Marpon et Flammarion (p. 257-285).

Histoire de mes Livres
JACK

J’ai devant moi, sur la table où j’écris ceci, une photographie de Nadar, le portrait d’un garçon de dix-huit à vingt ans, douce figure maladive aux traits indécis, aux yeux d’enfant, joueurs et clairs, dont la vivacité contraste avec l’affaissement d’une bouche molle, fanée, comme détendue, une bouche de pauvre homme qui a beaucoup pâti. C’est Raoul D…, le Jack de mon livre, tel que je l’ai connu vers la fin de 1868, tel que je le voyais arriver chez moi, dans la petite maison que j’habitais à Champrosay, frileux, le dos rond, les bras serrant sa mince pelure sur une poitrine étroite où la toux sonnait comme un glas.

Nous étions voisins par les bois de Sénart. Déjà malade, meurtri par l’horrible vie ouvrière que le caprice d’un amant de sa mère lui avait imposée, il était venu se reposer à la campagne dans un grand logis solitaire et délabré où il vivait en Robinson, avec un sac de pommes de terre et un crédit de pain chez le boulanger de Soisy. Pas un sou, pas même de quoi prendre le train pour Paris. Quand il s’ennuyait trop de ne plus voir sa mère, il faisait six grandes lieues à pied, et s’en revenait épuisé, ravi ; car il l’adorait cette mère, parlait d’elle avec une effusion tendre, admirante, un respect de métis pour la femme blanche, l’être supérieur. « Maman est chanoinesse !… » me disait-il un jour, et d’un ton si convaincu que je n’osai pas lui demander de quel chapitre. Mais quelques mots de ce genre m’avaient permis de juger quelle femme c’était que cette affolée, cette ambitieuse de titres, de noblesse, qui consentait à faire de son enfant un ouvrier mécanicien. Ne lui racontait-elle pas à un moment qu’il était fils du marquis de P***, un nom bien connu sous l’empire ? Et cette idée d’être fils de noble amusait le pauvre garçon, assaisonnait d’un grain de vanité sa détresse et le triste ordinaire de la crèmerie. Plus tard, oubliant le premier aveu, elle lui donnait pour père un officier supérieur d’artillerie, sans qu’il fût possible de savoir quand elle avait menti, ou si elle parlait sincèrement, au hasard de son vaniteux caprice et d’une mémoire très encombrée. Dans mon livre, ce détail caractéristique a choqué certains lecteurs ; tiré de la vie même, il semblait une exagération du psychologue qui, certes, ne l’aurait pas inventé.

Eh bien ! même cela, Raoul le pardonnait à sa mère ; et je n’ai jamais eu d’autre confidence de ses rancœurs qu’un sourire désolé qui demandait pardon pour la folle. « Que voulez-vous ? elle est comme ça. » Il faut dire aussi que le peuple ignore bien des délicatesses, des susceptibilités morales ; et Raoul en était, de ce peuple, où on l’avait jeté à onze ans, après quelques mois passés dans un riche pensionnat d’Auteuil. De cet essai d’éducation bourgeoise, il lui était resté des notions vagues, des noms d’auteurs, titres de livres, et un grand amour de l’étude qu’il n’avait jamais pu satisfaire. Maintenant que le médecin lui interdisait le travail manuel, que je lui ouvrais ma bibliothèque toute grande, il s’en donnait de lire, et goulument, en affamé qui répare. Il partait chargé de bouquins pour sa soirée, pour ses nuits, ses longues nuits de fièvre et de toux, qu’il passait à grelotter dans sa froide maison à peine éclairée, entassant sur son lit ses pauvres hardes. Mais il aimait surtout à lire chez moi, assis dans l’embrasure de la pièce où je travaillais, la fenêtre ouverte sur les champs et la Seine.

