Types américains - Le Puffiste

Types américains - Le Puffiste
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 10 (p. 169-191).
TYPES AMÉRICAINS





LE PUFFISTE.
The Life of P. T. Barnum, written by himself; London, Sampsou Low and C° 1855.





Nous défions toute personne qui lira ce petit livre de ne pas éprouver un certain embarras, s’il lui faut exprimer un jugement. On commence cette lecture avec l’intention bien formelle de s’indigner; mais le système nerveux ne reçoit aucun ébranlement; l’âme physique, mère des emportemens et des colères, reste calme et paisible : pas la moindre tempête intérieure. Êtes-vous au contraire d’humeur indulgente et joyeuse, et avez-vous ouvert ce livre comme vous auriez ouvert un roman de Paul de Kock ou de Pigault-Lebrun, dans une pensée de divertissement plat et vulgaire : — même désappointement. Le livre de ce puffiste, bourré de plus de farces, de bons mots et de duperies que n’en contiennent tous les romans picaresques unis ensemble, est d’une lecture extrêmement difficile. Vous rencontrez là tel trait qui ferait honneur à Lesage, et vous haussez les épaules; telle fourberie dont Guzman d’Alfarache eût envié la conception, et vous bâillez ; tel expédient que Lazarille de Termes n’eût pas désavoué, et vous fermez le livre d’ennui. L’impression dernière qui vous reste est celle d’un profond étonnement. Les sociétés humaines paraissent à l’auteur formées pour donner aux Barnums de tous les temps la facilité de se créer une fortune et de bâtir des palais d’Iranistan. Sa philosophie est d’une remarquable nouveauté, et peut se résumer ainsi : — dupons-nous les uns les autres, en vivant ensemble dans de bons termes; sachons assez bien vivre, soyons assez gentlemen pour consentir à rire lorsque nous sommes dupes, et supportons les espiègleries de notre voisin avec calme et dignité, comme nous supporterions une perte au jeu. Attendons patiemment le moment où nous pourrons prendre notre revanche. — La doctrine de la tolérance et de la fraternité n’a jamais reçu une pareille extension. M. Barnum voit la société sous un jour tout particulier : les hommes se dupent mutuellement et se pardonnent leurs espiègleries. Eclairé par cette lumière, M. Barnum raconte avec une désespérante naïveté tous les bons tours qu’il a joués à ses voisins, à ses amis et connaissances, à l’Amérique, à l’Europe et au genre humain tout entier. Il n’a jamais ressenti aucun scrupule de conscience; ce qu’il a fait lui semble tout simple. Il n’a pas de notions bien exactes du bien et du mal ; au besoin même, il appuiera sa doctrine sur des principes religieux, car M. Barnum lit assidûment sa Bible, comme il convient à un enfant de la Nouvelle-Angleterre. En politique, il est libéral, voire démocrate, grand partisan de la séparation de l’église et de l’état, et pour soutenir cette doctrine il a jadis rédigé un journal. Les joies de la famille lui sont chères, et lui paraissent « le symbole le plus élevé et le plus expressif du royaume des cieux. » Il est poli, très poli, affable, bienfaisant, et rien de ce qui est humain ne lui est étranger. La démocratie et la réclame, la Bible et le humbug lui sont choses également familières. La morale de ce livre est donc à peu près celle-ci : — ayons le plus de dollars possible, afin d’élever convenablement notre famille et d’avoir un foyer comfortable. Les joies du foyer sont si douces! Pardonnons-nous nos duperies les uns aux autres, car Jésus-Christ est mort pour nous tous. Soyons patiens et actifs, et ne désespérons pas lorsque nos poches sont vides, car le travail surmonte tous les obstacles, et la Providence nous fournira les occasions de les remplir.

Celui qui vient de lire ces trois cents pages très compactes reste plongé dans un ébahissement profond. Que veut dire cet homme et pourquoi a-t-il écrit son livre? M. Barnum est-il un cynique, et son autobiographie mérite-t-elle d’être appelée, comme le faisait récemment certain journal anglais, un remarquable monument d’impudence? L’auteur a-t-il bien conscience de ce qu’il a fait, et sa personne mérite-t-elle l’indignation? Hélas! ni M. Barnum, ni son livre, ne valent tout le bruit qu’ils ont soulevé. Cet habile homme, ce roi du puff et du mensonge, ce maître suprême dans l’art de l’exhibition est une des créatures les plus vulgaires qui se puissent imaginer, il représente le temps actuel sous un de ses plus tristes aspects. À ce titre, mais à ce titre seulement, il mérite qu’on s’occupe de lui. Son histoire se compose d’une suite d’incidens médiocrement récréatifs, où n’apparaissent jamais aucun de ces artifices étourdissans, aucune de ces inventions merveilleuses qui donnent un certain attrait à l’existence des charlatans célèbres. M. Barnum est entièrement dépourvu d’invention ; l’imagination lui manque absolument. Quelle distance infranchissable le sépare des célèbres menteurs de tous les siècles ! quelle pauvre figure il fait à côté de ces géans du charlatanisme qui au dernier siècle furent pendant un moment les rois de l’Europe, et tinrent dans l’étonnement, la terreur ou l’espérance les souverains et les aristocraties ! Casanova de Seingalt, Cagliostro, Mesmer, étaient des héros, des poètes et des prophètes ; ils vivaient dans l’élément du merveilleux, et marchaient entourés d’un cortège mystique d’esprits célestes, de génies infernaux et de cupidons libertins. Ils connaissaient l’art de disposer les chiffres en pyramides, le secret de faire de l’or, la poudre de projection, l’élixir de longue vie. Leur science était infinie. Casanova travailla longtemps à fabriquer des homunculi ; Cagliostro montra à la cour de France la future révolution française à travers le transparent cristal d’une carafe ; Mesmer eut la gloire de mettre en convulsion la moitié de Paris. Voilà de grands esprits et des gens de bonne lignée et d’une éducation hors ligne, s’il vous plaît, des hommes qui descendaient du dernier empereur de Trébizonde, et qui avaient étudié sous le sage Althotas, dont la vie avait été mêlée à toutes les intrigues de la politique et de la galanterie européenne, dont la destinée était aussi merveilleuse que la science ! Ils avaient eu pour amis, pour protecteurs et patrons, des comtes autrichiens, des lords anglais, des sénateurs vénitiens, des barons allemands, des ducs et pairs de France. Ils avaient été enfermés sous les plombs de Venise, ou condamnés par l’inquisition romaine, et ils finissaient par disparaître mystérieusement enlevés comme le prophète Élie ; mais ces grands hommes n’ont pas eu d’Elisée auquel ils aient laissé leur manteau, et en tout cas M. Barnum n’en a pas hérité. Sa science se réduit à peu de chose : il ne connaît pas de secrets magiques, et il est tellement dépourvu d’imagination, qu’il n’aurait pas même inventé les tables tournantes. La belle merveille que de faire passer une vieille négresse de quatre-vingts ans pour la nourrice de Washington, de fabriquer avec un squelette de singe et une queue de poisson une prétendue sirène, et de donner un enfant de huit ans pour un nain ? M. Barnum nous répondra que son but était de tirer de ces pitoyables inventions le plus de dollars possible ; sans doute, mais alors pourquoi vient-il se donner à ses contemporains comme un grand homme, et s’exhiber lui-même comme une curiosité ? Il n’est pas curieux du tout. Pour la première fois de sa vie, il a échoué : sa personne manque de prestige et de poésie. Les Barnums ne sont acceptables qu’à la condition d’être des œuvres d’art; un charlatan bien effronté, à l’esprit subtil, fertile en ressources, cela figure bien dans l’histoire d’un siècle; mais M. Barnum n’est pas une œuvre d’art, il appartient au monde de la plus triste prose. Il n’est pas un grand homme; il n’est, comme beaucoup de ses confrères modernes, qu’un homme heureux. Cela étant, pourquoi donc ne consentait-il pas à vivre tranquillement du fruit de ses travaux dans son bizarre palais d’Iranistan? Pourquoi? On ne peut avoir la raison de ce pourquoi qu’à la condition de connaître le caractère distinctif de cette âme vulgaire; mais auparavant, comme il est bon de rendre justice à tout le monde, après avoir montré combien le puffiste américain est loin des grands maîtres dans l’art de mentir, disons comment il mérite, malgré sa médiocrité, d’avoir son rang parmi leur groupe auguste.

