Albin Michel (p. 31-46).



III


— Adrienne !

Il était midi et demi. Robert Labrousse, qui sortait de son bureau, s’apercevait que tous ses clercs étaient partis ; seule, dans l’étude désertée, la nouvelle dactylographe s’attardait, rangeant quelques papiers, avant de s’en aller.

Adrienne Forestier était au service de Labrousse depuis deux mois. L’avocat la trouvait intelligente et zélée ; il la sentait dévouée ; peu à peu, il prenait l’habitude de lui confier les copies importantes, d’encourager son initiative ; excitant la jalousie de l’autre dactylographe, Mlle Claire, qui dénigrait sournoisement cette intruse auprès des employés. Une suspicion générale enveloppait la protégée du patron.

Robert continua, en se rapprochant de la jeune fille :

— Adrienne… Puisqu’il n’y a plus personne, ici… voulez-vous me rendre le service de passer chez Descombes, avant le déjeuner… Il faut que je lui communique immédiatement une pièce de son dossier… c’est urgent. Cela vous donnera l’occasion de revoir votre vieil ami.

— Oui, monsieur.

Adrienne remettait son canotier, sa jaquette. Et comme ses gestes les plus simples révélaient une distinction innée — si différente de l’élégance prétentieuse, du genre « demoiselle de magasin » des filles du peuple qui portent chapeau — Robert éprouva le besoin de lui manifester cette politesse embarrassée que nous inspire tout déclassé.

Il questionna, avec une familiarité un peu contrainte :

— Cela ne vous ennuie pas, au moins ?

— Au contraire, monsieur.

— D’ailleurs, c’est votre faute, Adrienne… Vous êtes toujours la première arrivée et la dernière partie : alors, on s’adresse à vous.

La jeune fille souriait, heureuse de l’éloge. Elle répondit avec feu :

— Je n’ai aucun mérite, monsieur… Je me plais ici : j’aime le bureau… Il dégage une impression apaisante et tranquille ; on s’y absorbe dans une besogne si intéressante ! J’y oublie mes propres soucis à force d’étudier les soucis des autres… J’ai même pris en affection les choses qui m’entourent : les fauteuils de moleskine et les rideaux de serge verte : ce sont des amis que je retrouve avec plaisir chaque matin, que je quitte à regret chaque soir… Voilà pourquoi je reste longtemps… J’aime le bureau, monsieur.

L’avocat souriait, d’un air de raillerie indulgente. Drôle de petite femme étrange et baroque, cette Adrienne Forestier !… Mais si travailleuse, si empressée… On pouvait lui pardonner ses bizarreries.

Il détourna les yeux, gêné par le regard ardent qu’Adrienne posait sur lui. Il songea : « Elle m’agace, par moment ! » Puis — s’occupant trop peu de sa dactylo pour analyser ce sentiment d’irritation — il se jugea nerveux et blâma son injustice.

Adrienne et Labrousse descendirent ensemble.

Dans la cour, à l’instant où l’auto allait démarrer, Robert proposa avec bienveillance :

— Voulez-vous que Germain vous dépose chez Descombes, Adrienne ?… C’est sur mon chemin.

Adrienne rougit. Certes, elle s’épargnerait une fatigue en acceptant cette offre ; mais M. Labrousse avait dit : « Voulez-vous que Germain vous dépose… » Cela signifiait que le patron, malgré sa bonté, gardait les distances ; et qu’elle devrait monter à côté du chauffeur… Une bouffée d’orgueil la raidit. Elle répliqua vivement :

— Merci, monsieur… Je préfère marcher : une course est une vraie promenade, par ce beau temps !

Et prenant un air guilleret, Adrienne s’en fut, à jeun, sous un soleil qui lui cuisait les épaules.

Quel accueil différent, dans ce coquet rez-de-chaussée de l’avenue de Messine où le député Descombes la recevait, avec une exclamation de joyeuse surprise !

Tout de suite, Edmond Descombes s’écriait :

— Nous allons déjeuner ensemble, hein, ma petite amie ?

Ici, Adrienne recouvrait l’illusion de son existence d’antan. Edmond Descombes s’agitait, galant et paternel, lui avançant un fauteuil, glissant un coussin sous ses pieds. Elle savourait ces attentions qui la laissaient indifférente au temps où chacun les lui prodiguait. Elle songea : « Si c’était Me Labrousse qui fût ainsi envers moi !… J’aurais voulu le connaître à l’époque où j’étais son égale. »

Descombes la regardait, de ses bons yeux affectueux. C’était un quinquagénaire sympathique qui teignait ses cheveux gris en châtain foncé et soignait son visage encore frais avec la minutie d’une vieille coquette. Il se désolait à la pensée de paraître son âge, car il adorait les femmes et souhaitait de leur plaire longtemps. À rebours de son ami Robert Labrousse qui s’habillait en jeune homme et vêtait ses cinquante ans d’étoffes claires, Edmond Descombes préférait les costumes sombres qui affinaient sa taille restée souple au prix d’une gymnastique sévère. Ces deux hommes réalisaient, chacun dans son genre, deux types caractéristiques de viveurs : Robert, voluptueux au cœur sec, ne s’abandonnant qu’à sa sensualité ; Edmond, plus faible, plus câlin, adoucissant son vice d’un brin de tendresse : il y avait du père autant que de l’amant dans ses manières à l’égard de ses trop jeunes maîtresses.