« Ici, je comprends mieux, » me disait-il. Quelquefois, je l’aidais à comprendre ; car, par une sorte de superstition, une ambition de son esprit, il allait aux lectures difficiles, Montaigne, La Bruyère. Un roman de Balzac ou de Dickens l’amusait trop, ne lui donnait pas la fierté du livre classique lentement déchiffré. Dans les repos, je le faisais causer sur son existence, les milieux ouvriers dont il avait une perception très fine, bien au-dessus de son âge et de son métier. Il sentait le côté douloureux ou comique des choses, la grandeur de certains spectacles de la vie d’usine. Ainsi le lancement de la machine que je raconte dans Jack est un de ses souvenirs d’apprenti. Ce qui m’intéressait surtout, c’était le réveil, l’affinement de cette intelligence, comme une mémoire lointaine qui lui revenait à l’excitation des livres et de nos causeries. Un changement se faisait même dans l’être physique redressé par l’effort intellectuel. Malheureusement, la vie allait nous séparer. Et tandis que je rentrais à Paris pour l’hiver, Raoul, reprenant l’outil, s’embauchait aux ateliers du chemin de fer de Lyon. Je le revis deux ou trois fois en six mois ; chaque fois plus maigre et plus changé, désespéré de sentir qu’il était décidément trop faible pour son métier. « Eh bien ! quittez-le… Cherchons autre chose. » Mais il voulait lutter encore, craignant d’affliger sa mère, blessé dans son orgueil d’homme. Et moi je n’osais insister, ne croyant pas son mal aussi profond, et redoutant par-dessus tout de faire un déclassé, un raté, de ce pauvre mécanicien à nom de romance.

Du temps se passe. Un jour je reçois une petite lettre tremblée et navrante : « Malade, à la Charité, salle Saint-Jean de Dieu. » C’est là que je le retrouvai, couché sur un brancard parce que l’hiver qui finissait ayant été très rude, il n’y avait plus un lit disponible dans cette salle réservée aux phtisiques. Au premier vide que la mort allait faire, Raoul aurait le sien. Il me parut très atteint, les yeux creux, la voix rauque, surtout l’imagination frappée des tristesses qui l’entouraient, ces plaintes, ces toux déchirantes, la prière de la sœur, au jour tombant, et l’aumônier, en pantoufles rouges, assistant les agonies désespérées. Il avait peur de mourir là. Je m’efforçai de le rassurer, tout en m’étonnant que sa mère ne l’eût pas fait soigner chez elle. « C’est moi qui n’ai pas voulu, » me dit la pauvre victime «…Ils s’agrandissent, ils font bâtir, je les aurais gênés. » Et, comme pour répondre au reproche de mes yeux, il ajouta : « Oh ! maman est bien bonne… Elle m’écrit, elle vient me voir. » J’ai la conviction qu’il mentait ; sa détresse, le nu de sa couverture d’hospice sans la moindre douceur, pas même une orange, sentait l’abandon. J’eus l’idée, le trouvant si seul, si malheureux, de lui faire écrire ce qu’il voyait, ce qu’il subissait là, convaincu que son esprit en serait ainsi plus hautement impressionné. Et puis, qui sait ? Cela deviendrait peut-être une ressource pour cet être fier à qui il était si difficile de faire accepter un peu d’argent. Au premier mot, le malade se redressa, accroché des deux mains aux poignées de bois pendues à la tête du lit.

— Vrai, bien vrai ?… vous croyez que je pourrais écrire ?

— J’en réponds.

De fait, dans les quatre articles que Raoul m’a envoyés de l’hôpital, je n’ai pas eu dix mots à changer. L’accent en était simple et sincère, d’une réalité poignante qui convenaît bien à leur titre : La vie à l’hôpital. Ceux qui ont lu ces courtes pages dans une éphémère feuille médicale, le Journal d’Enghien, n’ont pu certes se douter qu’elles avaient été écrites sur un grabat, et dans quel effort, quelle sueur de fièvre. Et comme il était joyeux, le brave enfant, quand je lui apportai les quelques louis tirés de sa prose ! Il n’y voulait pas croire, les tournait, les retournait devant lui, pendant que, des lits voisins, des têtes curieuses se penchaient vers ce bruit d’or inhabituel. De ce jour, l’hôpital s’embellit pour lui de l’étude qu’il en faisait. Il sortit quelque temps après, par un élan de jeunesse ; seulement les internes qui le soignaient ne me cachèrent pas son état grave. La blessure existait toujours, prête à s’ouvrir, inguérissable, surtout si le malheureux se remettait au dur métier du fer et des machines. Je me souvins alors qu’au même âge et dans une crise de santé assez sérieuse, un séjour de quelques mois en Algérie m’avait fait le plus grand bien. Je m’adressai au préfet d’Alger que je connaissais un peu, lui demandant un emploi pour Raoul. M. Le Myre de Vilers, aujourd’hui représentant de la France à Madagascar, ne se rappelle plus ceci, sans doute ; mais je n’ai pas oublié, moi, avec quelle bonne grâce et quelle promptitude qui en doublait le prix, il répondit à ma lettre en m’offrant pour mon ami une place de quinze cents francs aux bureaux du cadastre : cinq heures de travail par jour, d’un travail sans fatigue, dans le plus beau pays du monde, un décor de verdure et d’eau sous les yeux.

