Trois « actes » de M. Sudermann

Anonyme
Trois « actes » de M. Sudermann
Revue des Deux Mondes4e période, tome 138 (p. 436-445).
TROIS « ACTES » DE M. SUDERMANN

M. Hermann Sudermann a fait représenter le même soir, à Vienne et à Berlin, trois pièces en un acte, réunies sous le titre collectif de Morituri. L’accueil n’a point été égal : Berlin s’est montré, dit-on, beaucoup plus récalcitrant que Vienne. D’abord, sans doute, parce que nul n’est prophète dans sa patrie ; et puis peut-être aussi parce que l’auteur de Magda excelle à prendre sur le vif, — sans d’ailleurs la désapprouver, bien au contraire, comme nous le verrons tout à l’heure, — la brutalité des Junker de son pays. Les gens sont ainsi faits, qu’ils n’aiment pas à se voir peints trop ressemblans.

Comme leur titre l’indique, les trois pièces en question sont reliées par une idée, ou plutôt par une intention commune : elles cherchent à représenter comment des hommes différens aiment et se comportent en face de la mort. Sujet qui ne manque pas de grandeur, sans doute, mais que l’auteur a diminué en nous promenant, pour l’élargir, du monde des Goths au royaume de la fantaisie.

La première pièce, Teja, nous transporte dans le camp d’une tribu de Goths, assiégée, affamée et perdue. Leur jeune roi vient de se marier, quand arrive la nouvelle que les vaisseaux sur lesquels il comptait pour ravitailler son peuple, sont perdus. Il décide aussitôt une sortie pour le lendemain, une sortie où l’on sera un contre cent, où l’on mourra tous, mais les armes à la main et non pas dévorés par la famine. Pendant sa dernière veille, celle qu’il a épousée, sans l’avoir même regardée et seulement pour satisfaire aux usages de la tribu, — lui révèle le trésor de l’âme féminine, la tendresse qui comprend mieux que l’intelligence, le dévouement qui soulage et qui console. C’est un monde inconnu qui s’esquisse aux yeux du guerrier, élu chef en une heure de désespoir, ployé jusqu’alors sous l’unique souci de sauver ceux qui ont mis en lui leur confiance, condamné souvent à paraître cruel, à recueillir la haine. Trop tard : il s’arrêtera sur le seuil de cette terre promise, il partira avant l’aube à la tête de la troupe qu’il conduit à la mort, sans un mot de regret, sans un regard de faiblesse. — De cette première pièce, il y a peu de chose à dire : faite pour une seule scène — le duo des deux fiancés — ce n’est pas sans artifices qu’on est parvenu à la rendre possible ; et si elle dégage effectivement l’impression d’héroïsme que l’auteur a cherchée, c’est au prix d’arrangemens souvent si laborieux qu’ils surprennent plus qu’ils n’émeuvent.


Fritzchen nous ramène à notre époque. Le succès, dit-on, en a été très grand. L’œuvre le mérite : elle est solide dans sa brièveté, bien conduite et touchante.

Le lieutenant Fritz von Drosse est un bon jeune homme, très tondre, très sentimental. Il n’aurait demandé qu’à épouser sa petite cousine Agnès, la sœur d’adoption qu’élève son père, le major en retraite von Drosse, et qui soigne sa mère, malade, impressionnable à l’excès, un peu faible d’esprit. Mais le major, qui dans son beau temps a mené joyeuse vie, estime qu’il n’est pas bon pour un officier d’entrer trop tôt dans le mariage, et donne à son fils le conseil de s’amuser pendant que sa petite cousine achève de devenir raisonnable. Tout en correspondant en cachette avec la bien-aimée, Fritz s’efforce d’obéir aux conseils paternels. Il s’amuse. Oh ! médiocrement, sans enthousiasme, n’ayant point l’âme à ses plaisirs. Mais enfin, il fait de son mieux pour s’amuser. Il noue une liaison avec une certaine Mme Lanski, personne mûre et légère, fort compromise déjà, et qu’il trouve moyen de compromettre encore davantage ; car il est maladroit, cela va sans dire, tourmenté sans doute par de fâcheux scrupules, enclin à gâter son affaire en y apportant plus de sentiment romanesque qu’elle n’en comporte. Tant et si bien que M. Lanski le cravache en pleine rue. C’est un scandale, et c’est un duel. Or, M. Lanski est de première force au pistolet. A supposer même qu’il manque son adversaire, celui-ci n’en serait pas moins perdu, car après un esclandre pareil, il ne saurait rester à l’armée. Le pauvre garçon comprend donc qu’il n’a plus qu’à mourir proprement, de la balle du mari outragé, et que c’est même ce qui peut lui arriver de mieux. Il revient pour la dernière fois dans la maison paternelle : sans en avoir l’air, il fera ses adieux à sa mère, dont il faut ménager la demi-inconscience jusqu’à la dernière minute, à son père, à la pauvre Agnès. Il ne dira rien à ces chers êtres : ce sera une courte visite en dehors des permissions habituelles, après laquelle il disparaîtra. Il a compté sans son émotion, sans son énervement, qui le trahissent, qui le forcent à s’expliquer avec le major. Il sanglote le récit de la terrible scène, et le vieux soldat bondit sous l’injure.