On ne fait pas autant-de bruit dans le monde sans avoir quelque qualité réelle, et M. Barnum en a une, qui est précisément l’absence d’imagination. Il ne va jamais chercher trop loin ce qui est tout près de lui. Il ne se met point en grands frais d’invention. Jamais il n’a, comme ses prédécesseurs, l’idée de rechercher la maladie propre à son temps pour l’exploiter à son profit. Non, son art repose sur un terrain moins métaphysique, mais beaucoup plus solide. M. Barnum a su reconnaître que la nature humaine contient une dose de bêtise toujours égale dans tous les temps et sous toutes les latitudes, et sur laquelle on peut spéculer à coup sûr. C’est ce permanent de bêtise, comme dirait un philosophe allemand, qui constitue le principe premier du système de M. Barnum, et qui lui a valu son succès. Jouez sur la bêtise humaine, vous êtes sûr de réussir; mais spéculez sur les caprices de l’opinion ou sur la corruption à la mode, il viendra un moment où vous échouerez misérablement. M. Barnum a encore gagné autre chose à la connaissance de cette vérité, il y a gagné une renommée durable et une demi-considération. En jouant sur la sottise de ses semblables, il a joué sur un capital certain et inépuisable. C’est un négociant, un industriel, un habile homme d’affaires. S’il avait, comme tant d’autres, joué sur la corruption à la mode ou sur la superstition en vogue, il aurait joué sur un capital incertain et temporaire; il n’aurait plus été qu’un aventurier. Voilà tout le secret de la fortune de M. Barnum. Qui donc oserait se fâcher? M. Barnum n’est pas un aventurier, c’est un heureux mystificateur, un homme d’un caractère gai et qui sait rendre ses plaisanteries productives, un practical joker. S’emporter contre lui serait donc aussi ridicule que de s’emporter contre le plaisant qui nous attacherait une queue de papier derrière le dos. Maintenant quelle est la nature de M. Barnum ? Il me semble que nous la connaissons déjà en partie. Il n’a aucune fécondité d’esprit et possède un caractère heureux, qui lui fait voir le monde et la morale sous les teintes les plus rosées. Il est gai, plaisant, bon père de famille et vertueux citoyen. M. Barnum est un simple bourgeois, et nous prenons ce mot dans le sens que lui donnent les peintres sans public et les poètes sans lecteurs. Pour donner une idée de la nature de cet homme, nous sommes obligé d’emprunter des noms aux masques de quelques parades contemporaines. M. Barnum est une combinaison assez curieuse de Bilboquet et de M. Prudhomme. Comme le premier, il est gai, d’humeur égale dans la bonne et dans la mauvaise fortune. Ses fourberies ne vont jamais plus loin que l’exhibition d’un animal fabuleux ou d’une femme sauvage. Vous pouvez lui confier en toute sûreté votre fille et votre malle. C’est là le côté gai de M. Barnum; mais, comme M. Prudhomme, il est drôlatiquement sérieux, et au moment où l’on s’y attend le moins, d’austères sentences de morale tombent de ses lèvres. Il parle en phrases cicéroniennes de « l’excellence de nos institutions, » des douceurs du foyer, des plaisirs de la vertu. Il espère dans celui qui est mort pour nous tous. Il s’appuie sur l’autorité du docteur Channing. Il a ses petites opinions sur les arts, spécialement sur l’architecture, et il corrobore ses opinions par le témoignage de sir William Temple. Il vénère la religion, mais il ne veut pas que ses ministres soient trop puissans, « car l’histoire lui a appris combien de hideuses actions ont été commises au nom de la religion. » Enfin, si le premier but de M. Barnum a été de faire fortune, le second a été d’éclairer ses concitoyens et même de les amuser. Il se donne à lui-même le titre de bienfaiteur public. N’a-t-il pas ouvert l’American Museum, qui a répandu parmi les masses le goût, de l’histoire naturelle et la connaissance des diverses formes de la vie animale mieux qu’aucune université, qu’aucun savant ne l’ont fait en Amérique? N’a-t-il pas plus que personne répandu parmi ses concitoyens le goût de la musique par la fameuse exhibition de Jenny Lind? Les Américains manquent d’idéalisme; « pour eux, une primevère n’est qu’une fleur, et rien de plus. » M. Barnum a voulu leur donner des goûts plus esthétiques! Enfin on travaille trop en Amérique; les concitoyens de M. Barnum sacrifient trop au go a head, et violent trop brutalement les lois de la nature. L’esprit a besoin de délassemens innocens, et c’est pour cela que la religion, d’accord avec la nature, a institué les jours de fête. « Dans les pays catholiques, il y a trop de jours de fête; chez nous, il n’y en a pas assez. » M. Barnum a voulu remédier à cet inconvénient et donner aux Américains les jours de fête qui leur manquaient. Tout cela est dit naïvement, sérieusement. Nous avons cru d’abord que M. Barnum, en parlant de vertu, de religion et de philanthropie, voulait simplement donner à ses mensonges de la variété et du piquant; mais non, il croit avec candeur à ce qu’il dit : cet habile homme se dupe lui-même.

Au fond, il est bien de son temps, avec sa vulgarité, son génie de la réclame et son art du humbug. Il exprime bien le vice industriel et les mœurs industrielles. Il n’est pas plus agréable à contempler qu’un bourgeois de Paris inventeur d’une pâte pectorale ou qu’un parfumeur unique débitant de la véritable pommade de chameau. Il a la vanité et l’importance du parvenu qui a réussi à faire fortune, et qui vous dit avec orgueil : « Je me suis vu sans un dollar dans ma poche. » Il en a aussi la tartuferie. Nous connaissons tous ce type; il n’est point propre à l’Amérique, il est universel aujourd’hui. Nous devons seulement cette justice à M. Barnum, c’est qu’il représente ce type sous son aspect le plus inoffensif. Sa personne est sèche et ennuyeuse, mais elle n’est pas odieuse. Après tout, cet homme n’a voulu que faire fortune, et il l’a faite; mais il n’a jamais eu l’envie de diriger les affaires du genre humain, l’ambition politique lui est étrangère; il n’a jamais connu les mœurs et les voluptés que décrit Pétrone; on ne lui a confié aucun secret d’état, et il n’est tenté d’en révéler aucun; il ne calomnie pas son voisin, et s’il a exploité la société, c’est en tirant de notre poche par un artifice quelconque la modique somme de 1 ou 2 dollars. Tressez donc des couronnes à cet homme, badauds européens, car plût au ciel que vous n’eussiez jamais été exploités que par d’aussi innocens princes du mensonge !

M. Barnum, en nous donnant son autobiographie morale, n’a pas voulu nous priver de son image physique, et il en a embelli la couverture de son petit livre. Cette image peut nous aider à compléter son portrait. De notre vie nous n’avons vu physionomie plus ingrate. Sa figure sèche, lourde, massive, s’accorde parfaitement avec le jugement que nous avons porté : elle ne révèle aucune qualité intellectuelle. A demi maussade, à demi joviale, elle a quelque chose de désagréable et de peu sympathique. Les yeux seuls ont une certaine expression de ruse et d’astuce, ruse vulgaire, astuce sans finesse. C’est le nec plus ultrà du commun, du laid banal. Au fac-simile de son aimable physionomie M. Barnum a joint le fac-simile de sa résidence persane, le palais d’Iranistan, dénomination orientale qu’un facétieux journaliste de New-York décomposait ainsi I-ran-i-stan, c’est-à-dire « je courus longtemps le monde avant de pouvoir me fixer. » Ce palais, orné de clochetons et de minarets, est une des fantaisies les plus saugrenues qui se puissent imaginer. Et ici nous remarquerons, en manière de parenthèse, que tous les gens qui ont vu la vie sous son aspect facile, et qui ne lui ont jamais demandé autre chose que de l’argent ou du plaisir, sont enclins à commettre les bévues et les fautes de goût les plus impardonnables. Qu’ils se fassent bâtir une villa, qu’ils achètent une bibliothèque, qu’ils composent une galerie de tableaux, qu’ils commandent leur portrait, ils trouveront moyen de se couvrir de ridicule. Cette observation noue frappa un jour que nous parcourions la collection de portraits du chevalier Lely, où se trouvent conservées les physionomies des beautés célèbres de la cour de Charles M, comtesses en robes de velours, duchesses chargées de dentelles, dames d’honneur vêtues selon toutes les lois de l’étiquette des cours, toutes très simples malgré la richesse de leurs vêtemens, leur haut titre et leur position exceptionnelle. Au milieu de cette assemblée charmante figurent deux courtisanes célèbres, Nell Gwynn et la duchesse de Cléveland. Toutes deux sont fort belles et valent leur réputation, mais toutes deux ont réussi à se faire peindre dans une attitude ridicule, — Nell Gwynn un mouton sous le bras, et la duchesse de Cléveland le casque en tête et la pique en main, comme la sage Minerve elle-même, la sérieuse et austère déesse. Beaucoup de millionnaires de la façon de notre héros ressemblent en cela à ces deux malheureuses jolies femmes. Le lecteur tirera de cette observation la conclusion qui lui plaira. Revenons à M. Barnum.

