint-Sacrement de l’Autel (1627-1666)

C’est un document bien étonnant que ces « Annales de la Compagnie du Saint-Sacrement[1] » qui, découvertes au Cabinet des manuscrits de la Bibliothèque nationale par le P. Le Lasseur, il y a une vingtaine d’années, — analysées, en 1888-89, dans les Études de la Compagnie de Jésus, par le P. Clair, avec une discrétion qui en atténuait et éteignait singulièrement l’importance, — exhumées de nouveau en 1899, non sans beaucoup de partialité et quelques erreurs, par M. Rabbe dans la Revue historique, — viennent enfin d’être intégralement publiées par D. Beauchet-Filleau, moine bénédictin, et commentées dans un ouvrage très documenté et très intéressant, par M. Raoul Allier, professeur à la Faculté de théologie protestante.

L’histoire que raconte ce manuscrit est si extraordinaire que, lorsqu’il réapparut, le premier mouvement des historiens fut de le suspecter. Mais l’authenticité n’en est pas contestable. L’auteur, René II de Voyer de Paulmy, comte d’Argenson, ancien ambassadeur de France à Venise, maître des requêtes, était un homme grave, et mérite tout crédit. C’est à l’archevêque de Paris, Louis-Antoine de Noailles, qu’il adresse, en 1696, cette relation ; et il n’y a pas de motif de douter que, comme il l’assure, il n’y reproduise les « registres » officiels d’une Compagnie dont, membre et dignitaire, il avait « connu tout le fonds, » et dont il voudrait que le nouveau chef du diocèse de Paris prît en main le rétablissement. D’ailleurs, d’autres documens émanant de la même Compagnie, découverts, çà et là, au siècle dernier, en province[2], et restés inaperçus, concordent, dans leurs renseignemens partiels, avec la narration générale de Voyer d’Argenson et se trouvent avoir confirmé par avance les faits, — si étranges, — qu’elle nous révèle.

D’abord, la naissance, au beau milieu du XVIIe siècle, sous le règne de Louis XIII et le gouvernement de Richelieu, d’une société catholique secrète. — Puis, en pleine monarchie absolue, sa durée pendant trente-neuf ans, sa diffusion par toute la France, en comptant parmi ses adhérens plusieurs des personnages religieux et politiques les plus en vue, le Père de Condren et saint Vincent de Paul, le duc de Ventadour et le maréchal de Schomberg, M. Olier et Bossuet, le prince de Conti et le premier président de Lamoignon. — Enfin et surtout, la part que cette association, privée, secrète et illégale, paraît avoir prise, de 1631 à 1660, aux plus grandes affaires de l’Église de France, à certains actes du gouvernement, à la vie de la société française.

Mais ce qui n’est pas moins singulier, c’est l’oubli, presque complet[3], où restèrent pendant plus de deux siècles l’existence paradoxale et l’activité puissante de cette société. Une si tardive résurrection de documens d’une telle valeur est propre à nous rappeler une fois de plus ce que disait Fustel de Coulanges : « qu’on n’est jamais trop peu pressé d’écrire l’histoire. »


II. — UNE SOCIÉTÉ SECRÈTE CATHOLIQUE AU XVIIe SIÈCLE

Il faut avouer que, pour se dissimuler aux contemporains comme à la postérité, la Compagnie du Saint-Sacrement fit tout le possible.

Non pas, peut-être, qu’elle ait eu, aussi tôt que M. Allier l’affirme, le propos délibéré de vivre et de travailler dans l’ombre. Henri de Lévis, duc de Ventadour, lieutenant-général du Roi en Languedoc, mystique soldat qui, en 1627, conçut l’idée d’un vaste effort collectif de propagande et d’action catholique ; le Père Philippe d’Angoumois, capucin de Paris, et l’abbé de Grignan, ses premiers confidens, étaient, à ce qu’il semble, des dévots trop ingénus et trop enthousiastes pour croire tout de suite qu’un aussi beau et aussi utile dessein que le leur dût s’abriter dans une clandestinité humiliante. Aussi songèrent-ils d’abord à faire imprimer leurs statuts, et s’empressèrent-ils de donner avis à Louis XIII de leur entreprise et de solliciter son assentiment[4]. Mais il est certain aussi qu’en fait de reconnaissance et d’assentiment, ils se contentèrent vite, et de peu. « M. le Garde des sceaux Châteauneuf » leur eût aisément obtenu des lettres patentes « du grand sceau ; » ils refusèrent. Une lettre de cachet leur suffit, par laquelle le Roi faisait savoir à l’archevêque de Paris qu’il leur avait « permis de s’assembler, à la condition d’être informé de temps en temps de ce qui se passerait dans leurs assemblées. » Le refus, catégorique et persistant, que fit l’archevêque de Paris, d’ajouter son approbation à celle du Roi ne les arrêta pas plus qu’à Lyon le mécontentement (du moins au début) de l’archevêque Alphonse-Louis du Plessis de Richelieu, frère du cardinal. À ces oppositions on passa outre On déposa respectueusement dans le « coffre » la lettre de Louis XIII, dont il fut délivré copie quelquefois, — rarement, — à celles des Compagnies qui souhaitèrent d’être renseignées sur leur situation légale[5] ; on décida « qu’on demeurerait dans le silence » et qu’avec cette unique garantie « on continuerait les assemblées. » Mais on s’appliqua dès lors, — c’était en 1631, — « à les tenir le plus secrètement possible[6]. » Et ce secret, la Compagnie du Saint-Sacrement, pendant les trente-cinq ans qu’elle vécut ensuite, le maintint et l’accrut avec la plus minutieuse attention.

A peine est-elle née, — cette société qui compte parmi ses fondateurs un capucin et un jésuite[7], — qu’elle se hâte de s’interdire à elle-même d’admettre en son sein « tout prêtre appartenant à une congrégation. » Cela, entre autres raisons, parce qu’un religieux, « n’étant pas maître de lui-même, » aurait dû « faire connaître à ses supérieurs tout ce dont il serait chargé par la Compagnie. » — Après avoir commencé par tenir dans des couvens ses séances hebdomadaires, elle y renonce « parce qu’on y était trop observé. » — Même « le lieu de l’assemblée, s’il n’y en avait point d’arrêté, » pouvait être choisi par le président et, par conséquent, changé par lui selon sa prudence. On alla jusqu’à décider qu’il valait mieux « qu’il n’y eût pas un lieu fixe. » Et, si l’on ne nous dit point que, pour s’y rendre, le « manteau couleur de muraille » fût recommandé, au moins voyons-nous qu’à Poitiers, « ceux des messieurs de la Compagnie qui ont ordinairement des laquais à leur suite » sont priés « de s’en défaire quand ils viennent à l’assemblée. »

Une société dont « le secret est l’âme » ne doit pas être trop nombreuse. De là, le mode de recrutement adopté d’assez bonne heure. L’admission des membres nouveaux, qui, au début, dépendait de l’assemblée, fut bientôt confiée au seul comité directeur, formé par les « officiers. » Et ceux-ci n’admettaient de postulans qu’après une soigneuse information, portant non seulement sur la probité et la piété des candidats, mais « sur leurs dispositions aux emplois que donne la Compagnie et sur leur docilité d’esprit. » En outre, le « supérieur, » pendant les trois mois de sa charge, n’avait pas le droit de faire recevoir plus de deux personnes. Les accessions nouvelles ne s’élevaient donc, ce semble, qu’au chiffre de huit par an.

Du reste, on n’encourage guère les membres à attirer des adhérens. « Ne point parler de la Compagnie, — leur enjoint-on par-dessus tout ; — ni de ses œuvres, ni de sa conduite, ni des particuliers qui la composent ; ne la point faire connaître en quelque manière, ni par quelque moyen que ce soit. » Sur cette discrétion, les statuts de Poitiers précisent encore : « Ne nommer en aucune manière la Compagnie, ni à ses amis qui n’en sont pas, ni ceux qui sont mariés à leurs épouses, enfin pas même à ceux qu’on estimerait d’une piété et d’une intégrité de mœurs assez grandes pour mériter qu’on leur propose de s’y engager. » Tout ce qui est loisible, en fait de propagande, c’est de laisser vaguement entendre que l’ « on connaît des personnes, sans en nommer aucune, qui s’assemblent pour travailler à quelques bonnes œuvres, avec lesquelles, si ces personnes se trouvent d’inclination de vouloir se joindre, on leur pourra offrir de leur en procurer la connaissance… »

Puis, de ces membres recrutés et triés avec tant de circonspection, l’initiation est parcimonieusement limitée. C’est oralement, soit par les exhortations individuelles des « anciens » chargés de l’instruction des « nouveaux, » soit par les homélies entendues aux séances, que les néophytes apprennent à connaître « l’esprit » de la Compagnie. Dans celle de Paris, les statuts (encore que, rédigés avec une sobre prudence, ils ne continssent que des principes généraux, sans rien de bien compromettant) n’étaient communiqués qu’en copies, et avec de rigoureuses restrictions qui devaient rendre cette communication aussi rare et aussi peu dangereuse que possible. « Ceux à qui ils le seront, disent les règlemens de Poitiers comme ceux de Paris, s’en chargeront sur l’inventaire qui sera entre les mains du secrétaire, les rendront au plus tôt, et n’en donneront ni retiendront copie. »

Le reste du temps, rien de plus étroitement gardé que les archives.

« Chaque Compagnie aura un coffret pour mettre ses registres et ses papiers. On y collera cet écriteau : Ce coffret et tout ce qui est en dedans appartient à M. N… qui en a la clef et qui me l’a donné en dépôt. Le dépositaire de ce coffret aura soin d’en faire une marque dans son Journal ou d’en parler dans quelque acte qui en donne connaissance après son décès. »

Mais on s’inquiétait toujours pour ces « papiers, » lors même qu’on les savait en mains sûres. A chaque instant la Compagnie de Paris les « fait rapporter. » En 1655, elle les réclame en grande hâte au comte Hercule de Belloy, marquis de Montaguillon, capitaine des gardes de Gaston d’Orléans, qu’elle avait chargé d’écrire son histoire. Et, en 1658, elle fait mettre sur « l’écriteau » « le nom d’une personne de qualité, afin que, si le dépositaire venait à mourir sans s’en être dessaisi, qui que ce fût ne prît la liberté de l’ouvrir. » Pour plus de sûreté, ce ne fut pas un gentilhomme que l’on choisit, mais un magistrat : ce fut M. De Lamoignon, « alors maître des requêtes, depuis premier président du Parlement de Paris. » Cent ans après, son arrière-petit-fils devait rendre à peu près le même service à Diderot.