— Où était ton sabre ? Tu ne l’as donc pas tué ?
(Fritz se tait, les yeux à terre.)
LE MAJOR. — Où était ton sabre ?
FRITZ. — Je… ne… l’avais pas… sous la main… mon père !
LE MAJOR. — Tu ne l’avais pas sous la main… Hum !… Maintenant, je comprends tout… Oui, il n’y a plus rien à faire… Et cette catastrophe est arrivée quand ?
FRITZ. — Hier soir, père.
LE MAJOR. — A quelle heure ?
FRITZ. — Il faisait encore… clair !
LE MAJOR. — Ha ! ha !
FRITZ. — Père, ne ris pas ! Aie pitié de moi.
LE MAJOR. — As-tu eu pitié de moi, toi ?… Ou de ta mère ?… Ou de… de… Regarde, regarde autour de toi !… Tout ici était arrangé pour toi !… Tout attendait après toi !… Depuis deux siècles, les Drosse ont amassé, épargné, et se sont battus avec la mort et le diable, pour toi seul !… La maison Drosse, tu la portais sur tes deux épaules, mon fils. Tu l’as laissée tomber dans la boue, et tu demandes encore qu’on te plaigne !
FRITZ. — Écoute, mon cher père… Depuis que tu sais tout, je suis devenu tout à fait tranquille… Ce que tu dis là, c’est vrai ; mais je n’en suis pas seul responsable. Rappelle-toi quand je suis venu te parler à propos d’Agnès, en qui j’avais mis tout mon cœur. Les autres femmes, alors, je m’en souciais comme du diable.
LE MAJOR. — T’ai-je poussé à t’occuper d’elles ?
FRITZ. — Oui, mon père, car qu’est-ce que cela voulait dire : « Vis un peu, mûris, fais ce qu’ont fait ton père et ton grand-père ?… » Au régiment, on t’appelle encore le terrible Drosse. On parle encore de tes aventures d’autrefois… On s’en raconte aussi qui sont moins anciennes… Moi, pour ma part, je n’avais pas la moindre envie de ces choses-là. Une femme qui ne m’appartenait pas me semblait un objet sacré… Le point de vue était peut-être naïf, mais si seulement tu me l’avais laissé ! Alors, avec Agnès…
LE MAJOR. — Tais-toi, par pitié, tais-toi !
FRITZ. — Tu vois, tu me dis aussi : « Par pitié ! » Père, je suis un mourant, je ne suis pas venu ici pour te faire des reproches ; mais ne m’en fais pas non plus.
LE MAJOR, l’embrassant. — Mon fils !… Mon tout !… Mon fils !… Je ne veux pas !…
FRITZ. — Silence, père, il ne faut pas que ma mère entende…


L’heure passe. Le témoin de Fritz vient le chercher. Il faut se dire adieu à demi-mots pour épargner encore à la mère malade quelques heures de souffrance. A voix basse, le major dit à Agnès :


— Dis-lui adieu, tu ne le reverras jamais !

Quand Fritz se retourne vers elle, le sourire aux lèvres, il voit dans ses yeux qu’elle sait tout.