M. Barnum nous a raconté en détail son enfance et sa première jeunesse; nous ne nous en plaignons pas. Si plus tard quelque historien des mœurs du XIXe siècle fouille dans ce récit, les cinquante premières pages seront peut-être celles qui lui seront le plus profitables; elles ouvrent certains jours sur la nature humaine plébéienne. Dansées pages, M. Barnum raconte les bonnes plaisanteries que ses voisins se faisaient entre eux, les ruses de son grand-père, les farces en un mot de la population rustique au milieu de laquelle il a grandi. Ceux qui savent que la nature humaine est toujours identique à elle-même dans tous les temps et sous toutes les latitudes ne seront pas étonnés d’apprendre que les anecdotes de M. Barnum ont un air singulier de parenté avec certaines histoires des fabliaux et des livres populaires de la fin du moyen âge. Tout y est, le gros sel de la plaisanterie, l’équivoque, la fourberie malicieuse, le mot à double sens, le rire bruyant. Tous les signes d’intelligence de la franc-maçonnerie populaire sont là reconnaissables, — le bon mot enveloppé, dit en face de l’honnête dupe dont on va rire, et l’allusion lointaine au bon tour qu’on va jouer, l’œil qui cligne malicieusement et donne avis, la bouche qui grimace dans l’attente d’une joie prochaine, la tête qui remue significativement. Dans ces anecdotes de la vie rustique, vous retrouvez toujours l’esprit qui anima jadis Till Eulenspiegel, et qui donna naissance aux innombrables histoires du renard et du loup, du manant et de son seigneur, de M. le curé et de sa servante. Seulement, dans les productions populaires, nous reconnaissons l’esprit du serf soumis à un pouvoir terrible, obligé à l’hypocrisie et à la contrainte, narquois et timide, riant tout bas, ou attendant pour rire que le maître ait tourné le dos. Ici au contraire nous avons un échantillon de la nature du serf affranchi, libre du joug, sans contrainte et sans contrôle. M. Barnum n’a sans doute pas eu l’intention de suggérer à ses lecteurs des rapprochemens historiques ou des réflexions sur le caractère des différentes classes de la société; mais nous lui rendrons cette justice, que les cinquante premières pages de son récit sont fort amusantes, et nous les recommandons à tous ceux qui aiment à se donner le spectacle de la nature humaine sous toutes ses manifestations.

Ces anecdotes ne sont pas seulement caractéristiques de la nature plébéienne rustique, telle qu’on la trouve dans tous les pays; elles le sont encore de la nature propre au peuple yankee, qui décidément, malgré son origine puritaine, est bien le peuple le plus jovial de la terre. Dans notre vieux monde, on ne rit plus guère; mais si jamais la joie doit être exilée de l’Europe, elle se retrouvera encore aux États-Unis. On dirait que tous les types de bouffons célèbres s’y sont donné rendez-vous. Il n’y manque que M. de Roquelaure, car ce pays est encore moral; mais comme en même temps c’est un pays de progrès et que les choses y vont plus vite que partout ailleurs, il n’est pas impossible que ce dernier personnage n’y débarque par le prochain paquebot. Frère Jonathan a hérité des humeurs joyeuses des différens pays. Il a la gaieté lourde de John Bull moins sa bonhomie, l’humeur facétieuse du Provençal moins sa naïveté, la jovialité rusée du Normand moins sa finesse. Frère Jonathan aime à rire; il ne réussit pas toujours et manque souvent ses plaisanteries; peu lui importe, il rira bon gré mal gré. Cet amour du rire à tout prix explique la profusion de sobriquets baroques dont les Américains ont baptisé leurs hommes politiques, leurs personnages illustres et jusqu’aux différens états de l’Union. Il explique aussi beaucoup les succès de M. Barnum, ainsi que nous le verrons par la suite.

M. Phinéas Taylor Barnum, né en 1810, à Bethel dans le Connecticut, est donc venu au monde, ainsi qu’il le dit lui-même, dans une atmosphère de gaieté. Son grand-père était par nature un practical joker, autrement dit un farceur. J’admire ce mot de practical joker. Si le vénérable grand-père de M. Barnum n’eût été qu’un joker, c’est-à-dire un homme aimant à rire, il n’aurait été qu’un plaisant métaphysique, abstrait; mais il aimait à donner un corps à ses conceptions grivoises et à transformer un bon mot en espièglerie; il était donc un plaisant pratique. La famille tout entière était, comme le grand-père, de joyeuse humeur, et le village de Bethel était peuplé d’heureux vivans, tous disposés à prendre gaiement la vie. Les soirées et les jours de pluie étaient employés à la conception et à l’incubation des plaisanteries qu’on pourrait mettre à exécution quinze jours après. Ce village de Bethel, dans le récit de M. Barnum, a une apparence féerique. Tout le monde y rit, hommes et femmes, enfans et vieillards. Les autorités municipales mènent le chœur de ces enfans de Momus, et les clergymen, de temps à autre, se permettent un trick que ne désavouerait pas le juge de paix lui-même, Benjamin Hoyt esq., le coq, à ce qu’il paraît, de tous ces joyeux compagnons. Nous ne nous étendrons pas longuement sur ce sujet; mais pour donner au lecteur une idée de la gaieté américaine en général et de la gaieté de la famille Barnum en particulier, nous citerons deux anecdotes dont les héros sont le grand-père de M. Barnum et M. Barnum lui-même, à la fleur du bel âge, à l’époque où il n’était qu’un adolescent donnant de belles espérances.

Il y a quelque trente ans de cela, une bande de quatorze ou quinze personnes s’embarquait à Norwalk pour New-York. On était au lundi, et on espérait arriver à New-York le lendemain à une heure convenable; mais la mer était calme et le navire n’avançait pas. Six jours se passent, et on n’a pas encore atteint New-York. On n’y arrivera pas avant le dimanche, à deux heures de l’après-midi. Les voyageurs se désespèrent. — Il sera trop tard pour nous faire faire la barbe, les barbiers ferment à midi. — Et moi, comment ferai-je pour prêcher? s’écrie un vénérable clergyman pourvu d’une barbe menaçante. Monsieur Taylor (le grand-père de Barnum), soyez assez bon pour me prêter votre rasoir. — Les passagers, heureux d’apprendre qu’il existe un rasoir à bord, joignent leurs prières à celles du clergyman. — Messieurs, dit gravement M. Taylor, je vous prêterai mon rasoir bien volontiers; mais comme il est probable que nous ne pourrons pas être tous rasés avant d’arriver à New-York, j’espère que vous consentirez à la proposition que je vais faire : chacun de nous se rasera une moitié de la figure et passera le rasoir à son voisin, et lorsque nous aurons achevé, nous recommencerons l’autre moitié de l’opération. De la sorte, nous aurons satisfait aux lois les plus strictes de la justice et de l’égalité. — La proposition fut acceptée malgré les remontrances du clergyman, qui allégua en vain la dignité de sa profession et les convenances obligées de sa position. M. Taylor commença, en sa qualité de propriétaire du rasoir, et bientôt les passagers présentèrent le plus divertissant spectacle. Cependant M. Taylor était trop ami du rire pour s’en tenir là, et lorsqu’il eut achevé de se raser, d’un coup de main habile, et comme par méprise, il laissa tomber le rasoir à la mer. La consternation des passagers ne peut se décrire, non plus que la confusion du digne clergyman, qui, joignant les mains et levant les yeux au ciel, s’écriait avec un accent fait pour briser l’âme : « Oh ! c’est horrible, horrible! » Lorsqu’il fallut descendre à terre, on dut cependant prendre un parti : il fut décidé que M. Taylor marcherait en tête de l’étrange cortège, qui traversa les rues de New-York suivi de tous les polissons de la ville. Telles étaient les plaisanteries qui réjouissaient l’âme enjouée de l’aïeul de M. Barnum.