Ce fut une vraie féerie pour Raoul que ce départ, ce grand voyage, et la pensée qu’il ne retournerait plus à l’atelier, qu’il n’aurait plus les mains noires et pourrait gagner son pain sans en mourir. Dans la famille où je vis, je suis entouré de bons êtres aux cœurs larges et nobles que le malheur de cet enfant avait conquis ; et l’on se cotisa pour son bien-être. « Moi, je paie le voyage… » dit la vieille bonne maman. Un autre se chargea du linge, un autre des vêtements, car il fallait laisser la cotte bleue et la salopette à l’usine. Raoul acceptait tout, maintenant qu’il avait une place, et la certitude de s’acquitter. Pensez ! Quinze cents francs par an. Et puis il écrirait, il m’enverrait des articles. Il projetait bien d’autres bonheurs encore dont il m’entretint le soir de notre adieu : il ferait venir sa mère, la reprendrait avec lui pour une existence heureuse et digne. Les autres l’avaient eue assez longtemps ; à présent c’était son tour. Bien pris dans ses vêtements neufs, les yeux brillants, la figure redevenue intelligente et belle, pendant qu’il me parlait ainsi ce n’était plus le déshérité, le misérable, mais un compagnon, un des miens qui me quittait — et que je ne devais plus voir.

D’Alger, il m’écrivait souvent. « Je rêve, je rêve… Il me semble que je suis au ciel. » Il habitait dans un faubourg, séparé de la mer par un bois d’orangers, tout auprès d’un peintre de mes amis à qui je l’avais recommandé, ainsi qu’à Charles Jourdan qui ne tardait pas à ouvrir sa maison de Montriant, toute grande et hospitalière, au pauvre exilé. Son bureau l’occupait peu, lui laissait le temps de continuer à s’instruire par un programme de lectures que je lui avais fait. Mais nous nous y étions pris trop tard pour l’arracher à sa misère. Il avait tant souffert, et de si bonne heure : ces blessures d’enfance grandissent avec l’homme. « Je viens d’être bien secoué, me disait Raoul dans une lettre, le 18 juin 1870, mais grâce à un énergique traitement me voici debout, faible, bien faible, il est vrai, et marchant à pas comptés. Pendant les quinze jours de convalescence que je viens de passer sans sortir, mon imagination a fait bien des promenades avec vous dans la forêt, et nous avons bien causé dans le grand atelier. Ma tête était trop faible pour la lecture et je restais à rêvasser, un peu seul et triste, quand le bon géant Charles Jourdan est venu me chercher avec un bourricot et m’a emmené dans une maison qui me serait trop chère si Champrosay n’existait pas. L’air, à Montriant, est si pur, la vue si belle, le silence si profond que je me sens renaître. Et quel charmant garçon, plein de cœur et de jeunesse, que ce Jourdan ! Son cabinet est orné d’une grande bibliothèque, et j’y passe mes journées à feuilleter à droite et à gauche comme chez vous. Il me dicte aussi ses articles pour le Siècle et pour l’Histoire. Nous avons ce matin éreinté les conseils généraux… » Le ton est assez gai, mais on sent une réelle fatigue, et vers la fin la longue écriture droite fléchit, l’encre change : il s’y est repris à plusieurs fois pour achever.

Puis la guerre arriva, le siège. Je n’entendis plus parler de lui et je l’oubliai. Qui de nous pendant cinq mois a songé à quelque chose qui ne fût pas la patrie ? Sitôt Paris ouvert, dans le flot de lettres qui envahit ma table, il y en avait une d’un médecin d’Alger m’annonçant que Raoul était bien malade et demandait des nouvelles de sa mère ; ce serait charité de lui en faire avoir. Pourquoi la mère, prévenue, continua-t-elle à ne pas donner signe de vie à son enfant ? Je n’en ai jamais rien su. Mais le 9 février, elle recevait de Charles Jourdan ces lignes indignées : « Madame, votre fils est à l’hôpital. Il se meurt. Il demande des nouvelles de sa mère. Au nom de la pitié, envoyez deux mots de votre main à l’enfant que vous ne verrez plus. »