Pour toute société secrète, c’est du côté des affaires financières qu’il y a toujours un danger de divulgation. La provenance des ressources indispensables à toute entreprise, même spirituelle, excite les curiosités malveillantes. C’est apparemment pour cela que les fondateurs avaient établi d’abord la quête à huis clos, aux séances mêmes. On ne tarda pas à s’apercevoir qu’à toutes les dépenses de la Compagnie le produit de ces collectes était loin de suffire. On admit les donations et les legs. Seulement, il fallait veiller à ce que les formes légales fussent accomplies sans trahir le bénéficiaire. La société, qui ne voulait avoir « aucune liaison ni communication avec aucune compagnie de finance sous quelque titre que ce fût, » n’en voulait non plus aucune avec les notaires du Roi ou les percepteurs des droits d’enregistrement ou les cours de justice. Il fut donc établi que « les choses se feraient » au profit de la Compagnie « sans qu’elle parût à l’extérieur, » qu’on « ne parlerait jamais d’elle aux contrats de fondation, de donation, ni de testament, ni autres actes publics. » On régla la marche à suivre par les testateurs donateurs et les légataires fictifs. « Les testateurs donateurs choisiraient deux ou trois confrères comme particuliers, mais qui seront approuvés par la Compagnie. Ils inscriront dans leur testament : « Je veux qu’il soit mis entre les mains de MM. N… N… et N… la somme de… pour être employée aux œuvres de charité qu’ils savent, sans qu’ils soient tenus d’en rendre compte. En cas de décès de l’un des trois, les deux survivans en nommeront un qui leur sera indiqué par la Compagnie. » Comment se fit-il qu’un jour un bon prêtre, pourtant maître de la Chambre des comptes de Paris, commit l’étourderie de nommer la Compagnie dans son testament ? « Celle-ci ne voulut prendre aucune connaissance » de ce legs imprudent.

Un autre péril de publicité résulta pour elle, de bonne heure aussi, de son succès même.

À peine le groupe de Paris était-il définitivement constitué (décembre 1630) que « Dieu multipliait son ouvrage par l’établissement à Lyon d’une compagnie formée sur son modèle. » Et, après Lyon, ce fut Orléans, puis Angers, La Flèche, Aix, Blois, Marseille, Cahors, Arles, Tours, Toulouse, Poitiers, Caen, Toulon, Bordeaux, Senlis, Laval, Rouen, Périgueux, vingt autres villes. D’Argenson en nomme cinquante-trois. M. Allier en compte cinquante-six et croit, très vraisemblablement, qu’il y en eut davantage[8].

Mais, dans la plupart des fondations nouvelles, il s’agissait, d’abord, de refaire ce qu’on avait fait à Paris : de cacher la Compagnie aux autorités locales, et, en premier lieu, à l’évêque. Car il ne faut pas que sur ce point les statuts nous fassent illusion, ni les « mémoires » théoriques rédigés par deux des confrères les plus éminens, MM. du Plessis-Montbard et de Renty, et que d’Argenson cite avec insistance dans son plaidoyer à l’archevêque de Paris en vue du rétablissement de la Compagnie. Sans doute les statuts nomment « les prélats » parmi les personnes qui peuvent entrer dans la Compagnie ; mais ils ne disent pas que l’ordinaire du lieu y doive entrer de droit. Et, si M. De Renty proclame que les évêques en sont « supérieurs nés, » il ne conseille pas de les en faire supérieurs effectifs et actifs. Les grands honneurs que les règlemens proscrivaient de leur rendre indiquent précisément le contraire. Quand l’évêque viendra assister à une réunion, on se lèvera à son entrée ; on lui donnera la première place à la droite et au-dessus du supérieur. Mais on ne lui donnera pas la présidence. On l’assoira sur un fauteuil, — dont, pour éviter toute jalousie, il est prévu qu’en son absence, ses grands vicaires ne jouiront pas. — Mais, sur ce fauteuil, l’évêque ne fait rien ; il semble même qu’il soit invité, respectueusement, à ne rien dire. C’est ce qu’exprime avec une ingéniosité alambiquée, où l’on serait tenté de voir quelque ironie, M. De Renty : « L’évêque nous représente, dit-il, dans l’assemblée, l’autorité et la paternité de Dieu ; et son silence nous y marque sa sainteté et sa retraite ait trône de sa gloire. » Aussi bien y eut-il probablement peu d’évêques sur ce « trône de gloire » et d’inaction, car il y en eut peu qui connurent la Compagnie. D’Argenson a beau dire que, « pleine de respects pour MM. les évêques, elle recevait avec joie tous ceux qui témoignaient désirer d’y avoir entrée : » il ne nous en cite qu’un exemple[9]. Les seules villes où elle mit l’évêque dans sa confidence furent probablement celles dont l’évêque connaissait par avance, ou même faisait partie de la société avant son élévation à l’épiscopat. D’après les noms et les dates donnés par d’Argenson, complétés par M. Allier, on peut calculer que, sur les cent vingt-sept archevêques ou évêques de la France de 1635, il y en eut, au plus, vingt affilies à la Compagnie. Partout ailleurs, c’est-à-dire dans près de quarante villes, on se cache d’eux. On se cache de ceux mêmes qui, comme Pierre Scarron, à Grenoble, sont des prélats zélés, de qui les œuvres devraient édifier la Compagnie, et qu’elle devrait compter édifier par les siennes. Et le moyen qu’elle emploie pour rester ignorée d’eux fut, sans doute, plus d’une fois celui que la candeur de d’Argenson nous dit avoir fort bien réussi à Périgueux : on fit approuver à l’évêque les statuts d’une Confrérie, — comme il y en avait beaucoup alors, — du Saint-Sacrement, — confrérie publique, ostensible, qui fut le manteau derrière lequel la Compagnie du Saint-Sacrement s’abrita.

A mesure que les Compagnies se multipliaient, il s’agissait aussi de dissimuler leur filial l’on et leurs rapports. Là encore, les artifices employés par la Compagnie sont très ingénieux, trop ingénieux. Ainsi, en 1659, M. De Bagni, le nonce du Pape, ami et admirateur de la Compagnie, voulait à toute force en établir, à Rome même, une semblable. Maintes fois il avait demandé, à cet effet, communication des statuts. On éludait toujours. Enfin, par déférence, il fallut céder. Mais alors, non seulement « il fut arrêté qu’on en retrancherait tout ce qui pouvait manifester la Compagnie de France ; qu’on les traduirait en latin, afin qu’on ne pût soupçonner que l’idée en venait de Paris ; » on lit mieux : « on dressa ces statuts en sorte qu’ils ne parussent que comme le projet d’une Compagnie à former, et non comme les statuts d’une Compagnie déjà formée. »

En outre, la Compagnie de Paris, s’autorisant non seulement de sa qualité de « Mère, » mais de ses fonctions de « patronne » et de chargée d’affaires de toutes les Compagnies de province, en profitait pour diriger la conduite de ses « filles, » restées ses clientes et ses obligées. Maintes fois elle morigène les indiscrètes qui commettaient des imprudences propres à les « manifester ; » — qui (à Marseille, par exemple) laissaient voir trop aisément leurs statuts et leurs règlemens. — Elle leur rappelle qu’elles n’en pouvaient « donner aucune communication, même à MM. les évêques ou à MM. les gouverneurs qui auraient dévotion de former de semblables Compagnies, sans l’avis et le consentement de celle de Paris. » Surtout elle réprimande les groupes nouveaux qui (comme à Marseille encore, ou à Caen) prétendaient communiquer les uns avec les autres, sans passer par la a source. » À cette prétention, la Compagnie de Paris résista longtemps d’une manière absolue. Il fallut des sollicitations réitérées pour obtenir d’elle qu’au moins certaines succursales, situées aux extrémités du royaume, eussent la faculté d’entretenir correspondance avec leur voisine : Bordeaux avec Limoges, Nîmes et Marseille avec Avignon. Ce ne fut qu’à regret, en tremblant, que Paris permit ces rapports directs, et en stipulant bien « qu’il ne serait jamais accordé aux Compagnies de correspondance générale, mais seulement en particulier, de Compagnie à Compagnie[10]. »

Dans cette résistance, y avait-il de l’amour-propre, un désir de primauté reconnue et de suprématie maintenue ? Il y avait aussi la crainte (et fort juste, comme l’expérience le prouva[11]) que ces correspondances multiples et ces relations de voisinage ne décelassent beaucoup trop l’entente commune, et ne rendissent inutiles les précautions infinies que la Compagnie apportait dans l’exercice de son activité.

Ses décisions elles-mêmes avaient encore des dessous, si l’on peut dire, ultra-secrets. Une partie des motifs qui les avaient dictées, comme une partie des moyens qui en devaient assurer l’exécution, échappait aux membres ordinaires et n’était sue que des seuls « officiers ». Ces officiers, — un supérieur, un directeur, un secrétaire, — se réunirent à part dès l’origine, et, depuis 1638, mensuellement. Après avoir commencé par ne remettre à leur discrétion que les affaires de moindre conséquence, on en arriva à consentir que « toutes les propositions regardant l’Eglise, les ordres religieux, les affaires publiques, ou la conduite de la Compagnie, » ou, d’une façon plus vague encore, « tous autres sujets importans, » ne se fissent jamais publiquement, c’est-à-dire dans l’assemblée générale hebdomadaire « qu’après en avoir conféré en particulier avec le supérieur. » Bien plus, il suffisait que « quelque affaire » parût au supérieur de nature « à trop occuper la Compagnie » pour qu’il eût le droit « de la renvoyer à l’assemblée des officiers » ou de « commettre trois ou quatre personnes de son choix sur lesquelles on s’en reposerait[12]. » A la délibération collective d’idées pieuses, à la communion d’initiatives charitables établie par les fondateurs, se substituait peu à peu l’absolutisme d’un comité évoquant à lui toutes les entreprises d’importance, pour en mieux assurer le secret.

La même prudence réglait le choix des actes. Dès 1633, se déliant de son propre zèle, la Compagnie de Paris s’interdisait, « comme pouvant la manifester, » non seulement toutes les démarches de parade et de cérémonie, telles que la députation que l’on avait commencé d’envoyer, à la façon des autres confréries, à la messe de la Madeleine et à la procession des Billettes[13], mais même des actes de piété ou de charité jugés trop voyans. Elle supprime ainsi le catéchisme « que l’on faisait depuis l’origine aux laquais des confrères pendant les séances. »

Quant à l’accomplissement des bonnes œuvres dont la Compagnie croyait pouvoir se charger, sa façon, invariable, de procéder était indirecte, souterraine.

