Traversée de l’Atlantique en ballon/01

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TRAVERSÉE DE L’ATLANTIQUE
EN BALLON.

M. John Wise est un aéronaute américain bien connu de l’autre côté de l’Atlantique. Il s’est rendu célèbre aux États-Unis par quelques belles excursions aériennes et notamment par un grand voyage exécuté en juillet 1859, de Saint-Louis au comté de Jefferson. Depuis que M. Wise a exécuté cette longue traversée atmosphérique de 1 150 milles, il n’a qu’une ambition, c’est de mettre en action, l’histoire légendaire d’Edgar Poe, c’est de réaliser l’étonnante traversée de l’océan Atlantique par voie aérienne ! Il n’était pas facile, on le conçoit, de trouver des bailleurs de fonds, pour prêter le concours de l’argent, à une semblable témérité. M. John Wise en véritable Yankee, ne s’est pas découragé devant les obstacles. Après avoir frappé à d’innombrables portes, toujours restées closes, il a vu s’ouvrir enfin celle du Daily Graphic, journal américain, dont le directeur se propose de faire tous les frais de l’entreprise. Le propriétaire du Daily Graphic fait construire un ballon gigantesque sur les plans de l’aéronaute. Mais celui-ci s’engage à ne faire aucune exhibition, à n’entreprendre aucune ascension sans le consentement de celui qui lui donne le moyen de réaliser son projet. L’ascension sera publique et il est possible que l’immense concours de monde, attiré par un spectacle exceptionnel, permette au Daily Graphic de rentrer dans ses dépenses, et de réaliser même, dans le cas de succès, un bénéfice assez important.

L’aérostat que M. John Wise, construit actuellement à New-York sera le plus grand de tous les ballons connus jusqu’à ce jour. Son volume, de 20 000 mètres cubes environ, dépassera celui de l’aérostat captif de Londres, construit par M. H. Giffard ; il surpassera ce dernier ballon de 3 mètres environ en diamètre. Pour que l’on puisse se rendre compte exactement de la dimension comparative des différents aérostats, nous en représentons ci-contre trois modèles, dessinés à la même échelle. Le plus petit aérostat, de notre figure, cube 650 mètres ; son diamètre est de 10 mètres, il est de grandeur suffisante pour enlever deux voyageurs, et la plupart des ballons qui s’élèvent dans les fêtes publiques n’ont pas une dimension supérieure. Le ballon du milieu a 14 mètres de diamètre, il mesure 2 000 mètres environ c’est le type des aérostats du siége de Paris, dont la force ascensionnelle était suffisante pour enlever, dans la nacelle, le poids de huit ou dix voyageurs. Le plus grand enfin, représente l’étonnant ballon captif de Londres ; son diamètre est de 27 mètres, son volume de 10 500 mètres cubes. Ce gigantesque aérostat gonflé d’hydrogène pur, enlevait à 500 mètres de hauteur, trente-deux voyageurs, retenus à terre par un câble, qui ne pesait pas moins de quatre mille kilogrammes. C’est, un ballon semblable et de même grandeur, le Pôle-Nord, que nous avons conduit dans les airs, le 26 juin 1869.

1. Ballon de 650 mètres cubes. — 2. Ballon du siége de Paris (2 000 m.c.). — 3. Aérostat captif de M. Giffard (11 500 m.c.).

M. H. Giffard, en construisant ces admirables globes aériens dans des conditions nouvelles de solidité, d’imperméabilité, a ouvert à l’aéronautique de nouveaux horizons. Grâce à de persévérantes études, cet habile ingénieur est parvenu à établir des aérostats immenses, capables de conserver indéfiniment le gaz hydrogène dont on les remplit. L’aéronaute américain a le projet de prendre modèle sur le ballon captif de Londres. Il pourrait avoir à sa disposition un navire aérien, doué d’une force ascensionnelle de 20 000 kilogrammes environ, s’il employait l’hydrogène pur ; mais comme il se servira du gaz de l’éclairage la force ascensionnelle de l’aérostat, atteindra seulement 14 000 kilogrammes. En admettant que le matériel complet (ballon, filet, soupape, cercle, nacelle, bateau de sauvetage, cordes d’arrêt, ancres, vivres, etc.) pèse 6 000 kilogrammes, il restera, comme poids disponible, 8 000 kilogrammes pour le lest et les voyageurs.

Voilà dans quelles conditions le départ s’exécutera de New-York, vers la fin de ce mois. M. Wise prétend qu’à une altitude de 3 000 à 4 000 mètres, il existe, dans l’atmosphère des courants réguliers, et qu’un fleuve aérien, dont le cours serait pour ainsi dire immuable, le lancera au-dessus des mers jusqu’à la surface de l’Europe. Nous laissons à l’aéronaute toute la responsabilité de cette hypothèse qui nous paraît n’être basée que sur de vagues conjectures ; nous aurions un peu plus de confiance dans les ressources qu’il prétend trouver au-dessus du gulf-stream. Ce fleuve chaud qui traverse l’étendue de l’Atlantique, doit entraîner avec lui, un fleuve d’air, que le navigateur aérien pourrait mettre à profit.