Bon sang ne peut mentir. Son petit-fils fut digne de lui. L’homme qui devait inventer Tom Pouce et Joice Heth, la sirène des îles Fidji et le saltimbanque Vivalla, aimait dès sa jeunesse à inventer des plaisanteries que n’eût pas désavouées un vétéran blanchi au service des dieux amis de la joie. Il connaissait une vieille femme du nom de Jerusha, ornée de deux filles qu’il désignait sous les sobriquets de vieille Rushie et jeune Rushie. Un chapelier se présenta un jour dans la boutique de M. Barnum, — boutique où se débitaient toute sorte de marchandises, du sucre et des étoffes de coton, du thé et des étoffes de laine. — Après avoir fait emplette de peaux de castor et de lapin, il demanda du cuir de Russie. — Je n’en ai pas, répondit l’ingénieux M. Barnum; mais je vous adresserai à une dame qui en a plusieurs centaines de livres, cent soixante-dix environ de vieux cuir et cent cinquante de cuir nouveau. — Notre homme, en chanté, se transporte au domicile de mistress Jerusha Wheeler. — Je suppose que c’est à ma fille que vous voulez parler, monsieur; pour quoi avez-vous besoin de Rushia? — J’en ai besoin pour faire des chapeaux. — La mère, fort étonnée, appelle la plus jeune de ses filles, et le chapelier répète sa question. — Je suppose que c’est à ma sœur que vous désirez parler, répond la jeune fille. La sœur est introduite. — Je viens pour acheter votre Rushia. — Acheter Rushia! Que voulez -vous dire? — Je vous demande à acheter votre marchandise. Quel en est le prix? — Et ainsi continue la scène bouffonne, qui se termine par l’expulsion du chapelier.

Le père de M. Barnum était tailleur et maître de taverne. Le futur millionnaire débuta dans la vie en qualité de berger et de garçon de ferme; mais ces travaux rustiques n’étaient point de son goût, et dès cette époque il commençait à entasser liards sur liards pour former des dollars et transformer ensuite ces dollars en marchandises. Il avait un goût tellement prononcé pour le calcul, qu’il fit de notables progrès en arithmétique, et qu’à l’école il n’avait pas de supérieur dans cette science. La bosse de l’acquisivilé était, comme il le déclare, très prononcée chez lui, et ses parens, en véritables Yankees, eurent soin de développer ses heureuses dispositions. A cet amour de l’argent il joignait la haine la plus intense du travail manuel. Le commerce lui-même ne lui plut jamais beaucoup. Les labeurs incessans, minutieux, scrupuleux qu’il exige, les lents bénéfices qu’il procure, tout cela ne souriait pas à son ardente convoitise. Il aimait mieux inventer des plans, bâtir des opérations sur des hypothèses, assembler des chiffres et résoudre des problèmes du calcul des probabilités comme ne s’en posèrent jamais Pascal et Bernouilli. L’imprévu, l’inattendu, le hasard, tels sont les élémens sur lesquels M. Barnum comptait asseoir sa gloire et sa fortune. Du reste il faut reconnaître qu’il a su tirer admirablement parti de ces étranges élémens de succès. Tout son art consiste en ceci : — étant donnée une chance sur cent, multiplier cette unité par quatre-vingt-dix-neuf, de manière à rendre le possible certain. — Alors, pour donner à cette unique chance le développement nécessaire, il déploie l’activité la plus incroyable. Il crée des intéressés, il accumule les réclames, il éveille la curiosité et l’aiguillonne jusqu’à ce qu’elle soit arrivée à l’état de désir irrésistible comme dans l’affaire de Jenny Lind. Il unit donc deux choses qui semblent inconciliables et qui se trouvent souvent réunies chez les natures nées comme lui pour l’intrigue et le humbug, — une activité inouie et une grande aversion pour le travail régulier. Il lui échappe en effet quelques notes bien mélancoliques, lorsqu’après avoir raconté l’insuccès de ses opérations de cirque et de saltimbanques, il avoue qu’il fut obligé, pour faire vivre sa famille, de se faire courtier de librairie et journaliste, penny a liner. « Vivant à New-York sans emploi et avec une famille à nourrir, j’épuisai bientôt tout l’argent qui me restait, et je devins aussi pauvre qu’il est possible de l’être. Je cherchai en vain un emploi conforme à mes goûts et grâce auquel je pusse me tenir la tête au-dessus de l’eau. Je fus enfin charge de rédiger des avertissemens et des notices pour l’amphithéâtre Bowery. Comme rémunération, je recevais quatre dollars par semaine, et je m’estimais fort heureux de pouvoir toucher même cette modique somme. J’écrivais aussi des articles pour les journaux du dimanche, afin de pouvoir faire bouillir le pot à la maison. » Infortuné M. Barnum! cette détresse venait après l’histoire de Joice Heth ; un mensonge si colossal, si artistement travaillé, méritait en effet beaucoup mieux à son auteur. Comme ses plaintes sont touchantes! aussi touchantes en vérité que ce mot d’un aventurier qui racontait une éclipse entre deux splendeurs : « Enfin, mon ami, que vous dirai-je? J’étais si malheureux que je fus sur le point de me résoudre à travailler. »

« Le fait est, dit M. Barnum, qu’il y a des personnes qui ne peuvent consentir à travailler pour un salaire fixe, quelque considérable qu’il soit. Je suis du nombre de ces personnes. » Le génie de M. Barnum le portait donc vers la spéculation, l’entreprise; en d’autres termes, il était né faiseur. Il essaya bien du commerce à deux ou trois reprises, mais il n’y réussit qu’à demi. Étant encore enfant, il s’était fait colporteur et vendait du sucre candi aux enfans, des lacets aux femmes, des liqueurs du cru aux soldats yankees. Adolescent, il ouvrit dans son village natal une boutique d’articles de mercerie et d’épicerie à laquelle il adjoignit une manière de cabaret. Les affaires allaient bien, les profits étaient bons, mais ils étaient insuffisans pour satisfaire les vastes désirs de M. Barnum. Son génie spéculatif, toujours en travail, lui suggéra une idée. Les loteries étaient à la mode : pourquoi M. Phinéas Barnum ne profiterait-il pas de cet engouement ? Il monta donc successivement plusieurs loteries, dont les lots gagnans, annoncés comme objets d’une grande valeur, se composaient de verroteries fêlées ou de vieux plats d’étain mis au rebut. La loterie fut sa première initiation au humbug ; c’est là qu’il apprit toutes les ressources d’un demi-mensonge mis en œuvre par d’habiles combinaisons. Il a gardé bon souvenir de ces loteries qui lui rappellent le temps de ses débuts, si bon souvenir, qu’il ne peut résister au désir de placarder au milieu d’une page commencée une monstrueuse réclame en faveur d’une loterie du Maryland que viennent de lui envoyer les inventeurs de cette ingénieuse combinaison.