Et quelque temps après, m’arrivait la triste nouvelle :

« Raoul est mort à l’hôpital civil d’Alger, le 13 février dernier, après une longue et douloureuse agonie. Jusqu’au dernier moment il a demandé la caresse que sa mère lui a refusée. — Je souffre bien, me disait-il, un mot de ma mère calmerait ma souffrance, j’en suis sûr. — Ce mot n’est pas arrivé, n’a pas été envoyé… Croyez-moi, cette femme a été cruelle et sans pitié pour son enfant. Raoul adorait sa mère ; et pourtant, à son lit de mort, il a porté sur elle un terrible jugement : — Je ne puis l’estimer ni comme mère, ni comme femme ; mais tout mon cœur, prêt à cesser de battre, est rempli d’elle ; je lui pardonne le mal qu’elle m’a fait. — Raoul m’a longuement parlé de vous avant de mourir. Au milieu de sa triste vie de souffrance et de privations il s’étonnait de trouver un souvenir doux et riant. — Dites-lui bien qu’au moment de quitter la vie, c’est lui et sa chère femme que je regrette de perdre. — Je m’étais très intimement lié avec le pauvre malade que vous nous aviez envoyé. J’habite une grande campagne inondée de fleurs et de soleil ; je voulais en faire la retraite ordinaire de Raoul, mais ce doux et excellent garçon craignait toujours d’être importun. Dans ces temps derniers, je le priai de venir se soigner chez moi. Il refusa et entra à l’hôpital, prétextant qu’il serait mieux soigné. La vérité est que le pauvre enfant sentait sa fin prochaine et ne voulait pas donner à un ami le triste spectacle de sa mort… »

Voilà ce que l’existence m’a fourni. Longtemps je ne vis dans cette histoire qu’une de ces mille tristesses extérieures qui traversent nos propres tristesses. Cela s’était passé trop près de moi pour mon regard de romancier ; l’étude humaine se perdait dans mon émotion personnelle. Un jour à Champrosay, assis avec Gustave Droz sur un arbre abattu, dans la mélancolie des bois, l’automne, je lui racontais la misérable existence de Raoul, à quelques pas de la masure en pierres rouges où elle s’était traînée aux heures de maladie et d’abandon.

« Quel beau livre à faire ! » me dit Droz, très ému.

Dès ce jour, laissant de côté le Nabab, que j’étais en train de bâtir, je partis sur cette nouvelle piste avec une hâte, une fièvre, ce frémissement du bout des doigts qui me prend au début et à la fin de tous mes livres. En comparant l’histoire de Raoul et le roman de Jack, il est aisé de démêler le vrai et ce qui est d’invention, ou du moins — car j’invente peu — ce qui m’est venu d’ailleurs. Raoul n’a pas vécu à Indret, il n’a pas été chauffeur. Pourtant il m’a souvent raconté qu’au Havre, pendant son apprentissage, le voisinage de la mer, l’air voyageur où vibraient les cris des matelots, les coups de marteau du bassin de radoub, lui donnaient parfois envie de s’embarquer, d’accompagner dans ses courses autour du monde une des formidables machines que la maison Mazeline fabriquait.

Tout l’épisode d’Indret est imaginaire. Il me fallait un grand centre ouvrier du fer ; j’hésitais entre le Creuzot et Indret. Ce dernier me décida par la vie fluviale, la Loire et le port de Saint-Nazaire. Ce fut l’occasion d’un voyage et de bien des courses pendant l’été de 1874. Amenant là mon petit Jack, je voulais savoir dans quelle atmosphère, avec quels êtres j’allais le faire vivre. J’ai passé de longs moments dans l’île d’Indret, couru les halls gigantesques pendant le travail et aux heures plus impressionnantes du repos. J’ai vu la maison des Roudic avec son petit jardin ; j’ai monté et redescendu la Loire, de Saint-Nazaire à Nantes, sur une barque qui roulait et semblait ivre comme son vieux rameur, très étonné que je n’eusse pas pris plutôt le chemin de fer à la Basse-Indre ou le vapeur de Paimbœuf. Et le port, les transatlantiques, les chambres de chauffe visitées en détail, m’ont fourni les notes vraies de mon étude.