— Eh bien, Agnès, adieu !
AGNES. — Adieu, Fritz.
FRITZ. — Tu sais que je t’aime !
AGNES. — Moi, Fritz, je t’aimerai toujours.
FRITZ. — Partons ! maintenant ! Au revoir, papa ! Au revoir ! au revoir !


Cela est très émouvant. Dirai-je que l’émotion est de la qualité qu’a évidemment cherchée M. Sudermann ? Je n’oserais. Il a voulu mettre beaucoup de pensées dans cet acte bref et tragique ; je crains qu’il n’y ait réussi qu’en partie. Pour relever l’aventure, pour la nettoyer de son caractère anecdotique, pour lui ôter je ne sais quelle apparence de faits divers qu’elle conserve, il faudrait qu’on la sentît dominée par cette fatalité qui pèse sur certaines âmes, les marque de son sceau, les ennoblit jusque dans leurs fautes. Or, M. Sudermann n’a pas le sentiment de la Fatalité. Il le remplace tant bien que mal par la science des contingences, qu’il possède à un haut degré ; mais ce n’est pas tout à fait la même chose. Dans les vraies œuvres d’art, l’arrangement des détails est secondaire ; ce qui importe le plus, c’est le « je ne sais quoi » qui les gouverne, comme dans la vie où le Destin nous conduit à ses fins. Nos yeux aveugles ne voient pas comment : seuls, les regards clairvoyans des poètes peuvent plonger dans ce mystère ; c’est pourquoi nous leur demandons de nous en rapporter quelque clarté. Mais il semble qu’en avançant dans sa carrière, M. Sudermann devienne de plus en plus positif, — je n’ose pas dire « terre à terre ». Ses dernières pièces sont extrêmement bien faites ; je n’y retrouve pas l’au-delà qu’il y avait dans la Femme en gris, le Sentier des chats et l’Honneur.


Ce trait s’accentue encore dans le troisième acte de Morituri, qui souleva les protestations les plus vives. Il porte le titre de l’Éternel Masculin : un titre alléchant, mais un peu lourd, car on ne peut s’empêcher de demander beaucoup à l’œuvre qui l’a adopté.

Cette fois, nous sommes à la cour du royaume de Fantaisie. Le peintre est en train de faire le portrait de la Reine, laquelle est belle, et coquette, et s’ennuie. Il a l’air de ne penser qu’à son travail, et c’est tout au plus s’il est poli avec son modèle. La reine lui dit :

— Ce qui peut se passer dans cette salle ne vous émeut donc pas ?

Il répond :

— Excusez, Majesté, la lumière du jour est avare, et pour le reste, — je peins. C’est en vain qu’elle cherche à le distraire : il réclame le « droit de créer, et de se taire. » En sorte qu’elle se pique au jeu et devient de plus en plus coquette. Les deux marquis, l’un en rose, l’autre en bleu clair, qui assistent à la scène, en prennent de l’ombrage, et se promettent d’aller avertir le maréchal, lequel aura de bonnes raisons pour les débarrasser de l’intrus dont la faveur serait gênante. Leur sortie laisse la Reine en tête à tête avec le peintre, sous la garde bienveillante de deux suivantes, dont l’une est sourde et l’autre endormie. Aussitôt, l’artiste et la femme, car cette reine n’aspire vraiment plus qu’à paraître une incarnation quelconque de « l’éternel Féminin », se mettent à discourir du génie, de la beauté, de l’art, de la vie en général et de l’amour. Elle multiplie ses agaceries. Elle demande si on la trouve belle. On lui répond que le peintre la trouve admirable. Mais l’homme ?

— L’homme n’a rien à dire, Majesté !