Edmond Descombes avait pour Adrienne le respect exagéré que les hommes, habitués au commerce des filles, éprouvent en face d’une honnête femme qui n’est point laide, ni contrefaite. Ils se récrient d’admiration devant une beauté qui ne se tarife pas, au lieu de trouver sa vertu toute naturelle. Car, la plupart du temps, le cynisme des faux blasés n’est qu’une forme de leur naïveté.

Descombes marquait encore plus d’estime à Adrienne, depuis que la jeune fille avait fait l’épreuve de cette considération mondaine qui vous salue plus ou moins bas suivant le taux de votre fortune. Notre situation dans la société ne ressemble-t-elle pas à notre place au théâtre ? Si j’occupe une loge, le monsieur de l’orchestre vient me baiser la main, pendant l’entr’acte ; si je suis assise à la deuxième galerie, il affecte de ne m’avoir point vue. Et cependant, je suis la même femme ; j’ai le même charme, la même grâce, le même sourire, les mêmes épaules… Mais c’est au prix de mon siège que l’on rend hommage.

Adrienne était très reconnaissante à Descombes de son attitude. Elle l’appréciait d’autant plus qu’elle pouvait la comparer avec la conduite d’autrui : nous ne songerions peut-être jamais à remarquer le dévouement d’un ami, si l’indifférence du prochain ne nous en faisait sentir le mérite.

Après avoir laissé Adrienne s’acquitter de la commission dont l’avait chargée Labrousse, Descombes, abandonnant le terrain des affaires, questionna avec intérêt :

— Eh bien !… Vous plaisez-vous chez Robert ?

Sans attendre sa réponse, il demanda sur le même ton :

— Aimez-vous la selle d’agneau ?… Je crois que vous ne buvez pas de vin ?

Assise vis-à-vis d’Edmond qui la servait avec des soins délicats, Adrienne jouissait de ce repas intime, en tête-à-tête, dans cette salle à manger bien moderne dont le buffet bas, garni de marbre blanc, avait l’air d’un lavabo.

Elle dit d’une voix pensive :

— M. Labrousse est parfait pour moi ; il commande avec tant de tact que l’on a plaisir à lui obéir… C’est le patron rêvé. Et je vous remercie profondément de m’avoir valu cet emploi… que je n’aurais jamais obtenu, sans vous.

Descombes plaisanta :

— Quel accent solennel !… Vos paroles sont gaies et elles sonnent tristes : c’est donc une pièce fausse, ce bonheur-là ?

Adrienne expliqua :

— Je ne suis pas traitée fort gentiment par mes collègues : on sait que je fus reçue dans la maison, grâce à des protections… et on me le reproche — de mille manières… Mlle Claire est mon ennemie : c’est une vieille fille perfide et menue, une mauvaise fourmi qui cherche à piquer… Les clercs me déclarent poseuse et fière. Tout cela… ce sont des riens sans importance, n’est-ce pas ?… Et Me Labrousse est si bon pour moi… Je comprends qu’il soit votre ami : il a une nature si généreuse, si charmante… Seulement, voilà… Devant lui, je rougis un peu d’être une subalterne… Je suis bête ! Je me gâte ma chance.

Descombes la considéra, d’un regard attendri :

— Non, ma petite Adrienne… Je sens très bien ce qui se passe en vous… Vous supportiez dignement l’adversité tant qu’elle ne consistait qu’en privations, car vous êtes une vaillante… Mais vous avez moins souffert d’être transplantée hors de votre milieu que vous ne souffrez aujourd’hui d’y avoir repris votre place, sans pouvoir y reprendre votre rang. L’humilité chrétienne est la vertu des cœurs faibles : ceux qui possèdent l’orgueil d’être forts n’ont point le courage négatif de la pratiquer… Vous êtes une petite barre de fer qui s’efforce en vain de plier. Ce n’est rien d’habiter une chambrette meublée, quand on a connu la douceur d’un appartement luxueux ; c’est presque amusant de porter des robes de quatre sous, dans lesquelles on est encore plus gracieuse et plus jolie qu’au temps où l’on exhibait ses toilettes sur les plages normandes… mais c’est terriblement dur de servir ses pairs… Ah ! la rude épreuve !… Robert est d’une courtoisie extrême ; toutefois, il ne sait vous épargner certains froissements… Et ça vous blesse d’avoir pour maître un ami de votre vieil ami. L’amour-propre des femmes est une sale invention ! Pourquoi vous obstinez-vous ? Pourquoi cette volonté de vous débrouiller toute seule, sans appui ? Je vous aurais aidée si volontiers… Vous avez refusé mon assistance, au lieu de vous risquer dans quelque entreprise, commanditée par moi, où vous eussiez travaillé en toute indépendance sans éprouver les mortifications d’une salariée.

— Mais je vous assure que vous vous trompez absolument !