Cette aversion pour le travail fixe et le salaire régulier aurait pu avoir des conséquences moins heureuses que celles qu’elles ont eues, si M. Barnum n’eût pas été doué au suprême degré de cette qualité commune à tous ses concitoyens, la faculté d’opposer un front d’airain à tous les malheurs de la vie, quels qu’ils soient, insuccès, banqueroute, détresse, et l’art de se retourner et de retomber toujours sur ses pattes comme un chat. Il embrassera toutes les professions, s’il le faut, sans crainte et sans fausse honte. Il se fera allumeur de gaz sans croire déroger, et magistrat sans croire être au-dessous de ses fonctions. Au besoin il se fera ministre d’une église quelconque et prêchera tout comme un autre, si les fidèles consentent seulement à payer son éloquence un dollar par tête. Il l’a bien fait pour rien, à la grande édification des baptistes de Rocky Mountain Falls, dans la Caroline du Nord. Il était alors en tournée avec le saltimbanque Vivalla et ses associés dans ses entreprises de cirque. Il lui passa par la tête de moraliser la population. Aussitôt conçu, aussitôt exécuté. Notre prédicateur improvisé monte dans la chaire du ministre et commence par informer ses auditeurs qu’il n’est point clergyman, qu’il n’est qu’un simple fidèle qui s’intéresse à tout ce qui regarde la moralité et la religion. Il prêcha sur le bonheur des justes et le malheur des méchans. « Nous ne pouvons violer impunément les lois de Dieu, et il ne laissera pas le bien sans récompense. Le côté extérieur des choses est de peu de prix ; nous devons nous attacher à la réalité et non à l’apparence. Les diamans peuvent briller sur des poitrines vicieuses, mais le calme de l’âme et la joie du cœur sont les récompenses de la vertu. Le coquin, l’homme de passions violentes, l’ivrogne, ne doivent pas être enviés, même lorsqu’ils prospèrent; car une conscience endurcie dans le péché est la chose la plus triste que nous puissions rêver. » Après avoir débité une série de sentences morales aussi nouvelles et aussi judicieuses, M. Barnum descendit de la chaire au milieu des félicitations de son auditoire. « Plusieurs personnes, dit-il, s’approchèrent, me serrèrent la main et me demandèrent mon nom, qui fut immédiatement couché sur leur calepin. » Et il ajoute avec une candeur qui va à l’âme : « Je n’avais pas grande opinion de mon sermon, mais je me sentais heureux en pensant que peut-être j’avais fais quelque bien, en ce beau jour du sabbat, dans ce charmant bosquet, théâtre de ma prédication improvisée. » M. Prudhomme aurait-il mieux parlé? Ces flots de doux et pieux sentimens s’échappent à chaque instant du cœur de M. Barnum. Son livre favori, c’est la Bible, qui ne l’a jamais quitté durant tous ses voyages, et qu’il a lue constamment sur le bateau à vapeur et en chemin de fer, dans les coins reculés de son muséum et dans la chambre voisine de la salle où Joice Heth était exhibée. Quel fidèle descendant des pilgrim fathers! Nous ne voulons pas mettre en doute la religion de M. Barnum; seulement une observation nous frappe, c’est que le diable lui-même, s’il veut réussir, est obligé de prendre les habitudes et le tour d’esprit des populations auxquelles il a affaire. M. Barnum l’Américain lit la Bible, improvise des sermons à des congrégations religieuses, et ne se permet pas le plus petit mot léger à l’endroit des mœurs. En France, un de ses confrères lirait Voltaire, serait parfait gentilhomme, parlerait de ses bonnes fortunes, et chercherait à être homme de bonne compagnie. Chaque peuple a ses mœurs, comme disait l’auteur de Candide.

Avec un esprit aussi souple, aussi fertile en ressources, M. Barnum ne pouvait jamais se trouver au dépourvu. L’homme qui était capable de prêcher un sermon était bien capable de rédiger un journal; c’est ce que fit M. Barnum lorsque fut dissoute la maison commerciale Taylor et Barnum, en 1831. M. Barnum avait alors vingt et un ans; il était dans toute la fougue de la jeunesse, ardent démocrate, et il voulut travailler pour son compte aux progrès du genre humain. Dans cette pensée, il fonda un journal intitulé le Héraut de la Liberté (the Herald of Freedom). L’Amérique était en proie à une fermentation religieuse qui effrayait M. Barnum et lui faisait craindre pour l’avenir. Cette frénésie religieuse avait, à ce qu’il paraît, une tournure sauvage : on se suicidait par piété, on assassinait par dévotion. Les ministres essayaient de devenir une puissance politique, et leurs tendances n’allaient à rien moins qu’à ruiner une des bases fondamentales de la constitution américaine, la séparation de l’église et de l’état. Le fantôme des guerres religieuses se dressa devant M. Barnum, et le chevaleresque jeune homme saisit la plume afin de concourir à détourner le fléau qui menaçait sa patrie. Cet ardent politique (qui l’aurait cru?) se laissa tellement emporter par la fougue de la jeunesse, que, durant les trois années qui composent l’existence de son journal, il fut plusieurs fois poursuivi pour libelle et calomnie. Un boucher, trop zélé politique, et que M. Barnum avait présenté comme un espion du parti démocratique, le fit condamner à cent dollars d’amende et à deux mois de prison. Un dignitaire de l’église, qu’il accusa de pratiquer l’usure au détriment des orphelins, fit prononcer contre lui la même sentence. Cependant le journal prospérait; mais l’inconstant M. Barnum visait plus haut, et en 1834 il abandonna son entreprise.

De plus glorieuses destinées l’attendaient. Un jour, en parcourant le Pensylvania Inquirer, il tomba sur l’annonce suivante : « CURIOSITÉ. — Les citoyens de Philadelphie et de son voisinage ont l’occasion de contempler une des plus grandes curiosités naturelles qui se soient jamais rencontrées : c’est JOICE HETH, négresse, âgée de cent soixante et un ans, qui appartenait jadis au père du général Washington; elle a été pendant cent seize ans membre de l’église baptiste; elle connaît plusieurs hymnes et sait les chanter à l’ancienne mode; elle est née près du vieux Potomac, dans la Virginie, et a vécu quatre-vingt-dix ou cent ans à Paris (Kentucky) avec la famille Bowling. Tous ceux qui ont vu cette femme extraordinaire ne doutent pas de son âge. Le témoignage de la respectable famille Bowling a bien son prix, mais le traité de vente écrit de la propre main d’Augustin Washington lui-même, ainsi que d’autres preuves irrécusables que le propriétaire tient en sa possession, pourront convaincre les plus incrédules. » Cette réclame fut pour M. Barnum une révélation; ce fut la voix du chemin de Damas qui lui traçait sa destinée future : il se sentit né exhibiteur; il partit immédiatement pour Philadelphie, et, moyennant mille dollars, acquit la propriété de la négresse, qui n’avait en réalité que quatre-vingt-un ans.

Ainsi l’idée première de cette scandaleuse exhibition n’appartient pas à M. Barnum, mais celui-ci s’en empara, la fit sienne et la développa considérablement. Le fondateur de l’American Museum, nous l’avons dit, manque d’invention, mais il est plein de sens critique et il voit très vite tout le parti qu’on peut tirer d’une idée. Doué d’une certaine faculté d’assimilation, qui est propre à tous les grands hommes, il saisit un puff, le développe, le transforme. Les plus grands esprits n’ont pas fait autre chose. Molière avouait, comme on sait, qu’il prenait son bien où il le trouvait, et Shakspeare n’a fait souvent que remettre en œuvre de vieilles données théâtrales, ou même que refaire certains mauvais drames de ses contemporains. M. Barnum fait avec les puffistes subalternes comme Molière et Shakspeare avec les poètes médiocres. Une autre de ses habitudes, c’est de ne jamais pousser la plaisanterie trop loin, peut-être afin de se persuader qu’il est plein de bonne foi. Ainsi, dans l’affaire de Joice Heth, il affirme qu’Û ne savait pas réellement l’âge de la nourrice. Cela est possible, mais la croyait-il réellement âgée de cent soixante et un ans ? Et qui avait appris à cette misérable vieille femme à mentir ainsi ? « Comment était-elle arrivée à être aussi familière avec les plus minutieux détails de l’existence de la famille Washington ? » M. Barnum répond qu’il n’en sait rien-, il l’a prise toute formée, il ne lui a rien appris, par conséquent sa conscience est à l’abri. Pareil raisonnement à propos de la fameuse sirène des îles Fidji ; M. Barnum l’achète pour son muséum. Était-il convaincu que c’était une sirène véritable ? Non ; seulement il ignorait lui-même comment cette curiosité avait été fabriquée, et il ajoute avec une grotesque solennité qu’il croyait que cette monstruosité bizarre « avait bien pu être un des hideux objets des cultes hindous ou bouddhistes. » Mais son raisonnement à l’égard de Tom Pouce est le plus curieux de tous. Il prend un enfant de cinq ans et le donne pour un nain de onze. Il se justifie en disant que l’enfant était réellement très petit pour son âge, qu’il était réellement un nain, puisqu’il n’avait pas la taille ordinaire d’un enfant de cinq ans. M. Barnum n’ose pas avoir le courage de ses convictions ; il est plein de restrictions mentales et de réserves jésuitiques. La rage de vouloir être un membre bienfaisant de la famille humaine et un vertueux citoyen, en même temps qu’un habile intrigant, nous pousse souvent à de telles choses.