Son intervention devait laisser aussi peu que possible de traces écrites : « On n’écrira jamais de corps à des particuliers, mais seulement de Compagnie à Compagnie. » Aux particuliers « on fera écrire par quelqu’un des confrères. » Sa « voie » est constamment la voie excitative. « La Compagnie, disent les documens cités par d’Argenson, n’agit jamais de son chef ni comme corps. » « Jamais la Compagnie n’agira par elle-même, répètent les statuts de Poitiers ; c’est par le moyen des particuliers qu’elle aura recours aux grands vicaires, aux évêques, » au Pape même, si besoin[14], « pour les choses spirituelles ; » — « à la Cour, aux gouverneurs et intendans, aux magistrats, aux juges, » aux amis mondains influens, « pour les choses temporelles. » — Et, dans ces démarches de conseillère ou de solliciteuse, il ne faut pas qu’elle soit, si peu que ce puisse être, entr’aperçue. Il faut que les émissaires qu’elle fait mouvoir la couvrent. S’ils sont membres de la Compagnie, ils devront, — orgueilleux par docilité, — chercher à donner l’impression qu’ils agissent à titre privé, de leur propre mouvement, écarter tout soupçon qu’ils agissent par ordre ou par instigation. Si ce sont des étrangers que ces membres lancent sur « les puissances, » ceux-là seront bien aises, par amour-propre, de revendiquer l’initiative qu’ils croient avoir, et le mérite des bons conseils qu’on leur souffle.

Derrière ces instrumens, ou inconsciens ou interposés, dont les uns sont discrets par ignorance, et les autres par obéissance, une enquête sur la Compagnie aurait pu malaisément atteindre le moteur dirigeant. En 1659, « les officiers de la ville de Blois se tourmentaient fort pour la découvrir, parce qu’elle faisait souvent des coups de force et de grandes œuvres qui surprenaient. » Y réussirent-ils ? C’est douteux, car ces « coups de force, » la Compagnie les faisait avec l’appui de Son Altesse Royale le Duc d’Orléans, retiré à Blois. Or, le Duc d’Orléans, dit d’Argenson, lui donnait cet appui « sans la connaître[15]. »

Donc le secret était bien, en vérité, comme ne craint pas de le proclamer d’Argenson, « l’âme de la Compagnie. » Mais pourquoi ? Pourquoi ses conducteurs lui répétaient-ils, sous toutes les formes, que ce secret devait être son « grand amour » et « la première des voies qui formaient son esprit ; » — que « lui seul » il la distinguait « d’avec toutes les autres Compagnies[16], » — qu’il lui était « tellement essentiel que, si vous l’ôtiez, elle ne serait plus elle-même ? »

Un jour que la Compagnie d’Angers s’en étonnait, et demandait le motif de cette subtile organisation et de ces façons de conspiration occulte, la Compagnie de Paris lui répondit que « le désir d’imiter la vie cachée du Sauveur dans cette Eucharistie dont elle portait le nom » était la « principale cause de ce soin si exact à demeurer cachée, » — et c’est encore ce qu’affirme le récent éditeur[17] du manuscrit de Voyer d’Argenson. Il y a plus d’apparence aux raisons données- par M. du Plessis-Montbard, dans un mémoire « sur l’esprit de la Compagnie » que d’Argenson analyse. « La fin de ce secret, — écrivait ce pieux personnage[18], — est de donner moyen d’entreprendre les œuvres fortes avec plus de prudence, de desappropriation (entendez : de désintéressement), avec plus de succès et moins de contradiction. Car l’expérience a fait connaître que l’éclat est la ruine des œuvres… et que la propriété (entendez : l’amour-propre, l’intérêt de vanité) est la destruction du mérite et du progrès en vertu. » Et cela est, sans contredit, d’une psychologie clairvoyante et d’une « spiritualité » salutaire. Mais à la question précise que nous nous posons en ce moment répond surtout l’aveu de Du Plessis-Montbard sur le secret considéré comme la condition du succès et de l’efficacité. Quelques réserves que fasse à l’égard de toute entreprise secrète la délicatesse de la conscience moderne, il faut bien avouer aussi, pour être entièrement sincère, ce que l’on sait de reste, je veux dire à quel point est vrai le mot connu, que le bruit ne fait pas de bien, et que le bien ne fait pas de bruit. Les intentions les plus pures, les projets les plus bienfaisans ont besoin quelquefois de se dissimuler pour réussir, pour trouver grâce auprès de ceux mêmes qu’ils servent. A plus forte raison, quand il est des gens qu’ils contrarient ; — quand il s’agit non pas seulement de charités ordinaires, mais de fondations nouvelles et de réformes ; — quand il s’agit d’un ensemble de projets et d’une suite d’entreprises, telles que les entreprises et les projets que l’on va voir.


III. — LES ŒUVRES DE LA COMPAGNIE

« Empêcher tout le mal, procurer tout le bien, » c’est en ces termes que la Compagnie du Saint-Sacrement avait coutume d’exprimer son ambition. Or, si présomptueuse que cette ambition puisse paraître, il faut avouer que, dans la mesure du possible, elle parvint à la remplir. Et l’historien, très exact, mais plutôt sévère, qu’elle vient de trouver, reconnaîtrait aussi volontiers que son panégyriste d’autrefois qu’elle avait « l’œil à tout » et que « nuls besoins n’échappaient à ses soins et à sa vigilance. »

Les besoins matériels, d’abord.

Dès la « supériorité » du duc de Ventadour, pendant que l’on en était encore à établir solidement la Compagnie, » elle commence de travailler au soulagement des « pauvres mendians de Paris. » Et quoique, dans leur état, ce soit surtout « la désolation des âmes » qui l’émeuve, il s’en faut qu’elle oublie les corps. Si elle recommande à ses visiteurs d’hôpitaux de faire confesser et baptiser, elle leur prescrit aussi de tenir la main à ce « que les religieux soignent et habillent les petits enfans des femmes malades, parce qu’il en mourait un grand nombre de croupir longtemps dans leurs lits. » En 1636, elle fait « taxer » la viande « au profit des pauvres malades. » Dès 1632, elle avait épuisé son « coffret, » que plusieurs fois elle endettera, malgré les règles de prévoyance qu’elle s’impose souvent et qu’elle viole toujours.

C’est que la Compagnie de Paris, — pour ne parler que d’elle, — ne limite pas sa charité à Paris. En 1627, à la misère endémique dont le bas peuple de presque toutes les villes de France et la presque-totalité de la population rurale souffraient depuis la fin du XIVe siècle, s’était ajoutée la peste, qui dura jusqu’en 1632. Puis, en 1636, la guerre, l’invasion. Puis, de 1642 à 1653, la surcharge croissante des impôts et la guerre civile. Puis, en 1659, 1660, 1662, la famine. Durant ces trente-cinq ans d’épreuves différentes et continues, la Compagnie de Paris s’occupe aussi des environs de Paris et des provinces les plus éprouvées : Champagne, Lorraine, Picardie. Ce qui ne l’empêche pas de pourvoir à d’autres nécessités extraordinaires ou lointaines : à l’Hôtel-Dieu d’Angoulême, aux pestiférés de Toulouse, aux pauvres Espagnols que le gouvernement français retient sur ses galères, comme aux captifs qui rament chez les pirates barbaresques. Ce n’est qu’en 1655 qu’elle se résigne à se décharger des pauvres honteux. Jusque-là, elle s’évertuait à réaliser ce rêve, de « donner, » comme dit d’Argenson, « à tout le monde ; » « d’étendre, » comme il dit encore, « son zèle » à toutes les conditions, et « parmi toutes les misères du monde[19]. »

Sa charité n’est pas seulement l’aumône banale en argent, ni l’aumône ingénieuse en nature, comme quand elle expédie de « petits blés » de semence aux laboureurs de Picardie et de Champagne, ou qu’elle distribue aux paysans de la banlieue de Paris meubles et ustensiles pour « rétablir leurs ménages » dévastés ; — ni même l’aumône en soins médicaux, comme quand elle envoie à travers la France « un chirurgien chargé de tailler gratuitement les pauvres villageois atteints de la pierre[20]. » Elle veut atteindre la misère dans ses causes.

Il y a quelque chose, en sus de la famine, des épidémies et des guerres, qui ruine les petits : c’est la justice avec ses formalités, l’administration avec ses vexations. En 1636, la Compagnie de Paris « eut avis que certains archers du Prévôt de l’Ile et de la Monnaie, sous de faux prétextes, emprisonnaient souvent des paysans sans décret ni écrou, et abusaient de la simplicité de ces pauvres gens pour exiger d’eux des sommes qu’ils ne devaient point et un prétendu droit des prisons. » Elle informe aussitôt de ces rapines le procureur général, qui les fait cesser[21]. En 1643, indignée de voir que « les riches et les puissans accablent souvent les pauvres et les faibles par des procès, » elle établit que « le Supérieur nommera tous les trois mois quelques personnes de la Compagnie « capables » de donner aux pauvres « un appui désintéressé[22] » En 1655, elle délègue « deux personnes fort expérimentées pour apporter quelque remède aux abus et aux longueurs des procédures[23]. » L’un de ses membres, le comte Gilbert-Antoine d’Albon, allant plus loin, propose la création d’ « un Conseil charitable pour terminer les procès à l’amiable ; » et cette proposition, adoptée, eut « de grands succès[24]. » Dans le même sens, elle rêvait, lorsqu’elle mourut, mieux encore. « Afin d’empêcher les usures » qui rongent les familles[25], elle étudia à plusieurs reprises le projet de constituer « une Société assez puissante pour prêter charitablement et sûrement » aux nécessiteux.

Ces « misérables, » qu’elle s’efforçait de tirer de la détresse, elle les suit une fois tombés sous le coup de la loi et les défend contre les rigueurs de la législation pénale, alors dure, et souvent aggravée, dans l’exécution, par l’arbitraire. « Dès les derniers mois de 1630, avant même les négociations infructueuses avec l’archevêque de Paris[26], » elle avait commencé à s’occuper des galériens. La première chose qu’elle gagne, c’est, en payant la solde de quatre gardiens, que l’on fasse « prendre l’air » aux forçats qui, « ne sortant plus des basses-fosses, pourrissaient tout vivans. » Elle demande qu’on les soigne lorsqu’ils sont malades, commet des gens qui leur fassent tenir « remèdes et bouillons » et qui vérifient si les aumônes qu’on leur destine arrivent à leur adresse. Puis, plus exigeante, elle voudrait qu’on détachât de la chaîne ceux qui tombent malades en route et qu’on les fit monter en « charrette. » Puis, à ceux qui attendaient à Paris, dans la tour Saint-Bernard[27], le départ de la triste caravane, elle fait délivrer, à partir de 1634, « un extrait de leur condamnation, portant le temps de leur peine, » de peur que les geôliers, faute de le marquer à leur arrivée, ne les retiennent plus longtemps que ne portait l’arrêt. La même année, elle suggère au procureur général de faire une enquête sur la cherté des vivres qu’on leur « survendait » scandaleusement. Plus tard, ayant appris qu’indûment on extorquait trente livres à tout galérien qui bénéficiait d’une commutation de peine, elle fait, grâce à l’entremise de la duchesse d’Aiguillon, abolir cet abus. Dans cette surveillance bienfaisante des galères, les Compagnies d’Aix, de Toulon, de Marseille, — celle-ci qui fonde l’hôpital spécial des galériens, — rivalisent avec la Compagnie de Paris[28].