— Quel dommage !…

Elle devient confiante et triste. Elle se plaint de sa pauvre vie :

— Je pense au jour présent, non pas au lendemain. Mon esprit las, aux ailes meurtries, ne s’envole jamais vers le lointain avenir, car, hélas ! pauvre, pauvre reine que je suis, je souffre d’une lourde mélancolie. J’ai trop de sentiment, je vous l’ai déjà dit. Et puis, je m’ennuie sur mon trône. Dans ce monde de vide élégance, je…

On connaît le manège, il réussit souvent. Ici, le flirt devient de plus en plus aigu ; il manque de délicatesse, mais non pas d’agrément. Cet artiste et cette reine ont un parler presque brutal. Qu’on en juge :


LA REINE. — Vous avez loué mon visage ; mais si ma main est passable, vous ne l’avez pas dit.
LE PEINTRE. — Au lieu de me gronder, regardez ! Je l’ai peinte.
LA REINE, boudant. — Vous l’avez peinte, vous ne l’avez pas baisée. J’en conclus qu’elle n’est point charmante.
LE PEINTRE. — Pardonnez-moi si je manque à l’étiquette, par pudeur plutôt que par sottise. Ainsi, le pilote connaît les lois qui régissent les astres, et prend pourtant souvent une mauvaise route.
LA REINE. — On dirait que vous vous éloignez du sujet. Je vous ai parlé de ma main, vous me parlez des étoiles.
LE PEINTRE. — Vous parliez de votre main, et elle est si loin de moi, que la volonté même d’une éternité, un courage qui se hausserait jusqu’au ciel, ne m’en rapprocheraient pas d’un pouce.
LA REINE. — Vraiment ? Vous croyez cela ? (Elle se lève et s’approche du chevalet.) Eh bien, je vous en prie, qu’est-ce qui se passe ? Vous n’avez rien voulu, rien forcé, et pourtant ce miracle s’est accompli. Regardez, s’il vous plait : la main est là.
LE PEINTRE. — Tandis que d’autres tomberaient à vos genoux, reine,
mon devoir est de vous avertir. Je ne suis pas un timide berger, et personne ne s’est jamais joué de moi.
LA REINE. — Ah ! cela devient intéressant ! Vous me regardez avec des yeux sauvages, comme si une haine insatiable vous emplissait.
LE PEINTRE. — Une haine ? Non, ce que je vous ai caché avec rage, ce n’était pas de la haine, non. Si je hais quelqu’un, c’est moi-même : car, ébloui, j’ai saisi, comme un noyé la planche, les paroles légères que vous serviez en raillant ; car, en lâche courtisan, j’ai oublié la fierté de l’homme, pour dévorer, plein de désir, la douceur de votre grâce ! Oui, montrez-les, vos blanches mains de fée, montrez-les, lourdes de la bénédiction d’amour ; mais attendez ! pensez bien à la fin, par le Dieu sacré, — car je ne me connais plus.
LA REINE. — Jamais encore je n’ai entendu de tels accens.
LE PEINTRE. — Quand la force vous a-t-elle ployée ? Quand la passion vous a-t-elle construit un trône sur les ruines de l’Univers ? Le trône unique sur lequel siège la Femme, au-dessus de toutes les reines !… Prenez de moi votre couronne : car moi, ô reine, je suis un homme !…


Ici, je ne puis m’empêcher d’interrompre et de demander pourquoi ce peintre est un homme, du moins dans le sens supérieur que M. Sudermann veut donner au mot. Il m’a plutôt l’air d’une bête. Je ne vois pas en quoi il vaut mieux que le marquis en rose ou le marquis en bleu clair, — et vraiment on a négligé de nous l’apprendre. Il peint, c’est vrai, et cela est fort louable, sans pourtant le surélever au-dessus de l’espèce. Il s’emporte et s’exprime avec beaucoup de grossièreté : à supposer que cette grossièreté ne le diminue en rien, on reconnaîtra pourtant qu’elle ne suffit pas à faire de lui un Uebermemch. Enfin, nous l’avons vu manger une tartine qu’il a sortie de sa poche : rien n’est plus méritoire, je le reconnais, que de manger quand on a faim, et je pense que ce détail est destiné à nous montrer deux choses : d’abord, que le peintre ne permet point à ses sentimens de gêner son estomac ; ensuite, qu’il est sage et précautionneux, puisqu’il ne se risquerait point à la cour sans avoir assuré son goûter. Mais cela même ne prouve rien de plus. Quant à ses paroles, elles ne justifient en rien la haute opinion qu’il a de lui-même ; et l’on ne peut s’empêcher de croire qu’au lieu de dire : « Je suis un homme », il serait plus près de la vérité s’il disait : « Je suis un mâle. » Là encore, il y a une nuance.