Adrienne protestait avec énergie. Elle ajouta :

— Vous avez discerné, à travers mes propos, cette tristesse singulière à laquelle je suis en butte depuis mon entrée à l’étude Labrousse… Vous l’attribuez à un sentiment de fierté — bien mal placée, avouez-le ! Et c’est une erreur… Je suis trop fière, justement, pour avoir de ces fiertés-là : tant que je mépriserai les conventions mesquines, je ne croirai pas déchoir. Ça m’est bien égal de recevoir des ordres, allez ! du moment que je les exécute consciencieusement… Non. C’est autre chose… Je ne me l’explique guère moi-même… Je suis satisfaite de mon sort ; et, pourtant, j’ai des mélancolies bizarres… Une remarque un peu sévère de M. Labrousse me plonge dans le désespoir… Et s’il me complimente, au contraire… j’ai envie de pleurer, nerveusement. Je deviens peut-être neurasthénique…

Elle conclut fermement :

— Tout ce que je peux vous affirmer, c’est que ma position présente me convient à merveille et que je serais horriblement malheureuse s’il me fallait quitter Me Labrousse !

Edmond Descombes l’avait écoutée attentivement, les sourcils froncés, l’air songeur.

Il médita quelques instants, suivant des yeux les arabesques invisibles dont son ongle rayait la nappe ; puis, scrutant Adrienne d’un regard pénétrant, il dit, sur un ton détaché :

— À la bonne heure… Le contraire m’eût étonné. Robert possède une nature aimable : il gagne tous les cœurs… C’est un de ces charmeurs qui attirent et qui séduisent, exerçant cet ascendant agréable sur leurs supérieurs et leurs inférieurs ; sur leurs parents, leurs amis, leurs maîtresses… Et il en profite, le gredin !

Les regards de Descombes s’enfonçaient plus profondément dans les prunelles d’Adrienne, sondant ces deux ronds d’eau sombre où notre pensée scintille et se dérobe avant qu’on la saisisse, tel un reflet de soleil qui miroite au ras des vagues et s’éteint presque aussitôt.

Il poursuivit, avec une légèreté affectée :

— Il raffole des aventures… Je l’ai toujours connu à la recherche d’un sourire inédit, poursuivant mille conquêtes, lâchant l’une pour entreprendre l’autre… Le mariage l’avait assagi pendant quelque temps… Bah ! c’était le sommeil trompeur du lion repu. Le voilà réveillé : il repart en chasse… Ce cher Robert est un délicieux libertin.

Le député épiait Adrienne, d’une œillade oblique. La jeune fille était plus pâle que de coutume. Elle murmura :

— M. Labrousse s’amuse… même à présent ? Il me semble que le lion est tout près de devenir vieux…

— Bigre !… Et c’est moi qui reçois le coup de pied de l’âne : Robert est mon cadet, chère amie… Je me sens pourtant fort capable… Enfin, n’insistons pas. Mon Dieu ! oui : Robert s’amuse encore actuellement. Vous ne voyez que le grave Labrousse qui travaille à son bureau. Vous ignorez le Labrousse nocturne qui sable le champagne dans le monde où l’on ne s’ennuie pas.

— Il a une maîtresse ? questionna vivement Adrienne.

Descombes ne parut point remarquer le trouble de la jeune fille. Il répliqua avec bonhomie :

— Mais comment donc !… Elle est même fort jolie.

— Jeune ?

— Elle se donne dix-huit ans et doit en avoir vingt-deux.

— Brune ?

— Blonde.

— Comment s’appelle-t-elle ?

— Mistiche.

— Quel drôle de nom !

— C’est son nom de théâtre Mistiche joue en ce moment au Théâtre-Parisien. C’est une de ces petites grues de coulisses, de ces acteuses sans talent qui considèrent le tréteau comme un trottoir — de meilleur aloi et de rapport plus lucratif. Sa grâce faubourienne et ses manières cocasses ont emballé Robert… Elle le trompe, naturellement ; peut-être s’en doute-t-il… N’importe : il est subjugué ; son caprice est presque un amour ; et cette liaison de rencontre devient une douce habitude…

— Mon cher ami, je vous demande pardon : il est deux heures ; il faut que je retourne au bureau.

Adrienne interrompait Descombes, d’une voix brève et saccadée. Elle se levait et prenait congé, avec une hâte soudaine, une nervosité évidente. « Je suis fixé, » pensa le député.

Resté seul, il commença d’arpenter le salon de long en large, très préoccupé. Soudain, il jura :

— Parbleu : elle l’aime !… Ah ! sacré nom d’un chien !… Ma petite Adrienne : une enfant si méritante ; la fille de mon pauvre Forestier… Elle se prépare un fameux chagrin… Je suis navré… Que faire ?

Tout à coup, Descombes s’arrêta. Il se trouvait devant un miroir : il contempla ce monsieur teint et soigné qui avait six mois de plus que Robert Labrousse. Et changeant brusquement de physionomie, le vieux beau, redressant sa taille mince, murmura avec un sourire avantageux :

— Ah ! çà… On peut donc être encore aimé pour de bon, à notre âge ?