Dans les prisons ordinaires, les Compagnies pénètrent aussi et agissent.

Celle de Paris, au lendemain de sa naissance, informe le procureur général « des désordres que causaient dans les prisons des femmes de mauvaise vie. » Elle fait établir des « grilles » pour les visiteurs. Elle obtient, — et cette délicatesse de compassion mérite d’être signalée dans un siècle peu sensible, — que les huissiers de la Tournelle n’aillent plus « lire l’arrêt aux condamnés à mort sans qu’ils aient auprès d’eux quelqu’un pour adoucir le coup. » En 1636, elle profite d’une occasion pour arracher à l’autorité « un règlement général » qui coupe court à toutes « les exactions d’argent des bas officiers de la justice. » A cet effet, non contente d’avoir mis en mouvement les maîtres des requêtes, le procureur général, le chancelier, elle fait le possible pour que l’exécution des réformes décrétées soit durable. En 1640, elle désigne trois particuliers pour visiter régulièrement chaque prison, recueillir les réclamations et les requêtes des détenus, solliciter pour les prévenus non encore jugés l’expédition de leurs affaires. Jusqu’en 1663, jusqu’à sa fin, malgré les obstacles qu’on ne manque pas à lui susciter, elle continuera d’assister, « tant en spirituel qu’en temporel[29], » la population des prisons.

Entre temps, elle avançait un dessein qui intéressait à la fois le régime pénitentiaire d’alors et l’assistance des indigens en liberté, — dessein dont, longtemps avant elle[30], on avait eu l’idée, mais qui, dès les premiers temps de son existence, l’occupa et ne cessa, vingt années durant, de l’occuper : — celui de créer un Hôpital général où seraient réunis, gardés et entretenus tous ces « pauvres mendians, » dont « la nation libertine et fainéante[31] » grouillait dans l’abomination de la Cour des Miracles au faubourg Saint-Marceau. Pour dissiper ou discipliner cette armée de la misère et du vice, les édits du Roi, les arrêts du Parlement, les ordonnances de police n’avaient rien fait[32]. Il fallait que la Compagnie, par deux de ses membres, « M. Vincent et, M. du Plessis-Montbard, » s’en mêlât, et, lorsqu’en avril 1656, fut signée une déclaration du Roi ordonnant « que tous les mendians de l’un et de l’autre sexe, valides ou non, seraient enfermés dans un hôpital et employés aux travaux en leur pouvoir, » la Compagnie du Saint-Sacrement de Paris aurait pu, à juste titre, revendiquer ce résultat comme sien[33]. Déjà, du reste, ses « filles » de Marseille et d’Angoulême avaient créé le même établissement. Dès 1646, celle de Marseille était parvenue à interner au moins une partie des bohémiennes vagabondes[34], contre qui vainement les confrères de Paris sollicitaient[35] plus tard une déclaration royale. Et, de 1657 à 1664, celles d’Orléans, de Toulouse, de Grenoble, de Périgueux, voire de Sainte-Reine en Bourgogne, réussissent, elles aussi, à fonder, dans leurs villes, ces « dépôts de mendicité, » qui durèrent.

Un autre champ bien spacieux, dit D’Argenson, à donner de l’emploi à la ferveur, » c’était la réforme des mœurs publiques, et pourtant, « jusqu’alors, personne n’avait fait profession de mettre un frein aux désordres » qui, un peu partout, se donnaient librement carrière.

A peine avait-elle tenu quelques « assemblées » que la Compagnie de Paris l’entreprend.

Pour commencer, elle se risque seulement à essayer de purifier, — d’abord, comme nous l’avons vu, les parloirs, — ensuite l’intérieur même des prisons. En 1635, elle obtenait qu’on y séparât les femmes de mauvaise vie des femmes honnêtes. En 1634, elle passe aux églises. Elle se hasarde à faire la guerre non seulement aux « rendez-vous de galanterie » qui se tenaient couramment à Notre-Dame » et ailleurs, mais aux « nudités de gorge » que tes femmes étalaient aux offices ; elle provoque là-dessus un arrêt du Parlement, un mandement de l’archevêque. Après quoi, ce sont les « tableaux, almanachs, livres déshonnêtes ou abominables » qu’elle prétend expulser successivement des portes des églises et de la boutique même des marchands. Elle ose, à cet effet, s’aventurer, en 1636, jusque dans ces enclos sacro-saints de la « fête » parisienne d’alors, la foire Saint-Germain, et cette « Galerie du Palais, » dont Pierre Corneille venait tout justement de glorifier sur la scène les marchandes à la toilette et les libraires. Neuf ans plus tard, sous la « bonne régence, » si tolérante aux joyeuses folies, la Compagnie de Paris revient à la charge, et pourchasse à nouveau ces « sales vaudevilles » imprimés à Troyes, dont s’égayaient à l’envi bourgeois et courtisans. Elle s’attaque même, en 1636 encore, à la prostitution. En 1655, elle poursuit « à ses dépens » le procès d’une fameuse courtisane « qui, appuyée des grands seigneurs, faisait dans Paris, dit D’Argenson, un éclat prodigieux et un scandale plein de triomphe. » Et, lorsqu’en 1659-1660, à la veille de disparaître, elle redouble d’ardeur, elle parviendra à détrôner l’une de ces solennités « gauloises » dont la sottise antique a eu parfois la vie si dure : elle fera supprimer cette « cause grasse » que chaque année, au carnaval, un clerc de la Basoche plaidait au Châtelet. Les Compagnies de province, ici encore, imitaient leur fondatrice. A Dijon, les confrères poursuivaient et les désordres du carnaval et, dans les paroisses rurales, les débauches des fêtes patronales ; — à Laval, les « cabarets dissolus et les jeux déshonnêtes. » — A Marseille, que Paris imita plus tard sur ce point, ils partent en guerre contre le tabac.

Les désordres particuliers de la haute société, à peine moins grossiers que ceux du peuple, ne laissaient pas non plus les Compagnies du Saint-Sacrement indifférentes. Elles combattent le jeu dès 1636, mais sont bientôt obligées de renoncer à « s’en tourmenter, » parce que les tenanciers des tripots s’appuient sur de trop puissans protecteurs. Une fois encore, en 1658, la Compagnie de Paris tentera de détruire ce jeu de hoca où se précipitait la manie du public ; mais, si elle obtient bien[36] quelques arrêts du Parlement, portant l’amende ou la prison, elle n’empêche pas que le jeu nouveau ne pénètre à la Cour, où il trouvera bientôt, dans la jeune reine elle-même, une adepte.

Touchant le duel, la Compagnie fut plus heureuse. C’est en 1646 que le groupe de Poitiers attira l’attention de celui de Paris sur ces tueries de gentilshommes. Sept ans se passent pendant lesquels les confrères parisiens, — le marquis de Fénelon en tête, et M. Vincent, — ne se lassent pas d’importuner les « maréchaux de la Cour, » le Parlement, le roi. En 1653, c’est sur les instances des grands seigneurs, membres ou agens de la Compagnie, qui le pressent, que Louis XIV décide de ne faire grâce à nul duelliste, quel qu’il puisse être, de la peine de mort encourue ; et, lorsque le duel de Brissac et d’Aubijoux vient offrir au Roi l’occasion de sévir, et qu’il hésite, « deux membres de la Compagnie s’en vont partout, « sollicitant » sans pitié, « pour la gloire de Dieu et le salut de la noblesse française, » un exemple[37] de stricte justice.

Mais nul ne comprenait mieux que la Compagnie du Saint-Sacrement qu’ « on ne détruit que ce qu’on remplace, » et ce combat contre l’immoralité sous toutes ses formes se complétait par des projets divers d’éducation ou de réparation morale dont elle réalise un certain nombre.

En 1638, ayant eu l’idée de faire faire « une retraite de quelques jours aux malheureuses qui venaient de faire leurs couches à l’Hôtel-Dieu, » les confrères de Paris recueillirent là sans doute des confidences instructives touchant les occasions où succombaient les filles de campagne égarées dans la grande ville. L’année suivante, la Compagnie décide d’ « envoyer à la descente des coches de province » des personnes chargées de soustraire les filles, arrivant à Paris pour chercher condition, aux « misérables suborneurs qui les attendent, et, sous prétexte de charité, leur offrent retraite[38]. » Dès 1636, elle songeait à fonder une maison de refuge pour les filles repenties ; mais, si elle y réussit à Angers, à Marseille, à Aix, à Lyon, elle n’y peut parvenir à Paris. En attendant, elle s’associe aux efforts déjà faits dans ce sens par Mme de Polaillon et par Mlle de l’Estang ; elle fournit des fonds aux maisons où ces dames recueillent les filles du peuple dont les mères ont failli ; elle y fait admettre, en outre, des orphelines, et sagement elle pousse au développement, dans ces asiles, de l’éducation manuelle et de l’enseignement des métiers féminins[39]. Elle subventionne aussi, et elle patronne, ces sortes de couvens ouvriers où le célèbre Henry-Michel Buche faisait vivre des cordonniers et des tailleurs dans la fraternité évangélique. Elle-même elle institue des confréries d’imprimeurs. Elle n’oublie pas l’instruction primaire : elle collabore, « en l’approuvant beaucoup, » à l’établissement d’un « séminaire de maîtres des petites écoles, » espèce d’école normale pieuse dont Saint-Nicolas du Chardonnet reçut, en 1659, les premières assemblées[40].

Car il est bien entendu que, dans toutes ces œuvres auxquelles la Compagnie du Saint-Sacrement participe ou qu’elle crée, l’intention de propagande chrétienne est toujours présente, et dominante. C’est en vue de l’extension du « règne de Dieu, » c’est pour le compte de l’Eglise qu’elle fait au siècle un bien temporel. Et c’est également dans les choses d’ordre purement religieux qu’elle prétend travailler, « selon son esprit à elle, » avec la méthode. qui lui est propre, pour Dieu et pour l’Eglise. Non moins ample que son activité charitable et morale, son activité spirituelle est peut-être plus curieuse encore.

Pas un adversaire, pas un concurrent, réel ou présumé, de l’orthodoxie catholique et romaine, qu’elle n’attaque et ne cherche à détruire.