Pour ces excursions, j’étais presque toujours accompagné de ma femme et de mon petit garçon, — je n’en avais qu’un, à cette époque, — un joli gamin à boucles fauves, promenant dans ces milieux divers ses étonnements ingénus.

Quand l’expédition était trop rude, la mère et l’enfant m’attendaient dans une petite auberge de Piriac, vraie auberge bretonne, blanche et carrée comme un dé au bord de l’immense Océan, avec sa grande chambre aux lits rustiques, dont un en armoire dans la muraille crépie à la chaux, la cheminée garnie d’éponges, d’hippocampes comme chez les Roudic, deux petites croisées fermées de cette barre transversale des pays de côte, l’une sur la jetée et l’infini de la mer, l’autre découvrant des vergers, un coin d’église et de cimetière aux croix noires, serrées et bousculées, comme si le roulis des vagues voisines et le vent du large secouaient jusqu’aux tombes de la population marine. Au-dessous de nous était la salle, un peu bruyante le dimanche soir, où l’on chantait de vieux airs de pays dont l’écho se retrouve dans mon livre. Quelquefois, quand le beau brigadier Mangin était là, — mon Dieu, oui, le brigadier Mangin, je n’ai pas même changé son nom ni son grade, — notre aubergiste permettait d’écarter les bancs et de faire une ronde « au son des bouches ». Là venaient, avec leurs femmes, des pêcheurs, des matelots qui étaient nos amis, nous menaient dans leurs chaloupes déjeuner à l’île Dumet, ou bien au large, sur quelque roche. Ils savaient que la grosse mer n’effrayait pas plus mon petit Parisien que sa maman ; et l’un d’eux, un ancien baleinier, nous disait qu’à voir toujours monsieur, madame et le petit garçon voyager ensemble, ça lui rappelait — sauf respect — trois souffleurs de la mer du Nord qui allaient toujours de conserve, le père, la mère, et le baleineau.

Dans toutes nos parties il n’était question que de Jack. On vivait tellement avec lui, qu’aujourd’hui, en songeant à ce coin de Bretagne, il me semble que mon pauvre Raoul était du voyage. Rentré à Paris, je ne me mis pas au travail tout de suite. Il manquait à mes notes la vie ouvrière parisienne. Je n’en savais que ce que raconte la rue de détresses, de débauches, de batailles ; mais l’usine, le marchand de vin, les guinguettes au bord du lac de Saint-Mandé, où j’ai photographié la noce de Bélisaire, la poussière des Buttes-Chaumont où j’ai traîné des après-midi de dimanche, à boire de la bière aigre en regardant monter les cerfs-volants ? Pour l’hôpital, qui tient une si large et lugubre place dans la vie du peuple, je le connaissais ; j’y avais fait de longues stations pendant la maladie de Raoul, sans compter le renseignement de ses articles. Mais les Goncourt ayant décrit à fond et définitivement la Charité dans Sœur Philomène, je ne pouvais recommencer après eux. Aussi y ai-je à peine touché, et seulement en de courts passages.

Ce qui m’a surtout servi pour peindre, dans la troisième partie de Jack, le peuple des faubourgs, ce sont mes souvenirs du siège et de la garde nationale, le bataillon ouvrier avec lequel j’ai roulé Paris et la banlieue quatre mois durant, dormi sur le bois moisi des baraques, sur la paille des wagons à bestiaux, et qui m’a appris à aimer le peuple même dans ses vices, faits de misère et d’ignorance. Le Bélisaire de mon livre — Offehmer, de son vrai nom — était avec moi à la sixième du quatre-vingt-seizième ; et je le vois encore, avec ses pieds trop grands et difformes, rompant le rang par sa boiterie, toujours le dernier du bataillon dans l’interminable rue de Charenton. Le livre de Denis Poulot, le Sublime, à qui le beau roman de Zola a fait depuis une popularité, m’a été aussi d’un grand secours, rempli d’expressions typiques, d’un argot spécial à certains corps de métier, de même que j’ai trouvé dans le Manuel Roret et les Grandes Usines de Turgan les détails techniques de ces intérieurs d’ateliers, nouveaux pour moi. Voilà les dessous d’un roman, la préparation, lente autant que possible, mais serrée et fournie, d’où jaillira pour l’écrivain l’invention, le style, le prestige vrai de l’œuvre. Et dire que certaines gens vous demandent deux mois après une publication nouvelle : « À quand le prochain livre ?… Allons donc, paresseux. »