La reine cependant, à qui ce langage n’a pas d’abord déplu, commence à s’en effrayer. Elle recule jusqu’à son trône en s’écriant :

— Cessez, je ne puis plus vous entendre !

Mais le peintre, comme il l’en a avertie, ne « se connaît plus, » et la scène se poursuit un instant encore en devenant toujours plus brutale, jusqu’à l’entrée du maréchal qui l’interrompt brusquement. Elle est désagréable, cette scène, et je comprends qu’elle ait soulevé quelques protestations : car le public n’aime point qu’une main violente remue sans ménagemens la fange du cœur et des sens. Et M. Sudermann a voulu le faire ; et il a réussi à ramener à des traits généraux la « lutte éternelle » dont parle le poète ; cette lutte qui se livre « en tout temps, en tout lieu »


Entre la bonté d’Homme et la ruse de Femme


(bien qu’ici le mot bonté convienne peu) ; cette lutte dont les péripéties alimentent presque toute la littérature dramatique et romanesque, — mais atténuées, embellies, adoucies par l’art des poètes. M. Sudermann a déchiré les voiles. Cela peut déplaire, mais c’est courageux.

Cependant la reine se retire, en livrant le peintre au maréchal. Celui-ci provoque celui-là. Un duel ? Non pas. Le peintre, ici, montre quelque bon sens et de la force d’âme. Il refuse de se battre : « Chacun de nous deux a son art, dit-il : vous maniez l’épée, moi la palette. » Pourquoi ferait-il le jeu de son adversaire en se défendant avec une arme qu’il ne connaît pas :

— Alors, pourquoi portez-vous une épée ?

— Parce que cela me plaît.

— Vous êtes un lâche !

— Vous… un héros !

Qu’on le tue si l’on veut, il ne fera pas un geste pour donner au meurtre dont il va être victime l’apparence d’un combat. Cependant son adversaire, en se fâchant, devient fort beau ; si beau que l’artiste ne résiste pas à la tentation de lui demander à faire son portrait avant de mourir. Quelque irrité que soit un homme, une telle proposition le flatte toujours : le maréchal est moins pressé d’expédier son rival, avec lequel il entame une brève discussion sur la réalité des faits et sur celle des images. C’est ainsi que, de fil en aiguille, ils en reviennent à discuter leur situation respective :


LE MARECHAL. — Les plaisanteries ne vous serviront à rien. Mais je prendrais volontiers bonne opinion de vous, car celui qui plaisante en face de la mort, a pris la vie au sérieux.
LE PEINTRE. — Certainement.
LE MARECHAL. — Vous me faites de la peine.
LE PEINTRE. — Il n’y a pas de quoi.
LE MARECHAL. — Et pourquoi ne pouviez-vous pas vous taire ? Comment avez-vous osé, contre la raison et les mœurs, vous hausser jusqu’à votre reine. Est-ce que rien ne vous dit que c’est un crime ?
LE PEINTRE. — Vous appelez cela un crime ; moi, je l’appelle une ânerie…
LE MARECHAL. — Vous ne l’aimiez pas, et pareil à un faune, vous étiez prêt à vous jeter sur elle. (Il le saisit.) Mais moi, je l’aime, — donc vous devez mourir.
LE PEINTRE. — Excusez-moi, si je m’étonne de votre logique. Je suis fort honoré de savoir que vous l’aimez, et vous m’avez déjà dit plusieurs fois que je dois mourir ; mais que ces deux faits s’enchaînent, ce n’est que du caprice. Et voyez : que vous l’aimiez, cela est bienséant. Le contraire, — selon lot lois et coutumes de la cour, — serait contre nature. Mais une autre question me paraît plus importante : Vous aime-t-elle ? Et maintenant, je veux vous dire quelque chose : en souriant, avec de doux regards, éperdus de désir, on vous a promis tout le paradis, et l’on domptait ainsi votre violence. Mais quand il s’agissait de tenir ses promesses, on s’enveloppait alors dans l’excuse de l’innocence. C’est bien ainsi, n’est-ce pas, que cela se passait ? Vous vous taisez, car vous avez honte du jeu. — Pardonnez-moi, Seigneur, de toucher à des blessures.
LE MARECHAL. — On dirait que vous avez des espions derrière les portes.
LE PEINTRE. — Des espions, pour quoi faire ? C’est l’ancienne coutume d’Eve, que je connais aussi, monsieur le maréchal. Mais ce qui se cache, là derrière, si c’est vraiment de l’amour, pour vous, pour moi, on ne saurait le dire. Si je survivais au combat, il est probable qu’elle m’aimerait. Mais, comme il est écrit dans les étoiles que dans ce duel ridicule vous serez le vainqueur, ce sera vous, monsieur le maréchal, qu’elle aimera. Telle est la loi, partout où la gloire de la femme gouverne le monde, — ainsi que nous l’apprend l’histoire naturelle.