Sur sa lutte contre les Protestans, j’aurai plus loin l’occasion de revenir et d’insister, pour en montrer non seulement l’animosité déplorable, mais l’inutile injustice. Disons tout de suite que la Compagnie y apporta, pendant le tiers d’un siècle, toute la vigilance et toute l’ingéniosité imaginables. Ce fut un chef-d’œuvre de persécution.

Les Juifs, qui, étant hors la loi, se dissimulent, l’occupent moins souvent, mais lui donnent plus de peine. « Le 26 février 1632, on prévint la Compagnie qu’il se faisait une assemblée de Juifs » dans ce faubourg Saint-Germain où, en ce temps-là, se cachaient tous les irréguliers, non loin, du reste, de cette rue de la Harpe, où jadis il y avait eu une synagogue et un cimetière israélite. Aussitôt « chacun de travailler à en découvrir le lieu, et ce soin » interrompit pour quelque temps « ces méchantes assemblées. » Quand elles reprirent, « on leur donna la chasse » de nouveau. A Metz, en 1648, c’est la Compagnie qui empêche que les Juifs ne s’établissent dans les campagnes, et, en 1649, à Paris, c’est dans le sein de la Compagnie que l’on discute « les moyens de bannir entièrement les Juifs du royaume. »

Les Illuminés sont encore nombreux au milieu du xviie siècle. Il en est qui, vagues héritiers des hérétiques du xvie, prêchent le règne du Saint-Esprit, du « libre Esprit, » succédant à l’Église du Christ comme celle-ci à la Synagogue, l’abolition de l’autorité hiérarchique, du vieux culte, et de la vieille morale, « sous prétexte des excellences de l’amour divin. » Dès 1639, la Compagnie ayant eu vent que ces idées étaient celles d’un certain François d’Oches[41], « empêche l’impression d’un livre » où il les soutenait. Vers 1644, ce quiétisme révolutionnaire est prêché en plein Paris par un Simon Morin qui « se disait le fils de Dieu. » S’il est emprisonné en 1648, c’est, vraisemblablement, à la requête des Messieurs du Saint-Sacrement[42]. Si, deux ans après, l’Assemblée générale du clergé est saisie par le Nonce de la nécessité d’exterminer cette « nouvelle secte, » c’est la Compagnie de Paris qui, sans doute, anime et informe le Nonce[43]. Et, lorsqu’en 1662 Simon Morin, qui était sorti de la Bastille et que le Parlement, très sagement, n’avait condamné qu’aux Petites-Maisons, est incarcéré derechef, c’est que, depuis l’été précédent, la Compagnie du Saint-Sacrement s’était derechef mise en campagne[44].

En 1635, des « impiétés sacrilèges » d’une autre sorte lui avaient été signalées : colles des artisans « qui se nommaient entre eux les Compagnons du Devoir. » Mais comment s’en éclaircir ? Un serment solennel, très exactement tenu, obligeait les affidés, « sur leur part de paradis, » au secret le plus absolu. La Compagnie du Saint-Sacrement assume cette difficile enquête[45]. Elle fait dresser, d’abord, un mémoire des « abominations » imputées aux Compagnons, fait décerner par l’Official de l’Archevêché de Paris un « monitoire » à lire au prône, fait distribuer aux confesseurs des questionnaires sur lesquels ils interrogeront les « gens de métier suspects. » Et, pendant quinze ans, elle « s’applique » fortement « à déraciner le compagnonnage, » sollicitant et obtenant tantôt une sentence du bailli du Temple, où les artisans trouvent pour leurs conciliabules un asile, tantôt des condamnations motivées de la Sorbonne, ou des arrêts du Parlement. C’est inutilement qu’elle sollicite (1656) une déclaration du Roi contre ces associations déjà vieilles, et dont le pouvoir laïque ne croyait plus avoir à s’inquiéter. Elle n’en persiste pas moins à les épier patiemment en province, — à Nantes, à Noyon, à Grenoble[46], — et elle publie partout les sentences de la Sorbonne et le « rituel » d’où il appert que ces unions secrètes recèlent des « sorciers » au moins autant que des « hérétiques. »

Quant aux libertins, s’il y en avait eu à Paris au milieu du siècle autant de « milliers » que prétendaient le P. Garasse et le P. Mersenne, nul doute que la Compagnie du Saint-Sacrement ne les eût aperçus et traqués. D’autant qu’elle y a l’œil : en 1649, pour être sûre qu’on retiendra longtemps à la Bastille un « misérable déiste, » elle l’y nourrit à ses frais. Ce n’est cependant qu’à la veille du jour où elle disparaîtra, ce n’est qu’en 1664 qu’une occasion, éclatante il est vrai, s’offre à elle de se mesurer avec ce scepticisme épicurien qui a, parmi les érudits, les poètes, les médecins, des propagateurs sérieux ou légers, et qui, dans le beau monde poli, autour de « Mademoiselle » et de « Monsieur, » autour d’Anne de Gonzague et du Prince de Condé, s’assure des adeptes ou des patrons intangibles[47]. Cette occasion, la Compagnie du Saint-Sacrement la saisit, bien que ce fût à un protégé, presque à un favori, du jeune roi qu’il s’agît alors de s’attaquer, — à Molière. — Cette renommée, déjà grande en 1664, ne l’intimide pas plus que la vogue des bateleurs du Pont-Neuf. Et c’est la société des disciples de M. De Ventadour et du P. Philippe d’Angoumois qu’il faut, selon toute probabilité, reconnaître dans cette « cabale de dévots, » dont les manœuvres, dès le mois d’avril 1664, contrecarraient le Tartuffe. Les révélations de Voyer d’Argenson et les renseignemens curieux que M. Allier y ajoute permettront désormais de serrer de plus près cette question, si fort débattue, des « allusions » ou des « modèles » de Molière : elles confirment, du reste, à notre avis, — et M. Brunetière le montrera sans doute, — l’essentiel de sa thèse sur l’intention anti-religieuse de l’Imposteur comme du Don Juan.

Enfin, pendant que, toujours en armes, toujours alerte, elle guerroie au dehors et autour de l’Eglise, la Compagnie du Saint-Sacrement travaille au dedans de l’Église.

Elle y prodigue, cela va sans dire, son argent. Elle est la restauratrice des édifices du culte délabrés, la pourvoyeuse des églises dénuées d’ornemens ou d’objets sacrés. Elle est la bienfaitrice habituelle de ces communautés monastiques qui s’étaient multipliées, sans prévoyance et sans mesure, en France, dans les trente premières années du siècle ; qui, même en temps ordinaire, se faisaient tort les unes aux autres, ne subsistaient qu’aux dépens des villes, et, lors de la Fronde, tombèrent dans une complète détresse. Elle est la providence des « pauvres prêtres, » des prêtres « mendians, » nombreux alors. La Compagnie de Paris voudrait leur offrir une maison de refuge ; elle leur ménage, du moins, une place dans son hôpital général ; elle envoie à ceux de la Thiérache des « soutanes toutes faites. » Elle est encore la banquière de ces missions que le Père Joseph[48] et saint Vincent de Paul, dans le même temps, lançaient partout. La Compagnie de Paris fait, dit D’Argenson, « un fonds spécial pour les missions du Levant, et, de 1653 à 1661, elle fournit à celles des Hébrides, des Orcades, de Genève, des îles d’Amérique, de l’Amérique méridionale, du Tonkin, des contributions merveilleuses. »

Toutefois sa collaboration aux œuvres de l’Église catholique n’est pas seulement pécuniaire.

Pour les missions, par exemple, elle ne se borne pas à soutenir de ses aumônes celles qui existent : elle en fait elle-même, je veux dire qu’elle en suscite de nouvelles, dont elle organise l’action. C’est en 1639, surtout, d’après son annaliste, que ce « zèle » particulier « s’échauffa puissamment » chez elle. Zèle intelligent qui va d’abord au plus pressé et au plus près. Beaucoup de paysans lorrains, picards et champenois, chassés par la guerre, s’étaient réfugiés sous les murs de Paris et campaient à La Chapelle. La Compagnie crut qu’il fallait avant tout catéchiser ces foules ; elle « leur procura une mission tout exprès[49]. » Puis c’est « l’Hôpital des Petites-Maisons, » le village de Villeneuve-Saint-Georges, qui, « par ses soins, » sont visités et prêchés. Puis les environs de Tulle, le bailliage de Gex, les Cévennes, — à cause des Protestans, — et l’ « on poussa même jusqu’au Levant. » En 1653, cette dévotion aux missions se ranime. Quand la Fronde est à peu près finie, et que la Compagnie a essayé d’en réparer, autour de Paris, les dégâts matériels, elle organise dans la banlieue une vaste tournée spirituelle[50]. — En 1655, elle forme le projet de faire prêcher « dans les quartiers d’hiver pour le salut des gens de guerre, » et elle confie à quelques gentilshommes cette évangélisation de l’armée. — Enfin, comme de plus en plus « ces sortes d’entreprises étaient de son goût, » en 1658 elle nomme une commission spéciale, de quatre ecclésiastiques et de douze laïques, pour travailler régulièrement et sans trêve à la propagation de la foi, soit en France, soit dans le reste du monde. En 1659, de cette commission, que dirige apparemment Du Plessis-Montbard, sortent deux idées notables : l’une[51] « de faire une association de commerce pour la Chine, » afin d’y pénétrer sous le couvert du trafic ; — l’autre, de fonder, à Paris, un séminaire spécialement consacré à la formation des missionnaires. Le second de ces projets, l’un des derniers de la Compagnie, devait, avant qu’elle ne mourût, la « consoler » par son plein succès.

Des Séminaires, — cette nécessité la plus urgente de l’Église de France au xviie siècle, — la Compagnie du Saint-Sacrement ne paraît pas s’être activement occupée avant 1665, année où meurt l’abbé Bourdoise, qui avait fait du relèvement du clergé sa chose et qui, en 1632, avait fondé à Paris le séminaire de Saint-Nicolas du Chardonnet. D’ailleurs d’autres « personnes de piété » l’imitaient, ouvraient çà et là des maisons de préparation et de retraite aux aspirans au sacerdoce. La Compagnie, tout en aidant de ses subsides la fondation de Bourdoise, veut unifier (1658-1659) toutes ces œuvres particulières dans un « séminaire général » que l’on créerait à Paris, et elle s’y fait la main en « dressant » elle-même les règlemens du « petit séminaire irlandais, » par elle institué et qui vit par elle. En 1661, elle commence à penser à la province, où il n’y avait presque nulle part de maisons d’éducation cléricale. Mais, ni en province ni même à Paris, ce n’est œuvre facile. Toutes ces vues restent à l’état de projets. La Compagnie doit se contenter à cet égard de palliatifs. En 1652, elle « profite de la présence à Paris des pauvres ecclésiastiques des environs, chassés par la guerre, pour les faire instruire de leurs devoirs. »

D’ailleurs, en attendant que ce clergé, si insuffisant, se renouvelle, elle assume bravement la tâche dont il est encore incapable, et elle ne met aucun scrupule à le suppléer dans toutes les parties de cette tâche.