Les ratés et leur milieu m’ont coûté beaucoup moins de peine et de recherches. Je n’ai eu qu’à regarder derrière moi, dans mes vingt-cinq ans de Paris. Le pontifiant Dargenton existe tel que je l’ai montré, avec son front démesuré, ses crises imaginaires, son égoїsme aveugle et féroce de Bouddah impuissant. Pas un de ses « mots cruels » n’est inventé ; je les ai cueillis sur sa bouche féconde à mesure qu’ils y fleurissaient, et sa foi en son génie est telle que s’il s’est vu peint en pied dans mon livre, solennel, noir et sinistre comme un huissier de campagne, il a dû sourire dédaigneusement et dire : « C’est l’envie !… » Labassindre se montre à dix exemplaires dans un café bien connu du boulevard, pendant l’été, le chômage des cabots. Hirsch est un type plus particulier : je voyais tous les jours, il y a quelque vingt ans, ce raté de la médecine, affolé, malpropre, un flacon d’ammoniaque dépassant la poche de son vaste gilet nankin, enragé pour soigner, droguer sans diplôme. Il avait toujours en train quelque victime sur laquelle il étudiait des médications bizarres et dangereuses ; puis, faute de malades, il se soigna lui-même et mourut, à l’hôpital de Bordeaux, des suites de son remède. Moronval, le mulâtre, a vécu, lui aussi ; il a collaboré à la Revue Coloniale, et après 1870 fut quelque temps député. Il habitait, quand je l’ai connu, une petite maison à jardin aux Batignolles, et vivait d’une demi-douzaine de négrillons expédiés de Port-au-Prince, de Taїti, ensemble élèves et domestiques, allant au marché et cirant les bottes en expliquant l’Epitome.

Du drame vivant et réel j’ai gardé en somme le personnage principal, les grands traits de sa vie et sa mort si cruelle. La mère, que je n’ai pas connue, je la donne telle que je l’ai devinée à travers les récits de son enfant. Vrai encore et comme la vérité, l’excellent docteur Rivals, un héros, un saint qui court depuis trente ans les routes familières à Jack et à son romancier. De peur de l’affliger, de gêner sa grande modestie, je n’ose donner ici son nom, que tout un peuple de paysans bénit depuis deux générations ; qu’il me pardonne d’avoir, dans l’affabulation de mon livre, mêlé à sa noble existence, si droite et ouverte, un drame sinistre tiré d’ailleurs[1]. J’allais oublier deux autres témoins de la grande misère de Raoul, la femme du garde qui habite encore l’humble maison forestière où le pauvre petit trouva plus d’une fois place au feu et à la table, et la vieille Salé à qui j’ai laissé son vrai nom, la paysanne à tête crochue, effroi de l’enfant abandonné qui rêvait d’elle dans ses nuits d’hôpital. C’est parfois une de mes faiblesses de garder leurs noms à mes modèles, de m’imaginer que le nom transformé ôte de leur intégrité à des créations qui sont presque toujours des réminiscences de la vie, des fantômes fatigants, hantants, et seulement apaisés lorsque je les fixe dans mon œuvre, aussi ressemblants que possible.

Tous ces dessous bien établis, mes gens debout, mes chapitres en place, je me mis à l’œuvre. C’était toujours dans le grand cabinet de travail — aux deux larges et hautes fenêtres — du palais Lamoignon. Lisez les premières pages du chapitre intitulé Jack en ménage, vous aurez l’horizon de maisons ouvrières, de toitures de zinc, de hautes cheminées d’usine consolidées de longs cordages de fer, que mes yeux, lorsqu’ils se levaient du papier, voyaient à travers les vitres ruisselantes et la brume des jours parisiens. Le soir, toutes les fenêtres serrées sur ces hautes façades s’allumaient à tous les étages, découpant des silhouettes courageuses, des attitudes penchées au travail bien avant dans la nuit, surtout vers le jour de l’an, dont ce quartier de bimbelotiers alimente les baraques et les étalages. Mais les meilleures pages s’écrivaient encore à Champrosay, où les premiers lilas nous voyaient arriver pour une villégiature souvent prolongée jusqu’aux premières neiges.