Des transparens de sept pieds de haut et de deux pieds de large, luxe féerique inconnu jusqu’alors à la ville de New-York, annoncèrent donc à l’empire city l’arrivée de Joice Heth, nourrice de Washington. Les visiteurs trouvaient une vieille négresse abrutie, psalmodiant des cantiques, à la grande joie des âmes pieuses, et fumant du soir au matin, habitude qu’elle avait, disait-elle, depuis cent vingt ans. M. Barnum stimulait encore la curiosité du public par d’habiles réclames insérées dans les journaux. Quelques-unes de ces réclames sont fort bizarres. L’une d’elles compare Joice Heth à la momie égyptienne de l’American Museum, et déclare que la négresse est tellement sèche qu’elle pourrait avoir aussi bien cinq siècles que cent soixante ans. Une autre insinue que la vieille femme a vaincu la mort, que désormais elle est délivrée de ses attaques, et que, comme le Juif errant, elle vivra éternellement. Cette histoire de Joice Heth est instructive en ce qu’elle nous donne un assez remarquable spécimen des mœurs de la presse aux États-Unis, où l’on peut, dans le même numéro, faire l’éloge d’une invention et la traiter de mensonge, où tous les charlatanismes ont la permission d’élever la voix, et où les plus scandaleux humbugs ont leur droit d’asile. La fraude elle-même peut y faire insérer son apologie, moyennant le paiement préalable du prix d’insertion. Tout cela est regardé comme autant d’élémens de commerce et d’industrie, et par conséquent de prospérité et de bien-être. Le mensonge en effet n’est-il pas une propriété, la propriété de celui qui le débite ? Qui oserait porter atteinte aux privilèges de la propriété, aux droits de l’homme et du citoyen? C’est ainsi que la presse américaine, admettant avec indifférence toutes sortes d’annonces, d’avis, de notices, de documens qui hurlent de se voir associés dans les mêmes colonnes, protège les intérêts les plus scandaleux. C’est elle qui a fait en partie la fortune de M. Barnum : elle a été réellement pour lui le levier d’Archimède.

Les mêmes journaux qui avaient chanté les louanges de Joice Heth furent donc invités quelque temps après à annoncer que le public avait été dupe d’une odieuse mystification, et que la vieille négresse n’était qu’un automate artistement arrangé, et qui figurait la vie à s’y tromper. La raison de cette réclame, c’est que les recettes baissaient, et que M. Barnum éprouvait le besoin de fouetter la curiosité du public. Cependant la négresse immortelle mourut; un chirurgien la disséqua, découvrit la fraude et révéla dans les journaux la mystification. M. Barnum ne se laissa pas désarçonner, alla trouver M. Bennett, directeur du New-York Herald, et lui persuada que le chirurgien avait été mystifié lui-même, que Joice Heth n’était point morte, et que la négresse disséquée était une certaine vieille mère Nelly décédée dans une petite ville des environs. Le directeur du journal mordit à l’hameçon avec d’autant plus de plaisir qu’il avait ainsi une occasion de railler tout à son aise un concurrent et un rival. Le chirurgien persista dans son dire, le New-York Herald dans le sien. Le public se partageait, et déjà le New-York Herald allait avoir le dessous, lorsque son propriétaire s’avisa d’un nouvel expédient. Il inséra dans son journal des lettres fabriquées (c’est M. Barnum qui l’assure) par lesquelles ses correspondans imaginaires constataient l’existence de Joice Heth. Lorsque les clameurs se furent apaisées, M. Bennett, rencontrant un jour dans la rue le subtil M. Lyman, — un avocat de New-York, plus habile puffiste que M. Barnum lui-même, et qui avait aidé ce dernier dans l’exhibition de Joice Heth, — s’emporta vivement, et lui reprocha la mystification dont il avait été victime. M. Lyman traita l’affaire de plaisanterie, et, pour apaiser la colère de M. Bennett, lui raconta la véritable histoire de Joice Heth, c’est-à-dire un nouveau mensonge. M. Barnum l’avait, disait-il, rencontrée dans une plantation du Kentucky, lui avait arraché toutes les dents et lui avait appris tout ce qu’elle racontait de la famille Washington. A Louisville, il ne lui avait d’abord donné que cent dix ans, mais à Cincinnati il lui en avait donné cent vingt et un, à Pittsburg cent quarante-un, et à Philadelphie cent soixante-un. M. Bennett tomba dans le panneau, et ne craignit pas de se donner un démenti dans son propre journal. Cette dernière histoire passait pour la véritable avant les révélations de M. Barnum; peut-être est-ce la véritable en réalité, car enfin, au milieu de ce conflit de mensonges, pourquoi croirions-nous plutôt à M. Barnum qu’à M. Lyman, et à M. Lyman qu’à M. Bennett? Ce sont trois honorables gentlemen, comme dirait l’Antoine de Shakspeare, et nous n’avons pas de raison suffisante pour douter du témoignage d’aucun des trois.

Quoi qu’il en soit, ces discussions avaient merveilleusement servi M. Barnum. L’exhibition de Joice Heth ne l’avait pas enrichi, mais il avait un nom maintenant; il était M. Barnum. Le public le connaissait comme un habile homme et un amusant exhibiteur; dans sa réputation d’habileté était contenue une source de crédit; dans sa réputation d’exhibiteur, une source de profits. Il forma une société avec une troupe d’écuyers, et parcourut l’Union en compagnie d’un M. Turner, espèce de Franconi américain, et d’un pauvre saltimbanque italien nommé Antonio, que M. Barnum avait baptisé du nom plus sonore et plus retentissant de Vivalla. Nous ne décrirons pas ces pérégrinations à travers le territoire des États-Unis, ni les incidens de cette vie nomade de saltimbanques et de comédiens en voyage ; nous pourrions en détacher cependant quelques anecdotes ainsi que certains traits de caractère dont l’auteur du Roman comique aurait fait son profit. Le solide M. Turner, par exemple, charlatan expérimenté, connaissait toutes les ressources de la réclame aussi bien que M. Barnum, mais il pratiquait cet art d’une façon beaucoup plus périlleuse. Un jour à Annapolis, M. Turner, désignant à la foule M. Barnum, demanda comment on permettait à un tel gredin de se montrer en plein jour? — Quel est-il donc? demandèrent à la fois plusieurs voix. — Eh quoi! vous ne le connaissez pas? C’est le révérend Avery, le meurtrier de miss Cornell. Aussitôt la foule se précipite en criant : Lynch him, c’est-à-dire, pendons-le, et : Let us tar and feather him, c’est-à-dire, engoudronnons et emplumons-le[1]. L’infortuné M. Barnum eut grand’peine à se tirer d’affaire, et il se plaignit vivement à son associé de cette mauvaise plaisanterie. — Mon cher Barnum, lui fut-il répondu, j’ai fait la chose dans une bonne intention. Pour avoir du succès, il nous faut de la notoriété. Cette histoire va courir la ville, et ce soir notre baraque sera pleine. — M. Hawley, qui mentait avec un si imperturbable aplomb et débitait aux fermiers de l’ouest de si extravagantes histoires, mériterait bien aussi une mention spéciale, ainsi que l’ingénieux Vivalla, qui n’avait pas son pareil pour faire tenir en équilibre un ou plusieurs fusils de munition appuyés sur le bout du nez par la pointe de la baïonnette. Cependant, malgré la réunion de tous ces talens, la troupe de M. Barnum ne fit point des recettes bien considérables, et son directeur retourna à New-York, bien résolu à chercher fortune par un autre moyen. Sa première entreprise ne fut pas non plus fort heureuse; il s’associa avec un Allemand nommé Proler, qui tenait un commerce de parfumerie, et qui s’enfuit en Europe en laissant ses dettes à la charge de son associé, et différentes recettes pour la fabrication du cirage, de l’eau de Cologne, de la graisse d’ours et des cuirs à rasoirs. M. Barnum tomba alors dans cet état voisin de la détresse dont il parle si mélancoliquement; mais il n’était pas homme à se laisser abattre par l’adversité, et sa fortune date du jour de sa ruine momentanée.