D’abord elle fait elle-même parmi le peuple catholique cette police que les curés n’ont pas l’autorité d’assurer. Elle appelle les rigueurs des magistrats sur l’observation des fêtes (1634) et de l’abstinence (1636) ; elle suggère au Parlement des règlemens sur la vente des viandes aux jours défendus. Elle combat (1639) les profanations sacrilèges qui s’exhibent en public : par exemple, ces « marionnettes spirituelles » que montrent les bateleurs, ou ces « représentations grotesques » dont certaines confréries de campagne ont gardé l’habitude, vestige, apparemment, des Mystères et des Miracles du moyen âge.

Elle surveille les irrégularités de vie, ou de tenue, de ce clergé dont elle se défie. On lui dénonce les prêtres qui, à Notre-Dame de Paris, célèbrent la messe « avec indécence » (1638 et 1649) ou qui disent, chaque jour, « plusieurs messes. » Elle fait faire « un examen fort exact de tous les ecclésiastiques qui étaient alors (1638) à Paris, » et, par ses soins, sont exclus du ministère « tous ceux qui se trouvent scandaleux, » sont enfermés à Saint-Lazare et entretenus à ses frais les prêtres « vagabonds et mendians, qui parfois « s’habillaient en ermites afin de demander l’aumône plus utilement sous ces habits empruntés. » Quant aux curés qui ne résident point, ils sont sans doute innombrables alors. Il faut à tout prix faire extirper par la justice séculière cet abus, faire punir, par le bras séculier, les délinquans, et, pour y réussir, la Compagnie va jusqu’à risquer son incognito dans des procès retentissans : — en 1647, à Rouen, elle « procure un célèbre arrêt contre la non-résidence des chanoines dans les cures dont ils étaient titulaires. » Quinze ans après, pour parer à cette désertion des pasteurs, fréquente encore, elle reprend l’idée, qu’elle avait eue déjà, « de former des vicaires ambulans » qu’on déléguerait « dans les paroisses abandonnées, » ou même seulement « négligées. »

Elle tient la main à cette régularité du culte extérieur dont beaucoup de prêtres ne comprennent pas encore le prix. Le groupe de Paris inspecte constamment les églises des environs, leur mobilier, leurs cérémonies. Attentive au plus petit détail, la Compagnie fait suspendre et allumer des lampes devant le sanctuaire. Elle chasse (1634) les marchands de légumes qui encombrent, la veille de Noël, le parvis de Notre-Dame. Elle fait fermer (1636) la chapelle du Grand Châtelet « profanée par mille insolences, » et, dans l’église des Quinze-Vingts, pour plus de sûreté, elle met un sacristain de son choix. Elle veille (1635) à ce que les enfans marchent aux processions sans ce « tumulte scandaleux » que les horions des archers ne parviennent pas à supprimer. Elle invite les curés de Paris (1658-1660) à ne pas souffrir que, sur le parcours du Saint-Sacrement, « on tende des tapisseries indécentes. »

Elle n’hésite pas, enfin, à se mêler même de la direction purement spirituelle.

La fréquentation des gens du peuple révélait à la Compagnie, dans leur instruction catholique, des lacunes étonnantes. On remarqua, en 1634, que les mendians ne connaissaient presque pas ce « sacrement de confirmation, » qui, dit D’Argenson, « est si utile dans des vies de misère, toutes pleines d’impatience et de murmure. » Pour ce peuple, prêtres et religieux sont également et honteusement avares d’assistance spirituelle. Ici, ils se bornent à délivrer purement et simplement aux mourans les derniers sacremens, mais, « après que les mendians ont reçu l’Extrême-Onction, personne ne se donne la peine de les aider durant l’agonie ; on les laisse mourir sans le moindre mot de consolation[52]. » Là, on ne les confesse même pas. « On remarque à l’Hôtel-Dieu que les prêtres de cet hôpital ne peuvent suffire à entendre toutes les confessions des malades. » La Compagnie de Paris s’occupe infatigablement à remédier à cette incurie, soit, selon sa tactique, indirectement, soit, — plus audacieuse devant ces nécessités, — en se chargeant elle-même de la besogne qu’oublient ou que déclinent les pasteurs établis. — Après avoir, en 1633, « fait prier messieurs les curés de ne point souffrir qu’on donne l’aumône aux enterremens qu’après un catéchisme fait aux pauvres, » voyant que, « quelques curés » seulement s’y prêtent, la Compagnie le fait faire par ses membres (1634-1638) à Saint-Martin des Champs, à l’Hôtel-Dieu. — Après avoir, en 1633, « député des confrères pour conférer avec messieurs les curés » de la visite des pauvres agonisans, la Compagnie envoie, elle-même, au moins dans les environs de Paris, des ecclésiastiques qui les « assistent au spirituel. » — En 1633 encore, elle décide les congrégations d’hommes de Paris à porter des secours spirituels dans les hôpitaux et les prisons. Talonnés par elle, « les Minimes s’engagèrent d’aller à l’Hôtel-Dieu le lundi, les Jésuites le mardi ; les Pères de la Doctrine chrétienne, les Carmes, les Jacobins, les Feuillans, les Oratoriens promirent les autres jours de la semaine. » Mais la plupart de ces religieux n’avaient pas le feu sacré des messieurs de la Compagnie. « La plupart » ne tardèrent pas à renoncer à ce supplément de labeur. Et alors, ce furent les ecclésiastiques du Saint-Sacrement (ils avaient d’ailleurs déjà commencé depuis au moins deux ans) qui, encore que peu nombreux, se partagèrent le travail en souffrance.

A la confession des particuliers, la Compagnie n’eût pas mieux demandé, évidemment, que de « contribuer » aussi en fournissant son propre personnel. Mais, là, les difficultés étaient grandes. Comment faire confesser les gens négligens ou tièdes ? Comment savoir les malades en danger ? Cette question, la Compagnie mit à essayer de la résoudre une ténacité que ne gênait guère le respect de la liberté de conscience. Tantôt, — et d’abord, et surtout, — c’est aux médecins qu’elle fait appel. Son idéal eût été qu’en prenant le bonnet de docteur, ils prêtassent le serment de faire confesser très promptement tous leurs malades. Au moins espérait-elle qu’on les en pourrait persuader, et, sept ou huit fois, d’après le récit de Voyer d’Argenson[53], elle tâche d’obtenir d’eux que, dès la première visite, ils convient leurs malades à se confesser, et qu’après une ou deux visites, si le malade ne s’est pas confessé, « ils n’y retournent plus. » Mais, « pour cela, dit D’Argenson, il faudrait des médecins remplis de piété, et qui renoncent à leurs intérêts. » Désabusée sur eux et impuissante, la Compagnie se tourne vers les curés, les requiert, en 1662, « d’envoyer visiter les malades de leurs paroisses, dès qu’ils sauraient que les médecins y avaient été plus d’une fois. » Et, en 1665, voulant obliger cette fois « les malades eux-mêmes d’envoyer quérir les confesseurs quand les médecins les auraient visités deux fois, » c’est l’archevêque qu’elle fait inviter à rédiger un mandement exprès.

Car elle ne craint nullement de harceler les chefs des diocèses. Sa dévotion lui inspire des pratiques qu’elle veut généraliser, qu’elle ne peut généraliser que par eux, et qu’en effet elle introduit dans le culte. En 1633, « pour s’opposer plus fortement aux débauches du carnaval, » elle se met en tête de faire faire a dans plusieurs églises de Paris des dévotions extraordinaires, » et elle y réussit : « quelques paroisses en prirent dès lors la coutume. » — « En 1637-1638, elle fait adopter l’usage de voiler le Saint-Sacrement avant et pendant le sermon. » — En 1636, elle met en branle tout le clergé parisien : « ce fut par ses soins que l’on exposa le Saint-Sacrement dans toutes les églises de Paris, que l’on fit de tous côtés des prières publiques et, aux environs de Paris, des processions solennelles. » La Compagnie alla jusqu’à « procurer, » ajoute D’Argenson, ravi de tant d’activité et de crédit, « la descente de la châsse de Sainte-Geneviève. » Enfin et plus d’une fois son ingérence, qui ne doute vraiment de rien, se pousse jusque dans ces chapitres de chanoines et ces couvens de réguliers, la plupart si méfians contre toute intervention étrangère, même légitime, et qui, dès qu’on faisait mine de toucher à eux, excipaient de leurs immunités et fermaient, fût-ce à Bossuet, leurs portes.

En 1654, « comme les chanoines d’un certain lieu avaient entrepris de faire supprimer quinze chapelains pour augmenter leur mense capitulaire[54], » la Compagnie, implorée par les chapelains évincés, prend leur parti et les fait rétablir. La même année, elle mène campagne pour « faire visiter par des délégués du Pape les églises cathédrales exemptes de la visite des évêques. » — Dès 1634, elle s’était permis « d’engager fortement les couvens de femmes à recevoir sans dot des filles d’une excellente vocation. » — En 1636, puis en 1652, elle donne la chasse, pour les réintégrer dans des monastères, aux moines et nonnes que la guerre en avait fait sortir et qui menaient à Paris « une vie licencieuse. » — En 1648, elle s’avise qu’il est fort important « d’inspirer aux maisons de religieuses de reprendre un peu la ferveur de leurs fondateurs ; » elle s’en prend de nouveau à l’abus de « regarder plutôt à la dot qu’à la piété » des postulantes ; et elle sollicite l’intervention personnelle d’Anne d’Autriche et du gouvernement pour arriver enfin, sur ce point, à une réforme « universelle » de l’Eglise de France. — En 1657, « on proposa » à la Compagnie de Paris « de mettre la réforme dans l’abbaye de Saint-Ouen de Rouen, » cette célèbre abbaye bénédictine, plusieurs fois ruinée, toujours plus opulente et plus magnifique, et, sous ses abbés successifs, Emmanuel-Joseph de Richelieu et le cardinal de Bouillon, intangible.

Telle fut, et en abrégé, de 1627 à 1666, l’histoire de la Compagnie du Saint-Sacrement.