Nos maisons de Paris les mieux gardées, les plus closes, sont encore ouvertes à trop de distractions et d’imprévu. C’est l’ami qui vous apporte son souci ou sa joie, le journal du matin aux nouvelles agitantes, le gêneur éhonté qui force les consignes, et la corvée mondaine, les dîners, les premières représentations, auxquels l’observateur, le peintre de mœurs modernes n’a pas le droit de se soustraire. À la campagne, l’espace est vaste, l’air libre, le temps long, et, disposant à son gré de sa personne et de ses heures, on a surtout la sécurité de cette indépendance, la sensation rassurante d’être bien seul avec son idée. C’est une ivresse de pensée et de travail. Je ne l’ai jamais mieux sentie qu’en écrivant Jack. Ces temps de production folle m’ont laissé des souvenirs délicieux. Bien avant le jour j’étais installé à ma table en bois blanc, à deux pas de mon lit, dans le cabinet de toilette. J’écrivais à la lampe, sous une fenêtre en tabatière, froide de rosée, qui me rappelait les années de misère du début. Des bêtes de nuit rôdaient sur le toit, grattant les tuiles, un hibou miaulait, des bœufs soufflaient dans la paille d’une étable à côté ; et sans regarder le réveille-matin tictaquant devant ma plume, sans lever les yeux sur les pâlissements de l’aube, je savais l’heure au chant des coqs, au mouvement d’une ferme voisine où sonnaient des claquements de sabots, la ferraille d’un seau pour l’eau des bêtes, des voix enrouées qui se hélaient dans le frisquet du petit jour, et des clameurs, des piaillements, de lourds battements d’ailes. Puis sur la route le pas somnolent des travailleurs passant par bandes ; et, un peu plus tard, une volée d’enfants courant vers l’école à une lieue de là, et faisant le train fuyard d’une compagnie de perdreaux.

Ce qui m’excitait, chauffait cette terrible et haletante besogne, c’est qu’à partir du mois de juin, et bien avant que j’eusse terminé mon livre, le Moniteur de Paul Dalloz en commençait la publication. J’ai cette habitude, qui peut sembler en contradiction avec ma méthode si lente et consciencieuse de travail, de livrer d’avance aux journaux les premiers chapitres achevés. J’y gagne d’être obligé de me séparer de mon œuvre, sans céder à ce désir tyrannique de perfection qui fait reprendre aux artistes et recommencer dix fois, vingt fois la même page. J’en sais qui s’épuisent ainsi, se consument stérilement pendant des années sur un même ouvrage, paralysent leurs qualités réelles et en arrivent à produire ce que j’appelle de la « littérature de sourd », dont les beautés, les finesses ne sont plus comprises que d’eux seuls.

J’y gagne encore de fouetter mon indolence naturelle, ce lazzaronisme de race qui répugne aux longs efforts d’attention, de réflexion, et se double chez moi d’une horrible faculté analytique et critique. Une fois à l’eau, il faut nager ; et c’est pourquoi je m’y jette résolument. Mais quelle fièvre, que de transes ; et la peur de tomber malade, et l’angoisse de se sentir talonné par ce feuilleton aux enjambées dévorantes !

Jack fut terminé vers la fin d’octobre. J’avais mis près d’un an à l’écrire ; c’est de beaucoup le plus long et le plus vite mené de tous mes livres. Aussi me laissa-t-il une fatigue dont j’allai, toujours avec mes deux chers compagnons de route, me remettre au bon soleil de la Méditerranée, dans les violettes de Bordighera. J’eus là des journées de véritable convalescence cérébrale, avec les silences, les contemplations absorbées de la nature, ces aspirations heureuses d’air pur et vivifiant qui suivent une grande maladie. À mon retour, Jack parut chez l’éditeur Dentu, en deux gros volumes, et n’eut pas le succès de vente de Fromont. C’est long et c’est cher, deux volumes, pour nos habitudes françaises. « Un peu trop de papier, mon fils, » me disait avec son bon sourire mon grand Flaubert à qui le livre est dédié. On me reprochait aussi de m’être trop acharné aux souffrances du pauvre martyr. George Sand m’écrivait qu’elle avait eu un tel serrement de cœur de sa lecture « qu’elle était restée trois jours sans pouvoir travailler ». Il fallait en effet que l’impression eût été vive pour déranger ce beau labeur courageux et imperturbable.

Eh oui ! livre cruel, livre amer, livre lugubre. Mais qu’est-il auprès de l’existence vraie que je viens de raconter ?

  1. Il est mort aujourd’hui, il s’appelait le docteur Rouffy ; son buste décore la jolie place verte du village de Draveil.