Le problème qui se présentait à lui est un des plus difficiles qui puissent être posés à un homme. Comment réaliser une fortune rapidement, sans un sou vaillant? Bâtir lentement une fortune en partant de rien est déjà fort difficile, car, ainsi que le remarquait judicieusement l’excentrique Mercier, « s’il est possible de faire un million avec dix mille francs, il est impossible de faire six francs avec deux sous. » À ce moment, la collection de curiosités connue sous le nom d’American Museum était à vendre. Il y a là une fortune, pensa M. Barnum ; j’achèterai l’American Museum. — Et avec quoi? lui demanda un ami à qui il faisait part de ses intentions. — Avec du cuivre, répondit M. Barnum, car je n’ai ni or ni argent. — Cette affaire de l’American Museum est la plus grave de toutes les plaisanteries que raconte M. Barnum. Joice Heth, la; sirène et Tom Pouce sont à tout prendre des charges amusantes, le contrat avec Jenny Lind est une spéculation avouable; mais que dire de cette affaire de l’American Museum ! M. Barnum alla trouver un capitaliste, marchand retiré, M. Francis Olmsted, et lui fit part de son projet en lui demandant les fonds nécessaires pour l’acquisition du musée. M. Olmsted, au bout de quelques jours, après avoir pris ses informations, consentit à acheter la propriété convoitée par M. Barnum, et stipula les conditions de remboursement. Seulement il voulait des garanties. « Si vous aviez, dit-il à M. Barnum, quelque propriété non hypothéquée, l’affaire serait immédiatement conclue. » M. Barnum n’en avait pas; la fortune rêvée allait donc lui échapper. « J’ai dans le Connecticut cinq acres de terre sur lesquels ne pèse aucune hypothèque, » répondit M. Barnum. Or, cette propriété était tout simplement un lopin de terre marécageuse, couverte de broussailles, remplie de serpens, et qui n’avait aucune valeur. M. Olmsted consentit à conclure le marché, et la propriété de l’American Museum était déjà livrée à M. Barnum moyennant 12,000 dollars, lorsque, au moment de conclure les derniers arrangemens, l’administrateur du Museum déclara qu’il venait de le vendre 15,000 dollars, dont 1,000 payés d’avance, et les 14,000 restant payables au 26 décembre suivant. M. Barnum ne se laissa pas déconcerter par ce coup inattendu. « Vous engagez-vous, dit-il à M. Heath, à me livrer le Museum pour 12,000 dollars le 27 décembre, si les acquéreurs ne vous ont pas payé le 26 les 14,000 dollars promis? » Aussitôt qu’il eut arraché cette promesse, M. Barnum se mit à l’œuvre, et mina, par une foule de petites manœuvres souterraines, la spéculation de ses rivaux. Une de ces manœuvres consistait à les couvrir de ridicule et à les cribler d’épigrammes dans un journal rédigé par quelques-uns de ses amis. Il réussit : le 26, les 14,000 dollars ne furent pas payés, et le 27, M. Barnum devint le propriétaire triomphant de l’American Museum. Nous ne perdrons pas notre temps à relever tout ce qu’il y a de scandaleux dans cette manière d’agir : après tout, ces manœuvres et ces habiletés seront peut-être regardées par beaucoup de gens comme de bonne guerre. Ces choses-là paraissent, toutes simples au-delà de l’Atlantique. Cette habileté a valu à M. Barnum sa grande renommée; ses compatriotes sont fiers de lui, voilà qui répond à tout. Un jour un homme prend un billet d’entrée à l’American Museum, et demande si M. Barnum se trouve dans l’établissement. « Voici M. Barnum, répond l’employé en désignant le grand homme, qui se trouvait là par hasard. — Ah! c’est M. Barnum. » Le badaud s’arrête un moment, contemple la face auguste du prince de l’humbug, puis, jetant son billet : « C’est bien, dit-il, j’ai gagné mon argent. » Et il s’en retourne sans visiter le muséum.

Cet établissement, comme on peut le croire, prospéra entre les mains de M. Barnum. Dans les trois années qui suivirent l’achat du Musée américain, les recettes s’élevèrent à plus de 100,000 dollars, tandis que dans les trois années précédentes elles ne s’étaient élevées qu’à 33,000 dollars. Il faut dire que M. Barnum ne négligeait rien pour piquer la curiosité. Il exposa un panorama représentant la chute du Niagara avec de l’eau réelle s’il vous plaît, et montra à tous les amateurs de curiosités naturelles la fameuse sirène. Il nous a gratifiés, dans son livre, d’un portrait de cette célèbre monstruosité. Les Yankees cultivés, qui se rappelaient les descriptions grecques des sirènes et les poésies romantiques des Allemands sur les ondines, durent être fort désappointés, mais peut-être s’en consolèrent-ils en pensant que ce monstre appartenait à la plus basse plèbe du pays des filles de la mer. On dirait le portrait d’une vieille sirène qui a vécu dans les métiers interlopes et dans les mœurs les plus viles, et nous sommes de l’avis de ce brave Hollandais qui, étant venu contempler cette merveille, s’écria en la voyant : Je n’ai jamais vu rien de plus pitoyable. Ne trouvez-vous pas que ces pièges grossiers tendus à la crédulité publique révèlent assez bien l’état moral du pays où l’on peut arriver à la fortune par de tels moyens? Chez un peuple réellement jeune, de telles amorces n’auraient aucun pouvoir; il faut à un peuple jeune plus de prestige et de poésie, des superstitions colorées, des monstruosités idéales, des beautés dont le modèle ne se trouve nulle part. Il faut aux peuples vieillis et blasés des plaisirs raffinés, des exhibitions quintessenciées, des combinaisons rares. Les Américains, peuple jeune sans la naïveté de l’enfance et vieilli sans le goût difficile de la vieillesse, sont plus faciles à contenter; ils ressemblent tous plus ou moins à ce jeune Yankee que son père avait mené à un concert de Jenny Lind. L’enfant, qui avait le goût de la musique, resta tout un soir plongé dans l’extase sans souffler mot. Le père, tout heureux, voulut donner à son fils ce plaisir une seconde fois; mais comme on passait près d’une boutique de saltimbanques : — Papa, dit l’enfant, allons donc voir le cochon monstre ! Tels sont les Américains : grossier ou raffiné, ils mordent avec la même voracité au plaisir qu’on leur présente; mais il leur faut un aliment pour apaiser la rage de divertissement qui semble les posséder, et qui a valu à M. Barnum sa grande fortune et ses succès.

Ce fut quelque temps après l’achat de l’American Museum que M. Barnum fit la rencontre d’un enfant nommé Charles Stratton, qu’il devait rendre célèbre sous le nom de Tom Pouce. L’enfant avait cinq ans, M. Barnum lui en donna onze, et le montra comme un nain à toute l’Amérique. Deux ans plus tard, l’enfant avait sept ans, M. Barnum lui en donna quinze et le conduisit en Europe. Nous l’avons tous vu, et nous avons tous été dupes de M. Barnum, en très illustre compagnie, il est vrai, en compagnie de la reine et de la cour d’Angleterre, de la famille royale qui régnait alors en France, des plus riches banquiers et des plus fins diplomates, des belles dames et des princesses qui ont embrassé Tom Pouce, et des feuilletonistes qui ont célébré le prétendu nain. Tout le monde fut ravi et transporté d’admiration pour cette bizarrerie de la nature, sauf M. Théophile Gautier cependant, qui, si nous avons bonne mémoire, protesta au nom du goût, déclara de pareilles exhibitions immorales, et demanda s’il ne vaudrait pas mieux exposer aux regards de la multitude un beau jeune homme aux formes grecques, ou une belle fille dans le costume de la Vénus de Milo. Cette protestation fut l’unique. Il faut pourtant mentionner aussi certains saltimbanques et montreurs de curiosités anglais, qui, par jalousie et rivalité de métier, se plaignirent vivement, en présence de M. Barnum lui-même, de la préférence qu’on donnait aux étrangers sur les nationaux. « Notre reine patrone tout ce qui est étranger, et elle ne visitera pas ma belle collection de figures de cire ; cela ferait pourtant honneur à la couronne d’Angleterre. — Je connais deux nains qui valent deux fois Tom Pouce, » disait un autre. M. Barnum raconte cette anecdote, et sourit dédaigneusement en rappelant les propos de ces pauvres hères.