Est-il nécessaire de dire maintenant ce qui va se passer, et ne voyez-vous pas que nous approchons d’un dénouement renouvelé de celui du Demi-Monde ? Les deux rivaux se font compères. Ils feignent de se battre, et le maréchal fait le mort : ce qui lui permet de constater que son adversaire ne se trompait point. La reine, humiliée d’être connue, renverra le maréchal au camp et le peintre à tous les diables ; et ils s’en iront bras dessus bras dessous « dans l’espace en fleurs, pour travailler dans la joie et pour combattre ! »

Et maintenant, où est « l’éternel masculin » ?

Pour ma part, je le trouve surtout dans la jobarderie des deux hommes, victimes ensemble d’une coquette médiocre, quoique couronnée. Cette jobarderie a de tout temps fourni aux poètes un thème séduisant : les uns la poussent au tragique, comme Alfred de Vigny dans la Colère de Samson, d’autres — comme M. Sudermann dans son dernier « acte » — en accentuent les traits ridicules et tâchent d’en rire. Mais c’est toujours la même chose. L’homme apparaît comme une innocente victime de ses désirs, excité par les ruses de la fatale Dalila. Il n’a point de méchanceté ; il a peu de défense :


Plus fort il sera né, mieux il sera vaincu.


Dupe éternelle, il prend son parti d’être dupe — jusqu’au jour où il réagit selon son tempérament — contre l’ennemie qui


… Se fait aimer sans aimer elle-même.

Parfois il s’abandonne (comme Samson), parfois il se révolte et, d’une main brutale, déchire le voile qui lui couvre les yeux : ainsi notre peintre et Olivier de Jalin. Pendant un instant, il y voit clair, il a l’air assagi. Soyez bien sûr que c’est une lueur de bon sens passager : il recommencera. Si Samson n’avait pas renversé d’un coup d’épaule le temple des Philistins — et s’il en avait retrouvé l’occasion — il aurait rapporté ses yeux saignans aux baisers de la traîtresse. Pareillement, si le peintre et le maréchal retrouvent la reine, ils lui donneront une deuxième représentation de leur petite comédie, pour peu qu’elle ait la moindre envie de les y pousser ; s’ils ne la retrouvent pas, ils en trouveront une autre, aux genoux de laquelle se répétera leur manège, — qui n’a d’ailleurs rien de commun avec l’amour, dont ils tâchent en vain de donner des définitions. Et cela ira ainsi aussi longtemps qu’il y aura des hommes et que ces hommes seront gouvernés par leurs désirs. Et cette perpétuelle défaite, cette faiblesse, cette lâcheté qui, selon les circonstances et les âmes, sème des ruines ou fait sourire, — c’est à coup sûr le trait le plus réel, le plus évident, de « l’éternel masculin ».

Mais je crains que M. Sudermann ne l’entende point ainsi ; je crains que cet « éternel masculin », qu’il peut revendiquer l’honneur d’avoir baptisé en s’appropriant un mot fameux, ne lui apparaisse comme quelque chose d’infiniment respectable, de très élevé ; je crains qu’il n’ait enfermé dans sa pièce une « morale », et, si je l’ai bien comprise, alors, je suis avec les siffleurs. Je regarde sortir ensemble, bras dessus bras dessous, les deux rivaux réconciliés ; je rêve sur leurs dernières paroles, je cherche à en presser le sens… Est-ce que vraiment elles disent ce qu’elles ont l’air de dire :

— Mais nous, sortons dans l’espace en fleurs pour travailler dans la joie…

— Et pour combattre !