Admettons, si l’on veut, que notre principal auteur pour cette histoire, Voyer d’Argenson, dans son enthousiasme et sa tendresse pour une association qu’il voudrait, en 1700, persuader à l’archevêque de Paris de relever[55], ait quelque peu exagéré et son activité et les effets de cette activité ; — quoique, cependant, ce ne fût pas l’intérêt de sa thèse ; — quoique, en outre, il prenne la précaution, ù chaque instant, d’indiquer ceux des projets des confrères qui ne furent pas exécutés ; — quoique, enfin, les registres des Compagnies de Limoges et de Grenoble attestent à peu près la même variété de soins que les mémoires de celle de Paris.

Admettons encore qu’il ne faille pas faire honneur à la Compagnie, comme D’Argenson et M. Allier y sont portés, de toutes les œuvres de charité ou de réformation qui se sont produites au XVIIe siècle. Laissons, jusqu’à plus ample informé, à l’abbé Bourdoise, au Père Eudes, à Henri Boudon, au Père de Condren, au Père J. -B. Gaud, au « bon Henri Buche, » au président de Bernières, à M. De Benty, à M. Olier, à Mmes de l’Estang, de Polaillon et de Miramion, enfin à saint Vincent de Paul, le mérite et de l’initiative et de la plus grande part d’exécution, — quoique, ici encore, les faits patiemment réunis et ingénieusement commentés par M. Allier soient considérables, et propres à diminuer l’idée que nous avons eue jusqu’ici du rôle personnel de saint Vincent de Paul[56].

Ces concessions et ces restrictions faites, si tant est qu’il faille les faire, il n’en reste pas moins un ensemble imposant de faits certains, attestant avec surabondance, chez la Compagnie du Saint-Sacrement, une énergie persévérante, qui ne se contentait pas d’interventions platoniques et de mises en train, mais qui suivait ses projets, et qui en poursuivait, par tous les moyens, la réalisation complète ; — une hardiesse inventive que ni les réformes ni les innovations n’effrayaient ; — par-dessus tout, une multiplicité d’idées, d’efforts et d’entreprises à laquelle, dans la société contemporaine, rien ne semble interdit ni ne reste étranger.


IV. — LA RAISON DU SECRET DE LA COMPAGNIE

Mais, après cet inventaire sommaire d’une œuvre si hardie, si constante, si vaste surtout et si variée, on n’est plus tenté de s’étonner, je pense, que la Compagnie du Saint-Sacrement s’entourât de tant de mystère. C’est le contraire qui serait admirable ; c’est qu’elle eût, au grand jour et, si je puis dire, effrontément, fait concurrence et à l’Église et à l’État.

A l’État : car il ne faut pas croire, en effet, que, même en 1627, à la date où elle se forma, il n’aurait pas eu déjà lieu de se considérer comme lésé par elle. Assurément le gouvernement central avait assez à faire de reconstituer dans sa plénitude la force de la royauté pour ne pas se soucier encore d’en réclamer tous les devoirs. Et c’est probablement pourquoi Richelieu, instruit de la naissance de la Compagnie par le Roi, par l’archevêque de Lyon, son frère, par le Père Joseph, confrère et commensal[57] du Père Philippe d’Angoumois, la laissa se développer et travailler en paix. Peut-être ne la suivit-il pas d’un œil bien appliqué ; peut-être le Père Joseph prit-il soin de ne pas ramener son souvenir sur elle ; mais sans doute aussi voyait-il, provisoirement, sans défaveur, les efforts que la petite troupe, modeste encore[58], de pieux rêveurs protégés par le Roi, faisait en vue de cette contre-réformation catholique dont, pour le moment, il ne pouvait lui-même se charger[59]. N’oublions pas, toutefois, que, même pendant ce règne de Louis XIII, où les guerres intérieures et extérieures tinrent perpétuellement en haleine le ministère et absorbèrent la meilleure part de son attention, d’assez nombreuses mesures montrèrent de temps à autre que le pouvoir central n’entendait pas rester indifférent et qu’il prétendait bien pourvoir lui-même à ces besoins sociaux auxquels la Compagnie du Saint-Sacrement visait à remédier.

A l’exemple de ses prédécesseurs, et plus qu’eux, Louis XIII poursuivait le duel, les blasphémateurs, le jeu, le luxe[60], et s’occupait de ce soulagement des pauvres qui, depuis François Ier surtout[61], était devenu « l’affaire du gouvernement[62]. » De 1611 à 1629, il essayait de fonder des « dépôts de mendicité, » puis des « maisons de travail, » des « ateliers » publics. Dès 1612, il protégeait Théophraste Renaudot et lui accordait un brevet et un privilège exclusif pour « mettre en pratique » toutes ses « inventions charitables. » En 1619, le créateur du Bureau d’adresses, décoré du titre de « Commissaire général des Pauvres du Royaume[63], » devenait une manière de Directeur de l’Assistance publique. Quant aux hôpitaux, il y avait longtemps déjà que le gouvernement y avait la haute main ; que « la surveillance en était attribuée aux baillis, sénéchaux et autres juges royaux ; » que des Commissaires royaux en dressaient les règlemens ; il n’était pas jusqu’au service spirituel qui n’en eût été mis dans les attributions du Grand-Aumônier de France.

Et puis l’Etat, c’était aussi ces Parlemens, dont les fonctions mal définies s’étendaient si loin et les ambitions plus loin encore ; — c’étaient ces municipalités, dont la royauté n’avait pas encore pris défiance, et dont même les derniers Valois avaient parfois accru les pouvoirs[64]. Or, sur tous ces pouvoirs, il est incontestable que la Compagnie du Saint-Sacrement empiétait à chaque pas.

Quand elle faisait confesser les prisonniers du Petit-Châtelet, elle entrait et agissait dans un établissement, dont les magistrats étaient les maîtres, sans leur permission. Dès 1631, « cela ne fut pas approuvé des magistrats[65]. » Eût-elle pu continuer de le faire, sans se dissimuler ? — Quand elle travaillait au règlement amiable des procès, elle nuisait aux officiers de justice ; elle enlevait à Dandin quelques « sacs. » — Quelqu’un à qui elle devait se heurter à tout instant, dans ses démarches si diverses, c’était ce « Procureur général » qui, indépendamment de la police judiciaire, était chargé de « veiller aux intérêts des hôpitaux, au maintien de la discipline ecclésiastique, » jusqu’à « pouvoir forcer les évêques à la résidence[66]. » Quand elle faisait tenir des règlemens de police, élaborés par elle et tout prêts, au Premier Président ou au Procureur général, ceux-ci, à moins (comme il arriva parfois) d’être de ses membres, n’auraient-ils pas été fort choqués, s’ils avaient su d’où leur venaient des incitations aussi précises, de ce qu’une assemblée de particuliers s’arrogeât un droit de législation qui n’appartenait, avec les baillis et sénéchaux du Roi, qu’au Parlement ? — Enfin, lorsqu’il s’agissait de faire exécuter ces règlemens et d’en surveiller l’observation, — ce qui était le fait des officiers municipaux ou royaux[67], — que pouvaient dire ces magistrats et fonctionnaires, s’ils eussent rencontré sur leur chemin une société assez téméraire pour s’immiscer publiquement dans leur office ? Il n’est pas jusqu’aux « Chevaliers du Guet, » royal ou municipal, qui n’auraient eu le droit de se fâcher, lorsque la Compagnie de Paris mobilisait ses membres à la recherche des délinquans.

Pour ce qui est des autorités ecclésiastiques, c’était d’une manière perpétuelle, et, peu s’en faut, outrageuse, que la Compagnie du Saint-Sacrement marchait sur leurs brisées.

Ne fût-ce qu’en s’occupant des œuvres pies, je dis de la façon dont elle avait coutume de le faire, la Compagnie du Saint-Sacrement méconnaissait les attributions des évêques. De ces œuvres, l’évêque prétendait avoir, de droit divin (et les usages ou la jurisprudence de France le reconnaissaient), la haute direction[68]. Évidemment, il n’était pas interdit aux bonnes âmes de travailler « à la vigne du Seigneur, » mais avec l’évêque, mais sous lui, — tandis que la Compagnie du Saint-Sacrement, elle, se traçait à elle-même sa besogne, promenait partout son initiative, agissait de son propre mouvement et à sa manière à elle. A l’évêque appartenait aussi, de temps immémorial, la police morale du troupeau chrétien, la découverte et souvent même la répression et le châtiment de tous ces actes de « mauvaise vie, » — dont la Compagnie du Saint-Sacrement se faisait l’appréciatrice, l’enquêteuse et la dénonciatrice. C’était enfin l’évêque, et l’évêque seul, que concernait la surveillance du culte et des églises. C’était, pour lui, un devoir élémentaire, et un droit exclusif, que de visiter, personnellement ou par ses délégués, une ou plusieurs fois par an, son diocèse, d’examiner l’état des lieux ou des vases sacrés, de vérifier la manière dont les cérémonies se célébraient et dont s’observait la liturgie. Or, ces visites, non seulement, nous l’avons vu, la Compagnie invitait les évêques à les faire[69], — fût-ce l’archevêque d’Avignon, c’est-à-dire un subordonné direct du Pape même[70], — mais, à défaut de l’évêque, elle les faisait sous-main, et en transmettait à qui de droit les résultats.

Que, dans ces initiatives ou dans ces suggestions, la Compagnie du Saint-Sacrement eût raison, ce n’est pas la question. On n’a pas vu souvent qu’une autorité officielle aimât à être suppléée, ou seulement réprimandée, excitée, informée utilement. Il est très rare que les pouvoirs constitués souffrent sans peine que des auxiliaires bénévoles signalent à leur vigilance en faute les abus qu’ils ignorent, ou poussent leur routine engourdie à attaquer les besognes qu’ils négligent[71]. D’ailleurs, des exemples récens ou tout à fait contemporains étaient là pour avertir la Compagnie des obstacles qu’elle rencontrerait, de l’insuccès et de la persécution qui l’attendaient, si elle tentait, sans s’en cacher, une œuvre si surhumaine. Ici, c’était Théophraste Renaudot, vilipendé, ruiné par la Faculté de médecine, par le Châtelet, par le Parlement, malgré l’appui énergique de Richelieu. Là, l’abbé Bourdoise, « essuyant toutes les contradictions possibles, » de la part et des curés, et des évêques, et des administrateurs des hôpitaux, jusqu’à faillir être lapidé à Orléans.