Tom Pouce fut une bonne spéculation; mais le coup de maître de M. Barnum, c’est l’affaire de Jenny Lind. En janvier 1850, M. Barnum, par l’intermédiaire d’un certain M. Walton, engagea Jenny Lind pour cent cinquante concerts, à la somme énorme de 1,000 dollars par concert (5,000fr.), plus les frais de voyage et de séjour de la célèbre cantatrice et de son escorte. M. Barnum eut nouvelle de la conclusion du traité en février, Jenny Lind devait arriver au mois d’août; il n’y avait donc pas un instant à perdre. M. Barnum avait à créer une réputation, car l’Amérique connaissait à peine le nom du rossignol suédois. Dès le 22 février, il informa donc les journaux du traité qu’il venait de conclure, et traça le portrait moral le plus flatteur de cette célèbre personne qu’il n’avait jamais vue. « Ce n’était pas l’amour de l’or qui amenait Jenny Lind en Amérique; elle aimait la république et les institutions américaines, en parlait dans les termes les plus flatteurs, et était bien aise de visiter cette terre de la liberté. Jenny Lind était d’ailleurs une personne simple et charitable, connue par ses actes de bienfaisance, en un mot la bonté personnifiée. » Après les réclames vinrent les lithographies, qui familiarisèrent les concitoyens de M. Barnum avec le visage de la cantatrice; le bon public américain était donc tout préparé lorsque Jenny Lind arriva. Il était depuis longtemps à l’état de mine qui n’attend pour sauter qu’une étincelle. On connaît les scènes curieuses d’enthousiasme auxquelles l’arrivée de Jenny Lind donna lieu, les arcs-de-triomphe dressés sur la route du rossignol suédois, l’histoire du fameux billet de 225 dollars adjugé au chapelier Génin, les voitures du beau monde stationnant à la porte de la cantatrice, les modes baptisées de son nom, etc. Ce fut un délire général. M. Barnum avait bien calculé. Jenny Lind ne donna que quatre-vingt-quinze concerts au lieu de cent cinquante, et cependant M. Barnum réalisa plus de 500,000 doll. de recettes, les honoraires de la cantatrice payés. Nous avons sous les yeux la liste détaillée des recettes de chaque concert. Les recettes Carient de 5 à 17,000 doll. La moyenne est environ de 8,000 dollars. Ces bénéfices énormes étaient dus, non pas, comme on pourrait le croire, au talent de l’artiste, mais à l’habileté de Barnum; Jenny Lind put s’en convaincre elle-même lorsqu’elle voulut s’affranchir du joug, assez léger d’ailleurs, de son cornac, qui l’avertit charitablement, dit-on, de l’échec qui l’attendait. Ainsi, chose remarquable, dans toute cette affaire, le talent de Jenny Lind n’a pas plus de valeur que la matière première dans une belle œuvre d’art. L’artiste, c’est Barnum, ce n’est pas Jenny Lind, et l’amour de la musique a contribué pour peu de chose aux bénéfices énormes que ces concerts rapportèrent aux deux associés.

Ce fut là le chant du cygne de M. Barnum. Depuis, il a exhibé des géans et des nains, des chasses aux buffles et des chevaux couverts de laine au lieu de poils, et autres curiosités des trois règnes de la nature; mais après ce coup de maitre il n’avait plus qu’à prendre sa retraite et à s’occuper de faire des lectures publiques sur la tempérance, dont il est un fervent apôtre. C’est aussi ce qu’il a fait. Cet habile homme annonce l’intention de borner désormais ses soins à l’administration de son museum. Ainsi soit-il !

M. Barnum, ainsi que nous l’avons dit, ne vaut pas le bruit qui s’est fait autour de lui. Il ne mérite ni les éloges enthousiastes de ces philistins modernes qui sont à genoux devant la richesse, ni les anathèmes des moralistes. Seulement nous demandons pourquoi il a eu l’audace de publier son autobiographie, car c’est véritablement un acte d’audace, et qui explique assez bien le temps où nous vivons. Il était sûr d’avance de ne pas être hué, il connaissait le fond moral de ses contemporains. Il savait que tous désirent plus ou moins ce qu’il a obtenu, et que beaucoup se reconnaîtraient en lui. Cette certitude de l’adhésion tacite de ses contemporains peut seule expliquer l’aplomb imperturbable avec lequel M. Barnum et ses confrères européens se félicitent devant le public de leur heureuse étoile, et la satisfaction cynique avec laquelle ils initient l’univers aux secrets de leur fortune. Ils savent qu’ils sont enviés et admirés, ils savent qu’ils sont les seuls qui dans notre siècle soient sûrs d’obtenir une renommée et une popularité durables. Les plus grands hommes seront soumis aux variations de la foule, les hommes politiques éminens seront oubliés avec la prochaine révolution, les grands écrivains seront éclipsés un moment, grâce aux caprices du faux goût et de la mode; seuls les charlatans et les millionnaires sont sûrs d’échapper aux changemens : le monde est à genoux devant eux, et de jour en jour il se prosterne un peu plus humblement. Hier il n’avait qu’un genou en terre, aujourd’hui il a mis les deux, demain il courbera la tête comme Vendredi sous le pied de Robinson. Les Barnums de tous les pays savent cela; aussi tiennent-ils triomphalement la plume et écrivent-ils leurs mémoires pour l’édification du temps présent et la risée de la prochaine génération.

Si indulgent que l’on soit pour M. Barnum et ses espiègleries lucratives, il y a toujours une question qui revient à l’esprit et qu’on ne peut éviter : « Vous marchez la tête haute, et vous vous vantez audacieusement de tout ce que vous avez fait ; mais quel nom peuvent porter vos actions? » Chacun de nous ne peut dans tout le cours de sa vie travailler qu’à une de ces deux choses : augmenter la somme de mal, ou augmenter la somme de bien qui existe dans le monde. M. Barnum a-t-il augmenté la somme du bien? S’il ne l’a pas fait, de quel droit vient-il se vanter de ses succès, et pourquoi ne consent-il pas à manger tranquillement ses revenus? Ses succès coûtent cher au genre humain, et ils pourront coûter cher à son pays, si l’on songe à tous les mensonges qui y ont été répandus par lui et à tous ceux qu’ils engendreront encore, car rien de prolifique comme le mensonge.

En vérité, la civilisation était en droit d’attendre de l’Amérique de meilleurs fruits que ceux qu’elle donne. Les États-Unis oublient-ils donc qu’ils ne sont encore qu’une grande expérience libérale sur laquelle les yeux des peuples sont fixés? Si elle échoue, tout espoir de gouvernement libre s’évanouira, car l’humanité aura déclaré par cet éclatant échec qu’elle est faite pour le rôle d’esclave, et constatera elle-même ainsi la légitimité de son asservissement. Les États-Unis parlent toujours de leur rôle fatal, de leur destinée providentielle; cette destinée est là, et pas ailleurs. Ils peuvent être la dernière planche de salut, ils peuvent être aussi la perte de l’humanité. Il y a dix ans encore, on pouvait nourrir les plus belles illusions sur les États-Unis. Ceux qui en suivent avec attention les mouvemens depuis quelques années savent qu’il est maintenant très permis d’exprimer quelques doutes, et d’avoir dans la grande et heureuse république une confiance plus limitée. Le sens moral s’émousse, les principes deviennent plus élastiques, les intérêts deviennent âpres et violens, les désirs fougueux, la soif d’argent ardente. Les populations industrielles, avec leur moralité équivoque et leurs tendances malsaines, remplacent peu à peu dans le nord les saines populations rustiques. Des populations d’aventuriers européens ont remplacé les colons primitifs. Au milieu de cette confusion, l’esprit moral est moins surveillé, les profits matériels sont plus recherchés, et les Barnums plus honorés. L’avenir qu’un tel présent peut engendrer n’est pas beau; puisse ce présent rester stérile, et M. Barnum ne pas avoir d’imitateurs! C’est ce que nous souhaitons, et ce que nous n’osons espérer.


EMILE MONTÉGUT.

  1. Tar and feather, une des plaisanteries favorites de la canaille américaine.