Ces paroles, que l’auteur a pesées avec soin, dans lesquelles il a certainement enfermé « l’idée » de sa pièce, ne peuvent signifier que ceci : l’essentiel de l’homme, ce ne sont pas ses pensées, ce ne sont pas ses sentimens, — ce sont ses actes, c’est son métier, peindre s’il est peintre, tuer s’il est soldat, scier du bois s’il est charpentier, tirer l’alène s’il est cordonnier. En dehors de ces occupations sublimes, il n’est capable que d’ « âneries ». Son humanité, c’est d’être, suivant le hasard de sa naissance, un bon pâtissier ou un bon général, un bon artiste ou un bon comptable. Ce qu’il y a d’éternel en lui, c’est la part qu’il fait à ses fonctions, en tant qu’elles absorbent son activité. Qu’il travaille : quel que soit son travail, le seul fait qu’il l’exerce le dispense d’aimer et de rêver. Ai-je besoin de dire que pas un instant je ne songe à méconnaître la sainteté du travail ; mais ce qui fait cette sainteté, ce n’est pas l’acte lui-même et ce n’est pas non plus l’œuvre qu’il produit : c’est le sentiment dans lequel il s’accomplit. Je plains le manœuvre qui sue et peine sans savoir pourquoi sur un dur labeur, l’ouvrier qui exécute machinalement sa tâche, l’artiste qu’absorbe le souci de sa technique, et le « maréchal » qui se bat pour le plaisir de se battre ; et je sais en même temps qu’il n’y a pas d’humble besogne qui ne puisse ennoblir le cœur de l’ouvrier. C’est que, par-delà l’œuvre de chaque jour, il y a des horizons infinis que nos regards doivent embrasser. Les deux héros de la pièce ne semblent pas s’en douter : la pauvre anecdote qu’ils viennent de vivre sous nos yeux paraît suffire à les décourager de tout effort étranger à leur spécialité, à laquelle ils retournent battus et contens, en se jurant de n’en plus sortir. Et que leur dernier mot est concluant ! Rappelez-vous la belle parole dont M. Sudermann a cherché à s’inspirer, la parole mystérieuse que le chœur mystique murmure à la fin du second Faust :


{{pomDas Ewig Weibliche Zicht uns hinan}}


« L’éternel féminin nous attire en haut. » Eux, l’éternel masculin les attire… dehors (hinaus) ; et il ne suffit pas d’ajouter « dans l’espace en fleurs », in blüh’nde Weiten, pour relever le sens de ce fâcheux adverbe. Vraiment, si M. Sudermann a voulu opposer « l’éternel masculin » à « l’éternel féminin » pour rabaisser celui-ci au profit de celui-là, je crois qu’il a démontré le contraire ; et je la regrette, parce que notre sexe vaut mieux que cette interprétation. S’il y a un « éternel masculin », — et vraiment, y en a-t-il un ? — sa définition demeure à trouver, son sens à établir. Le travail et la lutte, qui font partie de son vaste domaine, ne suffisent point à en marquer les limites.

Ces réserves, on le remarquera, portent sur le fond même de l’œuvre nouvelle de M. Sudermann. Je serais par trop incomplet si je n’ajoutais que les trois actes de Moriluri sont d’une exécution extrêmement brillante et soignée. Certaines œuvres de M. Sudermann ont plus d’au-delà ; je n’en connais aucune qui témoigne mieux d’un talent plus conscient, plus sûr de ses moyens, plus fécond en ressources variées. On dirait presque qu’il a voulu prêcher d’exemple, montrer ce que peut le travail, — tel qu’il le glorifie, — quand il s’accomplit sans le concours de l’âme, sans celui des forces indéfinissables qui l’enveloppent de poésie. Et nous voyons qu’il peut cela, et pas davantage ; et que c’est beaucoup sans doute, mais que ce n’est point assez.