Nous n’entrerons pas dans la discussion de ces questions météorologiques, et nous passerons sous silence les détails de construction que donnent les journaux américains, sur la confection de l’aérostat. Disons toutefois que ce grand ballon sera muni d’une barque insubmersible, chargée de vivres pour trente jours au moins. Il sera pourvu d’un aérostat additionnel destiné à emmagasiner l’excès de gaz fourni par la dilatation.

Malgré le volume considérable de l’aérostat, malgré le poids de lest, dont ce navire aérien sera pourvu, la tentative de M. Wise a-t-elle quelque chance de succès ? Ne présente-t-elle pas au contraire les caractères d’une folie, d’une extravagance… ou d’une mystification ?

Nous ne mettons pas en doute la bonne foi de l’aéronaute, qui a déjà fait preuve d’audace et de courage ; mais nous croyons qu’il n’a pas assez mûrement médité les conditions du problème qu’il se propose d’aborder. Pour passer de New-York en Europe il faut que l’aéronaute parcourt un espace de 5 500 kilomètres environ. Supposons qu’un hasard exceptionnel le favorise, qu’un bon vent, d’intensité moyenne, ayant une vitesse de 10 mètres à la seconde, souffle régulièrement, sans déviation, de l’ouest à l’est, il est indispensable qu’il séjourne dans l’atmosphère six à sept jours, au minimum, puisque le chemin qu’il parcourra en 24 heures sera, dans notre hypothèse, de 864 kilomètres. Or un aérostat, si volumineux qu’il soit, construit dans les conditions actuelles, et malgré son imperméabilité complète, peut-il séjourner dans l’atmosphère pendant 7 jours ? C’est à quoi nous répondrons, en toute certitude, par la négative. En effet, quand un ballon quitte terre, quand il s’élève, une partie du gaz qu’il renferme est d’abord expulsée par la dilatation due à la diminution de pression de l’atmosphère ; mais l’aérostat va se trouver plongé bientôt dans des milieux où la température est bien inférieure à celle des couches d’air terrestres qu’il a quittées. Le refroidissement va contracter le gaz…, le ballon perd sa force ascensionnelle, il descend. Pour le maintenir au niveau qu’il a atteint, il faut diminuer son poids, l’aéronaute jette du lest. S’il passe une première nuit à de grandes hauteurs, il est certain qu’il sera obligé d’alléger ainsi presque continuellement son navire aérien. Le lendemain matin, au lever du soleil, les rayons ardents, brûlants, vont échauffer le gaz contenu dans l’aérostat. Le ballon, en partie dégonflé pendant la nuit, va s’arrondir, son étoffe flasque va se tendre comme la peau d’un tambour, il montera dans les hautes régions atmosphériques. C’est à ce moment qu’il faudrait à l’aéronaute une partie du lest qu’il a été obligé de jeter pendant la nuit. Que ne donnerait-il pas pour retrouver ce poids perdu, au moyen duquel il mettrait un frein à l’ardeur du son coursier aérien ? Si le soleil est chaud, le ballon s’élèvera si haut, qu’il sera nécessaire de modérer son ascension en perdant du gaz… La seconde nuit va venir, le phénomène inverse va se reproduire. Cette fois l’aéronaute n’a plus les mêmes ressources que la veille ; la provision de lest, qui est sa vie, va sans cesse en s’épuisant. Je veux bien admettre qu’il en ait encore assez pour la deuxième nuit, pour la troisième ; en aura-t il suffisamment pour la sixième, pour la septième, si les différences de températures de jour et de la nuit sont considérables comme il est probable ? Le moment arrivera vite où les sacs de sable seront vides[1] ; le ballon descendra sans que rien puisse le retenir. Mais au lieu de rencontrer, comme au-dessus des continents, un sol hospitalier, c’est à la cime des vagues qu’il va se heurter ! Son ancre, au lieu de mordre, va plonger en vain dans les eaux ; si le vent est violent, malgré leur bateau de sauvetage, les voyageurs peuvent se préparer à la plus épouvantable des morts. L’aérostat sera impitoyablement enlevé par le vent, le traînage effroyable le lancera de vague en vague, à la surface océanique ! Bien habiles seraient les hommes emportés par une telle force, s’ils trouvaient le moyen de détacher leur barque de sauvetage !

Gaston Tissandier.

La suite prochainement. —


  1. Dans notre ascension, exécutée au champ de Mars en 1869, avec le ballon le Pôle-Nord, nous avons été obligés, pour maintenir en l’air cet énorme ballon de 10 000 mètres, de jeter, en trois heures de temps, 800 kilogrammes de lest. Le ballon à terre était exposé à un soleil brûlant, La température du gaz pouvait certainement dépasser 40°. À 3 000 mètres, la température était de 4° au-dessous de zéro ; l’aérostat descendit bientôt avec une vitesse extraordinaire. Le lest fut jeté, sac par sac, sans interruption. Dans ces conditions, malgré 1 000 kilogrammes de lest, le Pôle-Nord eût été incapable de séjourner en l’air plus de 24 heures.