Donc il n’est pas exact de laisser supposer, — et c’est parfois l’impression que produit, sans le vouloir, le livre si instructif de M. Allier, — que le mystère de la Compagnie du Saint-Sacrement eût forcément pour cause, soit je ne sais quel goût malsain des manœuvres policières et de l’intrigue clandestine, soit, dès les débuts de la Compagnie, la peu évangélique convoitise d’une domination irréalisable autrement que par des moyens souterrains. Ce mystère était la conséquence logique de son dessein, la condition nécessaire de son action. Se croyant « formée par un coup de la divine Providence pour être un surveillant perpétuel à tout ce qui se passait et à tout ce qui pouvait contribuer à la gloire de Dieu[72], » elle ne pouvait, autrement que dans l’ombre, remplir cette vocation singulière auprès des « deux puissances » qu’elle devait inquiéter et importuner, l’une et l’autre, pareillement. C’était, uniquement, en se cachant qu’elle pouvait agir ou même conseiller, sans paraître ni « blesser les magistrats et entreprendre quoi que ce soit sur leur autorité légitime, » ni « faire injure à la diligence pastorale[73] » des ecclésiastiques. Il fallait qu’elle fût secrète, ou qu’elle ne fût pas, ou qu’elle ne fît rien.

Reste à savoir si elle avait de valables motifs de vouloir tout ce qu’elle voulut, et d’aborder, dans la France catholique du xviie siècle, cette œuvre universelle et énorme que nous avons vu qu’elle exécuta en partie. De même que son secret, son existence se peut-elle expliquer historiquement ?


Alfred Rébelliau.
  1. Annales de la Compagnie du Saint-Sacrement par le comte René de Voyer d’Argenson, publiées et annotées par le R. P. dom Beauchet-Filleau, moine bénédictin. Paris, Oudin, 1 vol. in-8o. — La Compagnie du Très Saint Sacrement de l’Autel, la Cabale des Dévots (1627-1666). Thèse présentée à la Faculté de théologie protestante de l’Université de Paris, par Raoul Allier, Paris, Armand Colin, 1902, 1 vol. in-8o ; ou in-12 sous ce titre : La Cabale des Dévots.
  2. Le Registre de la Compagnie du Saint-Sacrement de Limoges avait été publié par M. Alcide Leroux, archiviste de la Haute-Vienne (Bulletin archéologique du Limousin, t. XXXIII et t. XLV, et Archives historiques de la Marche et du Limousin, t. I). — Le Registre de la Compagnie de Grenoble avait été utilisé par M. P. Prudhomme, archiviste de l’Isère (Hist. De Grenoble). — D. Beauchet-Filleau joint à la reproduction du manuscrit d’Argenson les statuts de la Compagnie du Saint-Sacrement de Poitiers et les « Règlemens pour la petite Société du Saint-Sacrement aux petites villes et à la campagne », et il fait espérer la publication prochaine des Compagnies de Limoges, Grenoble et Marseille. Nul doute que les chercheurs avertis n’ajoutent de nouveaux documens à l’enquête ainsi commencée.
  3. Quelques histoires, imprimées du reste, et connues, en faisaient mention : par exemple, l’Histoire générale du Jansénisme (1700), par dom Gabriel Gerberon, t. II, p. 447 sqq. ; les Mémoires du P. Rapin, publiées en 1865 par M. Aubineau, t. II ; la Vie de M. Olier, par Faillon, t. I, p. 153 ; mais, sauf le P. Rapin, — dont Sainte-Beuve a trop discrédité le témoignage, — aucun de ces auteurs ne donnait une idée exacte (faute, sans doute, de l’avoir eue lui-même) de l’importance de la Compagnie.
  4. D’Argenson, p. 17. — Et même en 1628, ils faisaient circuler, au moins parmi les personnes « que l’on jugeait propres à l’esprit de la Compagnie qui se projetait, » un « petit imprimé » de propagande (D’Argenson, p. 10-11). Ce ne fut que le 16 avril 1634 que la Compagnie résolut de ne point imprimer les règlemens. Les statuts du groupe de Poitiers, fondé en 1642, énoncent franchement le caractère mystérieux de la Compagnie ; ceux du groupe de Paris, rédigés en 1631, n’en font pas mention.
  5. D’Argenson, p. 35, n’indique, comme en ayant reçu copie, que les groupes de Lyon et de Rouen.
  6. D’Argenson, p. 9-24.
  7. Le P. Suffren, confesseur de Marie de Médicis, et aussi, à ce moment, de Louis XIII.
  8. Allier, p. 234.
  9. Celui de Pierre Pingré, qui, sacré, en 1659, évêque de Toulon, se fait agréger avant son départ à la Compagnie de Paris.
  10. D’Argenson, p. 257.
  11. D’Argenson, p. 49-50.
  12. D’Argenson, p. 275.
  13. Procession que les Frères hospitaliers de la charité Notre-Dame faisaient le dimanche de Quasimodo en commémoration du miracle de la Sainte-Hostie profanée par un Juif en 1290.
  14. D’Argenson (1639), p. 83.
  15. Voir D’Argenson, p. 195 et passim.
  16. D’Argenson, aux années 1659 et 1660, et p. 272 : « Le secret est le maintien de sa force ;… sans lui, elle se perdra. »
  17. Demi Beauchet-Filleau, Préface, p. 6.
  18. D’Argenson, p. 193 sqq. Ce mémoire fut envoyé aux provinces en 1660.
  19. D’Argenson, p. 135. — Pendant la Fronde, quelques Compagnies de province contribuèrent au soulagement des paysans des environs de Paris : par exemple, Aix et Laval. Cf. D’Argenson, à l’année 1652.
  20. D’Argenson, p. 132, 149.
  21. Ibid., p. 64.
  22. . Ibid., p. 90.
  23. Ibid., p. 151.
  24. D’Argenson (1666), p. 181.
  25. Ibid. (1664), p. 233.
  26. Allier, p. 51.
  27. Située à la porte du même nom, qui existait à l’endroit « où se rencontrent aujourd’hui la rue des Fossés-Saint-Bernard, le boulevard Saint-Germain et le quai de la Tournelle. » Alfred Franklin, Les anciens plans de Paris, t. I, p. 108.
  28. Allier, p. 54 ; D’Argenson, p. 101.
  29. D’Argenson, p. 223.
  30. Dareste de la Chavanne, Histoire de l’Administration monarchique, 1, 236. Un hôpital général fut fondé à Lyon en 1C14 (G. Picot, Hist. des États-Généraux, t. IV, 2e éd., p. 414).
  31. L’Hôpital général de Paris (1676), p. 2, dans Allier, p. 64.
  32. Sur les embarras du gouvernement à ce sujet, voyez les lettres de Marillac et de Mathieu Molé dans les Mémoires de ce dernier, édition Champollion-Figeac, t. I, p. 519.
  33. Voyez sur ce point la discussion très curieuse et très nouvelle de M. Allier, p. 62-67.
  34. « Elles se laissèrent même persuader de quitter leurs habits extravagans et d’en prendre de modestes, qui leur furent achetés par la charité des Dames de Marseille, chargées par la Compagnie de les catéchiser. »
  35. Vainement, parce que, dit D’Argenson « ces sortes de gens (bohémiens et bohémiennes) trouvent des protections parmi le grand monde. »
  36. Allier, p. 120-121.
  37. Allier, p. 329-330. Voir tout le chapitre.
  38. D’Argenson, p. 84.
  39. D’Argenson, 1636, 1640, 1655, etc.
  40. D’Argenson, 1654, 1655. « M. L’Eschassier, maître des comptes, » en fut l’organisateur.
  41. D’Argenson (1639), p. 84. — Allier, p. 199, 218.
  42. Allier, p. 221-222.
  43. Allier, p. 223.
  44. D’Argenson, p. 219.
  45. D’Argenson, aux années 1646, 1648, 1651, 1654, 1656, 1659. — Allier p. 199, 200, 206, 211, 212.
  46. Voyez les citations des registres inédits de Grenoble, dans Allier, p. 211-212.
  47. Cf. F. Perrens, les Libertins en France au xviie siècle.
  48. Cf. Fagniez, Le P. Joseph et Richelieu, t. Ie.
  49. D’Argenson, p. 82.
  50. Sur les missions, voyez les intéressans détails donnés par le P. Clair (Études, t. 46, p. 1889, p. 119 sqq.).
  51. D’Argenson, p. 188.
  52. D’Argenson, p. 42, à l’année 1633.
  53. D’Argenson, aux années 1651, 1652, 1657, 1660, 1662, etc.
  54. Mense capitulaire, revenu dont jouit en commun un chapitre.
  55. D’Argenson, p. 7, 8, 265, etc.
  56. Cf. les très justes réflexions du P. Clair dans le même sens (Études, 1888. t. 45, p. 551). Je note pourtant que, dès 1617, Vincent de Paul fondait (à Châtillon-les-Dombes) l’association de la Charité et des Servantes des Pauvres.
  57. Au couvent des capucins du faubourg Saint-Honoré.
  58. Il semble, d’après les dates données ou indiquées par D’Argenson (M. Allier les réunit en les complétant et les corrigeant, p. 233, note 1), que ce fut surtout après la mort de Richelieu que la Compagnie se répandit en province.
  59. Voyez Fagniez, ouvrage cité, t. II, en. I.
  60. Ordonnances ou Edits de 1617, 1626, 1629, 1631. Voyez Dareste et Georges Picot, ouvrages cités ; Parturier, Histoire de l’Assistance publique ; Gaillet, l’Administration en France sous le ministère de Richelieu.
  61. Dareste, t. Ier, p. 237 et suiv.
  62. Vers 1545 fut établie une « taxe des pauvres. »
  63. Gilles de la Tourette, Théophraste Renaudot.
  64. Encore en 1629, c’est aux bourgeois des villes qu’une ordonnance royale remet l’administration des hôpitaux.
  65. D’Argenson, p. 27.
  66. Dareste, ouvrage cité, p, 319.
  67. A Paris, du Prévôt de la ville et de ses lieutenans, des Échevins, du Prévôt des marchands, réunis en Commission au Châtelet ; — en province, du juge principal de chaque endroit et des commissaires-examinateurs, obligés, par une ordonnance de 1586, à la visite hebdomadaire des villes et lieux de leur charge.
  68. Voyez seulement le Recueil des Actes du Clergé (1716), t. II, p. 302 : les évêques ont le droit de visiter tous les hôpitaux, les confréries, les lieux et les assemblées de piété, encore que l’administration en appartienne à des laïques. Cf. Chéruel, Dictionnaire des Institutions, t. I, p. 391.
  69. Allier, p. 256, d’après les procès-verbaux de la Compagnie de Grenoble.
  70. On fit avertir, en 1659, le Pape « que, depuis trente ans, il ne s’était point vu de synode dans Avignon. »
  71. Sur l’impuissance de la police à Paris, voyez, dans les Mémoires d’Orner Talon, la très curieuse discussion qui eut lieu en 1634 entre le Parlement et les lieutenans civil et criminel.
  72. D’Argenson, p. 189, 138, 39.
  73. Gilles de la Tourette, ouvrage cité ; Vie de Bourdoise (1784) p. 149, sq.